Lentement, comme à contrecœur, le froid abandonna la terre et les brumes révélèrent, en se retirant, une armée éparpillée sur les collines, au repos. Cependant que le paysage sombre passait au vert, l’armée s’éveillait excitée par le bruit des rumeurs. Les regards se tournaient vers les chemins, qui de longs canaux de boue liquide s’élargissaient en de convenables routes. Une rivière aux teintes d’ambre sous ses rives ombragées, coulait, murmurante, aux pieds de l’armée ; et la nuit, quand ses flots devenaient d’un noir triste, on pouvait y voir la lueur rouge, comme celle d’un œil, des feux de camps hostiles allumés aux versants bas des collines distantes.
Il arriva qu’un certain soldat de grande taille, pris de vertu, aille résolument laver une chemise. Volant presque, il revint du ruisseau en agitant son vêtement comme une bannière. Il était enthousiasmé par l’histoire qu’il venait d’entendre de la part d’un ami sûr, qui l’avait entendu d’un cavalier digne de foi ; qui lui-même la tenait d’un frère en qui l’on pouvait avoir toute confiance : un des officiers d’ordonnance du QG. Il adoptait l’air important du héraut chamarré de rouge et d’or. « Nous allons faire mouvement demain… c’est sûr », dit-il pompeusement à un groupe d’une compagnie d’infanterie. « Nous allons remonter la rivière, la traverser, et les contourner par l’arrière ».
Pour son attentive audience il dessina de manière tapageuse le plan détaillé d’une très brillante campagne. Quand il eut fini, les hommes en tuniques bleues se dispersèrent en petits groupes, entre les rangées de huttes brunes et basses ; les commentaires allaient bon train. Un conducteur de chariot nègre qui dansait sur une caisse à munition, sous les encouragements gais et bruyants d’une quarantaine de soldats, se retrouva bientôt seul. Il se rassit d’un air triste. De la fumée s’élevait paresseusement d’une multitude de cheminées pittoresques.
– « C’est un mensonge ! et c’est tout !… un énorme mensonge ! » dit tout haut un soldat au doux visage enflammé, qui fourrait les mains dans les poches de son pantalon, comme pour mieux contenir sa rage. Il prenait la chose comme un affront personnel. « Je ne crois pas que notre chère vieille armée va jamais se mettre en mouvement. Nous sommes cloués ici. Huit fois je me suis préparé à partir durant les deux semaines écoulées, et nous sommes encore là. »
Le soldat de grande taille se sentit amené à défendre une rumeur qu’il avait lui-même introduite. Lui et le soldat à la voix forte furent sur le point de se battre à ce propos.
Un caporal se mit à jurer devant le rassemblement. Il venait tout juste de mettre un plancher coûteux dans sa cabane, disait-il. Au cours du printemps dernier il s’était gardé d’ajouter plus largement au confort qui l’entourait, car il sentait que l’armée pouvait partir à tout moment. Mais récemment il finit néanmoins par avoir l’impression d’être dans un campement durable.
La plupart des hommes s’engagèrent dans de vifs débats. L’un d’eux soulignait de manière originale et lucide tous les plans du QG. Il fut contredit par des hommes qui plaidaient pour d’autres plans de campagne. Ils déclamaient bruyamment les uns contre les autres, la plupart en de futiles essais pour attirer l’attention de tous. Cependant que le soldat qui avait colporté la rumeur s’agitait tout autour, l’air important. Il était continuellement assailli de questions.
– « Qu’est-ce qui se prépare Jim ? »
– « L’armée va se mettre en mouvement. »
– « Ha ! de quoi tu parles toi ? Qu’en sais-tu ? »
– « Hé bien vous pouvez m’en croire ou pas, c’est comme vous voulez. Je m’en balance. Je vous ai dit ce que je sais, prenez-le comme vous voulez. Ça ne fait pas de différence pour moi. »
Il y avait matière à penser dans sa façon de répondre. Il les convainquit presque en dédaignant à fournir des preuves. Ils en devinrent plus excités.
Un jeune soldat écoutait avec une oreille attentive les paroles du soldat de grande taille, et les commentaires variés de ses camarades. Après en avoir eut assez des discussions à propos des marches et des attaques, il regagna sa cabane, en rampant à travers l’ouverture compliquée qui lui servait de porte. Il désirait être seul avec les réflexions neuves qui l’obsédaient depuis peu.
Il s’étendit sur une large paillasse qui occupait tout le fond de la pièce. À l’autre bout, serrées autour de la cheminée, se trouvaient les caisses à munitions vides, servant de mobilier. Une gravure provenant d’un hebdomadaire illustré était accrochée au mur en bois brut, ainsi que trois fusils bien parallèles sur leurs crochets. Les équipements étaient suspendus à portée de mains, et quelques assiettes de zinc se trouvaient sur une petite pile de bois de chauffage. Pliée en forme de tente une bâche servait de toiture, qui sous les rayons directs du soleil, brillait comme un store jaune. Une petite fenêtre jetait un carré oblique de lumière blanchâtre sur le sol jonché. La fumée, par moments, négligeait la cheminée en terre et serpentait dans la pièce : ces maigres ouvrages d’argile et de bois menaçaient constamment de mettre le feu à tout le camp.
L’adolescent était dans un état de profonde perplexité. Ainsi, ils allaient finalement se battre. Le lendemain, peut-être, il y aurait une bataille et il y serait. Un moment, il eut de la peine à s’en convaincre. Il ne pouvait accepter sans hésitation cette annonce qu’il était sur le point de se mêler à l’une des grandes affaires en ce monde.
Il avait, bien sûr, rêvé de bataille toute sa vie : ces vagues conflits sanglants qui l’excitaient avec leur ruée et leur feu. En rêve il s’était vu dans nombre de combats. Il imaginait les gens à l’abri sous l’ombre de ses prouesses d’aigle. Mais une fois éveillé, il considérait les batailles comme des taches écarlates sur les pages du passé. Il les classait comme des choses d’une époque perdue, avec ses images toutes faites de couronnes imposantes et de châteaux inaccessibles. Il y avait une partie de l’histoire du monde qu’il considérait comme une époque guerrière ; mais, pensait-il, il y a longtemps qu’elle est passée au-delà de l’horizon et a disparu à jamais.
Chez lui ses yeux encore jeunes voyaient avec méfiance la guerre dans son propre pays. Ce devait être une sorte de jeu. Longtemps il désespéra d’assister à une bataille pareille à celle des Grecs. De telles luttes ne seront plus jamais se disait-il. Les hommes sont meilleurs, ou peut-être plus timides. Une éducation séculaire et religieuse aura effacé l’instinct de se prendre à la gorge ; à moins qu’une économie plus stable n’eût réfréné les passions.
Maintes fois, il brûla de s’engager. Des histoires de mouvements importants secouaient le pays. Les combats ne devaient manifestement pas être homériques, mais ils paraissaient pleins de gloire. Il avait lu sur les marches, les sièges, les batailles, et il désirait voir tout cela. Son esprit agité lui dessinait de grands tableaux aux couleurs extravagantes, qui le fascinaient avec des hauts faits à vous couper le souffle.
Mais sa mère l’avait découragé. Elle affectait de voir avec quelques mépris la qualité de son ardeur guerrière et son patriotisme. Elle pouvait calmement s’asseoir, et sans difficultés apparentes, lui donner des centaines de raisons pour lesquelles il était, lui, d’une plus grande importance à la ferme que sur un champ de bataille. Elle avait une certaine manière de s’exprimer qui lui disait que ses affirmations sur le sujet venaient d’une conviction profonde. De plus, il voyait que de son point de vue à elle, la motivation morale de son argument était inattaquable.
À la fin cependant, il s’était mis en ferme rébellion contre cette flétrissure jetée sur ses ambitions hautes en couleurs. Les journaux, les discussions du village, ses propres représentations, l’avaient soulevé à une ardeur sans frein. Finalement, ils y étaient dans de vrais combats dans le coin. Presque chaque jour, les journaux imprimaient les comptes rendus d’une victoire décisive.
Une nuit qu’il était couché dans son lit, les vents charrièrent les tintements fiévreux d’une cloche d’église : quelque exalté tirait sur la corde avec frénésie pour annoncer les nouvelles orageuses d’une grande bataille. Cette voix du peuple se réjouissant dans la nuit le fit frissonner, et le mit dans un état d’excitation prolongée qui atteignait à l’extase. Un moment plus tard il descendit vers la chambre de sa mère et lui parla ainsi : « M’an je vais m’engager. »
– « Henri, ne fait pas l’idiot ! » répondit sa mère, qui remonta alors la couverture sur son visage. Ce qui mit fin à la question cette nuit-là.
Néanmoins, le lendemain matin il partit vers une ville proche de la ferme de sa mère, et s’enrôla dans une compagnie qui se formait là-bas. Quand il fut revenu chez lui sa mère trayait la vache pie. Quatre autres vaches attendaient debout.
– « M’an, je me suis engagé », lui dit-il avec une voix mal assurée. Il y eut un court silence.
– « Que la volonté de Dieu soit faite, Henri », avait-elle finalement répondu, et puis elle continua de traire la vache pie.
Quand il se tint debout sur le seuil de la maison, avec sa tenue de soldat sur le dos, et une lueur d’attente et d’excitation dans les yeux qui gagnait presque celle du regret de rompre les attaches de la maison maternelle, il vit deux larmes couler sur les joues apeurées de sa mère.
Pourtant, elle l’avait déçu, en refusant de dire quoi que ce soit sur la perspective d’un retour glorieux ou d’une mort au champ de bataille. Au fond de lui-même, il s’attendait à une belle scène d’adieu. Il avait préparé certaines phrases qu’il pensait pouvoir utiliser avec un effet touchant. Mais ce qu’elle dit ruina tous ses préparatifs. Elle s’obstinait à éplucher des pommes de terre en lui disant :
– « Prend garde Henri, et fais bien attention à toi dans ces affaires de batailles. Prend garde et fais bien attention à toi. Ne vas pas penser qu’on peut battre toute l’armée rebelle dès le début, parce qu’on peut pas. Tu n’es qu’un p’tit gars parmi tant d’autres, et tu dois te tenir tranquille, et faire ce qu’ils te diront. Je sais comment que t’es Henri.
Je t’ai tricoté huit paires de chaussettes, Henri, et je t’ai mis toutes tes meilleures chemises ; car je veux que mon garçon soit aussi confortable et au chaud que n’importe qui d’autre dans l’armée. Si elles sont abîmées, je veux que tu me les envoies aussitôt pour que je les raccommode.
Sois toujours sur tes gardes, et choisis bien tes compagnons. Il y a beaucoup de mauvais types dans l’armée, Henri. L’armée les rend farouches, et ils n’aiment pas mieux que d’entraîner de jeunes gars comme toi, qui n’ont jamais été loin de chez eux et ont toujours eu leur maman à leurs côtés, pour leur apprendre à boire et à jurer. Tiens-toi loin de ces gens, Henri. Je ne veux pas que tu fasses jamais quelque chose, Henri, dont tu aurais honte que je sache. Pense seulement que je suis toujours avec toi. Si tu gardes ceci en tête, toujours, je crois que tu t’en sortiras très bien.
Les jeunes gens dans l’armée deviennent terriblement négligents, Henri. Ils sont loin de chez eux, et ils n’ont personne qui s’en occupe. J’ai peur pour toi à propos de ça. Tu n’as jamais pris l’habitude de faire les choses par toi-même. Ainsi, tu dois continuer à m’écrire sur l’état de tes vêtements.
Tu dois toujours te rappeler ton père aussi, mon enfant, et te souvenir qu’il n’a jamais bu une goutte d’alcool dans toute sa vie, et qu’il jurait rarement et de façon innocente.
Je ne sais pas quoi te dire de plus, Henri, excepté que tu ne dois jamais faire aucun manquement au devoir, mon enfant, qui retomberait sur moi. Si tu te retrouves face à la mort ou s’il t’arrive de faire une chose méprisable, hé bien, Henri, ne pense à rien d’autre sinon ce qui est juste ; parce qu’il y a beaucoup de choses qu’une femme doit supporter par les temps qui courent, et le Seigneur prendra soin de nous tous… N’oublie pas de m’envoyer tes chaussettes dès qu’elles seront abîmées, et voilà une petite Bible que je veux que tu prennes avec toi, Henri. Je ne suppose pas que tu seras assis à la lire tout le jour, mon enfant, non rien de la sorte. La plupart du temps tu oublieras qu’elle est avec toi, je n’en doute pas. Mais tu auras pas mal d’occasions, Henri, quand tu auras besoin d’un conseil mon garçon, ou quelque chose comme ça, et qu’il n’y aura personne autour de toi peut-être pour te dire quoi faire. Alors si tu la consultes mon garçon, tu y trouveras la sagesse ; tu y trouveras la sagesse, Henri, sans que tu aies besoin d’y chercher longtemps.
N’oublie pas à propos des chaussettes et des chemises mon enfant ; et j’ai mis un pot de confitures de mûres dans ton ballot, parce que je sais que tu les aimes par-dessus tout. Au revoir, Henri, prends garde à toi, et sois un brave garçon. »
Bien sûr il fut impatienté par l’épreuve de ce discours. Ce ne fut pas tout à fait ce qu’il attendait, et il le supporta avec un air irrité. Il s’en alla en ressentant un vague soulagement.
Pourtant, quand il se retourna sur le seuil d’entrée, et vit sa mère, – maigre silhouette tremblante, agenouillée parmi les épluchures de pommes de terre, sa face brune levée, inondée par les larmes –, il baissa la tête et s’en alla, se sentant soudain honteux de ce qu’il allait entreprendre.
De la maison il regagna le séminaire, pour faire ses adieux à ses camarades d’école. Ils s’étaient amassés autour de lui, émerveillés et admiratifs. Il sentait l’abîme qu’il y avait maintenant entre lui et eux, ce qui l’emplissait d’une calme fierté. Lui et quelques amis qui s’enrôlèrent avec les bleus, furent tout à fait inondés de faveurs durant tout l’après-midi, et ce fut très délicieux. Ils paradaient.
Une fille aux cheveux blonds avait fait de vives démonstrations de joie devant son air martial, mais il y en avait une autre, un peu brune, qu’il avait fixé du regard ; il pensa que la vue de sa tunique bleue et ses épaulettes dorées la rendait plutôt triste et réservée. Comme il descendait le chemin entre une rangée de chênes, il tourna la tête et la surprit qui suivait des yeux son départ depuis une fenêtre. Aussitôt qu’il l’eut aperçue, elle leva immédiatement son regard au ciel qui perçait à travers les hautes branches. Il vit dans ses mouvements une grande nervosité et une grande hâte quand elle changea son maintien. Il y pensait souvent.
Sur le chemin de Washington, son moral était au plus haut. Le régiment était caressé et dorloté à chaque halte, si bien que l’adolescent finit par croire qu’il devait être un héros déjà. Il y avait une large dépense de pain, de viandes froides, de café, de cornichons et de fromage. Tandis qu’il était caressé par le sourire des jeunes filles, et que les vieux le complimentaient avec des tapes amicales sur l’épaule, il sentait se lever en lui la force de réaliser de hauts faits d’armes.
Après un voyage compliqué et plein de haltes, vinrent les mois d’une vie de camp monotone. Il avait cru que la vraie guerre était une série de luttes à mort, avec très peu de temps pour le sommeil et les repas ; mais depuis que son régiment était en campagne, l’armée n’avait rien fait que d’essayer de se tenir tranquille et au chaud.
Graduellement il fut ramené à ses vieilles idées : les luttes à la façon grecque ne sont plus possibles… Les hommes sont meilleurs ou plus timides… L’éducation séculaire et religieuse aura effacé l’instinct de se prendre à la gorge… Ou peut-être une économie plus stable aura-t-elle réfréné les passions…
Il finissait par se considérer comme la part infime d’une vaste manœuvre des bleus. Sa tâche se limitait à prendre soin, autant qu’il le pouvait, de son confort personnel. Pour se distraire il pouvait se tourner les pouces et spéculer sur les pensées qui devaient agiter l’esprit des généraux. De même, il fit des exercices et passa en revue ; des exercices, et encore des exercices et des revues.
Les seuls ennemis qu’il vit furent quelques piquets de gardes le long de la rivière. Un lot de philosophes tannés par le soleil, qui, de temps à autre, tiraient philosophiquement sur les sentinelles des bleus. Quand on leur reprochait ceci plus tard ils exprimaient habituellement un profond regret, et juraient par tous les dieux que les coups étaient partis sans leur permission. Une nuit qu’il était de garde, l’adolescent s’entretint avec l’un d’entre eux par delà la rivière. Celui-ci était quelque peu en haillons, crachait habilement entre ses bottes, et possédait un grand fond d’assurance enfantine et ennuyeuse. En tant que personne l’adolescent le trouvait sympathique.
– « Yankee, » lui avoua l’autre, « tu es le vrai modèle du bon garçon ».
Ce sentiment qui flotta vers lui à travers l’air tranquille, lui fit regretter la guerre pour un moment.
De nombreux vétérans lui racontaient des histoires. Quelques-uns parlaient de ces hordes moustachues et grises, qui, jurant sans arrêt et mâchant du tabac, avançaient avec une bravoure indicible ; de terribles et féroces corps de troupe qui se déplaçaient comme les Huns. D’autres parlaient d’hommes en haillons, toujours affamés qui tiraient des coups de feu désespérés. « Ils fonceraient à travers le feu, le souffre et l’enfer pour tenir quelque chose dans leur havresac, de pareils estomacs n’attendent pas longtemps », lui disait-on. Par ces histoires, l’adolescent imaginait leurs corps décharnés et rouges, saillant à travers les déchirures de leurs uniformes usés.
Toutefois, il ne pouvait croire tout à fait à ce que racontaient les vétérans, car les nouvelles recrues étaient leurs proies. Ils parlaient beaucoup de fumée, de feu et de sang. Mais il ne pouvait dire la part de mensonge qu’il y avait. Ils lui criaient avec insistance « bleusaille ! ». Il n’était pas raisonnable de leur faire confiance.
Cependant, il se rendait maintenant compte qu’il importait peu de connaître le genre de soldat avec qui on allait se battre du moment que l’on se battait ; un fait que personne ne peut contester. Il y avait un problème plus sérieux. Étendu sur sa paillasse, il y réfléchissait. Il essayait de se prouver mathématiquement qu’il ne déserterait pas le champ de bataille.
Auparavant il ne s’était jamais senti obligé de traiter la question d’une manière trop sérieuse. Au cours de sa vie il avait tenu certaines choses pour assurées, ne doutant jamais de sa foi quant au succès final, et s’inquiétant très peu des moyens pour y parvenir. Mais ici il était confronté à quelque chose d’important. Il lui paraissait subitement que peut-être lors d’une bataille il pourrait déserter. Il était forcé d’admettre que tant que la guerre n’était pas là, il n’en saurait rien.
À une époque suffisamment lointaine, il eut facilement écarté ce problème hors de sa conscience ; mais maintenant il se sentait contraint de l’examiner de façon sérieuse.
Une peur panique grandissait quelque peu en lui. Comme son imagination allait de l’avant au combat, il vit de hideuses perspectives. Il considéra les menaces à l’affût dans le futur, et faillit dans son courage à se voir debout au milieu d’elles. Il se rappela ses visions où la gloire lui était soumise ; mais à l’ombre de l’imminent tumulte, il les suspecta de n’être que d’impossibles rêves.
Vivement il se leva de sa paillasse, et commença à faire nerveusement les cent pas. « Mon Dieu qu’est-ce qui me prend ? » dit-il tout haut.
Il sentait que, dans cette crise, ses règles de vie étaient inutiles. Quoiqu’il put apprendre sur lui-même, ici c’était sans valeur ; il ne se reconnaissait plus… Il voyait bien qu’il était encore obligé de passer par l’expérience comme il le faisait dans sa prime jeunesse. Il devait accumuler les informations par lui-même ; et en attendant, il résolut de rester sur ses gardes au cas où ces choses, dont il ne savait rien, ne le mettent en disgrâce éternelle. « Mon Dieu ! » répétait-il désespéré.
Un moment plus tard le soldat de grande taille se glissa habilement par l’ouverture, suivit de la voix forte. Ils se querellaient bruyamment.
– « C’est très bien ! » dit l’échalas en entrant. Il secouait la main de manière expressive. « Tu peux me croire où pas, c’est juste comme tu veux. Tout ce que t’as à faire est de t’asseoir, de te tenir tranquille et d’attendre. Alors très bientôt tu sauras que j’avais raison ».
Son camarade grogna d’un air obstiné. Durant un moment il parut chercher quelque formidable réplique. Finalement, il dit : « Hé bien, tu ne peux pas savoir tout ce qui se passe n’est-ce pas ? »
– « Ai-je dit que je savais tout ? » répliqua l’autre d’un ton coupant. Et il commença de mettre divers articles bien enveloppés dans son sac à dos.
L’adolescent, mettant une pause à sa marche nerveuse, se mit à regarder la silhouette occupée de l’échalas. « C’est sûr qu’il y aura une bataille ici, Jim ? » demanda-t-il.
– « Bien sûr que oui ! » répondit l’autre. « Bien sûr que oui. T’as qu’à attendre demain, et tu verras l’une des plus grandes batailles qui fut jamais. T’as qu’à attendre. »
– « Tonnerre ! » dit l’adolescent.
– « Oh ! tu verras la bagarre cette fois mon garçon, tu verras ce que c’est qu’un combat complet et bien régulier », ajouta l’échalas, avec l’air d’un homme sur le point d’exhiber une bataille rien que pour le bénéfice d’instruire ses amis.
– « Peuh ! » dit le ténor depuis son coin.
– « Alors », insista l’adolescent, « cette histoire n’est pas une fausse alerte comme les autres ? »
– « Pas du tout, » répondit l’échalas exaspéré, « pas du tout ! La cavalerie n’est-elle pas toute partie ce matin ? » Il jeta des regards furieux autour de lui. Personne ne contesta ce fait. « La cavalerie est partie ce matin, » continua-t-il. « On dit qu’il n’en est guère resté dans le camp. Ils allaient à Richmond, ou quelque part par là ; tandis que nous, nous nous battrons avec les sudistes. C’est un retrait stratégique ou quelque chose comme ça. Le régiment a reçu des ordres aussi, c’est ce que m’a dit tout à l’heure un type qui les a vu arriver au QG. Et ils allument le feu à travers tout le camp : chacun peut le voir. »
– « Tu parles ! » dit la grosse voix.
L’adolescent resta silencieux un moment. Enfin, il s’adressa au soldat de grande taille : « Jim ! »
– « Quoi ? »
– « Comment penses-tu que le régiment va se comporter ? »
– « Oh ! ils se battront bien je crois, une fois qu’ils y seront, » dit l’autre d’un ton froid. Il sut utiliser la troisième personne avec finesse. « Il y a eut des tas de blagues qu’on leur a jeté dessus parce qu’ils sont novices, bien sûr et tout ça ; mais je crois qu’ils se battront bien. »
– « Penses-tu qu’il y aura des déserteurs ? » insista l’adolescent.
– « Oh ! il y aura peut-être quelques-uns d’entre eux qui fuiront, il y en a de ces types dans chaque régiment, spécialement quand ils vont au feu pour la première fois » dit l’autre de manière indulgente. « Bien sûr il peut arriver que tout le bazar se défile, si une grande bataille tombe dès le début, et alors il faudra à nouveau rester pour se battre comme à l’entraînement. Mais on n’est jamais sûr d’avance. Bien qu’ils n’aient jamais été sous le feu encore, et qu’il soit improbable qu’ils battent toute l’armée rebelle d’un seul coup, dès la première rencontre, je pense qu’ils se battront mieux que certains, même si c’est pire que d’autres. C’est ainsi que je me figure la chose. Ils appellent le régiment « bleusaille » et tout ça, mais les gens ont de la valeur ; et la plupart d’entre eux se battront comme des diables, dès qu’on se sera mis à tirer », ajouta-t-il avec un grand accent de fierté sur les derniers mots.
– « Oh ! tu crois savoir… », commença le stentor avec mépris.
L’autre se retourna vers lui avec une vivacité de bête féroce. Ils eurent une rapide altercation, au cours de laquelle ils se collèrent l’un à l’autre d’étranges épithètes.
À la fin l’adolescent les interrompit : « As-tu jamais pensé que toi-même tu déserterais, Jim ? », demanda-t-il. En terminant la phrase il rit comme s’il avait voulu dire une plaisanterie. De même, la voix forte se mit à ricaner.
L’échalas secoua la main : « Hé bien, » dit-il d’un ton pénétré, « j’avais pensé que ça allait chauffer pour Jim Conklin dans l’une de ces grandes mêlées ; et si tout un tas de gars allait se mettre à fuir, hé bien je suppose que je me serais tiré. Et si une fois je me mets à courir, je courrai comme le diable, y a pas d’erreur ! Mais si tout le monde tient le coup et se bat, hé bien ! je tiendrai le coup et je me battrai. Je le ferai que diable ! Je parierais là-dessus. »
– « Ha ! » dit le ténor.
Le jeune héros de cette histoire ressentit de la gratitude pour les paroles de son camarade. Il avait eu peur que tous les hommes inexpérimentés comme lui ne possédassent une grande et ferme confiance en soi. Dans une certaine mesure, il était maintenant rassuré.
Le lendemain matin l’adolescent découvrait que son grand camarade avait été le messager hâtif d’une erreur. Il y eut beaucoup de moqueries sur ce dernier de la part de ceux qui, hier, étaient les fermes adhérents de ses vues ; il y avait même quelque mépris ironique de la part de ceux qui n’avaient jamais cru à la rumeur. L’échalas se battit avec un homme de Chatfield Corners et lui donna une sévère raclée.
L’adolescent sentait, toutefois, que son problème demeurait entier. Au contraire, il se prolongeait de manière irritante. Cette histoire avait fait naître en lui un grand intérêt pour soi. Maintenant avec cette question nouvelle sur la conscience, il était acculé à revenir à sa vieille considération de n’être qu’une part de la vaste manœuvre des bleus.
Pendant des jours, il fit d’incessants calculs, mais ils étaient tous diantrement peu satisfaisants. Il trouvait qu’il ne pouvait rien établir de sûr. Il conclut finalement que le seul moyen de se donner une preuve était d’aller au feu, et alors, de voir, métaphoriquement, ses jambes découvrir leur mérite ou leur blâme. Il admettait à contrecœur qu’il ne pouvait s’asseoir tranquillement et tirer une réponse par la réflexion, comme pour un calcul mental. Pour avoir cette réponse, il devait passer par le risque, le sang et le feu, qui sont comme ces ingrédients nécessaires au chimiste pour ses tests dangereux. Dans l’attente, il se rongeait les sangs.
En attendant, il essayait continuellement d’estimer sa valeur relativement à ses camarades. L’échalas lui donnait un peu de confiance en tout cas. Le sang-froid et la sérénité de cet homme le rassuraient dans une certaine mesure ; car il le connaissait depuis l’enfance, et de cette intime connaissance il ne voyait pas comment il pourrait faire quoique ce soit, dont il ne serait pas capable, lui. Pourtant il pensa que son camarade, lui, pouvait se tromper sur son compte. D'autre part, il pouvait être un homme destiné jusque-là à rester obscur et en paix, alors qu’en réalité il était fait pour briller au champ de bataille.
L’adolescent aurait voulu découvrir quelqu’un d’autre qui doutât de lui-même. C’eût été une joie pour lui de trouver une autre pensée intime qui sympathiserait avec la sienne.
Il essayait parfois de sonder ses camarades avec des questions pièges. Il chercha à trouver des hommes dans l’état d’âme appropriée. Toutes ses tentatives pour amener ne serait-ce qu’une phrase qui ressemblerait de manière ou d’une autre à la sorte de confession du doute qu’il avait intimement reconnu en lui-même, échouèrent. Il avait peur de faire l’aveu direct de son inquiétude, craignant de mettre quelque confident sans scrupule au niveau d’une grande intimité, ce qui lui permettrait de le tourner en ridicule.
En accord avec sa détresse, sa pensée oscillait entre deux opinions à l’égard de ses camarades. Quelques fois il inclinait à croire qu’ils étaient tous des héros. En fait, à part lui, il admettait souvent un meilleur développement de ces hautes qualités chez les autres. Il pouvait concevoir que les hommes allassent de par le monde, insignifiants, portant en eux leur grand courage sans que cela parût ; et quoiqu’il ait connu nombre de ses camarades depuis l’enfance, il commençait à craindre que son jugement sur eux ait été aveugle. Mais parfois, il dédaignait ces hypothèses, et se persuadait que tous ses compagnons s’inquiétaient et tremblaient au fond d’eux-mêmes.
Ces sentiments lui donnaient une sensation étrange en présence d’hommes qui parlaient de la prochaine bataille de manière excitée, comme d’un drame dont ils seraient sur le point d’être les témoins ; avec, sur leur visage, rien d’apparent, si ce n’est une grande impatience et une avide curiosité. Souvent il les soupçonnait d’être des menteurs.
Il ne laissait pas passer de pareilles pensées sans que généralement il ne se condamnât sévèrement. Parfois il s’assommait de reproches : s’étant lui-même convaincu de nombreux délits honteux contre les saints usages de la tradition.
Dans sa grande anxiété, son cœur tempêtait contre cette lenteur des généraux qu’il considérait comme intolérable. Ils paraissaient contents de percher tranquillement sur les berges de la rivière, le laissant ployer tout seul sous le poids d’un grand problème. Il le voulait immédiatement résoudre. Il ne pouvait plus supporter un tel poids, se disait-il. Quelquefois sa colère contre les chefs atteignait l’aigu, et il murmurait avec fureur par tout le camp comme un ancien.
Un matin cependant, il se retrouva dans les rangs de son régiment prêt à partir. Les hommes murmuraient des opinions et répétaient de vieilles rumeurs. Dans les ténèbres qui les enveloppaient juste avant l’aube, leurs uniformes brillaient d’une légère teinte pourprée et sombre. Par delà la rivière, les yeux rouges des feux de camp ennemis veillaient toujours.