Edmond Rostand
La dernière nuit de Don Juan
Poème dramatique en deux parties et un prologue
Publié par Good Press, 2020
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066077303
Table des matières
PROLOGUE
PREMIÈRE PARTIE
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
SCÈNE VII
DEUXIÈME PARTIE
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II
PROLOGUE
Table des matières
On ne voit rien qu'un étroit escalier vaguement éclairé, dont la spirale se perd en haut, et qui s'enfonce dans un gouffre. Un reflet vert et sulfureux éclabousse les marches du bas.
Au lever du rideau, la Statue du Commandeur apparaît, descendant d'un pas pesant. Elle tient par le bras Don Juan, magnifiquement calme.
DON JUAN.
Lâchez-moi le poignet, je descendrai tout seul.
[Il récite un nom à chaque marche.]
Ninon… Laure… Agnès… Jeanne…
[On entend les plaintes d'un chien. Don Juan écoute.]
Ah! tiens, mon épagneul
Qui me pleure. C'était une admirable bête,
Monsieur.
[Il continue à descendre.]
[Il s'arrête.]
Ah! souffrez qu'on s'arrête
Et, seigneur Commandeur, que, prêtant, s'il vous plaît,
Une oreille à la voix du fidèle valet
Qui me tenait là-haut tant d'honnêtes langages,
Je connaisse le cri de sa douleur.
LA VOIX DE SGANARELLE, [d'en haut.]
DON JUAN, [à la Statue.]
Pourrais-je remonter, monsieur, quelques instants,
Pour lui payer, ce que je lui dois?
LA STATUE.
DON JUAN.
[Il remonte l'escalier.]
LA STATUE, [seule.]
DON JUAN, [redescendant.]
Là, je suis quitte.
Il a le coup de pied dans le cul qu'il mérite.
LA STATUE.
DON JUAN.
Cela m'a fait du bien.
Ah! J'en brûlerai mieux.
LA STATUE.
Vous n'avez peur de rien,
Don Juan. Et mon vieux cœur de porteur de cuirasse
Est sensible au courage. Allons, je vous fais grâce.
Remontez.
DON JUAN.
Il fallait me le dire plus tôt.
Mais je me sens happé par le bas du manteau.
Sur l'ourlet de brocart une griffe se pose.
Il est trop tard.
[A l'énorme Griffe qui vient, en effet, de saisir le bord du manteau.]
Monsieur le Diable, je suppose?
[Un coq chante au loin.]
LA STATUE.
Don Juan, le jour va poindre et ce cri de métal
M'oblige à regagner déjà mon piédestal.
Tâchez de vous tirer de cette Griffe.
[La Statue remonte.]
DON JUAN.
Certe.
Mais veuillez, en sortant, laisser la tombe ouverte.
[Tirant doucement sur son manteau.]
Causons, Griffe. Il n'est pas, au fond, pour vous fâcher
Que cet excellent marbre ait daigné me lâcher.
Accordez-moi cinq ans? ou dix? Dix, je préfère.
Il me reste là-haut pas mal de mal à faire.
Ah! cela vous décide? Entre nous, convenons
Que je n'ai sur ma liste, encor, que peu de noms.
C'est la peine avec moi, Griffe, de faire un pacte.
Je suis celui qui fait le plus commettre l'Acte,
Le meilleur rabatteur de votre chasse. Et puis,
—Allons, voyons, laissez ce manteau!—moi, je suis
Autre chose qu'un docteur Faust, qui ne demande
Qu'une bonne petite ouvrière allemande,
Et qui, navré d'avoir, le sot, fait un enfant,
Appelle au dénouement l'Ange qui le défend!
Les doigts du spectre au bras m'ont marqué de cinq flammes
J'aimerais bien montrer ce tatouage aux femmes!
Lâchez ce bout de drap, Seigneur! et j'irai loin.
Plus d'un sommeil d'Infante espagnole a besoin
Que j'aille le troubler dans son blanc moustiquaire.
Étant le corrupteur, je suis votre vicaire.
Mais lâchez donc!
[La Griffe se desserre et se retire.]
Enfin! Dix ans sont suffisants.
Votre Grâce viendra me chercher dans dix ans.
Qu'elle compte sur moi: moi, je compte sur elle.
[Il remonte l'escalier, en récitant, de marche en marche.]
Rose… Lise… Angélique… Armande…
[Et sa voix se perd. Il disparaît. Après un moment, on l'entend qui crie:]
PREMIÈRE PARTIE
Table des matières
[Dix ans après. Un palais à Venise. Une grande salle ouverte sur l'Adriatique, où plongent des degrés de marbre. Au milieu, une table servie, éclairée par des flambeaux.]
SCÈNE PREMIÈRE
Table des matières
DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Arabella… Lucinde… Isabelle… Isabeau…
SGANARELLE.
Les dix ans sont passés, monsieur.
DON JUAN.
Comme il fait beau!
Je viens du Grand Canal.
SGANARELLE.
DON JUAN.
Sur l'eau rose et brune,
Chaque bateau traîne un tapis, et la lagune,
Comme une Putiphar qui voit fuir un manteau,
Semble par son tapis retenir le bateau.
Mais, dans ce coin désert, l'eau verte et plus sournoise
Sommeille sous un ciel de soufre et de turquoise,
Comme, avant mon passage, une glauque vertu.
J'ai toujours eu le goût de l'eau qui dort. Sais-tu
Pourquoi l'Adriatique à ce point m'intéresse?
SGANARELLE.
DON JUAN.
SGANARELLE.
DON JUAN.
Elle est Dogaresse.
Le Doge est son mari; moi, je suis son amant.
C'est moi qui te comprends, Lagune!
SGANARELLE.
DON JUAN.
Je veux, pour qu'avec moi cette onde se débauche
Lui jeter une bague, aussi… de la main gauche!
[Il lance la bague dans la mer.]
SGANARELLE, avec effroi.
DON JUAN.
SGANARELLE.
DON JUAN.
SGANARELLE.
Le sien?…
Celui de?… Mais alors?…
DON JUAN.
SGANARELLE.
DON JUAN.
Venise!… Ah! la cité du fragile, c'est elle.
La colonne est en stuc, la pierre est en dentelle,
Le mur est en miroir, et la rue est en eau!
Et lorsque deux amants échangent un anneau,
Cet anneau, Sganarelle, a l'esprit d'être en verre!
SGANARELLE.
Les dix ans sont passés, et vous…
DON JUAN.
SGANARELLE.
DON JUAN.
SGANARELLE.
DON JUAN.
Non. Plus fort qu'Annibal,
Je profite de la victoire… après le bal!
SGANARELLE.
Monsieur, si l'heure vient, tant de belle insolence…
[Une horloge sonne.]
DON JUAN.
Quand on parle de l'heure, elle sonne.
SGANARELLE.
DON JUAN.
Silence!
Du campanile écoutons-la se détacher.
SGANARELLE.
Le plaisir d'appeler campanile un clocher
Vaut-il que sous ce ciel, monsieur, on s'éternise?
DON JUAN.
J'aime les souliers blancs des filles de Venise,
Et, pour entremetteur, d'avoir un gondolier
Qui chante, fait des vers et devient familier.
Les dames de Venise usent d'un bain de cèdre
Qui mettrait Hippolyte à la merci de Phèdre!
Venise est un endroit rempli d'occasions,
De régates, de bals… et de processions.
J'aime Venise! Et puis, son lion me ressemble,
Au pied duquel un vol de colombes s'assemble,
Et qui renonce, avec un grand dédain amer,
Pour régner sur l'amour, à régner sur la mer!
Oui, comme toi, voulant, Cité folle et profonde,
Vivre sur mon reflet, j'ai bâti sur de l'onde!
SGANARELLE.
Cette ville est mortelle.
DON JUAN.
Et quand vous le seriez,
Ville où viennent finir tous les aventuriers
Qui veulent en mourant briser le plus beau verre,
Je me refuse à fuir sous un ciel plus sévère.
Une ville d'amour a vu mon premier jour,
Mon dernier jour doit voir une ville d'amour.
Une seule épitaphe est à Don Juan permise:
«Il naquit à Séville et mourut à Venise!»
Ce que j'en dis, d'ailleurs, n'est que pour t'effrayer:
J'estime que le Diable a dû nous oublier!
SGANARELLE.
DON JUAN.
Non, tu n'en es pas, c'est vrai. Toi, tu hérites!
SGANARELLE.
DON JUAN.