1

DE LA DÉMOCRATIE EN

AMÉRIQUE II

Alexis de Tocqueville

2

AVERTISSEMENT

Les   Américains   ont   un   état   social   démocratique   qui   leur   a

naturellement   suggéré   de   certaines   lois   et   de   certaines   mœurs

politiques.

Ce   même   état   social   a,   de   plus,   fait   naître,   parmi   eux,   une

multitude de sentiments et d’opinions qui étaient inconnus dans les

vieilles sociétés aristocratiques de l’Europe. Il a détruit ou modifié

des rapports qui existaient jadis, et en a établi de nouveaux. L’aspect

de   a   société   civile   ne   s’est   pas   trouvé   moins   changé   que   a

physionomie du monde politique.

J’ai traité le premier sujet dans l’ouvrage publié par moi il y a cinq

ans, sur la démocratie américaine. Le second fait l’objet du présent

livre. Ces deux parties se complètent l’une par l’autre et ne forment

qu’une seule œuvre.

Il faut que, sur­le­champ, je prévienne le lecteur contre une erreur

qui me serait fort préjudiciable.

En me voyant attribuer tant d’effets divers à l’égalité, il pourrait

en conclure que je considère l’égalité comme la cause unique de tout

ce qui arrive de nos jours. Ce serait me supposer une vue bien étroite.

Il   y   a,   de   notre   temps,   une   foule   d’opinions,   de   sentiments,

d’instincts, qui ont dû la naissance à des faits étrangers ou même

contraires à l’égalité. C’est ainsi que, si je prenais les États­Unis pour

exemple, je prouverais aisément que la nature du pays, l’origine de

ses   habitants,   la   religion   des   premiers   fondateurs,   leurs   lumières

acquises, leurs habitudes antérieures, ont exercé et exercent encore,

indépendamment de la démocratie, une immense influence sur leur

3

manière de penser et de sentir.

Des causes différentes, mais aussi distinctes du fait de l’égalité, se

rencontreraient en Europe et expliqueraient une grande partie de ce

qui s’y passe.

Je reconnais l’existence de toutes ces différentes causes et leur

puissance,   mais   mon   sujet   n’est   point   d’en   parler.   Je   n’ai   pas

entrepris de montrer la raison de tous nos penchants et de toutes nos

idées ; j’ai seulement voulu faire voir en quelle partie l’égalité avait

modifié les uns et les autres.

On s’étonnera peut­être qu’étant fermement de cette opinion que

la révolution démocratique dont nous sommes témoins est un fait

irrésistible contre lequel il ne serait ni désirable ni sage de lutter, il

me soit arrivé souvent, dans ce livre, d’adresser des paroles si sévères

aux sociétés démocratiques que cette révolution a créées.

Je répondrai simplement que c’est parce que je n’étais point un

adversaire de la démocratie que j’ai voulu être sincère envers elle.

Les hommes ne reçoivent point la vérité de leurs ennemis, et leurs

amis ne la leur offrent guère ; c’est pour cela que je l’ai dite.

J’ai   pensé   que   beaucoup   se   chargeraient   d’annoncer   les   biens

nouveaux que l’égalité promet aux hommes, mais que peu oseraient

signaler   de   loin   les   périls   dont   elle   les   menace.   C’est   donc

principalement vers ces périls que j’ai dirigé mes regards, et, ayant

cru les découvrir clairement, je n’ai pas eu la lâcheté de les taire.

J’espère qu’on retrouvera dans ce second ouvrage l’impartialité

qu’on a paru remarquer dans le premier. Placé au milieu des opinions

contradictoires   qui   nous   divisent,   j’ai   tâché   de   détruire

momentanément dans mon cœur les sympathies favorables ou les

instincts contraires que m’inspire chacune d’elles. Si ceux qui liront

mon livre y rencontrent une seule phrase dont l’objet soit de flatter

l’un des grands partis qui ont agité notre pays, ou l’une des petites

factions qui, de nos jours, le tracassent et l’énervent, que ces lecteurs

élèvent la voix et m’accusent.

Le sujet que j’ai voulu embrasser est immense ; car il comprend la

plupart des sentiments et des idées que fait naître l’état nouveau du

monde. Un tel sujet excède assurément mes forces ; en le traitant, je

4

ne suis point parvenu à me satisfaire.

Mais, si je n’ai pu atteindre le but auquel j’ai tendu, les lecteurs

me   rendront   du   moins   cette   justice   que   j’ai   conçu   et   suivi   mon

entreprise dans l’esprit qui pouvait me rendre digne d’y réussir.

5

Première partie

6

INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LE

MOUVEMENT INTELLECTUEL AUX

ÉTATS­UNIS

7

CHAPITRE I – De la méthode philosophique

des Américains

Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

s’occupe moins de philosophie qu’aux États­Unis.

Les Américains n’ont point d’école philosophique qui leur soit

propre,   et   ils   s’inquiètent   fort   peu   de   toutes   celles   qui   divisent

l’Europe ; ils en savent à peine les noms.

Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des

États­Unis dirigent leur esprit de la même manière, et le conduisent

d’après les mêmes règles ; c’est­à­dire qu’ils possèdent, sans qu’ils

se soient jamais donné la peine d’en définir les règles, une certaine

méthode philosophique qui leur est commune à tous.

Échapper   à   l’esprit   de   système,   au   joug   des   habitudes,   aux

maximes de famille, aux opinions de classe, et, jusqu’à un certain

point, aux préjugés de nation ; ne prendre la tradition que comme un

renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour

faire autrement et mieux ; chercher par soi­même et en soi seul la

raison  des choses, tendre au résultat  sans se laisser  enchaîner  au

moyen, et viser au fond à travers la forme : tels sont les principaux

traits qui caractérisent ce que j’appellerai la méthode philosophique

des Américains.

Que si je vais plus loin encore, et que, parmi ces traits divers, je

cherche le principal et celui qui peut résumer presque tous les autres,

je découvre que, dans la plupart des opérations de l’esprit, chaque

Américain n’en appelle qu’à l’effort individuel de sa raison.

8

L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le

moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes. Cela ne

doit pas surprendre.

Les Américains ne lisent point les ouvrages de Descartes, parce

que leur état social les détourne des études spéculatives, et ils suivent

ses maximes parce que ce même état social dispose naturellement

leur esprit à les adopter.

Au   milieu   du   mouvement   continuel   qui   règne   au   sein   d’une

société démocratique, le lien qui unit les générations entre elles se

relâche ou se brise ; chacun y perd aisément la trace des idées de ses

aïeux, ou ne s’en inquiète guère.

Les hommes qui vivent dans une semblable société ne sauraient

non  plus  puiser   leurs  croyances  dans  les   opinions  de  la   classe   à

laquelle ils appartiennent, car il n’y a, pour ainsi dire, plus de classes,

et celles qui existent encore sont composées d’éléments si mouvants,

que le corps ne saurait jamais y exercer un véritable pouvoir sur ses

membres.

Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur

celle d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays

où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort

près,   et,   n’apercevant   dans   aucun   d’entre   eux   les   signes   d’une

grandeur et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés

vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus

proche de la vérité. Ce n’est pas seulement alors la confiance en tel

homme   qui   est   détruite,   mais   le   goût   d’en   croire   un   homme

quelconque sur parole.

Chacun se renferme donc étroitement en soi­même et prétend de

là juger le monde.

L’usage où sont les Américains de ne prendre qu’en eux­mêmes la

règle de leur jugement conduit leur esprit à d’autres habitudes.

Comme ils voient qu’ils parviennent à résoudre sans aide toutes

les petites difficultés que présente leur vie pratique, ils en concluent

aisément   que   tout   dans   le   monde   est   explicable,   et   que   rien   n’y

dépasse les bornes de l’intelligence.

Ainsi, ils nient volontiers ce qu’ils ne peuvent comprendre : cela

9

leur donne peu de foi pour l’extraordinaire et un dégoût presque

invincible pour le surnaturel.

Comme c’est à leur propre témoignage qu’ils ont coutume de s’en

rapporter,   ils   aiment   à   voir   très   clairement   l’objet   dont   ils

s’occupent ; ils le débarrassent donc, autant qu’ils le peuvent, de son

enveloppe, ils écartent tout ce qui les en sépare et enlèvent tout ce qui

le cache aux regards, afin de le voir de plus près et en plein jour.

Cette disposition de leur esprit les conduit bientôt à mépriser les

formes, qu’ils considèrent comme des voiles inutiles et incommodes

placés entre eux et la vérité.

Les Américains n’ont donc pas eu besoin de puiser leur méthode

philosophique dans les livres, ils l’ont trouvée en eux­mêmes. J’en

dirai autant de ce qui s’est passé en Europe.

Cette même méthode ne s’est établie et vulgarisée en Europe qu’à

mesure que les conditions y sont devenues plus égales et les hommes

plus semblables.

Considérons un moment l’enchaînement des temps :

Au   XVIe   siècle,   les   réformateurs   soumettent   à   la   raison

individuelle quelques­uns des dogmes de l’ancienne foi ; mais ils

continuent à lui soustraire la discussion de tous les autres. Au XVIIe,

Bacon, dans les sciences naturelles, et Descartes, dans la philosophie

proprement dite, abolissent les formules reçues, détruisent l’empire

des traditions et renversent l’autorité du maître.

Les   philosophes   du   XVIIIe   siècle,   généralisant   enfin   le   même

principe,   entreprennent   de   soumettre   à   l’examen   individuel   de

chaque homme l’objet de toutes ses croyances.

Qui ne voit que Luther, Descartes et Voltaire se sont servis de la

même méthode, et qu’ils ne diffèrent que dans le plus ou moins

grand usage qu’ils ont prétendu qu’on en fit ?

D’où vient que les réformateurs se sont si étroitement renfermés

dans le cercle des idées religieuses ? Pourquoi Descartes, ne voulant

se servir de sa méthode qu’en certaines matières, bien qu’il l’eût mise

en état de s’appliquer à toutes, a­t­il déclaré qu’il ne fallait juger par

soi­même   que   les   choses   de   philosophie   et   non   de   politique ?

Comment est­il arrivé qu’au XVIIIe siècle, on ait tiré tout à coup de

10

cette même méthode des applications générales que Descartes et ses

prédécesseurs   n’avaient   point   aperçues   ou   s’étaient   refusés   à

découvrir ?

D’où vient enfin qu’à cette époque la méthode dont nous parlons

est soudainement sortie des écoles pour pénétrer dans la société et

devenir la  règle  commune  de l’intelligence,  et  qu’après avoir  été

populaire chez les Français, elle a  été ostensiblement  adoptée ou

secrètement suivie par tous les peuples de l’Europe ?

La méthode philosophique dont il est question a pu naître au XVIe

siècle, se préciser et se généraliser au XVIIe ; mais elle ne pouvait

être communément adoptée dans aucun des deux. Les lois politiques,

l’état social, les habitudes d’esprit qui découlent de ces premières

causes, s’y opposaient.

Elle a été découverte à une époque où les hommes commençaient

à s’égaliser et à se ressembler. Elle ne pouvait être généralement

suivie que dans des siècles où les conditions étaient enfin devenues à

peu près pareilles et les hommes presque semblables.

La   méthode   philosophique   du   XVIIIe   siècle   n’est   donc   pas

seulement française, mais démocratique, ce qui explique pourquoi

elle a été si facilement admise dans toute l’Europe, dont elle a tant

contribué à changer la face. Ce n’est point parce que les Français ont

changé leurs anciennes croyances et modifié leurs anciennes mœurs

qu’ils ont bouleversé le monde, c’est parce que, les premiers, ils ont

généralisé et mis en lumière une méthode philosophique à l’aide de

laquelle on pouvait aisément attaquer toutes les choses anciennes et

ouvrir la voie à toutes les nouvelles.

Que si maintenant l’on me demande pourquoi, de nos jours, cette

même   méthode   est   plus   rigoureusement   suivie   et   plus   souvent

appliquée   parmi   les   Français   que   chez   les   Américains,   au   sein

desquels l’égalité est cependant aussi complète et plus ancienne, je

répondrai   que   cela   tient   en   partie   à   deux   circonstances   qu’il   est

d’abord nécessaire de faire comprendre.

C’est   la   religion   qui   a   donné   naissance   aux   sociétés   anglo­

américaines : il ne faut jamais l’oublier ; aux États­Unis, la religion

se   confond   donc   avec   toutes   les   habitudes   nationales   et   tous   les

11

sentiments   que   la   patrie   fait   naître ;   cela   lui   donne   une   force

particulière.

À   cette   raison   puissante   ajoutez   cette   autre,   qui   ne   l’est   pas

moins : en Amérique, la religion s’est, pour ainsi dire, posé elle­

même ses limites ; l’ordre religieux y est resté entièrement distinct de

l’ordre politique, de telle sorte qu’on a pu changer facilement les lois

anciennes sans ébranler les anciennes croyances.

Le christianisme a donc conservé un grand empire sur l’esprit des

Américains, et, ce que je veux surtout remarquer, il ne règne point

seulement comme une philosophie qu’on adopte après examen, mais

comme une religion, qu’on croit sans la discuter.

Aux   États­Unis,   les   sectes   chrétiennes   varient   à   l’infini   et   se

modifient   sans   cesse,   mais   le   christianisme   lui­même   est   un   fait

établi   et   irrésistible   qu’on   n’entreprend   point   d’attaquer   ni   de

défendre.

Les Américains, ayant admis sans examen les principaux dogmes

de   la   religion   chrétienne,   sont   obligés   de   recevoir   de   la   même

manière un grand nombre de vérités morales qui en découlent et qui

y tiennent. Cela resserre dans des limites étroites l’action de l’analyse

individuelle, et lui soustrait plusieurs des plus importantes opinions

humaines.

L’autre circonstance dont j’ai parlé est celle­ci :

Les   Américains   ont   un   état   social   et   une   constitution

démocratiques, mais ils n’ont point eu de révolution démocratique.

Ils sont arrivés à peu près tels que nous les voyons sur le sol qu’ils

occupent. Cela est très considérable.

Il   n’y   a   pas   de   révolutions   qui   ne   remuent   les   anciennes

croyances,   n’énervent   l’autorité   et   n’obscurcissent   les   idées

communes. Toute révolution a donc plus ou moins pour effet de

livrer les hommes à eux­mêmes et d’ouvrir devant l’esprit de chacun

d’eux un espace vide et presque sans bornes,

Lorsque les conditions deviennent égales à la suite d’une lutte

prolongée entre les différentes classes dont la vieille société était

formée,   l’envie,   la   haine   et   le   mépris   du   voisin,   l’orgueil   et   la

confiance   exagérée   en   soi­même,   envahissent,   pour   ainsi   dire,   le

12

cœur   humain   et   en   font   quelque   temps   leur   domaine.   Ceci,

indépendamment de l’égalité, contribue puissamment à diviser les

hommes, à faire qu’ils se défient du jugement les uns des autres et

qu’ils ne cherchent la lumière qu’en eux seuls.

Chacun entreprend alors de se suffire et met sa gloire à se faire sur

toutes choses des croyances qui lui soient propres. Les hommes ne

sont plus liés que par des intérêts et non par des idées, et l’on dirait

que les opinions humaines ne forment plus qu’une sorte de poussière

intellectuelle qui s’agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et

se fixer.

Ainsi, l’indépendance d’esprit que l’égalité suppose n’est jamais

si   grande   et   ne   paraît   si   excessive   qu’au   moment   où   l’égalité

commence à s’établir et durant le pénible travail qui la fonde. On doit

donc   distinguer   avec   soin   l’espèce   de   liberté   intellectuelle   que

l’égalité peut donner, de l’anarchie que la révolution amène. Il faut

considérer à part chacune de ces deux choses, pour ne pas concevoir

des espérances et des craintes exagérées de l’avenir.

Je crois que les hommes qui vivront dans les sociétés nouvelles

feront souvent usage de leur raison individuelle ; mais je suis loin de

croire qu’ils en fassent souvent abus.

Ceci tient à une cause plus généralement applicable à tous les pays

démocratiques et qui, à la longue, doit y retenir dans des limites

fixes,   et   quelquefois   étroites,   l’indépendance   individuelle   de   la

pensée.

Je vais la dire dans le chapitre qui suit.

13

CHAPITRE II – De la source principale des

croyances chez les peuples démocratiques

Les   croyances   dogmatiques   sont   plus   ou   moins   nombreuses,

suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent

changer de forme et d’objet ; mais on ne saurait faire qu’il n’y ait pas

de croyances dogmatiques, c’est­à­dire d’opinions que les hommes

reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui­

même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la

vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n’est pas probable

qu’un grand nombre d’hommes dût jamais se réunir dans aucune

croyance commune.

Or,   il   est   facile   de   voir  qu’il   n’y  a   pas  de   société   qui  puisse

prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n’y en a point qui

subsistent ainsi ; car, sans idées communes, il n’y a pas d’action

commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes,

mais non un corps social. Pour qu’il y ait société, et, à plus forte

raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les

esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par

quelques   idées   principales ;   et   cela   ne   saurait   être,   à   moins   que

chacun d’eux ne vienne quelquefois puiser ses opinions à une même

source et ne consente  à recevoir un certain nombre de croyances

toutes faites.

Si   je   considère   maintenant   l’homme   a   part,   je   trouve   que   les

croyances dogmatiques ne lui sont pas moins indispensables pour

vivre seul que pour agir en commun avec ses semblables.

14

Si l’homme était forcé de se prouver à lui­même toutes les vérités

dont il se sert chaque jour, il n’en finirait point ; il s’épuiserait en

démonstrations   préliminaires   sans   avancer ;   comme   il   n’a   pas   le

temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des

bornes de son esprit, d’en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour

assurés une foule de faits et d’opinions qu’il n’a eu ni le loisir ni le

pouvoir d’examiner et de vérifier par lui­même, mais que de plus

habiles ont trouvés ou que la foule adopte.

C’est sur ce premier fondement qu’il élève lui­même l’édifice de

ses propres pensées. Ce n’est pas sa volonté qui l’amène à procéder

de cette manière ; la loi inflexible de sa condition l’y contraint.

Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un

million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus

de vérités qu’il n’en établit.

Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui

entreprendrait d’examiner tout par lui­même ne pourrait accorder que

peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce travail tiendrait son

esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer

profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans

aucune certitude. Son intelligence serait tout à la fois indépendante et

débile.   Il   faut   donc   que,   parmi   les   divers   objets   des   opinions

humaines, il fasse un choix et qu’il adopte beaucoup de croyances.

sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il

s’est réservé l’examen.

Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole

d’autrui   met   son   esprit   en   esclavage ;   mais   c’est   une   servitude

salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.

Il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre

quelque   part   dans   le   monde   intellectuel   et   moral.   Sa   place   est

variable,   mais   elle   a   nécessairement   une   place.   L’indépendance

individuelle peut être plus ou moins grande ; elle ne saurait être sans

bornes.

Ainsi,   la   question   n’est   pas   de   savoir   s’il   existe   une   autorité

intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en

est le dépôt et quelle en sera la mesure.

15

J’ai   montré   dans   le   chapitre   précédent   comment   l’égalité   des

conditions   faisait   concevoir   aux   hommes   une   sorte   d’incrédulité

instinctive pour le surnaturel, et une idée très haute et souvent fort

exagérée de la raison humaine.

Les   hommes   qui   vivent   dans   ces   temps   d’égalité   sont   donc

difficilement conduits à placer l’autorité intellectuelle à laquelle ils

se soumettent en dehors et au­dessus de l’humanité. C’est en eux­

mêmes   ou   dans   leurs   semblables   qu’ils   cherchent   d’ordinaire   les

sources   de   la   vérité.   Cela   suffirait   pour   prouver   qu’une   religion

nouvelle ne saurait s’établir dans ces siècles, et que toutes tentatives

pour la faire naître ne seraient pas seulement impies, mais ridicules et

déraisonnables. On peut prévoir que les peuples démocratiques ne

croiront pas aisément aux missions divines, qu’ils se riront volontiers

des nouveaux prophètes et qu’ils voudront trouver dans les limites de

l’humanité, et non au­delà, l’arbitre principal de leurs croyances.

Lorsque les conditions sont inégales et les hommes dissemblables,

il y a quelques individus très éclairés, très savants, très puissants par

leur intelligence, et une multitude très ignorante et fort bornée. Les

gens qui vivent dans les temps d’aristocratie sont donc naturellement

portés à prendre pour guide de leurs opinions la raison supérieure

d’un   homme   ou   d’une   classe,   tandis   qu’ils   sont   peu   disposés   à

reconnaître l’infaillibilité de la masse.

Le contraire arrive dans les siècles d’égalité.

À   mesure   que   les   citoyens   deviennent   plus   égaux   et   plus

semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain

homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la

masse   augmente,   et   c’est   de   plus   en   plus   l’opinion   qui   mène   le

monde.

Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la

raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez

ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre.

Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans

les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude

leur   donne   une   confiance   presque   illimitée   dans   le   jugement   du

public ;  car il  ne leur  paraît  pas vraisemblable  qu’ayant  tous des

16

lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand

nombre.

Quand l’homme qui vit dans les pays démocratiques se compare

individuellement à tous ceux qui l’environnent, il sent avec orgueil

qu’il   est   égal   à   chacun   d’eux ;   mais,   lorsqu’il   vient   à   envisager

l’ensemble de ses semblables et à se placer lui­même à côté de ce

grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa

faiblesse.

Cette  même  égalité  qui  le  rend  indépendant  de  chacun  de  ses

concitoyens en particulier, le livre isolé et sans défense à l’action du

plus grand nombre.

Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance

singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même

concevoir l’idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les

fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de

l’esprit de tous sur, l’intelligence de chacun,

Aux États­Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une

foule d’opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l’obligation de

s’en   former   qui   leur   soient   propres.   Il   y   a   un   grand   nombre   de

théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, que

chacun y adopte ainsi sans examen sur la foi du public ; et, si l’on

regarde de très près, on verra que la religion elle­même y règne bien

moins comme doctrine révélée que comme opinion commune.

Je sais que, parmi les Américains, les lois politiques sont telles

que la majorité y régit souverainement la société ; ce qui accroît

beaucoup l’empire qu’elle y exerce naturellement sur l’intelligence.

Car il n’y a rien de plus familier à l’homme que de reconnaître une

sagesse supérieure dans celui qui l’opprime.

Cette   omnipotence   politique   de   la   majorité   aux   États­Unis

augmente,   en   effet,   l’influence   que   les   opinions   du   public   y

obtiendraient sans elle sur l’esprit de chaque citoyen ; mais elle ne la

fonde point. C’est dans l’égalité même qu’il faut chercher les sources

de   cette   influence,   et   non   dans   les   institutions   plus   ou   moins

populaires que des hommes égaux peuvent se donner. Il est à croire

que l’empire intellectuel du plus grand nombre serait moins absolu

17

chez un peuple démocratique soumis à un roi, qu’au sein d’une pure

démocratie ; mais il sera toujours très absolu, et, quelles que soient

les lois politiques qui régissent les hommes dans les siècles d’égalité,

l’on peut prévoir que la foi dans l’opinion commune y deviendra une

sorte de religion dont la majorité sera le prophète.

Ainsi l’autorité intellectuelle sera différente, mais elle ne sera pas

moindre ; et, loin de croire qu’elle doive disparaître, j’augure qu’elle

deviendrait aisément trop grande et qu’il pourrait se faire qu’elle

renfermât enfin l’action de la raison individuelle dans des limites

plus étroites qu’il ne convient à la grandeur et au bonheur de l’espèce

humaine. Je vois très clairement dans l’égalité deux tendances : l’une

qui porte l’esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et

l’autre   qui   le   réduirait   volontiers   à   ne   plus   penser.   Et   j’aperçois

comment, sous l’empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la

liberté intellectuelle que l’état social démocratique favorise, de telle

sorte qu’après avoir brisé toutes les entraves que lui imposaient jadis

des   classes   ou   des   hommes,   l’esprit,   humain   s’enchaînerait

étroitement aux volontés générales du grand nombre.

Si, à la place de toutes les puissances diverses qui gênaient ou

retardaient outre mesure l’essor de la raison individuelle, les peuples

démocratiques substituaient le pouvoir absolu d’une majorité, le mal

n’aurait fait que changer de caractère. Les hommes n’auraient point

trouvé   le   moyen   de   vivre   indépendants ;   ils   auraient   seulement

découvert, chose difficile, une nouvelle physionomie de la servitude.

Il   y   a   là,   je   ne   saurais   trop   le   redire,   de   quoi   faire   réfléchir

profondément ceux qui voient dans la liberté de l’intelligence une

chose sainte, et qui ne haïssent point seulement le despote, mais le

despotisme.   Pour   moi,   quand   je   sens   la   main   du   pouvoir   qui

s’appesantit   sur   mon   front,   il   m’importe   peu   de   savoir   qui

m’opprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le

joug, parce qu’un million de bras me le présentent.

18

CHAPITRE III – Pourquoi les Américains

montrent plus d’aptitude et de goût pour les

idées générales que leurs pères les Anglais

Dieu ne songe point au genre humain en général. Il voit d’un seul

coup d’œil et séparément tous les êtres dont l’humanité se compose,

et il aperçoit chacun d’eux avec les ressemblances qui le rapprochent

de tous et les différences qui l’en isolent.

Dieu n’a donc pas besoin d’idées générales ; c’est­à­dire qu’il ne

sent jamais la nécessité de renfermer un très grand nombre d’objets

analogues sous une même forme afin d’y penser plus commodément.

Il n’en est point ainsi de l’homme. Si l’esprit humain entreprenait

d’examiner et de juger individuellement tous les cas particuliers qui

le frappent, il se perdrait bientôt au milieu de l’immensité des détails

et ne verrait plus rien ; dans cette extrémité, il a recours a un procédé

imparfait, mais nécessaire, qui aide sa faiblesse et qui la prouve.

Après   avoir   considéré   superficiellement   un   certain   nombre

d’objets et remarqué qu’ils se ressemblent, il leur donne à tous un

même nom, les met à part et poursuit sa route.

Les   idées   générales   n’attestent   point   la   force   de   l’intelligence

humaine,   mais   plutôt   son   insuffisance,   car   il   n’y   a   point   d’êtres

exactement   semblables   dans  la  nature :  point   de  faits   identiques ;

point de règles applicables indistinctement et de la même manière à

plusieurs objets à la fois.

Les idées générales ont cela d’admirable, qu’elles permettent à

l’esprit humain de, porter des jugements rapides sur un grand nombre

19

d’objets à la fois ; mais, d’une autre part, elles ne lui fournissent

jamais que des notions incomplètes, et elles lui font toujours perdre

en exactitude ce qu’elles lui donnent en étendue.

À   mesure   que   les   sociétés   vieillissent,   elles   acquièrent   la

connaissance   de   faits   nouveaux   et   elles   s’emparent   chaque   jour,

presque à leur insu, de quelques vérités particulières.

À mesure que l’homme saisit plus de vérités de cette espèce, il est

naturellement   amené   à   concevoir   un   plus   grand   nombre   d’idées

générales.   On   ne   saurait   voir   séparément   une   multitude   de   faits

particuliers, sans découvrir enfin le lien commun qui les rassemble.

Plusieurs individus font percevoir la notion de l’espèce ; plusieurs

espèces conduisent nécessairement à celle du genre. L’habitude et le

goût des idées générales seront donc toujours d’autant plus grands

chez un peuple, que ses lumières y seront plus anciennes et plus

nombreuses.

Mais il y a d’autres raisons encore qui poussent les hommes à

généraliser leurs idées ou les en éloignent.

Les Américains font beaucoup plus souvent usage que les Anglais

des idées générales et s’y complaisent bien davantage ; cela paraît

fort   singulier   au   premier   abord,   si   l’on   considère   que   ces   deux

peuples ont une même origine, qu’ils ont vécu pendant des siècles

sous les mêmes lois et qu’ils se communiquent encore sans cesse

leurs  opinions  et  leurs  mœurs.  Le  contraste  paraît  beaucoup  plus

frappant encore lorsque l’on concentre ses regards sur notre Europe

et que l’on compare entre eux les deux peuples les plus éclairés qui

l’habitent.

On   dirait   que   chez   les   Anglais   l’esprit   humain   ne   s’arrache

qu’avec   regret   et   avec   douleur   à   la   contemplation   des   faits

particuliers,   pour   remonter   de   là   jusqu’aux   causes,   et   qu’il   ne

généralise qu’en dépit de lui­même.

Il semble, au contraire, que parmi nous le goût des idées générales

soit   devenu   une   passion   si   effrénée   qu’il   faille   à   tout   propos   la

satisfaire. J’apprends, chaque matin, en me réveillant, qu’on vient de

découvrir une certaine loi générale et éternelle dont je n’avais jamais

ouï parler jusque­là. Il n’y a pas de si médiocre écrivain auquel il

20

suffise pour son coup d’essai de découvrir des vérités applicables à

un grand royaume, et qui ne reste mécontent de lui­même, s’il n’a pu

renfermer le genre humain dans le sujet de son discours.

Une   pareille   dissemblance   entre   deux   peuples   très   éclairés

m’étonne. Si je reporte enfin mon esprit vers l’Angleterre et que je

remarque ce qui se passe depuis un demi­siècle dans son sein, je

crois pouvoir affirmer que le goût des idées générales s’y développe

à mesure que l’ancienne Constitution du pays s’affaiblit.

L’état plus ou moins avancé des lumières ne suffit donc Point seul

pour expliquer ce qui suggère à l’esprit humain l’amour des idées

générales ou l’en détourne.

Lorsque les conditions sont fort inégales, et que les inégalités sont

permanentes, les individus deviennent peu à peu si dissemblables,

qu’on   dirait   qu’il   y   a   autant   d’humanités   distinctes   qu’il   y   a   de

classes ; on ne découvre jamais à la fois que l’une d’elles, et, perdant

de vue le lien général qui les rassemble toutes dans le vaste sein du

genre humain, on n’envisage jamais que certains hommes et non pas

l’homme.

Ceux qui vivent dans ces sociétés aristocratiques ne conçoivent

donc jamais d’idées fort générales relativement à eux­mêmes, et cela

suffit pour leur donner une défiance habituelle de ces idées et un

dégoût instinctif pour elles.

L’homme   qui   habite   les   pays   démocratiques   ne   découvre,   au

contraire, près de lui, que des êtres à peu près pareils ; il ne peut donc

songer à une partie quelconque de l’espèce humaine, que sa pensée

ne s’agrandisse et ne se dilate jusqu’à embrasser l’ensemble. Toutes

les vérités qui sont applicables à lui­même lui paraissent s’appliquer

également et de la même manière à chacun de ses concitoyens et de

ses semblables. Ayant contracté l’habitude des idées générales dans

celle   de   ses   études   dont   il   s’occupe   le   plus   et   qui   l’intéresse

davantage, il transporte cette même habitude dans toutes les autres, et

c’est ainsi que le besoin de découvrir en toutes choses des règles

communes, de renfermer un grand nombre d’objets sous une même

forme,   et   d’expliquer   un   ensemble   de   faits   par   une   seule   cause,

devient une passion ardente et souvent aveugle de l’esprit humain.

21

Rien ne montre mieux la vérité de ce qui précède que les opinions

de l’Antiquité relativement aux esclaves.

Les génies les plus profonds et les plus vastes de Rome et de la

Grèce n’ont jamais pu arriver à cette idée si générale, mais en même

temps si simple, de la similitude des hommes et du droit égal que

chacun d’eux apporte, en naissant, à la liberté ; et ils se sont évertués

à   prouver   que   l’esclavage   était   dans   la   nature,   et   qu’il   existerait

toujours.

Bien plus, tout indique que ceux des Anciens qui ont été esclaves

avant de devenir libres, et dont plusieurs nous ont laissé de beaux

écrits, envisageaient eux­mêmes la servitude sous ce même jour.

Tous   les   grands   écrivains   de   l’Antiquité   faisaient   partie   de

l’aristocratie des maîtres, ou du moins ils voyaient cette aristocratie

établie sans contestation sous leurs yeux ; leur esprit, après s’être

étendu de plusieurs côtés, se trouva donc borné de celui­là, et il fallut

que Jésus­Christ vînt sur la terre pour faire comprendre que tous les

membres de l’espèce humaine étaient naturellement semblables et

égaux.

Dans les siècles d’égalité, tous les hommes sont indépendants les

uns des autres, isolés et faibles ; on n’en voit point dont la volonté

dirige d’une façon permanente les mouvements de la foule ; dans ces

temps,   l’humanité   semble   toujours   marcher   d’elle­même.   Pour

expliquer ce qui se passe dans le monde, on en est donc réduit à

rechercher quelques grandes causes qui, agissant de la même manière

sur   chacun   de   nos   semblables,   les   portent   ainsi   à   suivre   tous

volontairement une même route. Cela conduit encore naturellement

l’esprit   humain   à   concevoir   des   idées   générales   et   l’amène   à   en

contracter le goût.

J’ai   montré   précédemment   comment   l’égalité   des   conditions

portait chacun à chercher la vérité par soi­même. Il est facile de voir

qu’une   pareille   méthode   doit   insensiblement   faire   tendre   l’esprit

humain vers les idées générales. Lorsque je répudie les traditions de

classe,   de   profession   et   de   famille,   que   j’échappe   à   l’empire   de

l’exemple pour chercher, par le seul effort de ma raison, la voie à

suivre, je suis enclin à puiser les motifs de mes opinions dans la

22

nature   même   de   l’homme,   ce   qui   me   conduit   nécessairement   et

presque à mon insu, vers un grand nombre de notions très générales.

Tout   ce   qui   précède   achève   d’expliquer   pourquoi   les   Anglais

montrent beaucoup moins d’aptitude et de goût pour la généralisation

des idées que leurs fils les Américains et surtout que leurs voisins les

Français, et pourquoi les Anglais de nos jours en montrent plus que

ne l’avaient fait leurs pères.

Les Anglais ont été longtemps un peuple très éclairé et en même

temps  très   aristocratique ;   leurs   lumières   les  faisaient   tendre   sans

cesse vers des idées très générales, et leurs habitudes aristocratiques

les   retenaient   dans   des   idées   très   particulières.   De   là,   cette

philosophie, tout à la fois audacieuse et timide, large et étroite, qui à

dominé jusqu’ici en Angleterre, et qui y tient encore tant d’esprits

resserrés et immobiles.