Marquis de Sade
DIALOGUE ENTRE UN PRÊTRE ET UN MORIBOND
Le prêtre: Arrivé à cet instant fatal, où le voile de l’illusion ne se déchire que pour laisser à l’homme séduit le tableau cruel de ses erreurs et de ses vices, ne vous repentez-vous point, mon enfant, des désordres multipliés où vous ont emporté la faiblesse et la fragilité humaine?
Le moribond: Oui, mon ami, je me repens.
Le prêtre: Eh bien, profitez de ces remords heureux pour obtenir du ciel, dans le court intervalle qui vous reste, l’absolution générale de vos fautes, et songez que ce n’est que par la médiation du très saint sacrement de la pénitence qu’il vous sera possible de l’obtenir de l’éternel.
Le moribond: Je ne t’entends pas plus que tu ne m’as compris.
Le prêtre: Eh quoi!
Le moribond: Je t’ai dit que je me repentais.
Le prêtre: Je l’ai entendu.
Le moribond: Oui, mais sans le comprendre.
Le prêtre: Quelle interprétation?…
Le moribond: La voici… Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec des passions très fortes; uniquement placé dans ce monde pour m’y livrer et pour les satisfaire, et ces effets de ma création n’étant que des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu l’aimes mieux, que des dérivaisons essentielles à ses projets sur moi, tous en raison des ses lois, je ne me repens que de n’avoir pas assez reconnu sa toute-puissance, et mes uniques remords ne portent que sur le médiocre usage que j’ai fait des facultés (criminelles selon toi, toutes simples selon moi) qu’elle m’avait données pour la servir; je lui ai quelquefois résisté, je m’en repens. Aveuglé par l’absurdité de tes systèmes, j’ai combattu par eux toute la violence des désirs, que j’avais reçus par une inspiration bien plus divine, et je m’en repens, je n’ai moissonné que des fleurs quand je pouvais faire une ample récolte de fruits… Voilà les justes motifs de mes regrets, estime-moi assez pour ne m’en pas supposer d’autres.
Le prêtre: Où vous entraînent vos erreurs, où vous conduisent vos sophismes! Vous prêtez à la chose créée toute la puissance du créateur, et ces malheureux penchants vous ont égaré - vous ne voyez pas qu’ils ne sont que des effets de cette nature corrompue, à laquelle vous attribuez la toute-puissance.
Le moribond: Ami - il me paraît que ta dialectique est aussi fausse que ton esprit. Je voudrais que tu raisonnasses plus juste, ou que tu ne me laissasses mourir en paix. Qu’entends-tu par créateur, et qu’entends-tu par nature corrompue?
Le prêtre: Le créateur est le maître de l’univers, c’est lui qui a tout fait, tout créé, et qui conserve tout par un simple effet de sa toute-puissance.
Le moribond: Voilà un grand homme assurément. Eh bien, dis-moi pourquoi cet homme-là qui est si puissant a pourtant fait selon toi une nature si corrompue.
Le prêtre: Quel mérite eussent eu les hommes, si Dieu ne leur eût pas laissé leur libre arbitre, et quel mérite eussent-ils à en jouir s’il n’y eût sur la terre la possibilité de faire le bien et celle d’éviter le mal?
Le moribond: Ainsi ton dieu a voulu faire tout de travers pour tenter, ou pour éprouver sa créature; il ne la connaissait donc pas, il ne se doutait donc pas du résultat?
Le prêtre: Il la connaissait sans doute, mais encore un coup il voulait lui laisser le mérite du choix.
Le moribond: A quoi bon, dès qu’il savait le parti qu’elle prendrait et qu’il ne tenait qu’à lui, puisque tu le dis tout-puissant, qu’il ne tenait qu’à lui, dis-je, de lui faire prendre le bon.
Le prêtre: Qui peut comprendre les vues immenses et infinies de Dieu sur l’homme et qui peut comprendre tout ce que nous voyons?
Le moribond: Celui qui simplifie les choses, mon ami, celui surtout qui ne multiplie pas les causes, pour mieux embrouiller les effets. Qu’as-tu besoin d’une seconde difficulté, quand tu ne peux pas expliquer la première, et dès qu’il est possible que la nature toute seule ait fait ce que tu attribues à ton dieu, pourquoi veux-tu lui aller chercher un maître? La cause de ce que tu ne comprends pas, est peut-être la chose du monde la plus simple. Perfectionne ta physique et tu comprendras mieux la nature, épure ta raison, bannis tes préjugés et tu n’auras plus besoin de ton dieu.
Le prêtre: Malheureux! je ne te croyais que socinien - j’avais des armes pour te combattre, mais je vois bien que tu est athée, et dès que ton coeur se refuse à l’immensité des preuves authentiques que nous recevons chaque jour de l’existence du créateur - je n’ai plus rien à te dire. On ne rend point la lumière à un aveugle.
Le moribond: Mon ami, conviens d’un fait, c’est que celui des deux qui l’est le plus, doit assurément être plutôt celui qui se met un bandeau que celui qui se l’arrache. Tu édifies, tu inventes, tu multiplies, moi je détruis, je simplifie. Tu ajoutes erreurs sur erreurs, moi je les combats toutes. Lequel de nous deux est aveugle?
Le prêtre: Vous ne croyez donc point en Dieu?
Le moribond: Non. Et cela pour une raison bien simple, c’est qu’il est parfaitement impossible de croire ce qu’on ne comprend pas. Entre la compréhension et la foi, il doit exister des rapports immédiats; la compréhension n’agit point, la foi est morte, et ceux qui, dans tel cas prétendraient en avoir, en imposent. Je te défie toi-même de croire au dieu que tu me prêches - parce que tu ne saurais me le démontrer, parce qu’il n’est pas en toi de me le définir, que par conséquent tu ne le comprends pas - que dès que tu ne le comprends pas, tu ne peux plus m’en fournir aucun argument raisonnable et qu’en un mot tout ce qui est au-dessus des bornes de l’esprit humain, est ou chimère ou inutilité; que ton dieu ne pouvant être l’une ou l’autre de ces choses, dans le premier cas je serais un fou d’y croire, un imbécile dans le second.
Mon ami, prouve-moi l’inertie de la matière, et je t’accorderai le créateur, prouve-moi que la nature ne se suffit pas à elle-même, et je te permettrai de lui supposer un maître; jusque-là n’attends rien de moi, je ne me rends qu’à l’évidence, et je ne la reçois que de mes sens; où ils s’arrêtent ma foi reste sans force. Je crois le soleil parce que je le vois, je le conçois comme le centre de réunion de toute la matière inflammable de la nature, sa marche périodique me plaît sans m’étonner. C’est une opération de physique, peut-être aussi simple que celle de l’électricité, mais qu’il ne nous est pas permis de comprendre. Qu’ai-je besoin d’aller plus loin, lorsque tu m’auras échafaudé ton dieu au-dessus de cela, en serais-je plus avancé, et ne me faudra-t-il pas encore autant d’effort pour comprendre l’ouvrier que pour définir l’ouvrage?
Par conséquent, tu ne m’as rendu aucun service par l ‘édification de ta chimère, tu as troublé mon esprit, mais tu ne l’as pas éclairé et je ne te dois que de la haine au lieu de reconnaissance. Ton dieu est une machine que tu as fabriquée pour servir tes passions, et tu l’as fait mouvoir à leur gré, mais dès qu’elle gêne les miennes trouve bon que je l’aie culbutée, et dans l’instant où mon âme faible a besoin de calme et de philosophie, ne viens pas l’épouvanter de tes sophismes, qui l’effraieraient sans la convaincre, qui l’irriteraient sans la rendre meilleure; elle est, mon ami, cette âme, ce qu’il a plu à la nature qu’elle soit, c’est-à-dire le résultat des organes qu’elle s’est plu de me former en raison de ses vues et de ses besoins; et comme elle a un égal besoin de vices et de vertus, quand il lui a plu de me porter aux premiers, elle m’en a inspiré les désirs, et je m’y suis livré tout de même. Ne cherche que ses lois pour unique cause à notre inconséquence humaine, et ne cherche à ses lois d’autres principes que ses volontés et ses besoins.
Le prêtre: Ainsi donc tout est nécessaire dans le monde.
Le moribond: Assurément.
Le prêtre: Mais si tout est nécessaire - tout est donc réglé.
Le moribond: Qui te dit le contraire?
Le prêtre: Et qui peut régler tout comme il l’est si ce n’est une main toute-puissante et toute sage?
Le moribond: N’est-il pas nécessaire que la poudre s’enflamme quand on y met le feu?
Le prêtre: Oui.
Le moribond: Et quelle sagesse trouves-tu à cela?
Le prêtre: Aucune.
Le moribond: Il est donc possible qu’il y ait des choses nécessaires sans sagesse et possible par conséquent que tout dérive d’une cause première, sans qu’il y ait ni raison ni sagesse dans cette première cause.
Le prêtre: Où voulez-vous en venir?
Le moribond: A te prouver que tout peut être ce qu’il est et ce que tu vois, sans qu’aucune cause sage et raisonnable le conduise, et que des effets naturels doivent avoir des causes naturelles, sans qu’il soit besoin de leur en supposer d’antinaturelles, telle que le serait ton dieu qui lui-même, ainsi que je te l’ai déjà dit, aurait besoin d’explication, sans en fournir aucune; et que, par conséquent dès que ton dieu n’est bon à rien, il est parfaitement inutile; qu’il y a grande apparence que ce qui est inutile est nul et que tout ce qui est nul est néant; ainsi, pour me convaincre que ton dieu est une chimère, je n’ai besoin d’aucun autre raisonnement que celui qui me fournit la certitude de son inutilité.
Le prêtre: Sur ce pied-là, il me paraît peu nécessaire de vous parler de religion.
Le moribond: Pourquoi pas, rien ne m’amuse comme la preuve de l’excès où les hommes ont pu porter sur ce point-là le fanatisme et l’imbécillité; ce sont des espèces d’écarts si prodigieux, que le tableau selon moi, quoique horrible, en est toujours intéressant. Réponds avec franchise et surtout bannis l’égoïsme. Si j’étais assez faible que de me laisser surprendre à tes ridicules systèmes sur l’existence fabuleuse de l’être qui me rend la religion nécessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte? Voudrais-tu que j’adoptasse les rêveries de Confucius, plutôt que les absurdités de Brahma, adorerais-je le grand serpent des nègres, l’astre des Péruviens ou le dieu des armées de Moïse, à laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse, ou quelle hérésie de chrétiens serait selon toi préférable? Prends garde à ta réponse.
Le prêtre: Peut-elle être douteuse.
Le moribond: La voilà donc égoïste.
Le prêtre: Non, c’est t’aimer autant que moi que de te conseiller ce que je crois.
Le moribond: Et c’est nous aimer bien peu tous deux que d’écouter de pareilles erreurs.
Le prêtre: Et qui peut s’aveugler sur les miracles de notre divin rédempteur?
Le moribond: Celui qui ne voit en lui que le plus ordinaire de tous les fourbes et le plus plat de tous les imposteurs.
Le prêtre: O dieux, vous l’entendez et vous ne tonnez pas!
Le moribond: Non, mon ami, tout est en paix, parce que ton dieu, soit impuissance, soit raison, soit tout ce que tu voudras enfin, dans un être que je n’admets un moment que par condescendance pour toi, ou si tu l’aimes mieux pour me prêter à tes petites vues, parce que ce dieu, dis-je, s’il existe comme tu as la folie de le croire, ne peut pas pour nous convaincre avoir pris des moyens aussi ridicules que ceux que ton Jésus suppose.
Le prêtre: Eh quoi, les prophéties, les miracles, les martyrs, tout cela ne sont pas des preuves?
Le moribond: Comment veux-tu en bonne logique que je puisse recevoir comme preuve tout ce qui en a besoin soi-même? Pour que la prophétie devînt preuve, il faudrait d’abord que j’eusse la certitude complète qu’elle a été faite; or cela étant consigné dans l’histoire, ne peut plus avoir pour moi d’autre force que tous les autres faits historiques, dont les trois quarts sont fort douteux; si à cela j’ajoute encore l’apparence plus que vraisemblable qu’ils ne me sont transmis que par des historiens intéressés, je serai comme tu vois plus qu’en droit d’en douter. Qui m’assurera d’ailleurs que cette prophétie n’a pas été l’effet de la combinaison de la plus simple politique comme celle qui voit un règne heureux sous un roi juste, ou de la gelée dans l’hiver; et si tout cela est, comment veux-tu que la prophétie ayant un tel besoin d’être prouvée puisse elle-même devenir une preuve?
A l’égard de tes miracles, ils ne m’en imposent pas davantage. Tous les fourbes en ont fait, et tous les sots en ont cru; pour me persuader de la vérité d’un miracle, il faudrait que je fusse bien sûr que l’événement que vous appelez tel fût absolument contraire aux lois de la nature, car il n’y a que ce qui est hors d’elle qui puisse passer pour miracle, et qui la connaît assez pour oser affirmer que tel est précisément celui où elle est enfreinte? Il ne faut que deux choses pour accréditer un prétendu miracle, un bateleur et des femmelettes; va, ne cherche jamais d’autre origine aux tiens, tous les nouveaux sectateurs en ont fait, et ce qui est plus singulier, tous ont trouvé des imbéciles qui les ont crus. Ton Jésus n’a rien fait de plus singulier qu’Apollonius de Thyane, et personne pourtant ne s’avise de prendre celui-ci pour un dieu; quant à tes martyrs, ce sont bien assurément les plus débiles de tous tes arguments. Il ne faut que de l’enthousiasme et de la résistance pour en faire, et tant que la cause opposée m’en offrira autant que la tienne, je ne serai jamais suffisamment autorisé à en croire une meilleure que l’autre, mais très porté en revanche à les supposer toutes les deux pitoyables.
Ah! mon ami, s’il était vrai que le dieu que tu prêches existât, aurait-il besoin de miracles, de martyrs et de prophéties pour établir son empire, et si, comme tu le dis, le coeur de l’homme était son ouvrage, ne serait-ce pas là le sanctuaire qu’il aurait choisi pour sa loi? Cette loi égale, puisqu’elle émanerait d’un dieu juste, s’y trouverait d’une manière irrésistible également gravée dans tous, et d’un bout de l’univers à l’autre, tous les hommes se ressemblant par cet organe délicat et sensible se ressembleraient également par l’hommage qu’ils rendraient au dieu de qui ils le tiendraient, tous n’auraient qu’une façon de l’aimer, tous n’auraient qu’une façon de l’adorer ou de le servir et il leur deviendrait aussi impossible de méconnaître ce dieu que de résister au penchant de son culte. Que vois-je au lieu de cela dans l’univers, autant de dieux que de pays, autant de manières de servir ces dieux que de différentes têtes ou de différentes imaginations, et cette multiplicité d’opinions dans laquelle il m’est physiquement impossible de choisir serait selon toi l’ouvrage d’un dieu juste?
Va, prédicant tu l’outrages ton dieu en me le présentant de la sorte, laisse-moi le nier tout à fait, car s’il existe, alors je l’outrage bien moins par mon incrédulité que toi par tes blasphèmes. Reviens à la raison, prédicant, ton Jésus ne vaut pas mieux que Mahomet, Mahomet pas mieux que Moïse, et tous trois pas mieux que Confucius qui pourtant dicta quelques bons principes pendant que les trois autres déraisonnaient; mais en général tous ces gens-là ne sont que des imposteurs, dont le philosophe s’est moqué, que la canaille a crus et que la justice aurait dû faire pendre.
Le prêtre: Hélas, elle ne l’a que trop fait pour l’un des quatre.
Le moribond: C’est celui qui le méritait le mieux. Il était séditieux, turbulent, calomniateur, fourbe, libertin, grossier farceur et méchant dangereux, possédait l’art d’en imposer au peuple et devenait par conséquent punissable dans un royaume en l’état où se trouvait alors celui de Jérusalem. Il a donc été très sage de s’en défaire et c’est peut-être le seul cas où mes maximes, extrêmement douces et tolérantes d’ailleurs, puissent admettre la sévérité de Thémis; j’excuse toutes les erreurs, excepté celles qui peuvent devenir dangereuses dans le gouvernement où l’on vit; les rois et leurs majestés sont les seules choses qui m’en imposent, les seules que je respecte, et qui n’aime pas son pays et son roi n’est pas digne de vivre.
Le prêtre: Mais enfin, vous admettez bien quelque chose après cette vie, il est impossible que votre esprit ne se soit pas quelquefois plu à percer l’épaisseur des ténèbres du sort qui nous attend, et quel système peut l’avoir mieux satisfait que celui d’une multitude de peines pour celui qui vit mal et d’une éternité de récompenses pour celui qui vit bien?
Le moribond: Quel, mon ami? celui du néant; jamais il ne m’a effrayé, et je n’y voit rien que de consolant et de simple; tous les autres sont l’ouvrage de l’orgueil, celui-là seul l’est de la raison. D’ailleurs il n’est ni affreux ni absolu, ce néant. N’ai-je pas sous mes yeux l’exemple des générations et régénérations perpétuelles de la nature? Rien ne périt, mon ami, rien ne se détruit dans le monde; aujourd’hui homme, demain ver, après-demain mouche, n’est-ce pas toujours exister? Et pourquoi veux-tu que je sois récompensé de vertus auxquelles je n’ai nul mérite, ou puni de crimes dont je n’ai pas été le maître; peux-tu accorder la bonté de ton prétendu dieu avec ce système et peut-il avoir voulu me créer pour se donner le plaisir de me punir, et cela seulement en conséquence d’un choix dont il ne me laisse pas le maître?
Le prêtre: Vous l’êtes.
Le moribond: Oui, selon tes préjugés; mais la raison les détruit et le système de la liberté de l’homme ne fut jamais inventé que pour fabriquer celui de la grâce qui devenait si favorable à vos rêveries. Quel est l’homme au monde qui, voyant l’échafaud à côté du crime, le commettrait s’il était libre de ne pas le commettre? Nous sommes entraînés par une force irrésistible, et jamais un instant les maîtres de pouvoir nous déterminer pour autre chose que pour le côté vers lequel nous sommes inclinés. Il n’y a pas une seule vertu qui ne soit nécessaire à la nature et réversiblement, pas un seul crime dont elle n’ait besoin, et c’est dans le parfait équilibre qu’elle maintient des uns et des autres, que consiste toute sa science, mais pouvons-nous être coupables du côté dans lequel elle nous jette? Pas plus que ne l’est la guêpe qui vient darder son aiguillon dans ta peau.
Le prêtre: Ainsi donc, le plus grand de tous les crimes ne doit nous inspirer aucune frayeur?
Le moribond: Ce n’est pas là ce que je dis, il suffit que la loi le condamne, et que le glaive de la justice le punisse, pour qu’il doive nous inspirer de l’éloignement ou de la terreur, mais, dès qu’il est malheureusement commis, il faut savoir prendre son parti, et ne pas se livrer au stérile remords; son effet est vain, puisqu’il n’a pas pu nous en préserver, nul, puisqu’il ne le répare pas; il est donc absurde de s’y livrer et plus absurde encore de craindre d’en être puni dans l’autre monde si nous sommes assez heureux que d’avoir échappé de l’être en celui-ci. A Dieu ne plaise que je veuille par là encourager au crime, il faut assurément l’éviter tant qu’on le peut, mais c’est par raison qu’il faut savoir le fuir, et non par de fausses craintes qui n’aboutissent à rien et dont l’effet est sitôt détruit dans une âme un peu ferme. La raison - mon ami, oui, la raison toute seule doit nous avertir que de nuire à nos semblables ne peut jamais nous rendre heureux, et que notre cœur, que de contribuer à leur félicité, est la plus grande pour nous que la nature nous ait accordé sur la terre; toute la morale humaine est renfermée dans ce seul mot: rendre les autres aussi heureux que l’on désire de l’être soi-même et ne leur jamais faire plus de mal que nous n’en voudrions recevoir.
Voilà, mon ami, voilà les seuls principes que nous devions suivre et il n’y a besoin ni de religion, ni de dieu pour goûter et admettre ceux-là, il n’est besoin que d’un bon cœur. Mais je sens que je m’affaiblis, prédicant, quitte tes préjugés, sois homme, sois humain, sans crainte et sans espérance; laisse là tes dieux et tes religions; tout cela n’est bon qu’à mettre le fer à la main des hommes, et le seul nom de toutes ces horreurs a plus fait verser de sang sur la terre, que toutes les autres guerres et les autres fléaux à la fois. Renonce à l’idée d’un autre monde, il n’y en a point, mais ne renonce pas au plaisir d’être heureux et d’en faire en celui-ci. Voilà la seule façon que la nature t’offre de doubler ton existence ou de l’étendre. Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens, je l’ai encensée toute ma vie, et j’ai voulu la terminer dans ses bras: ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci, prends-en ta part, tâche d’oublier sur leurs seins à mon exemple tous les vains sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de l’hypocrisie.
NOTE
Le moribond sonna, les femmes entrèrent et le prédicant devint dans leur bras un homme corrompu par la nature, pour n’avoir pas su expliquer ce que c’était que la nature corrompue.
Donatien Alphonse François, Marquis de Sade
HISTORIETTES, CONTES ET FABLIAUX (1788)
Tout le monde a connu au commencement de ce siècle Mme la présidente de C…, l’une des femmes les plus aimables et la plus jolie de Dijon, et tout le monde l’a vue caresser et tenir publiquement sur son lit le serpent blanc qui va faire le sujet de cette anecdote.
– Cet animal est le meilleur ami que j’aie au monde, disait-elle un jour, à une dame étrangère qui venait la voir, et qui paraissait curieuse d’apprendre les motifs des soins que cette jolie présidente avait pour son serpent ; j’ai aimé passionnément autrefois, continua-t-elle, madame, un jeune homme charmant, obligé de s’éloigner de moi pour aller cueillir des lauriers ; indépendamment de notre commerce réglé, il avait exigé qu’à son exemple, à de certaines heures convenues, nous nous retirerions chacun de notre côté dans des endroits solitaires pour ne nous occuper absolument que de notre tendresse. Un jour, à cinq heures du soir, allant m’enfermer dans un cabinet de fleurs au bout de mon jardin pour lui tenir parole, bien sûre qu’aucun des animaux de cette espèce ne pouvait être entré dans mon jardin, j’aperçus subitement à mes pieds cette bête charmante dont vous me voyez idolâtre. Je voulus fuir, le serpent s’étendit au-devant de moi, il avait l’air de me demander grâce, il avait l’air de me jurer qu’il était bien loin d’avoir envie de me faire mal ; je m’arrête, je considère cet animal ; me voyant tranquille, il s’approche, il fait cent voltes à mes pieds plus lestes les unes que les autres, je ne puis m’empêcher de porter ma main sur lui, il y passe délicatement sa tête, je le prends, j’ose le mettre sur mes genoux, il s’y blottit et paraît y dormir. Un trouble inquiet me saisit… Des larmes coulent malgré moi de mes yeux et vont inonder cette charmante bête… Éveillé par ma douleur, il me considère… il gémit… il ose élever sa tête auprès de mon sein… il le caresse… et retombe anéanti… Oh, juste ciel, c’en est fait, m’écriai-je, et mon amant est mort ! Je quitte ce lieu funeste, emportant avec moi ce serpent auquel un sentiment caché semble me lier comme malgré moi… Fatals avertissements d’une voix inconnue dont vous interpréterez comme il vous plaira les arrêts, madame, mais huit jours après j’apprends que mon amant a été tué, à l’heure même où le serpent m’était apparu ; je n’ai jamais voulu me séparer de cette bête, elle ne me quittera qu’à la mort ; je me suis mariée depuis, mais sous les clauses expresses que l’on ne me l’enlèverait point.
Et en achevant ces mots, l’aimable présidente saisit son serpent, le fit reposer sur son sein, et lui fit faire comme à un épagneul cent jolis tours devant la dame qui l’interrogeait.
Ô Providence, que tes décrets sont inexplicables, si cette aventure est aussi vraie que toute la province de Bourgogne l’assure !
Un officier gascon avait obtenu de Louis XIV une gratification de cent cinquante pistoles, et son ordre à la main, il entre, sans se faire annoncer, chez M. Colbert qui était à table avec quelques seigneurs.
– Lequel de vous autres messieurs, dit-il avec l’accent qui prouvait sa patrie, lequel je vous prie est M. Colbert ?
– Moi, monsieur, lui répond le ministre, qu’y a-t-il pour votre service ?
– Une vétille, monsieur, ce n’est qu’une gratification de cent cinquante pistoles qu’il faut m’escompter dans l’instant.
M. Colbert, qui voyait bien que le personnage prêtait à l’amusement, lui demande la permission d’achever de dîner et pour qu’il s’impatiente moins, il le prie de se mettre à table avec lui.
– Volontiers, répondit le Gascon, aussi bien je n’ai pas dîné.
Le repas fait, le ministre, qui a eu le temps de faire prévenir le premier commis, dit à l’officier qu’il peut monter dans le bureau et que son argent l’attend ; le Gascon arrive… mais on ne lui compte que cent pistoles.
– Badinez-vous, monsieur, dit-il au commis, ou ne voyez-vous pas que mon ordre est de cent cinquante ?
– Monsieur, répond le plumitif, je vois très bien votre ordre, mais je retiens cinquante pistoles, pour votre dîner.
– Cadédis, cinquante pistoles, il ne m’en coûte que vingt sols à mon auberge.
– J’en conviens, mais vous n’y avez pas l’avantage de dîner avec le ministre.
– Eh bien soit, dit le Gascon, en ce cas, monsieur, gardez tout, j’amènerai demain un de mes amis et nous serons quittes.
La réponse et la plaisanterie qui l’avait occasionnée amusèrent un instant la cour ; on ajouta cinquante pistoles à la gratification du Gascon, qui s’en retourna triomphant dans son pays, vanta les dîners de M. Colbert, Versailles et la manière dont on y récompense les saillies de la Garonne.
Il y a tout plein de femmes imprudentes qui s’imaginent que, pourvu qu’elles n’en viennent pas au fait avec un amant, elles peuvent sans offenser leur époux se permettre au moins un commerce de galanterie, et, il résulte souvent de cette manière de voir les choses des suites plus dangereuses que si leur chute eût été complète. Ce qui arriva à la marquise de Guissac, femme de condition de Nîmes en Languedoc, est une preuve sûre de ce que nous posons ici pour maxime.
Folle, étourdie, gaie, pleine d’esprit et de gentillesse, Mme de Guissac crut que quelques lettres galantes, écrites et reçues entre elle et le baron d’Aumelas, n’entraîneraient aucune conséquence, premièrement qu’elles seraient ignorées et que si malheureusement elles venaient à être découvertes, pouvant prouver son innocence à son mari, elle ne mériterait nullement sa disgrâce ; elle se trompa… M. de Guissac, excessivement jaloux, soupçonne le commerce, il interroge une femme de chambre, il se saisit d’une lettre, il n’y trouve pas d’abord de quoi légitimer ses craintes, mais infiniment plus qu’il n’en faut pour nourrir des soupçons. Dans ce cruel état d’incertitude, il se munit d’un pistolet et d’un verre de limonade, entre comme un furieux dans la chambre de sa femme…
– Je suis trahi, madame, lui crie-t-il en fureur, lisez ce billet : il m’éclaire ; il n’est plus temps de balancer, je vous laisse le choix de votre mort.
La marquise se défend, elle jure à son époux qu’il se trompe, qu’elle peut être, il est vrai, coupable d’imprudence, mais qu’elle ne l’est assurément pas d’aucun crime.
– Vous ne m’en imposerez plus, perfide, répond le mari furieux, vous ne m’en imposerez plus, dépêchez-vous de choisir, ou cette arme à l’instant va vous priver du jour.
La pauvre Mme de Guissac effrayée se détermine pour le poison, prend la coupe et l’avale.
– Arrêtez, lui dit son époux dès qu’elle en a bu une partie, vous ne périrez pas seule ; haï de vous, trompé par vous, que voudriez-vous que je devinsse au monde ? et en disant cela, il avale le reste du calice.
– Oh monsieur, s’écrie Mme de Guissac, dans l’état affreux où vous venez de nous réduire l’un et l’autre, ne me refusez pas un confesseur, et que je puisse en même temps embrasser pour la dernière fois mon père et ma mère.
On envoie chercher sur-le-champ les personnes que demande cette femme infortunée, elle se jette dans le sein de ceux qui lui ont donné le jour et proteste de nouveau qu’elle n’est point coupable. Mais quels reproches faire à un mari qui se croit trompé et qui ne punit aussi cruellement sa femme qu’en s’immolant lui-même ? Il ne s’agit que de se désespérer, et les pleurs coulent également de toutes parts.
Cependant le confesseur arrive…
– Dans ce cruel instant de ma vie, dit la marquise, je veux pour la consolation de mes parents et pour l’honneur de ma mémoire faire une confession publique.
Et en même temps elle s’accuse tout haut de tout ce que la conscience lui reproche depuis qu’elle est née.
Le mari attentif et qui n’entend point parler du baron d’Aumelas, bien sûr que ce n’est point dans un moment pareil où sa femme osera employer la dissimulation, se relève au comble de la joie.
– Ô mes chers parents, s’écrie-t-il en embrassant à la fois son beau-père et sa belle-mère, consolez-vous, et que votre fille me pardonne la peur que je lui ai faite, elle m’a donné assez d’inquiétude pour qu’il me fût permis de lui en rendre un peu. Il n’y a jamais eu de poison dans ce que nous avons pris l’un et l’autre, qu’elle soit tranquille, soyons-le tous, et qu’elle retienne au moins qu’une femme vraiment honnête non seulement ne doit point faire le mal, mais qu’elle ne doit même jamais le laisser soupçonner.
La marquise eut toutes les peines du monde à revenir de son état ; elle avait si bien cru être empoisonnée que la force de son imagination lui avait déjà fait sentir toutes les angoisses d’une pareille mort ; elle se relève tremblante, elle embrasse son époux, la joie remplace la douleur, et la jeune femme trop corrigée par cette terrible scène promet bien qu’elle évitera à l’avenir jusqu’à la plus légère apparence des torts. Elle a tenu parole et a vécu depuis plus de trente ans avec son mari sans que jamais celui-ci ait eu le plus léger reproche à lui faire.
Il arriva sous la Régence une aventure à Paris, assez extraordinaire pour être encore racontée de nos jours avec intérêt ; elle offre d’un côté une débauche secrète, que jamais rien ne put trop éclaircir, de l’autre trois meurtres affreux, dont l’auteur ne fut jamais découvert. Et à … les conjectures avant d’offrir la catastrophe, préparée par ce qui la méritait, peut-être effrayera-t-elle moins.
On prétend que M. de Savari, vieux garçon, maltraité de la nature , mais plein d’esprit, d’une société agréable, et réunissant chez lui rue des Déjeuneurs, la meilleure compagnie possible, avait imaginé de faire servir sa maison à des prostitutions d’un genre fort singulier. Les femmes ou les filles de condition exclusivement qui voulaient, sous l’ombre du plus profond mystère, jouir sans conséquence des plaisirs de la volupté, trouvaient chez lui un certain nombre d’associés prêts à les satisfaire, et jamais rien ne résultait de ces intrigues momentanées, dont une femme ne recueillait que les fleurs sans courir aucun risque des épines qui n’accompagnent que trop ces arrangements, quand ils prennent la tournure publique d’un commerce réglé. La femme ou la demoiselle revoyait le lendemain dans le monde l’homme avec lequel elle avait eu affaire la veille, sans avoir l’air de le connaître et sans que celui-ci parût la distinguer des autres femmes, moyennant quoi point de jalousie dans les ménages, point de pères irrités, point de séparation, point de couvent, en un mot aucune des suites funestes qu’entraînent ces sortes d’affaires. Il était difficile de rien trouver de plus commode, et ce plan sans doute serait dangereux à offrir de nos jours ; il serait incontestablement à craindre que son exposé n’éveillât l’idée de le remettre en vigueur dans un siècle où la dépravation des deux sexes a franchi toutes les bornes connues, si nous ne placions en même temps l’aventure cruelle qui devint la punition de celui qui l’avait inventé.
M. de Savari, auteur et exécuteur du projet, restreint, quoique à son aise, à un seul valet et à une cuisinière pour ne pas multiplier les témoins des déportements de sa maison, vit arriver un matin chez lui un homme de sa connaissance qui venait lui demander à dîner.
– Parbleu volontiers, répond M. de Savari, et pour vous prouver le plaisir que vous me faites, je vais ordonner qu’on aille vous tirer du meilleur vin de ma cave…
– Un moment, dit l’ami dès que le valet eut reçu l’ordre, je veux voir si La Brie ne nous trompe pas… je connais les tonneaux, je veux le suivre et observer si réellement il prendra du meilleur.
– Bon, bon, dit le maître de la maison saisissant au mieux la plaisanterie, sans mon cruel état je vous y accompagnerais moi-même, mais vous me ferez plaisir de voir si ce coquin-là ne nous induira pas en erreur.
L’ami sort, il entre dans la cave, se saisit d’un levier, assomme le valet, remonte aussitôt dans la cuisine, met la cuisinière sur le carreau, tue jusqu’à un chien et un chat qu’il trouve sur son passage, repasse dans l’appartement de M. de Savari, qui, incapable par son état de faire aucune défense, se laisse écraser comme ses gens, et cet assommeur impitoyable, sans se troubler, sans ressentir aucun remords de l’action qu’il vient de commettre, détaille tranquillement, sur la page blanche d’un livre qu’il trouve sur la table, la manière dont il s’y est pris, ne touche à quoi que ce soit, n’emporte rien, sort du logis, le ferme et disparaît.
La maison de M. de Savari était trop fréquentée pour que cette cruelle boucherie ne fût promptement découverte ; on frappe, personne ne répondant, bien sûr que le maître ne peut être dehors, on brise les portes et l’on aperçoit l’état affreux du ménage de cet infortuné ; non content de transmettre les détails de son action au public, le flegmatique assassin avait placé sur une pendule, ornée d’une tête de mort, ayant pour devise : Regardez-la afin de régler votre vie, avait, dis-je, [placé sur] cette sentence un papier écrit où se lisait : Voyez sa vie, et vous ne serez pas surpris de sa fin.
Une telle aventure ne tarda pas à faire du bruit, on fouilla partout, et la seule pièce trouvée ayant rapport à cette cruelle scène fut la lettre d’une femme, non signée, adressée à M. de Savari, et contenant les mots suivants :
« Nous sommes perdus, mon mari vient de tout savoir, songez au remède, il n’y a que Paparel qui puisse ramener son esprit, faites qu’il lui parle, sans quoi il n’y a point de salut à espérer. »
Un Paparel, trésorier de l’extraordinaire des guerres, homme aimable et de bonne compagnie, fut cité : il convint qu’il voyait M. de Savari, mais que, de plus de cent personnes de la cour et de la ville qui allaient chez lui, à la tête desquelles on pouvait placer M. le duc de Vendôme, il était de tous un de ceux qui le voyaient le moins.
Plusieurs personnes furent arrêtées, et rendues presque aussitôt libres. On en sut assez enfin pour se convaincre que cette affaire avait des branches innombrables, et qui en compromettant l’honneur des pères et des maris de la moitié de la capitale, allaient également tympaniser un nombre infini de gens de la première qualité ; et pour la première fois de la vie, dans des têtes magistrales, la prudence remplaça la sévérité. On en resta là, au moyen de quoi jamais la mort de ce malheureux, trop coupable sans doute pour être plaint des gens honnêtes, ne put trouver aucun vengeur ; mais si cette perte fut insensible à la vertu, il est à croire que le vice s’en affligea longtemps, et qu’indépendamment de la bande joyeuse qui trouvait tant de myrtes à cueillir chez ce doux enfant d’Épicure, les jolies prêtresses de Vénus qui, sur les autels de l’amour, venaient journellement brûler de l’encens, durent pleurer la démolition de leur temple.
Et voilà comme tout est compassé ; un philosophe dirait en lisant cette narration : si, de mille personnes que toucha peut-être cette aventure, cinq cents furent contentes et les cinq cents autres affligées, l’action devient indifférente ; mais si malheureusement le calcul donne huit cents êtres malheureux de la privation des plaisirs occasionnée par cette catastrophe, contre seulement deux cents qui se trouvent y gagner, M. de Savari faisait plus de bien que de mal et le seul coupable fut celui qui l’immola à son ressentiment ; je vous laisse la chose à décider et passe rapidement à un autre sujet.
C’est une chose assez singulière que l’idée que quelques personnes pieuses se font des jurements ; elles s’imaginent que certaines lettres de l’alphabet arrangées dans tel ou tel sens, peuvent aussi bien dans un de ces sens infiniment plaire à l’Éternel que l’outrager cruellement, prises dans l’autre, et ce préjugé sans doute est un des plus plaisants de tous ceux qui offusquent la gent dévote.
Du nombre de ces gens scrupuleux sur les b et les f était un ancien évêque de Mirepoix qui passait pour un saint au commencement de ce siècle ; allant un jour voir l’évêque de Damiers, son carrosse embourba dans les chemins horribles qui séparent ces deux villes : on avait beau faire, les chevaux n’en voulaient plus.
– Monseigneur, dit à la fin le cocher fulminant, tant que vous serez là, mes chevaux n’avanceront pas.
– Et pourquoi donc ? reprit l’évêque.
– C’est qu’il faut absolument que je jure, et que Votre Grandeur s’y oppose ; cependant nous coucherons ici si Elle ne veut pas me le permettre.
– Eh bien, eh bien, reprit le doucereux évêque en faisant un signe de croix, jurez donc, mon enfant, mais bien peu.
Le cocher sacre, les chevaux tirent, monseigneur remonte… et l’on arrive sans accident.
La chose du monde à laquelle les philosophes ajoutent le moins de foi, c’est aux revenants ; si cependant le trait extraordinaire que je vais rapporter, trait revêtu de la signature de plusieurs témoins et consigné dans des archives respectables, si ce trait, dis-je, et d’après ces titres et d’après l’authenticité qu’il eut dans son temps, peut devenir susceptible d’être cru, il faudra bien, malgré le scepticisme de nos stoïciens, se persuader que si tous les contes de revenants ne sont pas vrais, au moins y a-t-il sur cela des choses très extraordinaires.
Une grosse Mme Dallemand que tout Paris connaissait alors pour une femme gaie, franche, naïve et de bonne compagnie, vivait depuis plus de vingt ans qu’elle était veuve, avec un certain Ménou, homme d’affaires qui logeait auprès de Saint-Jean-en-Grève. Mme Dallemand se trouvait un jour à dîner chez une Mme Duplatz, femme de sa tournure et de sa société, lorsqu’au milieu d’une partie que l’on avait commencée en sortant de table, un laquais vint prier Mme Dallemand de passer dans une chambre voisine, attendu qu’une personne de sa connaissance demandait instamment à lui parler pour une affaire aussi pressée que conséquente ; Mme Dallemand dit qu’on attende, qu’elle ne veut point déranger sa partie ; le laquais revient, et insiste tellement que la maîtresse de la maison est la première à presser Mme Dallemand d’aller voir ce qu’on lui veut. Elle sort et reconnaît Ménou.
– Quelle affaire si pressée, lui dit-elle, peut vous engager à venir me troubler ainsi dans une maison où vous n’êtes point connu ?
– Une très essentielle, madame, répond le courtier, et vous devez croire qu’il faut bien qu’elle soit de cette espèce, pour que j’aie obtenu de Dieu la permission de venir vous parler pour la dernière fois de ma vie…
A ces paroles qui n’annonçaient pas un homme très en bon sens, Mme Dallemand se trouble et fixant son ami qu’elle n’avait pas vu depuis quelques jours, elle s’effraye encore plus en le voyant pâle et défiguré.
– Qu’avez-vous, monsieur, lui dit-elle, quels sont les motifs et de l’état où je vous vois, et des choses sinistres que vous m’adressez… éclaircissez-moi au plus vite, que vous est-il donc arrivé ?
– Rien que de très ordinaire, madame, dit Ménou, après soixante ans de vie il était tout simple d’arriver au port, grâce au ciel m’y voilà ; j’ai payé à la nature le tribut que tous les hommes lui doivent, je ne me plains que de vous avoir oubliée dans mes derniers instants, et c’est cette faute, madame, dont je viens vous demander excuse.
– Mais, monsieur, vous battez la campagne, il n’y a point d’exemple d’une telle déraison ; ou revenez à vous, ou je vais appeler à moi.
– N’appelez point, madame, cette visite importune ne sera pas longue, j’approche du terme qui m’a été accordé par l’Éternel ; écoutez donc mes dernières paroles et c’est pour jamais que nous allons nous quitter… Je suis mort, vous dis-je, madame, vous serez bientôt éclaircie de la vérité de ce que je vous avance. Je vous ai oubliée dans mon testament, je viens réparer ma faute ; prenez cette clef, transportez-vous à l’instant chez moi ; derrière la tapisserie de mon lit vous trouverez une porte de fer, vous l’ouvrirez avec la clef que je vous donne, et vous emporterez l’argent que contiendra l’armoire fermée par cette porte ; ces sommes sont inconnues de mes héritiers, elles sont à vous, personne ne vous les disputera. Adieu, madame, ne me suivez pas…
Et Ménou disparaît.
Il est aisé d’imaginer avec quel trouble Mme Dallemand rentra dans le salon de son amie ; il lui fut impossible d’en cacher le sujet…
– La chose mérite d’être reconnue, lui dit Mme Duplatz, ne perdons pas un instant.
On demande des chevaux, on monte en voiture, on se transporte chez Ménou… Il était à sa porte, gisant dans son cercueil ; les deux femmes montent dans les appartements, l’amie du maître, trop connue pour être refusée, parcourt toutes les chambres qui lui plaisent, elle arrive à celle indiquée, trouve la porte de fer, l’ouvre avec la clef qu’on lui a remise, reconnaît le trésor et l’emporte.
Voilà sans doute des preuves d’amitié et de reconnaissance dont les exemples ne sont pas fréquents et qui, si les revenants effrayent, doivent au moins, l’on en conviendra, leur faire pardonner les peurs qu’ils peuvent nous causer, en faveur des motifs qui les conduisent vers nous.
Il parut, comme on sait, sous le règne de Louis XIV un ambassadeur perse en France ; ce prince aimait à attirer à sa cour des étrangers de toutes les nations qui pussent admirer sa grandeur, et rapporter dans leur pays quelques étincelles des rayons de la gloire dont il couvrait les deux bouts de la terre ; l’ambassadeur, en passant à Marseille, y fut reçu magnifiquement. Sur cela, MM. les magistrats du Parlement d’Aix désirèrent, quand il arriverait chez eux, de ne pas se trouver en reste avec une ville au-dessus de laquelle ils placent la leur avec assez peu de raison ; en conséquence, le premier de tous les projets fut de complimenter le Persan ; le haranguer en provençal n’eût pas été difficile, mais l’ambassadeur n’y eût rien compris ; cette difficulté arrêta longtemps. La cour délibéra : il lui faut peu de chose pour délibérer, un procès de paysans, un train à la comédie, et principalement une affaire de catins, tout cela sont de grands objets pour ces magistrats oisifs, depuis qu’il ne leur est plus possible de porter encore, comme sous François Ier, le fer et la flamme dans la province et de l’arroser des flots du sang des malheureux peuples qui l’habitent.
On délibéra donc, mais comment parvenir à faire traduire cette harangue, on avait beau délibérer, on n’en trouvait pas le moyen. Se pouvait-il que dans une société de marchands de thon accidentellement vêtus d’une jaquette noire, dont pas un seul ne sait seulement le français, il se rencontrât un confrère qui parlât le persan ? La harangue était pourtant faite ; trois avocats célèbres l’avaient travaillée six semaines ; enfin on découvrit, soit dans le troupeau, soit dans la ville, un matelot qui avait été longtemps dans le Levant et qui parlait persan presque aussi bien que son patois. On l’instruit, il accepte 1e rôle, il apprend la harangue et la traduit avec facilité ; le jour venu, on le revêt d’une vieille casaque de premier président, on lui prête la plus ample perruque du parquet, et suivi de toute la bande magistrale, il s’avance vers l’ambassadeur. On était convenu mutuellement de ses rôles, et le harangueur avait surtout bien recommandé à ceux qui le suivaient de ne le jamais perdre de vue et de faire absolument tout ce qu’on lui verrait faire. L’ambassadeur s’arrête au milieu du cours où il était arrangé que l’on le rencontrerait ; le matelot s’incline et peu accoutumé à avoir une si belle perruque sur le crâne, de la courbette, il fait voler la tignasse aux pieds de Son Excellence ; MM. les magistrats, qui avaient promis d’imiter, mettent à l’instant leur perruque bas et courbent avec bassesse vers le Persan leurs crânes pelés et peut-être même un peu galeux ; le matelot, sans s’étonner, ramasse ses cheveux, se recoiffe, et entonne le compliment ; il s’exprimait si bien, que l’ambassadeur le crut de son pays ; cette idée le mit en colère.
– Malheureux, s’écria-t-il, en portant la main sur son sabre, tu ne parlerais pas ainsi ma langue si tu n’étais un renégat de Mahomet ; il faut que je te punisse de ta faute, il faut que tu la payes aussitôt de ta tête.