DU MÊME AUTEUR
Savoir-faire
L’élevage professionnel d’insectes
La gestion des insectes en agriculture naturelle
L’agroécologie : cours théorique
L’agroécologie : cours technique
Les cinq pratiques du jardinage agroécologique
Essais
NAGESI. Nature, société et spiritualité
Réflexions politiques
À la recherche de la morale française
L’agroécologie c’est super cool !
T.1 Quand la nuit vient au jardin
Sens de la vie et pseudo-sciences
Pensées cristallisées
T.2 Le bonheur au jardin
Nouvelles
L’esprit de la nuit
Les secrets de Montfort
Fulgurance
La jeune fille sur le chemin bleu
SITE INTERNET
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Léa ferma la porte du salon sans faire de bruit, donna deux tours de clé et s’engagea d’un pas souple et rapide dans la rue de la Chancellerie puis dans la rue Carnot. Déjà sept heures ; il ne fallait pas traîner. L’antique clé, longue d’une dizaine de centimètres, bringuebalait dans sa poche. Cette heure tardive était un avantage, personne n’allait s’amuser à la dévisager ou à la suivre. En ce mois de décembre, la chaleur surprenait tout le monde dès le lever du soleil. C’était comme un coup de massue. Alors quand le ciel s’éclaircissait à la fin de la nuit, les rues se vidaient de toute forme humaine. Les bonnes mères, prévoyantes, n’attendaient même pas ce moment-là pour rentrer avec leur progéniture dans la fraîcheur de leur maison géothermique. Ou, pour les plus fortunés, dans leur maison troglodyte du niveau moins deux dans les souterrains.
Il fallait que Léa soit à Paris avant neuf heures. Elle longea le mur de l’église Notre Dame. Çà et là des tas de sable poussiéreux apparaissaient. Se formaient. Sans s’arrêter de marcher elle les regarda, mais sans les voir, comme on regarde ces choses qu’on voit chaque jour dans le flot de la routine. À chaque fois, ces tas de sable lui rappelaient son enfance et son passage à l’âge adulte. Pourquoi ces tas disparaissaient et réapparaissaient avait fait partie des petits mystères de son enfance. De ces petits mystères dont les enfants aiment s’entourer, pour grandir dans un monde plus beau, plus magique, où tout est possible… Un jour, elle avait un compris pourquoi et comment ces tas apparaissaient, grossissaient puis disparaissaient, et elle s’était sentie devenir mature. À la fierté de la compréhension s’était mêlée un peu de tristesse. La perte d’une certaine joie de vivre.
Tout en marchant rapidement, elle se remémora ce passage de sa vie. Elle avait regardé ces tas de sable chaque fois qu’elle allait et revenait de l’école. Ces petits tas de sable, presque de la poussière, étaient d’abord insignifiants. Quelques jours après, ils étaient plus haut et un mois plus tard ils étaient devenus des monticules de sable lourd dépassant les deux mètres de hauteur. Chaque fois que le vent revenait, dans la journée, ses tourbillons dispersaient un peu du sable du parvis de l’église jusqu’au pied des murs de la rue Carnot, ce qui faisait grandir les tas. Sur le chemin de l’école, elle aimait se jeter à plein corps sur les plus grands tas, aussi haut que possible, pour se sentir ensuite glisser vers le sol. Et en même temps pour entendre la voix de son père ou de sa mère lui faire la remontrance : « Tu auras du sable dans tes vêtements, tu sais bien que la maîtresse n’aime pas ça ! » En revenant de l’école, certains jours, les tas n’étaient plus là. Léa regardait les emplacements vides, avec des yeux tout aussi vides de compréhension. À la naissance de la nuit en allant à l’école, ils étaient là. À la dissipation de la nuit ils n’y étaient plus. Pourquoi ? Adolescente, son emploi du temps scolaire plus souple lui avait enfin permis d’aller se promener en ville au cœur de la nuit. Comme tout le monde. Et le mystère des tas de sable qui disparaissent n’en fut plus un. Une fois par mois, vers deux heures de la nuit, les balayeurs municipaux, par flegmatisme et par souci de garder leur emploi, arrivaient en groupe, munis de pelles. Ils pelletaient les tas et ramenaient tout le sable sur le parvis de l’église, en l’étalant. Quand il y en avait vraiment trop, ils poussaient le sable dans les ouvertures des remparts, et le sable tombait au pied des remparts où il s’accumulait. Le mystère de son enfance s’était alors envolé ! Elle n’avait pas pu le retenir ; elle avait compris que les mystères étaient une création humaine. Elle s’était créé son propre mystère. Léa s’était senti devenir adulte.
Léa se rappela aussi que, étant enfant, les quantités de sable accumulées au pied des remparts étaient insignifiantes. Aujourd’hui, en fonction des vents, le sable atteignait parfois la mi-hauteur. Sur ces pensées, elle arriva à la place du général de Gaulle. Certes, la station de sphères était plus grande et plus confortable au champ de Mars, et la vue sur la ville était totale, mais elle était trop moderne, trop « neuve », à son goût. Les deux stations avaient été construites en même temps, en 2038, mais Léa préférait sans conteste la station de Gaulle. Cette station ressemblait à un arbre grand et solide, au magnifique tronc blanc. Un gigantesque arbre protecteur. Au niveau du sol, sur une très large assise, la structure en biopolymère et en béton alvéolé s’élevait vers le ciel comme les arbres de naguère. Le « tronc » de biopolymères était creux : à l’intérieur se trouvait la porterie de l’ancienne prison. C’était le vestige d’un énorme bâtiment détruit durant les bombardements du siècle dernier. Parfois une cérémonie de commémoration était célébrée devant ce monument ; à chaque fois il se trouvait quelque bonne âme pour rappeler à ces nostalgiques qu’on avait vécu mille fois pire depuis la révolution climatique.
Tout autour donc, les fibres et les piliers en matériaux modernes de la station s’élevaient en spirale vers les hauteurs, entourant le monument comme un cocon protecteur. Le préservant des assauts de la chaleur, du vent et du sable. Le conservant à l’abri pour les générations futures.
Léa pénétra dans le « tronc » par l’entrée nord. C’était la seule entrée ouverte jusqu’à l’aube, afin de permettre à d’éventuels étourdis de rentrer in extremis avant l’apparition du soleil ! À l’intérieur, arrivée au pied du monument commémoratif, elle leva la tête. Les lumières à accumulateur solaire éclairaient toute la colonne intérieure, avec ses escaliers en spirale qui s’élevaient jusqu’aux différentes plateformes de départ et d’arrivée, les premières à une trentaine de mètres de hauteur, bien au-dessus de la « toiture » de l’ancienne porterie. Durant la journée, ces lumières artificielles étaient éteintes ; la lumière solaire, convenablement filtrée, traversait les biomatériaux du tronc et descendait comme une fontaine paisible sur le monument. Comme une fontaine de lumière, dont on n’avait pas besoin de se méfier. La station De Gaulle était un lieu où on pouvait presque aimer à nouveau cette lumière.
Léa avait découvert la lumière solaire à l’adolescence, comme tous les enfants de la révolution climatique nés au début des années vingt. Enfant, ses parents ne l’autorisaient jamais à sortir en plein jour, même pour de courtes distances et convenablement protégée. Sa famille et elle avaient vécu dans un petit immeuble sur les bords de la Vire. De la rivière, où il y a trente ans encore coulait de l’eau, jusqu’au pied des remparts et l’entrée des souterrains, il y avait trois cents mètres. Ces petits trois cents mètres exposaient déjà à un risque cancérigène de niveau UV-max 4. Et les premiers vents de sable, même si avant 2030 ils n’étaient pas aussi fréquents qu’au-jourd’hui, étaient déjà asphyxiants sans protection adéquate. Ses parents ne voulaient donc pas prendre ces risques ; la petite famille ne sortait que la nuit pour rejoindre les souterrains. Bien sûr, le petit appartement familial construit en 2010 n’avait aucune protection particulière. Les volets devaient demeurer fermés en permanence. La petite famille se sentait même plus en sécurité dans les souterrains ! Pour aller à l’école, Léa avec sa mère ou son père parcouraient précisément cinq cents mètres de souterrain, puis ils prenaient l’ascenseur qui débouchait rue de la Chancellerie. Non loin d’où vivait Léa maintenant.
Le passé voulait ressurgir avec insistance aujourd’hui. Léa n’avait pas besoin de ça, car elle devait se concentrer sur sa mission. Était-ce parce que cette mission allait tracer une ligne entre le passé et l’avenir ? Un avenir qui l’éloignerait du souvenir de ses parents… Léa s’arrêta un instant au pied des escaliers, qui montaient en spirale à l’intérieur de la blanche station. Elle ferma les yeux, inspira longuement, expira. Elle fut prise d’un tremblement, puis elle sourit. D’un pas svelte et rapide, elle gravit les escaliers. Elle laissa courir sa main droite contre la paroi blanche qui était fraîche et légèrement humide. Ce contact était rassurant. C’était doux et agréable, mais surtout c’était la preuve que notre espèce avait su s’adapter et relever cet énorme défi de la révolution climatique. Léa monta d’une spire d’escalier, puis de deux, puis de trois et elle quitta l’escalier pour s’enfoncer dans une ouverture dans la paroi. Là, un automaton accueillait les voyageurs. C’était un automaton modèle 2036, du genre boîte de conserve parlante. Elle présenta son poignet devant son « visage », qui était équipé d’« yeux », deux diodes en fait, à fonction de scanner. Et elle indiqua d’une voie claire sa destination. Elle se fit prélever le montant du voyage via son identité Globalink. Son identité vérifiée, le paiement fut accepté. L’automaton lui adressa un merci laconique et lui ouvrit la porte de la plateforme. Cette porte, épaisse comme toutes les portes conformes au contact aérien diurne, s’ouvrit sans bruit, et les lumières de l’éclairage nocturne de la ville se projetèrent sur son visage. Elle aimait vraiment cet instant, quand on sort du tronc protecteur pour marcher sur les branches ! On avait eu raison de surnommer cette station « L’arbre