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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/ 14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322232444

Dépôt légal : avril 2021

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Sommaire

PRÉFACE

Ce livre contribuera, je l'espère, à rectifier la légende trop accréditée qui fait de la France la perturbatrice constante de la paix européenne.

L'étude approfondie des documents, particulièrement de ceux qui sont conservés dans les chancelleries étrangères, prouve que la responsabilité des quinze années de guerre du Consulat et de l'Empire ne peut pas être imputée à Napoléon. Durant tout son règne il n'eut, au contraire, pour objectif que la conclusion d'une paix équitable, solide, accordant à la France le rang qui lui était dû.

L'immuable rivalité anglaise, la frayeur des trônes séculaires à la vue d'une dynastie improvisée, l'espoir de mettre une digue à l'expansion des idées de liberté et les convoitises secrètes de tous, tels sont les éléments dont se formèrent les coalitions successives, et contre lesquels vinrent se buter sans cesse les efforts pacifiques de Napoléon.

L'examen des relations avec la Prusse, tout en révélant le système des complots permanents de l'Europe, met en évidence, à de nombreuses reprises, la continuelle déférence de Napoléon pour les rois légitimes, ainsi que sa persévérante et sincère volonté d'éviter les conflits belliqueux. C'est pourquoi j'ai cru devoir attribuer dans ce travail une place importante aux rapports de Napoléon avec la Cour de Berlin.

Ce n'est pas sans trouble, je l'avoue, qu'au courant de mes recherches et par l'analyse des documents, j'ai vu s'affirmer, de façon indéniable selon moi, une théorie aussi opposée aux idées généralement reçues ; mais c'est en projetant la lumière sur les figures des autres souverains que l'on aperçoit, sortant de la pénombre, l'Empereur qui se dresse de toute la hauteur de sa bonne foi, de sa loyauté, de son aversion pour le mensonge, soit dans ses actes, soit dans ses paroles, auxquelles, après bien des circuits, il faut toujours revenir pour découvrir la vérité.

ARTHUR-LÉVY.

Paris, 23 décembre 1901.

CHAPITRE PREMIER

Le Directoire et l'alliance prussienne. — Les héritiers du Grand Frédéric. La Cour de Frédéric-Guillaume II. — Un roi dépravé. — Les Rose-Croix. — Les causes de la paix de Bâle. — Hostilité constante de la Prusse à l'égard de la France. — Avènement de Frédéric-Guillaume III. — Les illusions des hommes politiques français et du Premier Consul. — Duroc en mission à Berlin. — Son succès personnel à la Cour. — Son insuccès politique. — Déception de Napoléon. — Les motifs de sa haine contre l'Angleterre. — L'insistance du Premier Consul près de la Cour de Berlin. — Le buste du Grand Frédéric. — Réunir de la Prusse vers la France après Marengo. — Les scrupules de Napoléon. — Réconciliation de la France et de la Russie. — L'enthousiasme de Paul Ier pour le triomphateur de la campagne d'Italie. — Remise des prisonniers russes. — Paul Ier et Napoléon coutre l'Angleterre. — L'expédition des Indes. — Flatteries intéressées de la Prusse envers le Premier Consul. — Les indemnités allemandes. — Générosité et prohibé du gouvernement consulaire. Efforts de Napoléon pour gagner l'esprit d'Alexandre Ier. — Sa confiance dans les souverains légitimes. — Alexandre Ier et l'Angleterre. — Causes du meurtre de Paul Ier. — L'entrevue de Memel. — L'idylle de la reine Louise et d'Alexandre. — Adhésion de la Russie à l'agrandissement de la Prusse. — Félicité de la reine de Prusse.

Avant comme après ses conquêtes, Napoléon eut toujours un profond désir de voir la paix rétablie en Europe. Dans ce but, il rechercha passionnément l'alliance prussienne, et, loin de vouloir faire la guerre à la Prusse, ainsi qu'il y fut un jour forcé par un défi en règle de Frédéric-Guillaume III, plus loin encore de vouloir anéantir ce royaume, il n'eut, durant de longues années, d'autre dessein que de le fortifier et de l'agrandir. Ses intentions à cet égard se sont manifestées aussitôt, pour ainsi dire, qu'il joua un rôle politique. A peine revenu de sa première campagne d'Italie, il disait à Sandoz-Rollin, qui résidait à Paris en qualité de chargé d'affaires du cabinet de Berlin : La France doit favoriser la Prusse dans les compensations qui lui seront attribuées au congrès de Rastatt ; c'est son alliée d'amitié et de nature1.

Le langage du général Bonaparte était conforme à celui de tous les personnages qui avaient gouverné la France depuis l'époque (1795) où la Prusse, abandonnant la cause des grandes monarchies d'Europe, avait consenti à signer un traité de paix avec la République française. Grace à ce nouvel état de choses, la Prusse pouvait devenir, au centre de l'Allemagne, le pivot de la défense des frontières françaises. Sa position lui permettait, à volonté, de servir de tampon aux incursions du nord ou de se rabattre sur des armées venues du sud de l'empire germanique. Cette perspective, si favorable à leur pays, modifia les idées des hommes politiques français qui, dans la fougue des premières effervescences de 1792, n'avaient pas craint de briser tous rapports avec les souverains européens. C'est ainsi que les révolutionnaires, au fur et à mesure qu'ils passèrent au pouvoir, ne manquèrent pas une occasion de se déclarer partisans d'une alliance prussienne et de flatter les ambitions de la maison de Brandebourg.

Dans son rapport au Directoire, le 19 février 1796, Rewbell avait dit : ... Il est de notre intérêt d'établir le roi de Prusse chef de la ligue germanique et de lui procurer tous les avantages honorifiques qui peuvent flatter son ambition et le jeter sans retour dans l'universalité de nos projets... Un point important pour lui est l'espoir de la couronne impériale, qu'il faut lui faire envisager connue suspendue sur sa tête, s'il veut adopter les plans projetés2. Trois mois plus tard Carnot, président du Directoire, affirmait à l'ambassadeur prussien les intentions généreuses du gouvernement : Vous dirai-je que le Directoire est attaché au roi de Prusse, qu'il a à cœur d'agrandir sa puissance et de le mettre en état de résister aux deux cours colossales qui l'environnent — Russie et Autriche — ? Ce monarque ne saurait le mettre en doute, vous en êtes le témoin chaque jour... Cent fois et mille fois, et nous ne cesserons de le répéter, notre intérêt politique est d'entretenir la meilleure amitié avec la Prusse et de saisir toutes les occasions d'augmenter sa force et sa puissance3. En mars 1797, Rewbell et Carnot renouvellent leurs insistances pour que la Prusse coopère avec la République française à abattre et à réduire la puissance autrichienne4, et l'ambassadeur berlinois confirme à son gouvernement les laies certaines du parti démocratique, qui l'emporte si souvent par la force du nombre dans les délibérations ; ce parti a le désir d'élever grandement la puissance de la Prusse5. — Jamais la République française ne souffrira qu'on attaque le roi de Prusse, dit à son tour Delacroix, ministre des Relations Extérieures ; elle volera à son secours sans engagement, sans traité et sans alliance6. De plus le Directoire décide, en séance, que Caillard, notre ministre à Berlin, sera chargé d'annoncer que si la Russie faisait mine de vouloir attaquer la Prusse, les armées de la République seraient à sa disposition. Il sera même autorisé à proposer le rétablissement du royaume de Pologne en faveur d'un prince de la maison de Brandebourg7.

Ces paroles, tout engageantes qu'elles fussent, n'avaient pas beaucoup de chance d'être entendues à Berlin. Corrompus, livrés aux excès d'une licence effrénée et méconnaissant leurs devoirs envers l'État, les hommes politiques prussiens ménageaient tout le monde sans rien accorder à personne afin de ne pas être troublés dans la jouissance de leurs plaisirs. Comme s'ils s'en étaient donné la tâche, ils ruinaient méthodiquement le magnifique édifice de la puissance prussienne dont ils avaient hérité à la mort de Frédéric le Grand. ri peine avait-il fermé les yeux que le souverain de génie, le créateur d'une armée invincible et des institutions les mieux ordonnées de l'Europe, devint l'objet d'une réprobation générale en Prusse. Il y fut si déprécié qu'on le jugea couramment comme un homme fort ordinaire et presque au-dessous des autres8. La réaction qui s'attaquait à sa personne s'étendit à ses idées aussi bien qu'à ses actes, et particulièrement à ses préférences pour les philosophes et les littérateurs français. Avec la haine de tout ce qui était étranger, une sorte d'exclusivisme national s'implanta à Berlin, y constitua le genre distingué et fit naître la conception du type pur allemand.

Mais l'héritier du grand ami de Voltaire, Frédéric-Guillaume II, personnifiait mal le modèle d'idéale pureté qu'il rêvait d'imposer à son peuple. Et ce même prince, qui dès les premiers jours de son règne faisait dénigrer, pourchasser tout ce qui provenait de France, ce roi qui ordonnait, sous prétexte de mœurs douteuses, l'expulsion des comédiennes de Paris, résolvait dans son existence intime, avec l'indulgente complicité des autorités religieuses, le problème de la polygamie légale. Sous le toit royal et conjugal vivaient trois épouses légitimes, sans compter les concubines. L'une de celles-ci, la fameuse Mme Rietz, portait le surnom de maîtresse d'habitude, non pas seulement en raison de son inamovibilité fort ancienne, mais à cause de l'urgente nécessité où se trouvait la Cour d'employer des qualificatifs qui permissent de marquer les degrés et d'éviter la confusion entre les différentes amies du Roi.

Et cette femme Rietz, ancienne marchande de citrons, élevée à la dignité de comtesse de Lichtenau par la grâce de son royal amant, n'avait pas hésité, au déclin de sa beauté, à prendre la direction des amusements d'un roi fort variable dans ses amours, avide de plaisirs jusqu'à la fureur9. Elle conserva ainsi un grand empire sur Frédéric-Guillaume II et sur les affaires de Prusse. Dans les plus graves questions dont pouvait dépendre la paix ou la guerre, les diplomates étrangers en étaient réduits à lui offrir de l'argent afin qu'elle disposât le Roi en leur faveur. Le ministre de Hesse, fort au courant de ces pratiques, disait au chargé d'affaires de France : Je suis surpris que le gouvernement français n'ait pas cherché à gagner Mme de Lichtenau ; le Roi ne peut se passer d'elle, il en est entièrement gouverné ; un mot de sa part ferait plus que la volonté unanime du ministère. Quoique riche, elle est toujours avide... Vous pourriez lui offrir une somme de deux millions ou deux millions et demi... En disposant de cette femme, vous disposeriez de la Prusse10.

Les Cours les plus sévères, celle d'Autriche par exemple, enseignaient aux ambassadeurs les égards qu'ils devaient à la maîtresse d'habitude. Dans un voyage qu'elle fit à Vienne, on lui rendit, de la part de l'Empereur, tous les honneurs possibles11. La Cour prussienne devait s'abaisser devant elle. La Reine, le prince Henry, le prince royal et toute la famille du Roi, dit un rapport diplomatique, ont reçu l'ordre d'assister à une fête donnée par cette ancienne maîtresse du Roi12.

En sortant de son boudoir, tous les brigueurs, tous les quémandeurs du royaume, sans prendre le temps de redresser leur échine, couraient s'incliner devant son mari, Rietz, fils d'un jardinier de Potsdam et qui portait le titre, assez bien approprié, de premier valet de chambre du Roi. L'office délicat qu'il remplissait avec autant de zèle que d'abnégation le faisait bénéficier d'un crédit considérable près de son auguste maître. Aussi vit-on les mieux titrés de cette fière noblesse allemande rechercher l'honneur de s'asseoir à la table du mari complaisant13.

Le sens moral était perverti à ce point qu'un marché honteux mit d'accord toutes les consciences quand le Roi voulut épouser une autre de ses maîtresses, Mlle de Voss. Les ministres de la religion apaisèrent leurs scrupules en exigeant le consentement de la Reine. Celle-ci, voyant qu'elle ne pourrait empêcher un mariage qu'une passion furieuse rendait inévitable, tira profit de son humiliation : On aura mon consentement, dit-elle, mais on ne l'aura pas pour rien et même il contera très cher. En effet on paya ses dettes, qui passaient cent mille écus14 ; et c'est ainsi que cette princesse se consola du triomphe public de ses rivales : Mlle de Voss, la comtesse Dœhnof, épousée plus tard également, la Rietz et les héroïnes des caprices momentanés.

Une des premières places dans l'histoire des princes dégénérés revient à Frédéric-Guillaume II, qui joignait à ses vices tous les défauts qu'on peut reprocher à un souverain. Quand la Prusse, État militaire, demandait à être régie par un homme d'action, le Roi, sans volonté, sans direction de gouvernement, laissait chacun se mêler de tout, selon ses goûts et son intérêt : les officiers s'immisçaient aux affaires de l'Église, les théologiens à la politique, les diplomates conseillaient les généraux et les généraux donnaient leur avis sur les relations extérieures. Comment le monarque, incapable de se conduire lui-même, aurait-il guidé et maintenu respectivement les autres dans leurs attributions15 ? La politique, les devoirs de sa charge manquaient d'attraits pour lui. Paresseux naturellement, il se gardait de toute fatigue cérébrale. Nulle force humaine, dit un contemporain, n'aurait pu le contraindre à lire quarante lignes de suite16. Ses seules et rares aspirations intellectuelles le poussaient vers la superstition et la thaumaturgie. Membre fervent de la société des Rose-Croix, dont le but était de fondre la croyance au merveilleux avec la foi religieuse, il choisissait ses ministres parmi les illuminés et les visionnaires de la nouvelle secte. Aux plus belles séances de cet aréopage d'hommes d'État, on évoquait l'ombre de Jules César, dont le profil était dessiné sur le mur par la main du Roi, qui se figurait agir sous l'impulsion d'un fluide mystérieux 17.

A. quelle politique pouvait obéir ce prince mystique et dépravé dont le faible caractère semblait fait pour changer facilement de direction ? Lorsqu'il se détacha de l'Europe coalisée, cc ne fut certes point par entraînement de sympathie pour la France, aux sollicitations de laquelle il paraissait céder. Las de la vie des camps, qui le tenait éloigné de ses plaisirs ordinaires et dont la monotonie fatigante lui devenait insupportable, il avait subi les influences extérieures qui, à ses yeux, le justifiaient d'avoir trahi ses engagements vis-à-vis des souverains. D'une part il sentait son royaume inquiété du côté de la Pologne, oh les Russes se signalaient par de grands progrès, et d'autre part les subsides que lui fournissait l'Angleterre se faisaient de plus en plus rares. Tant que les envois de numéraire étaient arrivés régulièrement de Londres, il était resté attaché au principe de la guerre à outrance 18 ; mais dès qu'ils se firent attendre, il revint à ses goûts de jouissance et d'inertie. En octobre 1793, il avait déjà menacé de lever le siège de Mayence ; l'Angleterre effrayée avait délivré la somme réclamée et signé le traité de la Haye (19 avril 1794)19. Plus tard des tiraillements s'étaient produits encore et des discussions, provoquées par le manque d'argent, n'avaient cessé d'éclater entre les généraux prussiens et les délégués anglais 20. Cette disette pécuniaire ne pouvait convenir à un roi criblé de de dettes et qui, ne connaissant pas de frein à ses goûts dispendieux, avait dissipé en quelques années le trésor de réserve prudemment amassé par le Grand Frédéric. Ses exigences ne reçurent pas satisfaction, malgré l'opinion accréditée en Europe que l'Angleterre avancerait les millions que Sa Majesté prussienne demandait pour continuer la guerre 21.

Ce fut après plusieurs réclamations de fonds anglais restées infructueuses qu'il en vint aux négociations avec les Français. Afin de ne pas se compromettre, il fit déléguer un modeste habitant de Creuznach près de Bacher 22, secrétaire de Barthélemy, qui tenait à Bâle une sorte de bureau international de diplomatie française. Sur ces démarches préliminaires, le Roi fit passer le Rhin par ses troupes, le 23 octobre 1794, et, le 5 avril 1795, signa le traité de paix. Cette défection lui valut les huées de l'Europe entière. Le langage des chancelleries prit des formes inusitées pour qualifier sa conduite : Le roi de Prusse est une méchante bête et un grand cochon, s'écriait un diplomate 23.

Alors on dit pu croire que, toutes choses étant réglées par l'acte de Bâle, la France et la Prusse allaient vivre en une sorte d'amitié. Il en fut bien autrement. Dès les premiers jours de janvier 1796, notre chargé d'affaires à Berlin signalait que le Roi était en grande liaison avec les ministres d'Angleterre, de Russie, d'Autriche et toutes les personnes connues pour leur hostilité envers la France24. L'année suivante, le même diplomate disait encore : Pour peu que la Russie paraisse se radoucir envers la Prusse, je m'attends à voir la cour de Berlin s'occuper par-dessus tout du soin de renouveler son alliance avec la Russie, quelles que puissent être les dispositions de Paul Ier à notre égard. Et ces dispositions n'étaient rien moins qu'amicales alors, Au reste, en pactisant avec les ennemis de la France, la Prusse ne faisait que rentrer dans sa tradition, car depuis la Révolution elle avait rarement laissé passer une occasion de contrarier les vues du gouvernement français. Déjà sous Louis XII, Frédéric-Guillaume II prescrivait à son ambassadeur à Paris de se mettre en rapport avec les meneurs de l'Assemblée de 1789, et plus tard il subventionnait les terroristes par l'entremise d'Ephraïm, espèce de courtier louche qu'il entretenait à Paris25. Enfin, sous le Directoire, il encourageait les menées des émigrés, de sorte que la Cour de Berlin devint un des centres les plus actifs d'opposition à la République française26.

Ce fut donc une véritable illusion de la part des hommes politiques français que d'espérer une alliance avec la Prusse tant que régna Frédéric-Guillaume II. La mort de ce prince ne modifia pas sensiblement l'état de choses, et le Directoire, qui n'abandonna jamais cette idée d'alliance prussienne, se heurta constamment, de l'autre côté du Rhin, à la même indifférence.

Dès son avènement, en novembre 1797, le nouveau roi, Frédéric-Guillaume III, de mœurs austères et pures, se prononça énergiquement contre les licences de la Cour. L'un de ses premiers actes ordonna d'arrêter la comtesse de Lichtenau et de la dépouiller de sa fortune scandaleuse27. Mais, si les mœurs furent révisées révisées de fond en comble, les sentiments antifrançais demeurèrent à la mode. Le changement de règne venait à peine de s'opérer qu'un diplomate russe écrivait à son gouvernement : L'horreur qu'inspirent au roi actuel les principes suivis par les républicains français ne lui permettra jamais de prêter l'oreille à leurs propositions et de favoriser leurs projets28.

Six mois après son accession au trône, Frédéric-Guillaume III donnait la mesure de sa répugnance pour le gouvernement de Paris. Il s'opposait à ce que Sieyès, accrédité par le Directoire, — par les cinq sires, ainsi qu'on disait alors sur les bords de la Sprée, — vint à Berlin avec le titre d'ambassadeur. Et non seulement le représentant de la France dut se contenter du titre d'envoyé extraordinaire29, mais, durant son séjour dans la capitale prussienne, il se vit tenir à l'écart, au point que le monde officiel refusait de lui faire des visites30, tandis que les agents agents de la coalition contre la France, M. Grenville pour l'Angleterre, le comte Panifie ou M. de Krüdner pour la Russie, étaient l'objet des plus affables égards.

Qu'ils connussent on non l'hostilité de Frédéric-Guillaume III, les politiciens français n'en continuèrent pas moins — et avec un infatigable empressement — à renouveler les propositions qu'ils avaient faites au père du nouveau roi pour l'agrandissement de la Prusse et la solide union entre les deux pays. Le 28 mars 1798, Sandoz-Rollin mandait au gouvernement de Berlin : Le sieur Talleyrand et le général Bonaparte m'ont dit que rien n'assurerait mieux le repos de l'Allemagne et n'affermirait la paix du monde qu'une alliance entre Votre Majesté et la République française31. D'autre part, le 10 mai 1798, Caillant, ambassadeur de France à Berlin, formulait au cabinet du Roi la demande d'une alliance positive : En ce moment décisif pour la paix ou la guerre, si la Prusse prend enfin son essor, si elle choisit justement cet instant pour former son alliance avec la République, il est évident que la guerre devient impossible... L'alliance avec la République, réalisée dans le moment actuel, est un moyeu infaillible d'empêcher absolument le renouvellement de la guerre. Notre proposition n'a donc pour but que la paix, rien autre que la paix32. Sieyès, avant son départ de Paris, avait dit : De tout temps je n'ai vu qu'une liaison et une alliance naturelle pour la France : c'est celle avec le roi de Prusse. Je vois de même aujourd'hui et je serais très flatté si je parvenais à l'établir et à la cimenter33 ; et Rewbell, membre du Directoire, désireux de prouver que ce n'est pas uniquement un sentiment personnel que Sieyès a exprimé, dit à Sandoz-Rollin : L'abbé Sieyès a été chargé de répéter formellement combien l'attachement du Directoire pour la Prusse est franc, loyal et sincère, et il ne tiendra qu'à elle d'en ressentir les effets34 ; enfin Barras déclarait le 14 juin au même diplomate : Si la Prusse ne veut pas la guerre, ainsi qu'elle nous en a donné l'assurance à différentes reprises, elle devrait intervenir pour conjurer l'orage prêt à bouleverser l'Europe ; le Directoire ne sera pas éloigné de faire quelques concessions. — Le sieur Treilhard, ajoute Sandoz-Rollin, a tenu le même langage35. Malgré l'accueil réservé que leurs ouvertures rencontrent à Berlin, tous persistent à exprimer leur sollicitude pour la Prusse. En janvier 1799, c'est Larévellière-Lépeaux qui dit à l'envoyé prussien : Votre nation voudrait-elle toujours laisser à la maison d'Autriche le rang de première puissance et la dignité impériale ? Ne serait-il pas bientôt temps que le roi de Prusse s'occupa de donner un plus vaste essor à sa puissance et de terminer ce que son aïeul a commencé si glorieusement ?36 Du reste la correspondance de l'ambassadeur prussien, Sandoz-Rollin, enregistre journellement les témoignages de bienveillance manifestés à l'égard de la Prusse par des personnages jouissant à Paris d'influence et de considération.

Napoléon, revenu d'Égypte, ne trouva donc rien de changé dans la politique extérieure de la France vis-à-vis de la Prusse. Il s'empressa de reprendre sa place parmi les zélateurs de l'alliance prussienne. Quinze jours environ avant le 18 Brumaire, il louait devant Sandoz-Rollin les qualités de Frédéric-Guillaume III : Rien n'atteste milieux la vérité des grands éloges que l'on donne an roi de Prusse que sa conduite politique dans celte guerre. Il conserve sa puissance, tandis que d'autres la perdent ; il sait rendre ses peuples heureux et il servira de ralliement, au besoin, pour le retour de l'ordre et de la paix. Quelques jours plus lard, Bonaparte n'hésitera pas, devant le même interlocuteur, à qualifier Frédéric-Guillaume III de digne successeur de Frédéric le Grand37, compliment dont l'exagération fait suspecter la sincérité, car pouvait-il songer sérieusement à mettre en parallèle le chef d'État incomparable, organisateur à la main de fer, audacieux capitaine, politique résolu, qu'avait été Frédéric II, et le prince lymphatique, débonnaire, timide, qui régnait actuellement en Prusse ?

Mais, s'étant assigné la tache de réussir quand même, Napoléon, voulant faire plus et mieux que ses devanciers, ne dédaigna pas les procédés classiques, hommages publics, flatteries indirectes, par lesquels on obtient la faveur des souverains. Et l'un de ses tout premiers actes, dès qu'il eut en main le gouvernement, fut l'envoi de la lettre suivante à Frédéric-Guillaume III : Grand et cher ami, une de nos premières démarches, en prenant les rênes du gouvernement français, est de faire connaitre à Votre Majesté l'intention où nous sommes d'exécuter religieusement les traités existants.

Nous ne doutons pas que vous fassiez de votre côté ce qui dépendra de Mous pour resserrer de plus en plus les liens qui unissent les deux États. Nous en avons pour garant le caractère de loyauté qui distingue les actions de Votre Majesté.

Elle a devant elle une grande carrière et un long règne à parcourir. Elle trouvera, dans toutes les circonstances et spécialement lors de la paix générale, dans les Consuls de la République, des sentiments d'amitié qui seront d'autant plus efficaces que Votre Majesté continuera à se déclarer franchement de sou côté l'amie de notre République.

Nous formons des vœux sincères pour la prospérité et la gloire de Cotre Majesté. — Les Consuls de la République : BONAPARTE, SIEYÈS, ROGER-DUCOS38.

Cette déclaration n'était pas simplement l'acte de courtoisie ordinaire par lequel on informe une puissance étrangère d'un changement de gouvernement ; elle tendait à obtenir ce qui avait été si souvent réclamé : une promesse franche et publique d'amitié envers la République française. Cette promesse, dans l'esprit des Consuls et particulièrement de Bonaparte, devait avoir pour résultat d'assurer la paix de l'Europe. Pour atteindre ce but, rien n'est ménagé ; ou proclame d'abord le respect des traités, puis on évoque la grande carrière qui s'ouvre devant le Roi.

Les traités, cela veut dire les articles secrets du traité de Hale, par lesquels la France, le jour de la pacification générale, assurait à la Prusse un agrandissement important en dédommagement des provinces rhénanes cédées. La grande carrière, n'est-elle pas une allusion nouvelle à l'offre de la couronne impériale formulée déjà en 1796 par le Directoire ? Telle était si bien la pensée du gouvernement consulaire, qu'on la trouvera explicitement répétée, à la fin de 1803, en ces termes : Par un article secret au traité d'alliance, les deux parties devront désormais exercer leur influence pour diriger les esprits des Électeurs, afin qu'à la vacance du trône impérial que l'état valétudinaire de l'empereur François pourrait rendre prochaine, cette couronne allai se placer sur la tête du roi de Prusse39. Désireux de montrer que la lettre des Consuls exprimait bien ses propres sentiments et qu'il était personnellement partisan de l'alliance franco-prussienne, Napoléon — affirmant déjà sa prépondérance sur ses collègues — chargea sou premier aide de camp, le colonel Duroc, de porter la missive consulaire et de la remettre aux mains du Roi.

C'était une heureuse idée. Rien ne pouvait mieux plaire à la Cour de Berlin, que de voir la France revenir en quelque sorte aux usages monarchiques. Fu souverain, eu effet, eût de même notifié son avènement par l'envoi d'un dignitaire de son entourage immédiat.

Le choix du jeune colonel figé de vingt-sept ans seulement n'était pas moins heureux. Élève de l'École militaire de Pont-à-Mousson, Duroc fut officier en 1793. Ses capacités dans l'arme de l'artillerie l'avaient fait remarquer au siège de Toulon par Bonaparte, qui, bientôt après, l'attacha à son état-major40