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Édition : BoD – Books on Demand GmbH,

12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

ISBN : 9782322228232

Dépôt légal : Septembre 2020

AVANT-PROPOS

Asinius Pollion, dit Suétone1, pense que les Commentaires de César ont été rédigés avec peu de soin et peu de respect pour la vérité. Il l’accuse d’ajouter foi trop légèrement aux récits des fictions des autres et, soit qu’il ait agi de dessein prémédité ou manqué de mémoire, de dénaturer les siennes. Asinius croyait que César aurait refait et corrigé ses Mémoires.

Tel est le degré de confiance qu’inspiraient à un intime ami de César ces Commentaires, dont Hirtius et Cicéron ont admiré la beauté, sans parure, et la grâce simple et naturelle. Ces reproches, adressés par Pollion à César, méritent d’autant plus de considération qu’il avait fait avec le proconsul les guerres des Gaules. Il était du nombre des officiers devant lesquels César, hésitant à commencer la guerre civile, prononça ces paroles devenues si célèbres : « Nous pouvons encore retourner sur nos pas, mais si nous franchissons ce petit pont, tout se décidera par les armes. »

Pollion avait composé une histoire2 qui n’est pas parvenue jusqu’à nous ; et, dans ses attaques contre César, il n’a pu être animé que par l’intérêt de la vérité, puisqu’il suivit toujours la fortune du dictateur, et que, écrivant sous le règne d’Auguste, il se serait bien gardé d’accuser d’infidélité le grand-oncle et le père adoptif de cet empereur, si César n’en eût pas été réellement coupable.

Après avoir lu, dans Suétone, les accusations de mensonges adressées à César par un de ses amis, nous nous proposâmes, en écrivant l’histoire de Vercingétorix, de soumettre toutes les affirmations du proconsul au plus sévère examen ; et c’est aux lecteurs à demander si nous avons suffisamment justifié nos allégations. Diodore de Sicile et Strabon ont été nos guides dans l’appréciation de la civilisation gauloise du temps du proconsul, parce que Diodore fut le contemporain de cet homme célèbre, et que Strabon vécut sous Auguste et sous Tibère : or Diodore et Strabon ayant fait de nombreux voyages dans les pays qu’ils ont décrits et longtemps habité Rome, ont pu recueillir les renseignements les plus complets sur les mœurs des habitants des Gaules, lors de la guerre qui leur enleva leur indépendance. Au reste, si l’on considère attentivement les récits de l’historien et du géographe, on voit que, pour le fond, ils sont en parfaite concordance, et l’on n’y découvre que quelques légères différences, qu’il faut attribuer aux progrès accomplis par les Gaulois dans les arts, depuis le règne d’Auguste jusqu’aux dix premières années du règne de Tibère.

Pline l’Ancien, Pomponius Méla, Lucien, Appien d’Alexandrie, Ammien Marcellin, et tous les autres auteurs qui ont traité, plus ou moins longuement, des mœurs gauloises, sont trop éloignés de l’époque de la guerre des Gaules pour faire autorité relativement au degré de civilisation des peuples de cette contrée, lorsque Vercingétorix fut élevé à la royauté des Arvernes. Nous nous abstiendrons de parler ici de ce grand homme, dont les actions feront assez l’éloge, et nous prévenons les lecteurs que, pour les faits historiques empruntés à Plutarque, à Polybe, ù Diodore de Sicile, nous nous sommes servi, sans nous astreindre à les reproduire littéralement, des traductions de Ricard, de Buchon, de Ferdinand Hœfer, et de la traduction latine de Strabon par Joannes Philippus Siebenkées, imprimée à Leipsik, en 1806, et continuée, depuis le septième livre, par Carolus Henricus Tzschuké. Tout ce qui, dans notre ouvrage, n’est pas appuyé sur des notes est tiré des Commentaires, et principalement du septième livre ; on peut donc facilement vérifier les faits.


1 Suétone, Cæs.

2 Plut., Vie de Cés., c. LII.

CHAPITRE I

Vercingétorix naquit à Gergovie, capitale des Arvernes3. Son père, le plus puissant chef4 de la Gaule, se nommait Celtil. Le gouvernement aristocratique régnait alors dans presque toute cette contrée, où le peuple, en quelque sorte réduit à l’état de servitude, ne jouissait d’aucun droit politique ; car la noblesse et les Druides5 s’étaient emparés de tous les pouvoirs. Cette forme de gouvernement si propre à soulever les orages des guerres civiles en surexcitant l’ambition des grands, enflamma celle de Celtil ; à l’aide de son immense clientèle, il tenta de rétablir l’antique royaume des Arvernes ; mais il échoua dans l’exécution de son projet, et fut mis à mort par ordre de l’autorité publique.

Quel était l’âge de Vercingétorix lors de la fin tragique de son père ? L’histoire est muette à cet égard. Cependant comme au moment où le héros arverne fut élevé au commandement en chef de la Confédération gauloise, les Commentaires affirment qu’il était brillant de force et de jeunesse, il est certain qu’à cette époque il n’avait pas atteint quarante ans. Malgré la mort funeste de son père, Vercingétorix hérita de son influence parmi ses concitoyens.

L’Arvernie avait jadis formé un royaume6 très considérable, dont la domination s’étendait, au sud jusqu’aux frontières de Marseille et de Narbonne, et même jusqu’aux Pyrénées. Au nord et à l’ouest, elle atteignait le Rhin et l’Océan. Du temps de César, les Vellauniens, les Cadurques, les Gabals étaient les seuls peuples qui obéissent à ses lois, ou qui lui fussent unis par les liens d’une intime alliance7. Sa puissance était donc encore une des plus redoutables de la Gaule.

Les armées romaines pénétrèrent, pour la première fois, dans la Transalpine, 154 ans avant Jésus-Christ, afin de secourir les Marseillais attaqués par les Oxybiens8 et les Décéates. Elles franchirent de nouveau les Alpes vingt neuf années plus tard, pour venir en aide à ces mêmes Marseillais en butte alors aux agressions des Saliens9 sur le territoire desquels leur ville avait été bâtie, Mais à la suite de cette seconde invasion, les Romains se créèrent des établissements permanents dans la Gaule, et y fondèrent successivement Aix et Narbonne. À l’époque de César, ils étaient maîtres de tous les pays situés entre le Rhône, les Alpes et la Méditerranée, de la plus grande partie du Languedoc, et probablement aussi du Roussillon.

César fut nommé au gouvernement de la Gaule Cisalpine et Transalpine l’an de Rome 693 ; et ; dans sa première campagne, en 694, il vainquit les Helvétiens qui avaient abandonné leur pays pour aller s’établir chez les Santons10. Immédiatement après, il chassa des Gaules Arioviste, roi des Suèves, dont les Séquaniens11 et les Arvernes avaient imploré l’appui contre les Éduens12. Suétone fait observer que, dans les années suivantes, César ne perdit aucune occasion de faire la guerre, quelque injuste et périlleuse qu’elle fût ; en sorte qu’en six campagnes, à l’exception des Arvernes et de leurs clients, et des Éduens, décorés du titre dérisoire d’alliés des Romains, il soumit toutes les nations qui habitaient entre le Rhin, le Rhône, les Pyrénées et l’Océan. Pendant que le proconsul, à la fin de sa sixième campagne, passait l’hiver en Italie, Clodius fut tué par Milon. Cet événement occasionna des troubles affreux dans Rome, et le sénat, craignant une guerre civile, ordonna à tous les jeunes gens de l’Italie de prendre les armes. César, se conformant à ce sénatus-consulte, opéra des levées dans la Cisalpine. Elles lui servirent à compléter son armée.

Mais les chefs des Gaulois, instruits du meurtre de Clodius, et pensant que César serait retenu en Italie par ces discordes civiles, résolurent de recommencer la guerre. Ils se rassemblent dans les forts, afin de ne pas éveiller l’attention des Romains ; et déplorant l’asservissement de la Gaule, ainsi que la mort d’Acco, un des principaux chefs des Sénonais13, que César avait fait battre de verges et décapiter, avant de partir pour l’Italie, ils offrent de grandes récompenses à ceux qui, les premiers, oseront donner le signal de l’insurrection. Il est préférable, disent-ils, de périr les armes à la main, que de ne pas reconquérir l’ancienne gloire de la nation et l’indépendance qui nous a été léguée par nos ancêtres. Les Carnutes14 déclarent qu’ils sont prêts à braver tous les périls pour le salut commun. On les comble de louanges, et les chefs Gaulois, la main étendue sur leurs étendards, serment le plus sacré parmi eux, jurent de ne point s’abandonner quelle que soit la durée de la guerre. L’assemblée, après avoir fixé le jour où l’insurrection éclatera, se dissout immédiatement. Cette conspiration avait des ramifications extrêmement étendues dans la Gaule. Vercingétorix15 en était le chef le plus influent, mais il attendait l’annonce du soulèvement des Carnutes pour appeler ses concitoyens aux armes.

Au jour désigné par les grands de la Gaule, les Carnutes sous la conduite de Cotuatus et de Conétodunus, hommes d’une intrépidité à toute épreuve, pénètrent dans Genabum, et massacrent les citoyens romains qui s’y trouvaient pour leur négoce. C. Fusius Cotta, chevalier, à qui César avait ordonné de faire des amas de blé dans cette ville, subit le même sort. Les Carnutes avaient envahi Genabum au lever du jour. Des hommes16, apostés d’avance dans les campagnes, et se transmettant successivement par des cris, la nouvelle de ce grand événement, la propagèrent rapidement dans tous les États de la Gaule. Les Arvernes en eurent connaissance avant huit heures du soir, quoique Genabum fût séparé de leurs frontières par une distance d’environ cinquante-neuf lieues. C’était l’usage des Gaulois de répandre de cette manière les faits importants et mémorables qui s’accomplissaient dans leur pays. Vercingétorix se prépara aussitôt à faire prendre les armes à ses compatriotes ; et c’est ici que commence le drame politique de sa vie.

César, après tant de victoires sur les nations gauloises, pensait sans doute avoir assuré pour jamais leur asservissement ; et cependant il allait être obligé de soutenir une guerre plus terrible que les précédentes. Jusqu’à présent, le proconsul a combattu contre les Gaulois divisés, et ne se prêtant mutuellement aucun appui ; ou si quelques-uns de ces peuples ont tenté de se réunir, le conquérant, rapide comme la foudre, s’est opposé à leur jonction, et les a battus isolément. Les généraux gaulois, imprudents, inexpérimentés et souvent même téméraires, tandis que leur ennemi, tour à tour serpent par la ruse, et lion par l’audace, ne livrait aucun événement au hasard, ne se sont pas inquiétés des positions de leurs adversaires, de la supériorité de leur discipline et de leurs armes ; et, comme le fait observer Strabon, ils n’ont déployé, dans les batailles, que de la force et du courage. Mais maintenant nous allons voir à la tête des Gaulois un général, vraiment digne de ce nom, choisissant habilement son terrain, soit pour camper, soit pour combattre, et assurant en campagne la subsistance de ses troupes. Elles ne se débanderont pas par défaut de vivres, et, loin d’imiter les Belges dans le désordre de cette retraite qui leur coûta des pertes si considérables, elles exécuteront les leurs avec ordre et intelligence, sous la conduite d’un chef aussi grand que César par le génie, et qui lui aurait fait repasser les Alpes plus rapidement qu’il ne les avait franchies, si la science, l’organisation militaire et surtout les armes eussent été les mêmes des deux côtés.

À peine Vercingétorix est-il bien assuré que les chefs des Carnutes, fidèles à leur serment, ont secoué le joug de Rome qu’il réunit ses clients, les enflamme par le feu de ses paroles, et pénètre avec eux dans Gergovia. Mais Gabanition, son oncle, et les autres chefs de la cité, n’approuvant pas la guerre qu’il méditait contra les Romains, le contraignirent aussitôt d’en sortir. Il est vraiment singulier que des Gaulois brûlassent d’un zèle aussi ardent pour les intérêts de Rome, ou plutôt de César qui, sans prétexte même apparent, attaquait successivement toutes les nations gauloises, si elles ne s’empressaient pas de lui envoyer des députés pour protester qu’elles étaient prêtes à se soumettre humblement à ses lois. Mais l’homme qui prodiguait des millions de sesterces, dans Rome, aux édiles17, aux préteurs, aux consuls et à leurs femmes, afin de se frayer les voies à la souveraine puissance, cet homme connaissait trop le pouvoir de l’or sur les âmes vénales, pour ne pas avoir employé ce moyen de séduction auprès de quelques grands de Gergovia : ou Gabanition et Espasnact, chefs de la faction romaine dans cette ville, étaient les pensionnaires de César, ou l’on ne peut s’expliquer par quel charme ils se dévouaient ainsi à la politique conquérante des Romains ; car le proconsul, à cette époque, ne dissimulant même plus son dessein d’asservir entièrement la Gaule, Espasnact et Gabanition ne pouvaient pas espérer que les autres nations gauloises étant abattues, César respecterait longtemps l’indépendance des Arvernes.

Vercingétorix n’avait pas pensé, sans doute, en pénétrant dans Gergovia, qu’il pût y exister des cœurs assez insensibles à la gloire et à la liberté de leur patrie pour refuser de s’associer au dessein d’expulser de la Gaule un peuple qui faisait peser sur elle les chaînes d’une déshonorante servitude. Mais il ne se découragea pas, et s’étant ménagé des conférences avec les citoyens de Gergovia, il leur dévoila la politique perfide de César et la trahison de leurs chefs. Immédiatement après, fort de l’appui du sentiment national, et sans avoir versé une goutte de sang, il rentra en triomphe dans Gergovia, d’où la faction romaine fut chassée ignominieusement.

On a vu précédemment que Celtil, dont l’influence s’étendait non seulement sur sa patrie, mais encore sur les autres nations gauloises, avait voulu transformer en monarchie la république des Arvernes ; et que, par l’opposition des grands, il échoua dans l’exécution de son projet. Vercingétorix, plus favorisé que lui par les circonstances, devait aux acclamations populaires, poser sur sa tête cette couronne à laquelle Celtil avait vainement aspiré ; car les Arvernes, convaincus du péril de leur situation, et pensant qu’il était nécessaire de prévenir les dissensions qui pourraient nitre parmi leurs chefs pendant la guerre qui allait décider de leur sort, résolurent de rétablir la monarchie dans leur pays ; afin que les ambitions rivales, étant contenues par une autorité énergique, émanant de la volonté de la nation, toutes ses ressources fussent dirigées, sans obstacle, contre les oppresseurs de la Gaule. Vercingétorix fut donc proclamé roi des Arvernes par ses concitoyens. Ainsi Rome, dans les circonstances difficiles, demandait son salut à la dictature.

César, plein de sa mauvaise foi habituelle, s’est efforcé d’obscurcir la gloire du héros arverne, en le représentant comme un ambitieux vulgaire, qui n’atteignit au pouvoir suprême qu’avec l’appui d’hommes perdus de réputation, ou de misérables, sans moyens d’existence, dont les espérances reposaient sur une révolution.

Vercingétorix, pour être grand aux yeux de la postérité, n’avait pas besoin d’une apologie de son bourreau, dont les contradictions sont ici manifestes : puisque, de l’aveu du proconsul, le héros gaulois exerçait une influence toute puissante sur les Arvernes, que lui imposaient des gens sans aveu et des misérables pour se saisir de l’autorité ? Et puisque, d’après le récit des Commentaires, il n’agit sur ses compatriotes que par la persuasion, ce fut donc la volonté nationale qui l’éleva au pouvoir suprême ; et enfin, comment s’imaginer si les Arvernes n’étaient pas en communauté de sentiments avec Vercingétorix, qu’ils lui aient ouvert les portes de leur capitale, dont César et son armée de cinquante mille hommes ne parvinrent pas à se rendre maîtres ?

Qui aurait pu croire qu’une pareille accusation serait formulée contre Vercingétorix par César, qui n’établit sa domination sur les Romains qu’après avoir inondé l’univers des flots de leur sang ; qui, au témoignage des historiens de l’antiquité, fut le persécuteur de tous les citoyens vertueux de Rome, et dont le parti ne se composa jamais que des scélérats de cette ville et de l’Italie ? Mais Vercingétorix ayant fait à Gergovia éprouver un échec considérable au proconsul, et enchaîné pendant dix mois l’essor de sa fortune, César, pour se justifier de sa cruauté envers lui, s’est efforcé de le flétrir.

De R. 700. — Av. J.-C. 52.

Libre enfin de se livrer entièrement aux préparatifs de la guerre, Vercingétorix dirige ses pensées uniquement vers cet objet. Des députations aux peuples qui étaient entrés dans la conspiration contre les Romains partent immédiatement de Gergovia. Vercingétorix, par l’organe de ses députés, conjure les chefs de ces nations de rester fidèles à la foi jurée, et de déployer le zèle et l’énergie nécessaires au triomphe de la cause nationale. Les Sénonais, les Pictons18, les Parisii, les Cadurques, les Turons, les Aulerques, les Lémovices, les Andes ainsi que les tribus gauloises qui habitaient près de l’Océan le proclamèrent aussitôt général en chef de leur confédération. Investi de cette autorité, qui lui fut spontanément offerte19, Vercingétorix prescris à chaque état confédéré de faire fabriquer, chez soi, avant le commencement des hostilités, autant d’armes qu’il le pourra. Il ordonne à ces mêmes nations de lui fournir des otages, et de lui envoyer promptement un certain nombre de troupes. Mais il s’attache surtout à réunir une bonne cavalerie. À une activité incroyable, il joint une extrême sévérité dans le commandement, et terrifie par la grandeur des supplices ceux qui hésitent à se déclarer ; il punit par le feu et par toutes sortes de tourments, les coupables convaincus de graves délits ; la perte des yeux et des oreilles était l’expiation des fautes légères ; et l’on renvoyait chez eux les individus ainsi mutilés, afin d’imprimer l’épouvante dans les cœurs de ceux qui seraient tentés de désobéir.

Comme on le voit, nous n’avons dissimulé aucune des accusations de César contre Vercingétorix. Si nous voulions rapporter toutes les atrocités que le proconsul avoue avoir commises dans les Gaules, et celles dont la chargent les historiens de l’antiquité, nous aurions un trop juste sujet de le taxer de barbarie. Cependant comme nous n’écrivons pas son histoire, mais celle de Vercingétorix, nous nous bornerons à faire observer, pour la défense de ce grand homme, que les supplices infligés aux criminels dans les Gaules étaient excessivement rigoureux. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire la description que César fait des mœurs gauloises dans ses Commentaires20. À son témoignage, on peut ajouter ceux de Strabon21 et de Diodore de Sicile, exactement conformes au sien. Vercingétorix, commandant une armée composée de tant de peuples divers ; dut y maintenir sévèrement la discipline, sans laquelle il n’y a pas de véritable armée. S’il eût souffert que ses soldats vexassent les habitants des pays où il faisait la guerre, et pillassent leurs propriétés, sa faiblesse aurait soulevé contre lui toutes les nations gauloises, qui se seraient empressées de faire cause commune avec les Romains. D’ailleurs, il avait un conseil22 au sein duquel se discutaient toutes les questions de gouvernement et d’administration ; et, dans les châtiments qu’il faisait infliger aux criminels, Vercingétorix était obligé de se conformer aux lois de sa patrie. La confiance, le dévouement, et même l’amour dont l’entourèrent, jusqu’à sa chute, les peuples gaulois, prouvent qu’il n’abusa jamais de son autorité. César prétend aussi que Vercingétorix usa de violence envers ceux qui hésitaient à prendre les armes contre les Romains. Mais dans une guerre où il s’agit du salut de la patrie et de son indépendance, tout individu capable de combattre et qui refuse de le faire est un traître, et doit être traité comme tel. Vercingétorix put aussi être contraint à des sévérités que l’état politique de la Gaule rendait nécessaires : de son temps cette contrée était divisée en une multitude de factions rivales23, et leurs prétentions, froissées par l’élévation de ce héros à la royauté, durent lui susciter bien des obstacles dont il ne put triompher qu’en déployant l’extrême rigueur des lois. En analysant, avec attention, le récit des Commentaires, on voit qu’il est entaché de passion et empreint de cette haine profonde qui perce contre Vercingétorix dans les discours de César.

Le général gaulois, ayant donc réuni des troupes assez considérables pour commencer ses opérations, partagea son armée en deux corps : le plus faible fut confié à Luctérius, guerrier d’une valeur à toute épreuve, appartenant à la nation des Cadurques. Le premier objet de la mission de ce général était d’amener les Ruténiens24 à entrer dans l’alliance des peuples confédérés contre les Romains. Vercingétorix, à la tête du reste de l’armée, se dirigea sur le Berry. À son arrivée, les Bituriges25, clients des Éduens, leur envoyèrent des députés pour en obtenir du secours. Les Éduens, par le conseil des lieutenants qui commandaient les troupes romaines, en l’absence de César, firent marcher un corps de cavalerie et d’infanterie afin d’aider les Bituriges à repousser l’invasion des Arvernes. Ce détachement ayant atteint la Loire s’arrêta, pendant un petit nombre de jours, sur ses bords, et regagna ses foyers sans avoir même essayé de la franchir. Le commandant des Éduens justifia sa retraite aux yeux des généraux romains en alléguant qu’il avait été informé que les Arvernes et les Bituriges se réuniraient pour l’envelopper de toutes parts, s’il franchissait le fleuve, et qu’il avait été obligé de soustraire ses troupes à la perfidie des Bituriges par un mouvement rétrograde.

Aussitôt après que les Éduens eurent abandonné les rives de la Loire, les Bituriges se joignirent à Vercingétorix. César, dans la narration de ce fait, prétend n’avoir jamais recueilli de renseignements assez positifs pour décider si les Éduens, dans cette circonstance, usèrent de mauvaise foi, ou si la crainte d’une trahison de la part des Bituriges fut la véritable cause de leur retraite.

Ainsi, par l’influence de Vercingétorix sur les nations gauloises, les forces de la ligue s’accroissaient, et tout semblait annoncer qu’elles s’accroîtraient encore. En effet, il était impossible que les autres peuples de la Gaule, méconnaissant leurs vrais intérêts, persévérassent dans l’alliance des Romains. La conduite des Éduens, qui n’avaient pas voulu franchir la Loire, et celle des Bituriges, qui s’étaient réunis à l’armée arverne, dernier boulevard de l’indépendance nationale, en étaient l’heureux présage. Mais avant de retracer la suite des opérations de cette guerre, il est indispensable de faire connaître le degré de science militaire et la nature des armes des Gaulois et des Romains, afin qu’on puisse sûrement apprécier leur mérite individuel dans les combats et les talents de Vercingétorix ; car pour ceux de César les siècles n’ont eu qu’une voix pour les proclamer. Nous décrirons les machines de guerre employées par les deux peuples, soit en attaquant, soit en défendant les places, quand nous retracerons le siège de Gergovie26 des Boiens par Vercingétorix, et celui d’Avaricum27 par César.


3 Strab., liv. IV, c. II.

4 Cæs., de Bel. Gal., liv. VII, c. IV.

5 Les Druides, chez les Gaulois, étaient les prêtres des Dieux.

6 Strab., liv. IV, c. II.

7 Strab., liv. IV, c. II, et Cæs., de Bell. Gal., lib. VII, c. LXXV. Les Vellauni étaient les peuples du Velay ; Cadurci, ceux du Quercy ; Gabali, ceux de la Lozère, autrefois le Gévaudan.

8 Polybe, liv. XXXIII, c. VIII. Les Osybiens et les Decéales étaient Liguriens d’origine ; mais ils avaient franchi le Var et s’étalent établis aux environs de Nice et d’Antibes, colonies de Marseille.

9 Les Saliens occupaient le territoire d’Antibes à Marseille, et même un peu au-delà ; ils étaient de race gauloise.

10 Santones, les peuples de l’ancienne Saintonge.

11 Sequani, les Francs-Comtois.

12 Ædui, les Éduens ; ils habitaient entre la Saône et la Loire ; Autun, Châlons-sur-Saône, Nevers, Mâcon, Devise étaient leurs villes principales.

13 Senones, les Sénonais. Sens, département de l’Yonne, était leur chef-lieu.

14 Carnutes, peuples de Chartres (Eure-et-Loir). Genabum, Orléans, était une de leurs villes.

15 Florus, lib. III, c. X, et Cæs., de Bel. Gal., liv. VII, c. IV.

16 Les Perses, pour transmettre les nouvelles, usaient du même moyen que les Gaulois. Voir, à ce sujet, Diodore de Sicile, liv. XIX, c. XVII.

17 Plutarque, Vie de Pompée, c. LIII.

18 Parisii, les Parisiens ; Pictones, les peuples du Poitou ; Turones, ceux de la Touraine ; Aulerci, ceux des départements de l’Eure, de la Sarthe et du nord de celui de la Mayenne ; Lemovices, les habitants du Limousin ; Andes, ceux de l’Anjou. Nous avons déjà Indiqué les pays qu’occupaient les Sénonais et les Cadurques.

19 Qua oblatâ potestate. Com. de Bel. Gal., lib. VII, c. IV. Puisque Vercingétorix fut choisi, à l’unanimité, pour général en chef par les nations gauloises, confédérées contre les Romains, il devait avoir déjà fait preuve de talents militaires, et n’était probablement pas aussi jeune qu’on se la figure communément. Les Romains, par extension, donnaient le titre d’adolescent (César appelle ainsi Vercingétorix), aux personnes de l’un et de l’autre sexe qui n’avaient pas dépassé quarante ans.

20 Com. de Bel. Gal., lib. VI, c. XVI.

21 Strab., liv. IV, c. IV. Diodore de Sicile, lib. V, c. XXXII.

22 Com. de Bel. Gal., lib. VII, c. XXXVI.

23 Id., lib. VI, c. XI.

24 Ruteni, peuples du Rouergue.

25 Bituriges, les habitants du Berry.

26 Gergovie Boiorum : Moulins, selon quelques traducteurs de César ; mais plus vraisemblablement Saint-Révérien (Nièvre), à 27 kilomètres de Clamecy. Saint-Révérien est bâti sur l’emplacement de la Gergovia Boiorum, dont la forteresse, Aix in Boils, a laissé son nom au village d’Arzemboy (M. G. Ozaneaux, inspecteur-général des études).

27 Avaricum, Bourges (Cher).

CHAPITRE II

Chez les Romains, l’État fournissait les armes aux soldats28, ainsi que l’habillement et les vivres, et le prix leur en était retenu sur leur solde. De Polybe à César, l’armement des troupes romaines ne subit aucun changement, et voici comment l’historien grec le décrit : « Les hastaires29 portent l’armure complète, c’est-à-dire, un bouclier convexe, large de deux pieds et demi et long de quatre pieds ; le plus long est de quatre pieds et une palme. Il est fait de deux planches collées l’une sur l’autre avec de la gélatine de taureau, et couvertes, en dehors, premièrement d’un linge et par-dessus d’un cuir de veau. Les bords de ce bouclier, en haut et en bas, sont garnis de fer pour recevoir les coups de taille, et pour empêcher qu’il ne se pourrisse contre terre. La partie convexe est encore couverte d’une plaque de fer, afin de parer les coups violents, comme ceux des pierres, des sarisses et de tout autre trait envoyé avec une grande force. L’épée est une autre arme des hastaires, qui la portent sur la cuisse droite et l’appellent l’ibérique. Elle frappe d’estoc et de taille, parce que la lame en est forte. Ils ont outre cela des javelots, un casque d’airain et des bottines. De ces javelots les uns sont gros, les autres minces ; les plus forts sont ronds ou carrés ; les ronds ont quatre doigts de diamètre, et les carrés le diamètre d’un de leurs côtés. Les minces ressemblent assez aux traits que les hastaires sont encore obligés de porter. La hampe de tous ces javelots, plus gros que minces, est longue à peu près de trois coudées. Le fer, en forme d’hameçon, qui y est attaché, est de la même longueur que la hampe. Il avance jusqu’au milieu du bois et y est si bien cloué qu’il ne peut s’en détacher sans se rompre, quoique en bas, et à l’endroit où il est joint avec le bois, il a un doigt et demi d’épaisseur. Sur leur casque se déploie un panache rouge ou noir, composé de trois plumes de coq, ce qui, ajouté à leurs autres armes, les fait paraître une fois plus hauts et leur donne un air grand et terrible. Les moindres soldats ont la poitrine couverte par une lame d’airain, qui a douze doigts de tous les côtés, et qu’ils nomment le pectoral. Les princes et les triaires30 sont armés de la même manière, excepté que, au lieu de javelot, ils ont des demi javelots. »

Polybe, dans son énumération des armes des soldats romains, ne fait pas mention de la pique dont se servaient les triaires. Cette arme avait de dix à onze pieds de longueur. Végèce affirme que les triaires avaient des bottins de fer. Les centurions étaient armés triaires, mais des aigrettes argentées brillaient sur le cimier de leurs casques. D’après le même auteur, la concavité du bouclier du soldat romain recevait cinq flèches31 plombées. Outre ces dards, les légionnaires avaient encore le pilum. Tite-Live32 nous fait connaître que le nombre des traits des soldats romains, armés à la légère, s’élevait à sept. Le pilum était composé d’un fer triangulaire, de neuf pouces de longueur, monté sur une hampe de cinq pieds et demi. On exerçait, avec le plus grand soin, les soldats à lancer le pilum qui perçait toutes les armes défensives. La longueur de l’épée romaine était de vingt-deux pouces et demi, et les Grecs, après un combat contre les Romains, furent épouvantés de voir des troncs sans bras et sans tête, des entrailles découvertes, et d’autres plaies horribles faites d’un seul coup de l’épée romaine33.

Nous n’avons pas parlé des soldats de la légion appelés Vélites, parce qu’il n’en est jamais question dans les Commentaires, et que César employait, à leur place, des troupes légères des peuples soumis aux Romains, tels que les Numides34, les Crétois et les habitants des Baléares. La cavalerie romaine se servait de la lance, d’un javelot et d’un sabre recourbé ; ses armes défensives étaient le casque, la cuirasse et le bouclier.

Du temps de César, les légions ne se rangeaient plus en échiquier par manipules, mais par cohortes, établies les unes derrière les autres, observant entre elle un intervalle de vingt pieds. Les lignes étaient séparées par une distance de soixante-quatorze mètres. Végète ne veut pas que le nombre des rangs dans chaque ligne s’élève à plus de neuf ; et cependant, Pompée à la bataille de Pharsale35 avait formé ses troupes sur dix de hauteur, ce qui prouve que cette disposition variait suivant le terrain et les vues du général en chef. D’où il résulte qu’en adoptant ce dernier ordre, et en donnant au soldat romain pour combattre les six pieds carrés, marqués par Polybe36 (5 et 1/33738