LE ROI MYSTÈRE

Le Matin 24 octobre 1908 au 9 février 1909

Table des matières

PRÉFACE ..................................................................................5

PREMIÈRE PARTIE LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES ........9

I QUELQUE CHOSE BRILLE DANS LA NUIT........................ 10

II DEUX GENTILSHOMMES SOUPAIENT ............................ 14

III R. C. ?...................................................................................22

IV OÙ M. LE PROCUREUR IMPÉRIAL COMMENCE À

CROIRE À L’EXISTENCE DU ROI MYSTÈRE.........................29

V LE SERVICE DU ROI............................................................38

VI SUITE DE L’HISTOIRE DE M. PROSPER ET DE

M. DENIS ..................................................................................46

VII UN HOMME QUI ATTEND QU’ON LE TUE ....................62

VIII LE ROI .............................................................................. 74

IX UN HOMME D’AFFAIRES..................................................82

X « TU TE RÉVEILLERAS D’ENTRE LES MORTS ».............101

XI OÙ LE PÈRE SAINT-FRANÇOIS A QUELQUE CHOSE À

DIRE AU BOURREAU .............................................................114

XII « MONSIEUR ! JE NE VOUS CONNAIS PAS ! » ............ 123

XIII MADEMOISELLE DESJARDIES ................................... 130

XIV LE SERMENT ................................................................. 145

XV BENVENUTO CELLINI ................................................... 153

DEUXIÈME PARTIE LA PETITE MAISON DE LA RUE

DES SAULES......................................................................... 166

I LA COLÈRE DE SINNAMARI ............................................. 167

II OÙ APRÈS AVOIR FAIT LE JEU DE TOUT LE MONDE,

DIXMER COMMENCE À JOUER LE SIEN ........................... 179

III DIXMER ABAT SES CARTES ........................................... 187

IV L’AMATEUR DE PERROQUETS ...................................... 199

V OÙ LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE DE

M lle LILIANE D’ANJOU, ET OÙ M lle LILIANE D’ANJOU

FAIT LA CONNAISSANCE DU COMTE DE TERAMO-

GIRGENTI ............................................................................... 218

VI VERS LE PASSÉ ................................................................ 225

VII OÙ DIXMER COMMENCE À REGRETTER D’AVOIR

MONTRÉ SON JEU ................................................................240

VIII LA GRANDE HOSTELLERIE DE LA MAPPEMONDE . 254

IX LES AVENTURES DE SALOMON .................................... 267

X « TU ES LA MARGUERITE DES MARGUERITES ! TU ES

LA PERLE DES VALOIS ! » .................................................... 274

XI LA PETITE MAISON DE LA RUE DES SAULES.............. 295

XII L’APPARITION ................................................................ 312

XIII LE VENTRE DE PARIS ..................................................328

XIV OÙ IL EST PROUVÉ QUE PHILIBERT WAT A BON

CŒUR......................................................................................343

XV LE LION AMOUREUX ..................................................... 357

XVI LE TROISIÈME SOUHAIT ............................................. 371

XVII DE DIFFÉRENTS ÉVÉNEMENTS QUI SE PASSÈRENT

CE SOIR-LÀ DANS L’ATELIER DE ROBERT PASCAL ......... 381

XVIII LE SIFFLET DU PROFESSEUR ..................................388

XIX LA MOUNA .....................................................................396

XX TRAQUENARDS ..............................................................404

TROISIÈME PARTIE « TU TE RÉVEILLERAS D’ENTRE

LES MORTS » ....................................................................... 414

I UNE FÊTE CHEZ LE COMTE DE TERAMO-GIRGENTI ... 415

II OÙ CERTAINS CONVIVES DU COMTE DE TERAMO-

GIRGENTI COMMENCENT À ÊTRE FORT INTÉRESSÉS

PAR UNE VIEILLE HISTOIRE...............................................429

III IL FAUT RENDRE LES ENFANTS À LEUR PÈRE ..........443

– 3 –

IV OÙ IL EST QUESTION DES SUITES D’UN DÉJEUNER

DE GARÇON............................................................................ 452

V SUITE DES SUITES D’UN DÉJEUNER DE GARÇON ...... 459

VI DANS LEQUEL LE PROFESSEUR S’APERÇOIT QU’ON

LUI A COUPÉ LE SIFFLET..................................................... 472

VII FACE À FACE ...................................................................485

VIII LE DÉSESPOIR DU PROFESSEUR ...............................496

IX DANS LA « PROFONDE » ................................................502

X UNE CONSPIRATION À CENT CINQUANTE MÈTRES

SOUS TERRE ...........................................................................517

XI OÙ NOUS APPRENONS QUE M lle DESJARDIES N’EST

PAS ENCORE AU BOUT DE SES PEINES ............................. 524

XII DANS L’ANTRE DU LION............................................... 533

XIII M. EUSTACHE GRIMM EST INVITÉ À DÉJEUNER EN

VILLE ...................................................................................... 547

XIV UNE LECTURE CONSOLANTE ..................................... 554

XV PLAISIR D’AMOUR NE DURE QU’UN INSTANT .......... 563

XVI TU TE RÉVEILLERAS D’ENTRE LES MORTS.............. 572

XVII À LA FIN DUQUEL M. MACALLAN SE DÉCLARE

DÉGOÛTÉ DE LA VIE ET LE PROUVE .................................590

– 4 –

PRÉFACE

UN « FILET » ÉTRANGE QUI DONNE À L’AUTEUR

L’OCCASION D’UNE PRÉFACE

Dans la préface qu’il a écrite sur le frontispice de la plus

belle histoire du monde, l’auteur des Trois Mousquetaires,

notre père à tous, nous raconte comment, compulsant de vieux

ouvrages à la Bibliothèque Royale, il tomba sur ces noms

singuliers : Athos, Porthos et Aramis, combien son esprit en fut

frappé, et de quelle façon il rechercha à qui ils avaient pu

appartenir, et comment, l’ayant su, il fut conduit à publier les

plus merveilleuses aventures qui soient. Les temps héroïques

sont passés, il ne reste plus rien à découvrir dans les

bibliothèques et il n’y a plus d’Alexandre Dumas. La seule

ressource qui nous reste est le reportage qui ne compulse pas les

livres, mais qui est une façon de compulser la vie, la vie

contemporaine. Cette occupation – le reportage – me conduisit,

moi aussi, à une curieuse découverte, point de départ de

recherches qui, pour ne s’être point passées dans les livres, n’en

furent pas moins intéressantes. Un jour que, désireux de

remonter à l’origine de cette grave affaire politique et judiciaire,

toujours restée un peu obscure, qui, dans les dernières années

du Second Empire, occupa un moment l’opinion sous ce titre :

« Le scandale des chemins de fer ottomans », je feuilletais la

collection des plus vieux numéros du journal L’Époque, mon

attention fut retenue par un « filet » au-dessus duquel se

détachaient, en grosses majuscules, ces deux lettres R. C.,

suivies d’un énorme point d’interrogation.

– 5 –

Voici, textuellement, ce que je lus : « Si nous étions moins

occupés du drame qui se joue en ce moment devant le Corps

Législatif, l’opinion publique daignerait peut-être s’étonner du

fait unique qui s’est passé ce matin, place de la Roquette. On n’a

pas oublié que Desjardies attend à la Grande-Roquette le

couteau de M. de Paris. Eh bien ! Nous pouvons affirmer que, la

nuit dernière, le couteau est venu. La presse, chose curieuse et

sans précédent, n’avait pas été prévenue ; cependant, on

procédait au montage de la guillotine vers quatre heures et

demie du matin. Dès les premiers rayons de l’aube, le bourreau

et ses aides démontaient la sanglante machine sans avoir

exécuté personne. Les ordres relatifs à l’exécution avaient-ils été

mal donnés ou mal compris ? L’empereur, après avoir rejeté la

grâce de Desjardies, l’aurait-il accordée tout à coup et se serait-

il, contrairement à tous les usages, entremis pour arrêter le

cours suprême de la justice ? Il ne faut pas oublier que

Desjardies est la première victime du scandale des chemins de

fer ottomans, et, malgré son abominable assassinat, n’est peut-

être point le plus coupable. Il y en a d’autres qui ont tué ; cela ne

fait point de doute… d’autres que la justice impériale ne

découvrira jamais… et qui garderont leur tête sur leurs épaules.

En haut lieu, aurait-on eu quelque tardif remords au moment de

sacrifier l’une des personnalités en somme les moins

compromises dans ce prodigieux tripotage financier ?

» En somme, on ne sait que penser, ni même qu’inventer

devant ce fait indéniable : le bourreau qui vient et qui s’en

retourne comme il est venu, les mains dans les poches et le

panier vide ! Le moins bizarre de l’histoire n’est point la

découverte que l’on a faite de deux lettres cabalistiques peintes

en rouge sur la grande porte de la prison : R. C. Que signifient

ces initiales ? Qui nous le dira ?

» Personne ! Car personne n’a le temps de s’occuper

d’autre chose que de la tragi-comédie que l’on est en train de

nous monter dans les coulisses du Palais-Bourbon ! »

– 6 –

Très intéressé par ces lignes étranges, je me mis à

rechercher dans les autres journaux, à la même date, une trace

quelconque d’un événement aussi extraordinaire. Je ne trouvai

rien ; mais, à la date du lendemain, je découvris une note de

l’agence officielle reproduite par toute la presse : « L’ Époque a

publié hier un filet relatif à l’exécution de Desjardies. Nous

sommes autorisés à lui donner le plus formel démenti.

L’exécuteur des hautes œuvres n’a pas eu à se déranger et les

bois de justice n’ont pas bougé du hangar où ils sont remisés.

On pourrait trouver l’origine d’une aussi invraisemblable

histoire dans l’erreur commise par un officier de la préfecture

de police qui, ayant compris que l’exécution devait avoir lieu

cette nuit-là, a mis inutilement en branle tout le service

d’ordre. »

Le même jour, L’ Époque faisait amende honorable : « Nous

avons été trompés hier par un de nos jeunes rédacteurs dont

nous nous sommes, du reste, immédiatement séparés. Un haut

fonctionnaire de la préfecture est venu nous donner toutes les

explications désirables relatives à l’erreur qui a mis en

mouvement tout le service d’ordre ordinaire des exécutions. »

Il arriva que la note de l’agence officielle et la rectification

de l’Époque ne parvinrent point à me convaincre. Je leur

trouvais une allure louche, inquiétante.

Pour qui connaît un peu les mœurs combatives de la

presse, il était permis de s’étonner de la facilité avec laquelle

l’Époque endossait le démenti officiel, sans prendre à partie la

préfecture de police, qui, cependant, avec son malheureux

service d’ordre commandé à tort, était gravement coupable.

Enfin, la parfaite sérénité avec laquelle la presse tout

entière enregistrait l’erreur de la préfecture, dans une

circonstance pareille, me troubla à un point que je ne saurais

– 7 –

dire. Et les deux lettres rouges trouvées sur la porte de la

prison : R. C. ? Personne n’en parlait. Personne ne les

expliquait. Personne ne les démentait. Pouvait-on croire

qu’elles fussent l’œuvre d’un mauvais plaisant ? Je ne le pensais

point. Une mauvaise plaisanterie a toujours l’air de vouloir dire

quelque chose ; mais que voulait dire : R. C. sur la porte de la

prison des condamnés à mort ?

Je flairai là un rare mystère et n’eus de cesse que je n’eusse

retrouvé le « jeune rédacteur » si délibérément mis à la porte de

l’Époque, ainsi que l’officier de la préfecture qui, prétendait-on,

s’était si grossièrement trompé.

Ils vivent encore l’un et l’autre et tous deux furent le point

de départ d’une enquête qui dura plusieurs années et au bout de

laquelle je vous apporte ce roman, dont on ne pourra justement

apprécier les péripéties les plus inquiétantes qu’en se rappelant

que certaines figures qui le traversent ne sont point tout à fait

inconnues des lecteurs et que certains événements qui s’y

mêlent ont déjà eu du retentissement dans le monde.

La réalité s’est montrée, surtout depuis un demi-siècle, si

prodigieusement jalouse de la chimère qu’il n’y a plus rien à

inventer ici-bas, même pour un romancier.

– 8 –

PREMIÈRE PARTIE

LA PUISSANCE DES

TÉNÈBRES

– 9 –

I

QUELQUE CHOSE BRILLE DANS LA NUIT

Est-il rien de plus morne, de plus angoissant, de plus triste,

de plus désespéré que ce coin de Paris qui entoure la place de la

Roquette ? C’est en vain que sur l’emplacement de la vieille

prison, récemment démolie, on s’est empressé d’élever de vastes

maisons de rapport, l’aspect général reste lugubre, grâce à cette

autre prison de l’autre côté de la place, où l’on a enfermé

l’enfance : Prison des jeunes détenus !

À l’époque qui nous occupe, la Grande-Roquette élevait

depuis de nombreuses années déjà ses murs nus en face de la

Petite. Quand, parfois, la porte de la Petite s’entrouvrait pour

laisser sortir quelque adolescent, tout pâle encore d’avoir

enseveli là quelques mois précieux de sa jeunesse, la première

chose qu’il voyait était la porte de la Grande, sinistre comme si

on l’eût dressée sur le seuil de son propre avenir.

L’une et l’autre n’étaient séparées que par quelques pierres,

piédestal de l’échafaud. Si le jeune homme détournait les yeux

de ce sombre spectacle et si son regard montait vers la gauche, il

apercevait une autre porte, la porte d’un cimetière : le Père-

Lachaise. Alors il fuyait à droite et descendait hâtivement vers la

vie, vers la liberté, vers Paris, par cette partie de la rue de la

Roquette qui rejoint la place Voltaire, que l’on appelait alors la

place du Prince-Eugène.

C’est précisément à cet endroit que nous allons transporter

le lecteur, par une nuit de décembre 186…, exactement le 13 à

quatre heures du matin.

– 10 –

Cette voie, si lugubre le jour avec ses maisons basses

badigeonnées de rouge sang de bœuf ou de jaune sale, de

couleurs ternes et passées, ses boutiques noires où l’enseigne

indique en lettres blanches la marchandise mortuaire : « Fleurs

et couronnes, perles, fournitures en tous genres », ses « chands

de vin » où, sur le zinc, une clientèle débraillée, fournie par le

vagabondage spécial, s’empoisonne de compagnie avec des filles

en cheveux, cette voie devenait quelquefois gaie la nuit.

C’est qu’alors une populace, venue de tous les bas-fonds de

la capitale, remontait vers la place de la Roquette, dans l’espoir

d’assister au spectacle toujours alléchant d’une tête qui tombe.

Quelques minutes après quatre heures, alors que tout

semblait reposer dans le quartier, de nombreux agents

survinrent soudain, dans le plus profond silence. Les chefs

s’entretenaient entre eux, et les ordres étaient donnés à voix

basse. Presque aussitôt la troupe arriva ; elle n’avait jamais été

aussi nombreuse.

L’occupation de la place de la Roquette par la troupe se fit

avec le même mystère. De forts pelotons de fantassins, placés au

travers de la rue de la Roquette, en haut, du côté du Père-

Lachaise, en bas, du côté de la place du Prince-Eugène, ainsi

qu’au coin de la prison, de la rue Gerbier, de la rue Merlin et de

la rue de la Folie-Regnault, isolaient entièrement le quadrilatère

au centre duquel la société se disposait à tuer un homme.

Jamais on n’avait vu un pareil service d’ordre. Une fenêtre,

au coin de la rue de la Folie-Regnault et de la rue de la

Roquette, à côté d’un établissement de vins dénommé « À la

Renaissance du bon coin », s’étant ouverte, un homme, dont il

était impossible de voir la figure, non point seulement à cause

de l’obscurité, mais encore par suite de la façon dont il tenait les

larges bords de son chapeau de feutre noir rabattus sur les yeux,

se détacha d’un petit groupe d’officiers, alla sous la fenêtre, dit

– 11 –

quelques mots d’une voix sourde et la fenêtre se referma. Cet

homme, habillé d’une lourde pèlerine dont le col était relevé

haut sur les oreilles, revint au groupe d’officiers et, entraînant

l’un d’eux, lui dit :

– Faites mettre la baïonnette au canon, vous devez vous

attendre à tout… Dans tous les cas, vous serez averti ; j’ai des

agents placés en sentinelles partout… J’en ai plein le Père-

Lachaise…

Puis l’homme s’en fut vers les gendarmes à cheval, dont la

petite troupe débouchait mystérieusement sur la place par le

coin de la rue de la Vacquerie et de la Grande-Roquette, du côté

du chemin de ronde, où furent fusillés depuis les otages de la

Commune. Il parlementa avec l’officier qui commandait le

détachement. Les gendarmes vinrent tout de suite se grouper

devant la porte de la prison. L’homme redescendit alors du côté

de la place du Prince-Eugène.

Toutefois, la rue de la Roquette restait déserte, uniquement

occupée par les agents et les soldats. Mais voilà que, vers cinq

heures, plusieurs voitures arrivèrent coup sur coup, et une

demi-douzaine de personnages, hommes enveloppés de lourdes

pelisses, femmes emmitouflées d’épaisses fourrures, en

descendirent.

Ils se dirigeaient, après avoir parlementé quelques

secondes avec les agents, vers une porte basse qui s’ouvrait dans

la façade lézardée d’une des plus vieilles maisons de la rue. Ils

frappaient d’une certaine manière à la porte, qui s’ouvrait et se

refermait aussitôt.

Non loin de cette porte, placée pour ne pas être vue et pour

tout voir, l’ombre à la pèlerine considérait attentivement les

allées et venues des nouveaux arrivants.

– 12 –

Elle était là, immobile depuis plus d’une demi-heure,

quand elle s’avança tout à coup vers un homme, une silhouette

grande et forte qui descendait d’un fiacre. L’ombre toucha les

bords de son chapeau et dit :

– Laissez-moi entrer avec vous, monsieur… Ce sera plus

prudent.

– Non, Dixmer… Il vaut mieux que vous restiez dehors…

Mais si dans une heure je ne suis pas sorti, envahissez la

bicoque.

Et l’homme qui venait de descendre de voiture frappa à la

porte deux coups d’abord, trois coups ensuite.

Quand la porte se fut refermée sur lui, il se trouva dans une

obscurité profonde. Une voix lui demanda :

– Que voulez-vous ?

– R. C.

Quant à l’ombre qui était restée dehors, elle remonta vers

la place de la Roquette. Une petite lueur falote attira son

attention du côté de la Grande-Roquette. C’était le couteau du

bourreau qui brillait déjà, en haut de son châssis.

– 13 –

II

DEUX GENTILSHOMMES SOUPAIENT

Sur la place, la besogne de M. de Paris et de ses aides avait

été faite comme toujours, consciencieusement,

méticuleusement, sans hâte. Du reste, l’instrument de justice

demande à être traité avec tranquillité, monté, agencé par des

mains habiles et sans fièvre, tel un instrument d’horlogerie. Le

temps n’est plus où l’on tuait légalement les gens « à la va

comme je te pousse ». Le bourreau moderne n’est pas

seulement un horloger, c’est encore un architecte. Il a son

niveau d’eau et son fil à plomb.

Il est environ cinq heures et demie quand nous retrouvons

l’homme à la pèlerine, sans doute un officier de police

divisionnaire, qui semblait prendre toutes dispositions dans la

crainte d’un événement redoutable, quand nous le retrouvons

au coin de la rue de la Roquette, non loin de l’établissement de

vins déjà signalé : À la Renaissance du bon coin.

On se rappelle que près de là une fenêtre s’était ouverte,

puis refermée sur les injonctions du représentant de la police.

Celui-ci est de nouveau sous cette fenêtre qui s’est rouverte. Une

silhouette d’homme est apparue là-haut, s’est penchée, a semblé

examiner ce qui se passait dans la rue, a fait un signe à la

pèlerine, arrêtée sur le trottoir. Puis plus rien à la fenêtre ; mais

en bas, une porte s’ouvre que quelqu’un referme

soigneusement, quelqu’un qui porte un paquet sous le bras.

L’officier de police n’a pas bougé, mais il demande sans tourner

la tête :

– 14 –

– C’est toi, Cassecou ?

L’autre, toujours penché sur sa serrure :

– Dixmer ?

– Ne prononce pas mon nom, répond Dixmer, toujours

dans la même position. Tu sais où ça va se passer ?

– Au Lapin qui fume.

– Tout est paré ?

– Tout !…

Et l’homme frappa sur son paquet.

– Qui est-ce qui marche ?

– Le Vautour lui-même.

– Parfait. Tu diras au Vautour que tout est prêt pour agir

du côté de la rue de la Vacquerie, si c’est nécessaire. J’ai là les

cent de Montrouge dans un chantier de bois. Il doit comprendre

combien il serait préférable, surtout pour moi qui dirige le

service d’ordre, que tout se passe en silence !

– Oh ! le Vautour y compte bien.

– Adieu !

Laissons Dixmer vaquer « consciencieusement » à sa

besogne de haute police pour revenir à Cassecou. Celui-ci, son

paquet sous le bras, s’était enfoncé dans la nuit de la rue de la

Folie-Regnault ; il n’avait pas marché cinq minutes qu’une

ombre se détacha d’une encoignure sur le trottoir d’en face, elle

– 15 –

s’avança sur Cassecou. Quand elle fut à portée de la vue, elle

dit :

– R. C.

Cassecou répondit :

– Panthéon.

L’ombre rejoignit Cassecou qui demanda :

– Tu les as vus passer ?

– Oui, à l’instant… Ils ont dû faire un grand détour,

prendre par derrière la Petite-Roquette et revenir sur leurs pas ;

ils ont dépassé le Lapin qui fume et remonté le passage de la

Folie-Regnault. Ils sont entrés au Lapin qui fume par derrière.

– Le Vautour ?

– Je l’ai vu passer ; il est entré directement, lui, par la rue,

avec Patte d’oie.

– Qui y est encore entré ?

– Une douzaine qui doivent être de la « combinaise », mais

je ne les ai pas reconnus… peut-être des « titis », peut-être des

« lions », pour sûr pas des « chasseurs noirs », je les connais

tous, et ils étaient obligés de passer sous la lueur du réverbère.

– C’est bien, retourne à ta place. Si les flics arrivent,

t’émeus pas, mais siffle dès que t’en verras. C’est tout, merci.

L’ombre retourna à son poste et Cassecou continua son

chemin sur le trottoir. Il n’avait pas fait vingt-cinq mètres qu’il

s’arrêtait devant la porte aux vitres illuminées du cabaret du

– 16 –

Lapin qui fume. Un lapin rouge, confortablement assis sur ses

pattes de derrière et goûtant les délices d’une longue pipe, avait

été découpé dans un morceau de zinc qui se balançait sous

l’action du vent. La bise était âpre, le froid dur, dans cette nuit

de décembre, un de ces froids « noirs » qui précèdent souvent la

tombée des neiges. Cassecou entra, nonchalant, la cigarette

baveuse aux lèvres, sans curiosité, traînant ses grandes jambes

désarticulées jusqu’au comptoir de zinc, ne regardant personne,

semblant ne s’intéresser en aucune façon à l’étrange clientèle

qui emplissait cette première salle dans laquelle nous aurons

l’occasion de revenir. Dans le moment, nous suivrons le coup

d’œil lancé par Cassecou à la porte vitrée qui faisait

communiquer la salle commune avec une autre petite pièce

dans laquelle nous allons entrer.

Là, deux gentilshommes soupaient… En vérité, rien dans

leurs manières ne révélait qu’ils dussent descendre d’une haute

race, mais la correction de leur tenue, le soin qu’ils avaient pris

pour venir souper au Lapin qui fume, d’endosser un vêtement

d’une élégance aussi sévère que celle du complet redingote,

attestaient hautement qu’ils appartenaient à une classe de la

société supérieure à la moyenne.

L’un d’eux était long et maigre, cependant que l’autre

paraissait singulièrement trapu. Le maigre avait noué sa

serviette blanche sur sa redingote noire, car c’était un homme

d’ordre et qui n’aimait point les taches. Il avait conservé son

chapeau haute-forme sur sa tête. Il trempa son pain dans la

sauce et dit au trapu :

– Faites excuse, monsieur Prosper, mais je croyais qu’il se

faisait plus que vous me dites : dans les douze mille au moins,

mal an, bon an.

– Oh ! Je ne dis pas !… Dans les bonnes années… mais il

n’y a plus de bonnes années… Certainement, autrefois, quand

– 17 –

on voyageait, avec ses frais il pouvait même aller jusqu’à dix-

huit mille, mais on ne voyage plus guère… Songez qu’il n’y a que

six mille de fixe ; le gouvernement n’est pas juste, monsieur

Denis, car enfin il faut qu’il représente… Non, non, croyez-moi,

le métier est fichu et vous entrez un peu tard dans la carrière…

C’est comme nous, qu’est-ce que vous voulez que nous fassions

avec nos dix-huit cents francs ? On est obligé de se nourrir, de

se loger, de se vêtir… On doit être toujours habillé propre ; du

drap noir, ça coûte, sans compter le chapeau haute-forme…

Encore un peu de lapin, monsieur Denis ?

– Merci, monsieur Prosper, il est excellent.

– Oh ! c’est une bonne maison. Quand la besogne

d’ajustage est terminée, en attendant le jour, c’est toujours ici

que je venais souper avec ce pauvre Marquis… On est bien

tranquille…

– De quoi donc est-il mort, ce pauvre Marquis ?

– Il s’en est allé de la poitrine. La « dernière » qu’il a faite,

il toussait, il toussait ! C’en était impressionnant ; le condamné

lui-même, vous savez, pendant que nous lui faisions la toilette,

en était tout gêné. Ah ! À propos du condamné, monsieur Denis,

n’hésitez pas à le jeter sur la bascule… Quand je vous dirai ;

hop ! soulevez-le un peu, et, d’un coup, glissez-le, du même

mouvement que moi, jusqu’à la lunette ; moi, je lui tire aussitôt

la tête par les cheveux, comme ça… parce qu’ils reculent

toujours la tête et quelquefois on peut couper le menton… Pour

rabaisser la lunette, ne vous en occupez pas, c’est l’affaire du

patron. Il n’a que ça à faire et à appuyer sur le bouton, ça n’est

pas sorcier !… Tout le mal est pour nous, comme de juste, et on

n’en est pas récompensé… Au fond, on est mal vu… les gens ne

vous disent rien… mais on est mal vu…

– 18 –

Ainsi devisant, les deux soupeurs continuaient de savourer

le reste du lapin fumant. Ils ne se pressaient point, estimant

qu’ils avaient encore vingt bonnes minutes à eux, avant de se

lever de table. À cette époque de l’année, le jour se lève très tard

et chacun sait que l’exécution légale doit être faite aux premiers

rayons de l’aurore.

À un moment, M. Denis, qui songeait malgré lui à son

client, demanda :

– Au fond, qu’est-ce qu’il a fait, celui-là ? Je ne me rappelle

pas bien son histoire…

M. Prosper répondit :

– Oh ! moi, je ne m’en occupe jamais ! Ça n’a pas d’intérêt

pour nous…

– Tout de même, répliqua M. Denis… Tout de même, ça

doit être bien « encourageant » quand on sait qu’il est bien

coupable.

– Peuh ! C’est l’affaire des jurés… Ce qu’il a fait, ce

Desjardies ? Eh bien, mais c’est lui qui a assassiné Lamblin.

Vous savez, l’employé du parquet… Ça a fait assez de bruit dans

le moment, et puis on s’est occupé d’autre chose… Dites donc,

monsieur Denis, vous ne trouvez pas que le garçon nous

oublie…

– Mais oui ! Je mangerais bien un morceau de fromage…

Ah ! Le voilà !

Le garçon entrait, en effet, empressé, apportant du

fromage, des assiettes, remportant la casserole, desservant le

couvert… M. Prosper et M. Denis le regardaient curieusement.

– 19 –

– C’est drôle, dit M. Prosper quand il fut parti… Il me

semble que tout à l’heure il n’avait pas cette tête-là…

– Il me semble aussi, fit M. Denis. Un silence, et puis

M. Prosper :

– On raconte tout de même que ç’a a été un homme très

bien, très comme il faut, ce Desjardies. Tant mieux !… Vous

savez, il y en a qui ont le cou si sale que ça dégoûte au moment

de la toilette… Je crois me rappeler aussi qu’on racontait dans

les journaux qu’il avait une fille, une fille très belle qui a voulu

se faire entendre en cour d’assises, mais qu’on a mise à la porte,

et puis qui a voulu se jeter aux pieds de l’empereur. Elle a tout

juste vu le concierge des Tuileries, naturellement… Oui, un tas

de chichis, quoi !…

– Qu’est-ce qu’elle voulait ? demande M. Denis.

– Elle prétendait que son père était innocent,

naturellement… Mais il a été pris en flagrant délit par le

procureur impérial lui-même et le chef du cabinet à la guerre,

Régine. Alors…

Alors… la porte qui donnait sur la grande salle du cabaret

s’ouvrit et, à leur complet étonnement, M. Prosper et M. Denis

virent entrer, en place du garçon, un ouvrier terrassier, qui alla

s’asseoir sans dire un mot à côté de la table qu’occupaient les

deux hommes en noir.

– Tiens ! fit tout bas M. Prosper, gêné, je m’étonne… le

patron m’avait pourtant bien promis que nous serions seuls…

Mais M. Prosper se tut, car son étonnement grandissait :

un autre ouvrier entrait et s’asseyait à une table… Il y en avait

maintenant à toutes les tables. Le dernier ouvrier entré avait

– 20 –

fermé la porte, et tous continuaient à observer le plus

impressionnant silence.

– 21 –

III

R. C. ?

Nous avons laissé l’inconnu à qui Dixmer s’était si

respectueusement adressé pour lui offrir son concours, derrière

la porte d’une vieille maison de la rue de la Roquette. Il n’avait

pas plus tôt prononcé ces lettres magiques : R. C. que la lueur

subite d’une lanterne sourde perça les ténèbres et éclaira un

corridor étroit et bas, aux murs infâmes, aboutissant à un

escalier qui descendait. Quand il vit qu’il lui faudrait se glisser

dans ce trou, l’homme hésita et mit sa main à sa poche pour y

tâter son revolver.

L’individu qui tenait la lanterne devina le mouvement et

dit :

– Oh ! monsieur, vous pouvez être tranquille… vous ne

courez aucun danger !

Et il descendit le premier ; l’autre suivit. L’escalier était

rapide mais court. Ils furent tout de suite sur le sol d’une cave.

L’homme à la lanterne, précédant toujours son visiteur, lui fit

traverser plusieurs caveaux dont les portes se refermaient

automatiquement et silencieusement derrière eux. Ils

remontèrent une trentaine de marches ; une porte s’ouvrit. Le

mystérieux visiteur se trouva soudain dans une salle étincelante

de lumière. Des rires, des cris joyeux accueillirent son arrivée.

– Ce cher procureur ! C’est lui qui nous a fait cette bonne

surprise !…

– 22 –

Il regarda ces visages riants, ces femmes couvertes de

bijoux, ces hommes en frac qui étaient de ses amis, cette table

somptueusement servie, ce salon si clair, si pimpant dans son

style Pompadour, tout ce luxe, là où il eût été normal de trouver

un bouge, et laissa tomber ces mots :

– Toute la surprise est pour moi.

Puis, sans se préoccuper des convives, il se précipita à une

fenêtre, souleva un rideau : la place de la Roquette,

lugubrement éclairée de quelques rares réverbères à la flamme

vacillante, s’étendait sous ses yeux. Devant la porte de la prison,

au centre d’un double cercle formé, le premier par les soldats de

la ligne, le second par des gendarmes à cheval, la guillotine

dressait ses deux bras sombres. Le procureur impérial laissa

tomber le rideau.

Un valet de pied, de la tenue la plus correcte, était derrière

lui, le débarrassant de sa pelisse et de son chapeau. Pendant

qu’il retirait ses gants, le haut magistrat sourit froidement aux

cinq personnes qui se trouvaient en face de lui et dit :

– J’aurais dû m’en douter… c’est une farce… mais elle n’est

pas drôle…

L’homme qui parlait ainsi pouvait avoir une cinquantaine

d’années. Il était grand, bien découplé, avec les épaules un peu

fortes. Tout en lui, du reste, manifestait la force. La tête était

puissante avec un port mauvais, un front terrible, magasin

d’énergie et de volonté qui semblait prêt à crever ; les cheveux

grisonnants en brosse, drus et droits, ajoutaient encore par leur

coupe en carré, à l’aspect opiniâtre de cette tête trop énorme,

même pour le grand corps qui la portait. Les sourcils étaient

touffus, se terminant à la naissance du nez par deux mèches

poivre et sel ; ce nez était long, un peu épais du bout. La lèvre

supérieure se cachait sous une forte moustache qui avait

– 23 –

conservé presque intacte sa couleur châtain foncé ; les pointes

en étaient retombantes, à la Vercingétorix, dissimulant le pli

inquiétant de la commissure des lèvres, mais la lèvre inférieure,

elle, extraordinairement charnue et dépassant la lèvre

supérieure, révélait tout, des appétits de tout, formidables. Le

menton ras était en harmonie avec le front ; mâchoire de fauve

capable de broyer dans la mesure que le front était capable de

penser, là-haut. Cette tête n’eût réussi qu’à faire peur si elle

n’avait pas eu les plus beaux yeux bleus du monde, de grands

yeux clairs d’enfant, qui regardaient bien en face avec sérénité.

Dans l’instant, ils accusaient les personnages présents de

s’être rendus coupables, comme on dit au Palais, d’une sinistre

plaisanterie, consistant à faire souper le deuxième magistrat de

l’empire devant l’échafaud, en aimable compagnie. Celle-ci se

composait de trois hommes et de deux femmes. Les trois

hommes étaient M. Philibert Wat, banquier et député, et

certainement le député le plus influent du régime. Il avait

épousé la fille aînée du président du conseil et s’était fait au

Corps législatif et dans les ministères une clientèle redoutable.

À côté de Philibert Wat se tenaient le portraitiste Raoul

Gosselin, une belle figure d’artiste chic, à la mode, monocle

dans l’œil, et cependant simple et sympathique, et le directeur

gérant de l’Assistance publique, Eustache Grimm, gros homme

pacifique et quiet, personnage considérable qui avait la haute

main sur tout ce qui touchait en France, publiquement, à la

charité et la pitié. Des deux femmes, l’une était grande, belle,

blond cendré, de regard enjoué, mais d’allure et de geste

tragiques, la comédienne, à cette heure, la plus aimée de la

capitale, celle qui venait de triompher dans les Martyrs, à la

Porte-Saint-Martin : Marcelle Férand. Tout Paris la savait la

grande et fidèle amie de Raoul Gosselin. L’autre femme,

créature assez étrange, s’était échappée d’un harem de Tunis et

s’appelait « La Mouna ».

– 24 –

Le procureur, Jacques Sinnamari, les écoutait protester

contre ses dernières paroles. Tous affirmaient que s’il y avait eu

une plaisanterie en tout ceci, ils en étaient, comme lui, les

victimes, les victimes du reste nullement à plaindre, car

l’hospitalité qui leur était si mystérieusement offerte ne

manquait ni de charme, ni de piquant, ni de confortable. Les

pyramides de fruits magnifiques qui garnissaient les consoles, le

champagne qui rafraîchissait dans des seaux à glacer, le luxe du

linge et de l’argenterie marqués aux initiales R. C., tout ce que

l’on voyait permettait d’augurer que le mystérieux amphitryon

« savait bien faire les choses ». Mais qui était donc celui qui les

avait réunis là, dans des conditions telles que, après en avoir été

d’abord fort intrigués, après s’en être ensuite amusés, ils

commençaient maintenant à en être intimidés ?

– Enfin, mesdames et messieurs, de qui sommes-nous les

invités ? s’écria Raoul Gosselin en allumant une cigarette à la

flamme d’une bougie… Par quel sortilège sommes-nous réunis ?

Le procureur s’arrêta devant la Mouna qu’il n’avait jamais

vue, et que, du reste, personne ne connaissait. Il s’inclina. Elle

était assez jolie ; la peau ambrée, de grands yeux noirs, une

petite bouche, mais le cou un peu épais ; quelques beaux bijoux.

Toilette de voile noir garni de perles, de jais, de paillettes, très

tintinnabulante au moindre mouvement. Elle fumait une

cigarette d’Orient.

– Madame pourrait peut-être nous renseigner ?

– Sur quoi, monsieur ?

– Mais sur tout… nous ne savons rien…

– Je n’en sais pas plus long que vous, monsieur…

– 25 –

– Serait-il indiscret, madame, de vous demander à qui

nous avons l’honneur de parler, car mes amis, pas plus que

moi…

– Monsieur, c’est moi qui suis la Mouna ! fit-elle d’un air

brusque et entendu, comme si elle n’avait plus rien à ajouter et

comme si ces dernières paroles devaient renseigner le genre

humain sur sa personnalité.

Tous se mirent à rire pendant que la Mouna les regardait

avec étonnement. Et elle raconta comment elle était venue à ce

singulier rendez-vous.

– Voilà, disait-elle, c’est bien simple. Je sortais de souper

d’un cabaret du boulevard Montmartre dans la nuit d’hier ;

j’étais seule, ayant vainement attendu un ami qui m’avait

pourtant donné rendez-vous dans cet endroit. Je cherchais ma

voiture, que je ne retrouvais plus à la porte du cabaret. Tout à

coup, un homme, sortant de je ne sais où, s’est avancé, et,

mettant le chapeau à la main, m’a poliment prié de lui

permettre de m’offrir son bras. Puis en guise de présentation,

l’homme dit un mot… Oh ! pas long… Était-ce un mot ?

C’étaient plutôt deux lettres, R. C…

– Ah ! il a dit : R. C. ? demanda Marcelle Férand.

– Oui…

– Très intéressant ! fit la tragédienne. Alors ?…

– Il m’a accompagnée jusqu’à la porte de mon hôtel, rue

Taibout… il n’a pas voulu entrer… il m’a seulement donné

rendez-vous ici pour cette nuit… J’ai accepté son rendez-vous

où je ne croyais pas que nous serions si nombreux. Je lui ai dit

que je m’appelais la Mouna et il me dit qu’il s’appelait, lui, vous

ne savez pas comment ?… Mystère !

– 26 –

Elle n’avait pas plutôt prononcé ce mot : Mystère que des

exclamations partaient des quatre coins du salon :

– Le roi Mystère ! le roi Mystère !…

– Qu’est-ce que je t’avais dit, Raoul ? s’écriait Marcelle

Férand. Tu vois bien qu’il existe ! Tu vois bien que c’était lui !

Parbleu ! Il n’y a que lui pour avoir des cartes de visite pareilles !

– Il devrait signer ses cartes R. M., répliqua Gosselin en

riant. Pourquoi portent-elles R. C. ?

Et il exhiba, en effet, une carte de visite où étaient inscrites

ces deux initiales au-dessus d’une tête de mort sur tibias.

– Ne dit-on pas qu’il habite dans les catacombes ? reprit

l’actrice. Alors tout s’expliquerait R. : roi ; C. : catacombes ; le

roi Mystère serait le roi des Catacombes !

Tout le monde rit et le peintre se rappela, avec une joie

candide, qu’il avait fallu tout de même, huit mois auparavant,

une déclaration retentissante du préfet de police pour calmer les

imaginations surexcitées du boulevard.

C’est que, dans ce moment-là, les faits les plus monstrueux,

les crimes les plus audacieux, les événements restés

inexplicables de la vie publique quotidienne avaient été mis avec

entrain sur le compte de cet espèce de loup-garou pour grandes

personnes qu’avait été, pendant quelques semaines, le roi

Mystère ! Mais qui donc avait imaginé, qui avait créé cette

royauté ?… Qui ? On ! On, c’est-à-dire tout le monde, c’est-à-

dire personne !

– Alors, nous allons le voir ce soir ! s’exclama Marcelle

Férand !… Quel bonheur !…

– 27 –

– Ah çà ! Qui peut nous monter ce bateau-là ? s’écria Raoul

Gosselin en assurant son monocle d’un geste nerveux. Ce n’est

pas drôle du tout !…

– Mais ce n’est pas un « bateau » ! protesta Marcelle.

– Je ne croirai à l’existence de ton roi Mystère que lorsque

j’aurai fait son portrait ! déclara le peintre.

La porte venait de s’ouvrir. Un laquais annonçait :

– Monsieur le notaire du roi !… Monsieur le greffier du

roi !

– 28 –

IV

OÙ M. LE PROCUREUR IMPÉRIAL

COMMENCE À CROIRE À L’EXISTENCE DU

ROI MYSTÈRE

Deux hommes firent leur entrée, la tête basse et une

serviette de maroquin sous le bras, presque des vieillards tous

deux, mais l’un épais et l’autre chétif. Un notaire parisien ne

saurait en aucune circonstance être confondu avec un greffier…

Quand ils eurent enlevé leur chapeau, leur pardessus et

l’écharpe qui leur cachait à moitié le visage, les deux nouveaux

personnages furent accueillis par des cris de nature diverse. Le

notaire et le greffier montraient un visage si consterné que,

quelle que fût la diversité de l’impression, chacun finit par se

demander si l’affaire ne devenait pas sérieuse. M e Espérance

Mortimard, l’un des premiers et des plus riches notaires de la

capitale, dont l’étude, sise quai Voltaire, voyait défiler une

exceptionnelle clientèle. Depuis qu’il avait dépassé l’âge de

quatorze ans, âge auquel, entre une version latine et un discours

français, son père, M e Isidore-Hildebert Mortimard, avait

commencé de l’initier aux mystères du papier timbré, nul

n’avait vu sourire Espérance. Et, en vérité, quand il apparut en

notaire du roi Mystère, cette nuit-là, dans le salon de la maison

de la rue de la Roquette, il n’avait jamais moins souri. L’ennui,

l’humiliation, et aussi un peu d’effroi, se partageaient

l’expression de son visage jaune parcheminé.

À côté de lui, M. Jean-Joseph-Sosthène Bison, greffier de la

cour d’assises de la Seine, qui, lui, avait l’habitude de rire, hors

de ses fonctions, semblait dans le moment avoir envie de

pleurer. M e Mortimard et M. Bison furent moins étonnés de

– 29 –

rencontrer en cet endroit M. le procureur impérial que M. le

procureur impérial ne fut stupéfait de se trouver face à face avec

eux, devenus notaire et greffier du roi !…

– Ah, çà ! s’écria Sinnamari. Qu’est-ce que tout cela veut

dire, mon cher Mortimard ? Et vous, que faites-vous ici,

monsieur Bison ?

Le notaire répondit :

– Mais, monsieur le procureur impérial, j’ai été appelé ici

par un de mes clients.

– Le roi Mystère est votre client ?

– Mais oui, monsieur le procureur impérial.

– Je savais que vous aviez des monarques parmi vos

clients, reprit Sinnamari qui n’en pouvait croire ses oreilles.

– Oui, fit M e Mortimard, je m’en flatte : la reine

d’Angleterre, le roi de Grèce, le roi d’Illyrie…

– Mais je doute qu’ils soient enchantés d’apprendre que

leurs dossiers voisinent avec le dossier du roi Mystère ! répliqua

le procureur impérial.

– Je me dois à tous ceux qui viennent requérir l’office de

mon ministère, fit le notaire avec onction.

– Et il y a longtemps qu’il est votre client ?

– Le roi Mystère ? Eh bien, mais… depuis un an !…

– Depuis un an ! s’écria Sinnamari. Et vous n’avez pas

averti la police, et vous ne m’avez pas averti, moi, votre ami ?

– 30 –

M e Mortimard poussa un soupir que l’on pouvait

diversement interpréter, soit qu’on le crût l’expression de

l’ennui que lui causait cette sorte d’interrogatoire, soit qu’on

imaginât qu’il traduisait le regret que ressentait l’honnête

tabellion de n’avoir pu, en effet, avertir la police.

– Vous savez bien, dit M e Mortimard, que nous sommes

liés par le secret professionnel…

Et le notaire gémit encore.

– Le secret professionnel ! répartit Sinnamari. Vous me la

baillez belle avec votre secret professionnel !… Il n’y a pas de

secret professionnel pour les gredins !

M e Mortimard leva à nouveau vers le plafond ses mains

qu’il avait grassouillettes, et encore on ne pouvait savoir si ce

geste protestait contre l’injure que l’on faisait à l’un de ses

clients ou s’il attestait prudemment que lui, Mortimard, était

tout prêt à partager l’opinion du procureur impérial.

– Ainsi, il existe ! continuait maintenant le procureur

comme s’il ne s’entretenait qu’avec lui-même. Il existe !…

Dixmer avait donc raison !… C’est inouï !… À notre époque !…

Et, se retournant vers M e Mortimard :

– Et vous l’avez vu ?

– Comme je vous vois ! soupira le notaire. Le procureur

s’exclama encore :

– Eh bien !… M. le préfet de police sera, pour ma foi, bien

étonné, mais il ne le sera pas plus que moi !…

– 31 –

Ce disant, Sinnamari se rappelait que quelques mois

auparavant, M. le préfet de police, dans sa remarquable

déclaration faite à un rédacteur de l’ Écho du Boulevard, avait

appuyé fort habilement sur ce point faible de l’existence du roi

Mystère.

Non seulement personne ne pouvait se vanter de lui avoir

parlé, mais encore on ne pouvait dire qui en avait parlé pour la

première fois et nul ne pouvait se vanter de l’avoir vu jamais !

Il avait sans doute suffi que l’esprit inventif et loustic d’un

chroniqueur en mal de copie eût bâti de toutes pièces la

silhouette imaginaire de ce prince de conte de fée pour que

l’amour du fantastique qui veille toujours au cœur de la

première cité du monde s’en fût emparée avec enthousiasme.

Dans les cerveaux troublés, et il faut bien le dire, amusés,

ce prince des ténèbres, dont on plaçait le royaume au fond des

catacombes, était devenu maître du bien et du mal.

Oui, le sang répandu et le bienfait anonyme, autant de

gestes du roi Mystère ! Une souscription populaire en faveur des

victimes du terrible hiver de 186…, où le roi Mystère s’était

inscrit pour 100000 francs, avait, comme on peut le penser,

donné quelque lustre à la réputation du personnage. C’est

même à ce propos que le préfet de police avait jugé bon

d’intervenir pour faire cesser une plaisanterie qui menaçait de

rendre les services de la préfecture tout à fait ridicules. Il avait,

fort sensément, expliqué la souscription par la fantaisie d’un roi

de la finance qui tenait à garder l’anonymat. Il avait prié les

reporters d’inventer autre chose et de laisser désormais le roi

dormir en paix dans ses catacombes…

Sinnamari, maintenant, paraissait furieux. On l’entendait

gronder :

– 32 –

– … Et il a son notaire !… Et il a son greffier !… Mais tout

cela ne nous dit pas son nom !… Comment s’appelle-t-il ?… Qui

est-il ?

Et Sinnamari, retourné vers Mortimard, attendait le nom.

Le procureur impérial avait alors cet air hautain, ce ton de

commandement, cette voix de menace qui faisaient trembler les

accusés et les témoins dans les prétoires. M e Mortimard

trembla, lui aussi, mais il ne répondit rien.

– Enfin, vous devez le savoir ! reprit le terrible procureur.

– Il le faut bien… murmura le notaire, pour les contrats…

– Comment ! Il vient chez vous passer des contrats…

Mortimard hocha la tête en signe affirmatif. M. le

procureur impérial émit cette opinion qu’il rêvait, mais le

notaire ayant alors secoué la tête en signe négatif, Sinnamari

dut en conclure qu’il ne rêvait pas.

– Des contrats ! Quels contrats ? demanda le magistrat

dont les yeux s’ouvraient énormes. Quel genre de contrats

faites-vous pour cette sorte d’individu, Mortimard ? Ils ne

doivent par être valables… Vous le savez bien !… Que signifie

cette comédie ?

– Ah ! Comment voulez-vous que je consente jamais à faire

des contrats qui ne soient pas valables ?… Voyons, monsieur le

procureur impérial, vous me connaissez assez… Ces contrats

sont valables, du moment qu’ils sont moraux…

– Ah !… ils sont moraux !…

– Entièrement moraux !… C’est même leur principale

qualité !…

– 33 –

Sur quoi M e Mortimard ayant poussé un nouveau soupir,

M. le procureur impérial estima qu’il ne tirerait rien de plus de

l’honorable tabellion, et il se retourna vers le greffier.

Ce fut le tour de M. Joseph Bison, dont les doigts fiévreux

tambourinaient le maroquin de sa serviette.

– Et vous ! M. Bison ! Je vous croyais greffier à la cour

d’assises de la Seine ?…

– Vous avez raison, monsieur le procureur impérial,

répondit M. Bison, levant et abaissant la tête avec rapidité, dans

un geste qui disait assez que, lui, Bison, ne se permettrait jamais

de contredire M. le procureur impérial…

– Vous ne l’êtes donc plus ?…

– Oh, monsieur le procureur impérial… dans mes moments

perdus, je fais des petits extras…

Et Joseph Bison, après avoir relevé soigneusement les deux

pans de sa redingote, s’assit, épuisé…

Sinnamari, devant les déclarations des deux hommes de

loi, montrait une figure où étaient peints à la fois une si

remarquable consternation et un si parfait ahurissement, que

les jeunes femmes repartirent à rire.

– Eh bien ! S’il existe, tant mieux ! s’écria Philibert Wat, le

gendre du président du conseil qui, jusqu’alors, ne s’était mêlé

que fort peu à la conversation. Vous m’en voyez enchanté, et

qu’il arrive vite !…

– Vous êtes pressé de le voir ? demanda Sinnamari.

– 34 –

– Je vous crois ! répondit Wat. Il doit me remettre vingt-