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Jean Racine
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À Monseigneur
Le duc de Chevreuse
MONSEIGNEUR,
Vous serez peutêtre étonné de voir votre nom à la tête de cet
ouvrage ; et si je vous avais demandé la permission de vous l’offrir,
je doute si je l’aurais obtenue. Mais ce serait être en quelque sorte
ingrat que de cacher plus longtemps au monde les bontés dont vous
m’avez toujours honoré. Quelle apparence qu’un homme qui ne
travaille que pour la gloire se puisse taire d’une protection aussi
glorieuse que la vôtre ?
Non, MONSEIGNEUR, il m’est trop avantageux que l’on sache
que mes amis mêmes ne vous sont pas indifférents, que vous prenez
part à tous mes ouvrages, et que vous m’avez procuré l’honneur de
lire celuici devant un homme dont toutes les heures sont précieuses.
Vous fûtes témoin avec quelle pénétration d’esprit il jugea
l’économie de la pièce, et combien l’idée qu’il s’est formée d’une
excellente tragédie est audelà de tout ce que j’ai pu concevoir.
Ne craignez pas, MONSEIGNEUR, que je m’engage plus avant,
et que n’osant le louer en face, je m’adresse à vous pour le louer avec
plus de liberté. Je sais qu’il serait dangereux de le fatiguer de ses
louanges, et j’ose dire que cette même modestie, qui vous est
commune avec lui, n’est pas un des moindres liens qui vous attachent
l’un à l’autre.
La modération n’est qu’une vertu ordinaire quand elle ne se
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rencontre qu’avec des qualités ordinaires. Mais qu’avec toutes les
qualités et du cœur et de l’esprit, qu’avec un jugement qui, ce
semble, ne devrait être le fruit que de l’expérience de plusieurs
années, qu’avec mille belles connaissances que vous ne sauriez
cacher à vos amis particuliers, vous ayez encore cette sage retenue
que tout le monde admire en vous, c’est sans doute une vertu rare en
un siècle où l’on fait vanité des moindres choses. Mais je me laisse
emporter insensiblement à la tentation de parler de vous ; il faut
qu’elle soit bien violente, puisque je n’ai pu y résister dans une lettre
où je n’avais autre dessein que de vous témoigner avec combien de
respect je suis,
MONSEIGNEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
RACINE.
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De tous les ouvrages que j’ai donnés au public, il n’y en a point
qui m’ait attiré plus d’applaudissements ni plus de censeurs que
celui−ci. Quelque soin que j’ai pris pour travailler cette tragédie, il
semble qu’autant que je me suis efforcé de la rendre bonne, autant de
certaines gens se sont efforcés de la décrier. Il n’y a point de cabale
qu’ils n’aient faite, point de critique dont ils ne se soient avisés. Il y
en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi. Ils ont dit que je
le faisais trop cruel. Pour moi, je croyais que le nom seul de Néron
faisait entendre quelque chose de plus que cruel. Mais peut−être
qu’ils raffinent sur son histoire, et veulent dire qu’il était honnête
homme dans ses premières années. Il ne faut qu’avoir lu Tacite pour
savoir que, s’il a été quelque temps un bon empereur, il a toujours été
un très méchant homme. Il ne s’agit point dans ma tragédie des
affaires du dehors. Néron est ici dans son particulier et dans sa
famille, et ils me dispenseront de leur rapporter tous les passages qui
pourraient aisément leur prouver que je n’ai point de réparation à lui
faire.
D’autres ont dit, au contraire, que je l’avais fait trop bon. J’avoue
que je ne m’étais pas formé l’idée d’un bon homme en la personne de
Néron. Je l’ai toujours regardé comme un monstre. Mais c’est ici un
monstre naissant. Il n’a pas encore mis le feu à Rome, il n’a pas
encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs : à cela près, il me
semble qu’il lui échappe assez de cruautés pour empêcher que
personne ne le méconnaisse.
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Quelques−uns ont pris l’intérêt de Narcisse, et se sont plaints que
j’en eusse fait un très méchant homme et le confident de Néron. Il
suffit d’un passage pour leur répondre. « Néron, dit Tacite, porta
impatiemment la mort de Narcisse, parce que cet affranchi avait une
conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés :
Cujus abditis adhuc vitiis mire congruebat ».
Les autres se sont scandalisés que j’eusse choisi un homme aussi
jeune que Britannicus pour le héros d’une tragédie. Je leur ai déclaré,
dans la préface d’Andromaque, le sentiment d’Aristote sur le héros
de la tragédie, et que bien loin d’être parfait, il faut toujours qu’il ait
quelque imperfection. Mais je leur dirai encore ici qu’un jeune prince
de dix−sept ans qui a beaucoup de cœur, beaucoup d’amour,
beaucoup de franchise et beaucoup de crédulité, qualités ordinaires
d’un jeune homme, m’a semblé très capable d’exciter la compassion.
Je n’en veux pas davantage.
« Mais, disent−ils, ce prince n’entrait que dans sa quinzième
année lorsqu’il mourut. On le fait vivre, lui et Narcisse, deux ans plus
qu’ils n’ont vécu. » Je n’aurais point parlé de cette objection, si elle
n’avait été faite avec chaleur par un homme qui s’est donné la liberté
de faire régner vingt ans un empereur qui n’en a régné que huit,
quoique ce changement soit bien plus considérable dans la
chronologie, où l’on suppute les temps par les années des empereurs.
Junie ne manque pas non plus de censeurs. Ils disent que d’une
vieille coquette, nommée Junia Silana, j’en ai fait une jeune fille très
sage. Qu’auraient−ils à me répondre, si je leur disais que cette Junie
est un personnage inventé, comme l’Emilie de Cinna, comme la
Sabine d’Horace ? Mais j’ai à leur dire que, s’ils avaient bien lu
l’histoire, ils auraient trouvé une Junia Calvina, de la famille
d’Auguste, soeur de Silanus, à qui Claudius avait promis Octavie.
Cette Junie était jeune, belle, et, comme dit Sénèque : festivissima
omnium puellarum. Elle aimait tendrement son frère, « et leurs
ennemis, dit Tacite, les accusèrent tous deux d’inceste, quoiqu’ils ne
fussent coupables que d’un peu d’indiscrétion. » Si je la présente plus
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retenue qu’elle n’était, je n’ai pas ouï dire qu’il nous fût défendu de
rectifier les moeurs d’un personnage, surtout lorsqu’il n’est pas
connu.
L’on trouve étrange qu’elle paraisse sur le théâtre après la mort de
Britannicus. Certainement la délicatesse est grande de ne pas vouloir
qu’elle dise en quatre vers assez touchants qu’elle passe chez
Octavie. « Mais, disent−ils, cela ne valait pas la peine de la faire
revenir, un autre l’aurait pu raconter pour elle. » Ils ne savent pas
qu’une des règles du théâtre est de ne mettre en récit que les choses
qui ne se peuvent passer en action, et que tous les Anciens font venir
souvent sur la scène des acteurs qui n’ont autre chose à dire, sinon
qu’ils viennent d’un endroit, et qu’ils s’en retournent à un autre.
« Tout cela est inutile, disent mes censeurs. La pièce est finie au
récit de la mort de Britannicus, et l’on ne devrait point écouter le
reste. » On l’écoute pourtant, et même avec autant d’attention
qu’aucune fin de tragédie. Pour moi, j’ai toujours compris que la
tragédie étant l’imitation d’une action complète, où plusieurs
personnes concourent, cette action n’est point finie que l’on ne sache
en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. C’est ainsi que
Sophocle en use presque partout. C’est ainsi que dans l’Antigone il
emploie autant de vers à représenter la fureur d’Hémon et la punition
de Créon après la mort de cette princesse, que j’en ai employé aux
imprécations d’Agrippine, à la retraite de Junie, à la punition de
Narcisse, et au désespoir de Néron, après la mort de Britannicus.
Que faudrait−il faire pour contenter des juges si difficiles ? La
chose serait aisée, pour peu qu’on voulût trahir le bon sens. Il ne
faudrait que s’écarter du naturel pour se jeter dans l’extraordinaire.
Au lieu d’une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit
être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s’avançant par
degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments
et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action
de quantité d’incidents qui ne se pourraient passer qu’en un mois,
d’un grand nombre de jeux de théâtre d’autant plus surprenants qu’ils
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seraient moins vraisemblables, d’une infinité de déclamations où l’on
ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu’ils devraient dire. Il
faudrait, par exemple, représenter quelque héros ivre, qui se voudrait
faire haïr de
sa maîtresse de gaieté de cœur, un Lacédémonien grand parleur,
un conquérant qui ne débiterait que des maximes d’amour, une
femme qui donnerait des leçons de fierté à des conquérants. Voilà
sans doute de quoi faire récrier tous ces messieurs. Mais que dirait
cependant le petit nombre de gens sages auxquels je m’efforce de
plaire ? De quel front oserais−je me montrer, pour ainsi dire, aux
yeux de ces grands hommes de l’antiquité que j’ai choisis pour
modèles ? Car, pour me servir de la pensée d’un Ancien, voilà les
véritables spectateurs que nous devons nous proposer ; et nous
devons sans cesse nous demander : « que diraient Homère et Virgile,
s’ils lisaient ces vers ? que dirait Sophocle, s’il voyait représenter
cette scène ? ». Quoi qu’il en soit, je n’ai point prétendu empêcher
qu’on ne parlât contre mes ouvrages ; je l’aurais prétendu
inutilement : Quid de te alii loquantur ipsi videant, dit Cicéron ; sed
loquentur tamen.
Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite préface,
que j’ai faite pour lui rendre raison de ma tragédie. Il n’y a rien de
plus naturel que de se défendre quand on se croit injustement attaqué.
Je vois que Térence même semble n’avoir fait des prologues que
pour se justifier contre les critiques d’un vieux poète malintentionné,
malevoli veteris poetoe, et qui venait briguer des voix contre lui
jusqu’aux heures où l’on représentait ses comédies.
« … Occepta est agi :
Exclamat, etc. ».
On me pouvait faire une difficulté qu’on ne m’a point faite. Mais
ce qui est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les
lecteurs. C’est que je fais entrer Junie dans les vestales, où, selon
Aulu−Gelle, on ne recevait personne au−dessous de six ans, ni
au−dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection,
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et j’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son