Guillaume Apollinaire

Le poète assassiné

Publié par Good Press, 2020
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066077730

Table des matières


Le Poète assassiné
Le Roi-Lune
GIOVANNI MORONI
LA FAVORITE
LE DÉPART DE L'OMBRE
LA FIANCÉE POSTHUME
L'ŒIL BLEU
L'INFIRME DIVINISÉ
SAINTE ADORATA
LES SOUVENIRS BAVARDS
LA RENCONTRE AU CERCLE MIXTE
PETITES RECETTES DE MAGIE MODERNE
LA CHASSE À L'AIGLE
ARTHUR ROI PASSÉ ROI FUTUR
L'AMI MÉRITARTE
CAS DU BRIGADIER MASQUÉ
c'est-à-dire
LE POÈTE RESSUSCITÉ

Le Sous-Lieutenant Guillaume Apollinaire.
Rouveyre
(Mai 1916)


À René Dalize

Le Poète assassiné

Table des matières

I

Renommée

La gloire de Croniamantal est aujourd'hui universelle. Cent vingt-trois villes dans sept pays sur quatre continents se disputent l'honneur d'avoir vu naître ce héros insigne. J'essayerai plus loin d'élucider cette importante question.

Tous ces peuples ont plus ou moins modifié le nom sonore de Croniamantal. Les Arabes, les Turcs et autres peuples qui lisent de droite à gauche n'ont pas manqué de le prononcer Latnamaïnorc, mais les Turcs l'appellent bizarrement Pata, ce qui signifie oie ou organe viril, à volonté. Les Russes le surnomment Viperdoc, c'est-à-dire né d'un pet; on verra plus loin la raison de ce sobriquet. Les Scandinaves, ou du moins les Dalécarliens, l'appellent volontiers quoniam, en latin, qui signifie parce que, mais désigne souvent les parties nobles dans les récits populaires du moyen âge. On voit que les Saxons et les Turcs manifestent à l'égard de Croniamantal le même sentiment en lui appliquant des surnoms identiques, mais dont l'origine est encore mal expliquée. On suppose que c'est une allusion euphémique à ce qui se trouvait dans le rapport médical du médecin marseillais Ratiboul sur la mort de Croniamantal. D'après cette pièce officielle, tous les organes de Croniamantal étaient sains et le médecin légiste ajoutait en latin, comme fit l'aide-major Henry pour Napoléon: partes viriles exiguitatis insignis, sicut pueri.

Au demeurant, il est des pays où la notion de la virilité croniamantalesque a complètement disparu. C'est ainsi qu'en Moriane les nègres le nomment Tsatsa ou Dzadza ou Rsoussour, noms féminins, car ils ont féminisé Croniamantal comme les Byzantins ont féminisé le vendredi saint en en faisant sainte Parascève.


II

Procréation

À deux lieues de Spa, sur la route bordée d'arbres tordus et de buissons, Viersélin Tigoboth, musicien ambulant qui arrivait à pied de Liège, battait le briquet pour allumer sa pipe. Une voix de femme cria:

«Eh! monsieur!»

Il leva la tête et un rire éperdu éclata:

«Hahaha! Hohoho! Hihihi! tes paupières ont la couleur des lentilles d'Egypte! Je m'appelle Macarée. Je veux un matou.»

Viersélin Tigoboth aperçut sur le bord de la route une jeune femme brune, formée de jolis globes. Qu'elle était gracieuse en jupe courte de cycliste! Et tenant d'une main son vélo, tandis qu'elle cueillait de l'autre les prunelles âpres, elle fixait ardemment ses grands yeux d'or sur le musicien wallon.

—Vs'estez one belle bâcelle, dit Viersélin Tigoboth en faisant claquer sa langue. Mais, nom di Dio, si vous mangez des prunelles vous aurez la colique, ce soir, paraît.

—Je veux un matou, répéta Macarée, et dégrafant sa chemisette, elle montra à Viersélin Tigoboth ses seins, pareils aux fesses des anges et dont l'aréole était de couleur tendre comme les nuages roses du couchant.

—Oh! oh! dit Viersélin Tigoboth, c'est beau comme les perles de l'Amblêve, donnez-les-moi. J'irai cueillir pour vous un grand bouquet de feuilles de fougère et d'iris couleur de lune.

Viersélin Tigoboth s'avança pour saisir cette chair miraculeuse qu'on lui offrait pour rien, comme à la messe le pain bénit; mais il se retint.

—V'estez one belle crapeaute di nom di Dio, vs'estez belle comme l'fôre à Lige. Vs'estez one plus belle jône feie qu'Donnaye, qu'Tatenne, qu'Victoere, dont j'ons été l'galant et que les mamzelles du mon Rénier qui sont todis à vinde. Mins, si vous voulez esse m'binaméïe, nom di Dio, v'arez les morpions.

MACARÉE

Ils sont couleur de lune
Et ronds comme la roue de la Fortune.

VIERSÉLIN TIGOBOTH

Si vous n'craignez pas d'attraper des poux,
Je veux bien être aujourd'hui votre époux.

Et Viersélin Tigoboth s'avança des baisers pleins les lèvres:

«J' v'ainme! I fait pahûle! O binaméïe!»

Bientôt il n'y eut plus que des soupirs, des chants d'oiseaux et des lièvres roux et cornus ainsi que des diablotins passaient, vites comme les bottes de sept lieues, près de Viersélin Tigoboth et de Macarée, sous le pouvoir de l'amour, derrière les prunelliers.

Puis, la bécane emporta Macarée.

Et triste jusqu'à la mort, Viersélin Tigoboth maudit l'instrument de la vitesse qui roulait et s'engloutit derrière la rotondité terraquée, au moment où le musicien se mettait à pisser en fredonnant une pasquéïe...


III

Gestation

Macarée s'aperçut bientôt qu'elle avait conçu de Viersélin Tigoboth.

«C'est ennuyeux, pensa-t-elle d'abord, mais la médecine a fait beaucoup de progrès. Je me débarrasserai quand je voudrai. Ah! ce Wallon! Il aura travaillé en vain. Macarée peut-elle élever le fils d'un chemineau? Non, non, je condamne à mort cet embryon. Je ne veux même pas conserver dans l'esprit de vin ce fœtus de mauvaise famille. Et toi, mon ventre, si tu savais comme je t'aime depuis que je connais ta bonté. Quoi? tu acceptes de porter les fardeaux que tu trouves sur ta route? ventre trop innocent, tu es indigne de mon âme égoïste.

«Que dis-je, ô mon ventre? tu es cruel, tu sépares les enfants de leurs pères. Non! je ne t'aime plus. Tu n'es qu'un sac plein, à cette heure, ô mon ventre souriant du nombril, ô mon ventre élastique, barbu, lisse, bombé, douloureux, rond, soyeux, qui anoblis. Car tu anoblis, je l'oubliais, ô mon ventre plus beau que le soleil. Tu anoblirais aussi l'enfant du chemineau wallon et tu vaux bien la cuisse de Jupiter. Quel malheur! un peu plus, j'aurais détruit un enfant de race noble, mon enfant qui déjà vit dans mon ventre bien-aimé.»

Elle ouvrit brusquement la porte et cria:

«Madame Dehan! Mademoiselle Baba!»

Il y eut un fracas de portes, de serrures, et les propriétaires de Macarée arrivèrent en courant.

«Je suis enceinte, cria Macarée, je suis enceinte!»

Elle était assise sur son lit, les jambes écartées, sa chair était douillette. Macarée était étroite de ceinture et large de côté.

—Pauvre petite, dit Mme Dehan, qui était borgne, moustachue, déhanchée et boiteuse, pauvre petite, vous ne savez pas ce qui vous attend. Après l'accouchement, les femmes sont comme les dépouilles des hannetons qui craquent sous les pieds des passants. Après l'accouchement, les femmes ne sont plus que boîtes à maladies (regardez-moi!), coquilles d'œufs emplies de sorts, d'incantations et autres féeries. Ah! Ah! vous avez bien travaillé.

—Sottises! dit Macarée. Le devoir des femmes est d'avoir des enfants et je sais bien que généralement cela influe très heureusement sur leur santé autant physique que morale.

—De quel côté êtes-vous malade? demanda Mlle Baba.

—Taisez-vous, paraît! dit Mme Dehan. Allez plutôt chercher mon flacon d'élixir de Spa et apportez aussi des petits verres.

Mlle Baba apporta l'élixir. On en but.

«Ça va mieux, dit Mme Dehan; après une telle émotion, j'avais besoin de me remettre.»

Elle se reversa un petit verre d'élixir, le but et en recueillit avec la langue les dernières gouttelettes.

—Figurez-vous, dit-elle ensuite, figurez-vous, madame Macarée... Je le jure sur ce que j'ai de plus sacré au monde, Mlle Baba en peut témoigner comme moi-même, c'est la première fois qu'il arrive pareille chose à une de mes locataires. Et il y en a eu, paraît! Louise Bernier qu'on appelait la Plie, parce qu'elle était plate; Marcelle la Carabinière (dont l'insolence était épatante!); Josuette, qui est morte d'une insolation à Christiania, le soleil voulant ainsi se venger de Josué; Lili de Mercœur, un grand nom, paraît-il (pas le sien naturellement), et puis assez vilain pour une femme chic, ça s'écrit Mercœur: «Il faut prononcer Mercure», disait-elle la bouche en cul de poule. Et vous savez, elle a fini par là, on l'a remplie de mercure comme un thermomètre. Elle me demandait le matin: «Quel temps fera-t-il aujourd'hui?» Mais je lui répondais toujours: «Vous devez le savoir mieux que moi...» Jamais, au grand jamais, elles n'ont été enceintes chez moi.

—Voyons, c'est pas tout ça, dit Macarée. Je ne l'ai jamais été non plus. Donnez-moi des conseils, mais qu'ils soient courts.

À ce moment, elle se leva.

«Oh! s'écria Mme Dehan, que vous avez le derrière bien formé! Quel éclat! quelle blancheur! quel embonpoint! Mademoiselle Baba, Mme Macarée va mettre une robe de chambre. Servez le café et vous apporterez aussi la tarte aux myrtilles.»

Macarée mit une chemise et enfila une robe de chambre dont la ceinture était formée d'une écharpe écossaise.

Mlle Baha revint; elle apportait sur un grand plateau les tasses, la cafetière, le pot au lait, le pot à miel, les tartines beurrées et la tarte aux myrtilles.

—Vous voulez un bon conseil, dit Mme Dehan en essuyant du revers de sa main le café au lait qui coulait sur son menton. Vous ferez baptiser votre enfant.

—Je n'y manquerai pas, dit Macarée.

—Je pense même, dit Mlle Baba, qu'il serait bon de l'ondoyer le jour de sa naissance.

—En effet, marmotta Mme Dehan la bouche pleine, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Puis vous le nourrirez vous-même, et si j'étais de vous, si j'avais de l'argent comme vous, je tâcherais d'aller à Rome avant d'accoucher et de me faire bénir par le pape. Il ne connaîtra jamais les caresses, ni les corrections paternelles, votre enfant; il ne prononcera jamais le doux nom de papa. Au moins que la bénédiction du pape le suive toute sa vie.

Et Mme Dehan se mit à sangloter comme un pot au feu qui déborde, Macarée versa des larmes aussi abondantes que celles d'une baleine qui souffle. Mais que dire de Mlle Baba? Les lèvres bleues de myrtilles, elle pleura tant et tant que, de la gorge, les sanglots se propagèrent jusqu'à son pucelage qui manqua s'étrangler.


IV

Noblesse

Après avoir gagné beaucoup d'argent au baccarat, et déjà riche grâce à l'Amour, Macarée, dont rien ne décelait la grossesse, vint à Paris où, avant tout, elle courut les couturiers à la mode.

Qu'elle était chic, qu'elle était chic!

*
*  *

Un soir qu'elle s'était rendue au Théâtre-Français, ou jouait une pièce morale. Au premier acte, une jeune femme que la chirurgie avait rendue stérile soignait la grossesse de son mari hydropique et fort jaloux. Le médecin s'en allait en disant:

«Un grand miracle et un grand dévouement pourront seuls le sauver.»

Au deuxième acte, la jeune femme disait au jeune médecin:

—Je me dévoue pour mon mari. Je veux devenir hydropique à sa place.

—Aimons-nous, Madame. Si vous n'êtes pas impropre à la maternité, votre souhait sera rempli. Et quelle douce gloire j'en tirerai!

—Hélas! murmurait la dame, je n'ai plus d'ovaires.

—L'amour, s'écriait alors le docteur, l'amour, madame, est capable de faire bien des miracles.

Au troisième acte, le mari mince comme un I et la dame enceinte de huit mois se félicitaient de l'échange qu'ils avaient fait. Le médecin communiquait à l'Académie de médecine le résultat de ses travaux sur la fécondation des femmes devenues stériles à la suite d'opérations chirurgicales.

*
*  *

Vers la fin du troisième acte, quelqu'un cria: «Au feu!» dans la salle. Les spectateurs épouvantés se sauvèrent en hurlant. En fuyant, Macarée s'accrocha au bras du premier homme qu'elle rencontra. Il était bien vêtu et beau de figure, et comme Macarée était charmante, il parut flatté de ce qu'elle l'eût choisi comme défenseur. Ils lièrent ensuite connaissance au café et de là allèrent souper à Montmartre. Mais il se trouva que François des Ygrées avait par négligence oublié sa bourse. Macarée paya volontiers l'addition. Et François des Ygrées poussa la galanterie jusqu'à ne pas vouloir laisser dormir seule Macarée, que l'incident de l'incendie avait rendue nerveuse.

*
*  *

François, baron des Ygrées (baronnie postiche, au demeurant), se disait le dernier rejeton d'une noble maison de Provence et professait le blason au sixième étage d'un immeuble de la rue Charles-V.

«Mais, disait-il, les révolutions et les démagogues ont tant fait que le blason n'est plus étudié que par des archéologues roturiers, tandis que les nobles ne sont plus endoctrinés dans cet art.»

Le baron des Ygrées, dont l'écu était d'azur à trois pairles d'argent posés en pal, sut inspirer assez de sympathie à Macarée pour qu'en reconnaissance de la nuit du Théâtre-Français, elle voulût prendre des leçons de blason.

Macarée se montra, il est vrai, peu encline à retenir les termes du blason, et l'on peut affirmer qu'elle ne s'intéressa sérieusement qu'aux armes des Pignatelli, qui ont fourni des papes à l'Église et dont l'écu est meublé de marmites.

Néanmoins, ces leçons ne furent une perte de temps ni pour Macarée ni pour François des Ygrées, car ils finirent par s'épouser. Macarée apporta en dot son argent, sa beauté et sa grossesse. François des Ygrées offrit à Macarée un grand nom et sa noble prestance.

Ils n'avaient à se plaindre du marché ni l'un ni l'autre et se trouvèrent heureux.

«Macarée, ma chère épouse, dit François des Ygrées peu de jours après son mariage, pourquoi donc avez-vous commandé tant de toilettes? Il me semble qu'il ne se passe point de jour sans que les couturiers n'en apportent de nouvelles. Elles font, il est vrai, honneur à votre bon goût et à leur habileté.»

Macarée hésita un instant, puis répondit:

—C'est en vue de notre voyage de noces, François!

—Notre voyage de noces, j'y avais songé. Mais où comptez-vous aller?

—À Rome, dit Macarée.

—À Rome, comme les cloches de Pâques?

—Je veux voir le pape, dit Macarée.

—Fort bien, mais dans quel but?

—Afin qu'il bénisse l'enfant qui tressaille dans mon ventre, dit Macarée.

—Tubleu! Morbleu!

—Ce sera votre fils, dit Macarée.

—Vous avez raison, Macarée. Nous irons à Rome, comme les cloches de Pâques. Vous commanderez une nouvelle robe de velours noir; et que devant, au bas de la jupe, le couturier ne néglige pas de faire broder nos armes parlantes: d'azur à trois pairles d'argent posés en pal.


V

Papauté

«Per caritá, madame la baronesse (on vous dirait volontiers mademoiselle!) Ah! Ah! Ah! Mais le monsieur le baron votre mari, il protesterait, ah! ah! ah! c'est que c'est vrai, vous avez un petit ventre qui commence à devenir arrogant. On travaille bien, je vois, en France. Ah! si ce beau pays voulait redevenir religieux, aussitôt la population décimée par l'anticléricalisme, (oui, baronesse, c'est prouvé), la population croîtrait considérablement. Ah! Jésus saint! comme elle écoute bien, l'arrogantine, quand on parle sérieusement, oui, baronesse, vous avez l'air d'une arrogantine. Ah! ah! ah! alors, ou veut voir le pape. Ah! ah! la bénédiction d'un simple cardinal comme moi ne suffit pas. Ah! ah! taisez-vous, je comprends bien. Ah! ah! je tâcherai d'obtenir l'audience. Oh! ne me remerciez pas, laissez donc ma main tranquille. Comme elle embrasse bien, l'arrogantine, hein! oui! Venez encore ici, je veux que vous emportiez un souvenir de moi.

«Là! une chaîne, avec la médaille de la sainte maison de Lorette. Allons, que je vous la passe autour du cou, je veux dire... Ah! c'est du français, nous pouvons pas le prononcer. Vous ne savez pas l'italien. Nous disons toujours ou, en français vous dites u, c'est très fatigant... Maintenant que vous avez la médaille, vous allez me promettre de ne jamais la quitter. Bien, bien, bien! Venez que je vous baise au front. Là! allons! est-ce qu'elle a peur de moi l'arrogantine? C'est fait! Dites-moi ce qui vous fait rire?... Rien! Et alors! Un conseil! Quand vous irez au Vatican, je vous recommande de ne pas mettre tant da puanteur, je veux dire tant d'odeur sur vous. Au revoir, arrogantine. Revenez me voir. Mes compliments au monsieur baron.»

*
*  *

C'est ainsi que, grâce au cardinal Ricottino qui avait été nonce à Paris, Macarée obtint une audience du pape.

Elle se rendit au Vatican, vêtue de sa belle robe armoriée. Le baron des Ygrées, en redingote, l'accompagnait. Il admira beaucoup la tenue des gardes-nobles, et les Suisses mercenaires, enclins aux soûleries et aux mutineries, lui parurent de beaux diables. Il trouva l'occasion de parler à l'oreille de sa femme d'un de ses aïeux cardinal sous Louis XIII...

*
*  *

Les deux époux rentrèrent à l'hôtel fort émus et comme confits par la bénédiction papale. Ils se déshabillèrent chastement, et dans le lit, ils parlèrent longtemps du pontife, tête blanchie de la vieille Église, neige que les catholiques pensent éternelle, lys en serre.

—Ma femme, dit pour finir François des Ygrées, je vous estime en vous adorant et j'aimerai de tout mon cœur l'enfant que le pape a béni. Qu'il vienne donc l'enfant bénit, mais je désire qu'il naisse en France.

—François, dit Macarée, je ne connais pas encore Monté-Carle, allons-y! Il ne faut pas que je perde la boule. Nous ne sommes pas millionnaires. Je suis certaine que j'aurai du succès à Monte-Carlo.

—Tubleu! Morbleu! Têtebleu! sacra François, Macarée vous me faites voir rouge.

—Aïe, cria Macarée, tu m'as donné un coup de pied, maq...

—Je vois avec plaisir Macarée, dit spirituellement François des Ygrées, qui se ressaisissait vite, que vous n'oubliez pas que je suis votre mari.

—Allons, mon petit Zozo, on part pour Monaco.

—Oui, mais tu accoucheras en France, car Monaco est un état indépendant.

—C'est entendu, dit Macarée.

Le lendemain le baron des Ygrées et la baronne, tout bouffis de piqûres de moustiques, prirent à la gare des billets pour Monaco. Dans le wagon ils faisaient des projets charmants.


VI

Gambrinus

Le baron et la baronne des Ygrées, en prenant des billets pour Monaco, pensaient arriver à cette station qui est la cinquième quand on va d'Italie en France et la seconde de la petite principauté monégasque.

Le nom de Monaco est proprement le nom italien de cette Principauté, bien qu'on l'emploie aujourd'hui en français, les désignations françaises, Mourgues et Monéghe, étant tombées en désuétude.

Or, la langue italienne appelle Monaco, non seulement la principauté de ce nom, mais encore la capitale de la Bavière que les Français nomment Munich. L'employé avait délivré au baron des billets pour Monaco-Munich au lieu de ceux pour Monaco-Principauté. Lorsque le baron et la baronne s'aperçurent de l'erreur, ils étaient à la frontière de la Suisse et après s'être remis de leur étonnement, ils décidèrent d'achever le voyage de Munich afin de voir de près tout ce que l'esprit anti-artistique de l'Allemagne moderne a pu concevoir de laid en fait d'architecture, de statuaire, de peinture et d'art décoratif...

*
*  *

Un froid mois de mars laissa grelotter le couple dans l'Athènes de carton pierre...

«La bière, avait dit le baron des Ygrées, est excellente pour les femmes enceintes.»

Il emmena sa femme à la brasserie royale du Pschorr, à l'Augustinerbraü, au Munchnerkindl et dans d'autres brasseries.

Ils gravirent le Nockerberg où est situé un grand jardin. On y boit, tant qu'elle dure, la bière de mars la plus fameuse, la Salvator, et elle ne dure pas longtemps, car les Munichois sont des ivrognes.

*
*  *

Lorsque le baron entra dans le jardin avec sa femme, ils le trouvèrent envahi par la foule des buveurs déjà saouls qui chantaient à tue-tête, dansaient en branle et brisaient les chopes vides.

Des marchands vendaient les volailles rôties, les harengs grillés, les bretzels, les petits pains, la charcuterie, les sucreries, les bibelots-souvenirs, les cartes postales. Il y avait aussi Hannès Irlbeck, le roi des buveurs. Depuis Perkeo, le nain ivrogne du grand tonneau d'Heidelberg, on n'avait vu pareil boit-sans-soif. Au temps de la bière de mars, puis en mai, au moment du Bock, Hannès Irlbeck buvait ses quarante litres de bière. En temps ordinaire, il lui arrivait de n'en boire que vingt-cinq.

Au moment où le gracieux couple des Ygrées arriva près de lui, Hannès posa ses fesses kolossales sur un banc qui, supportant déjà une vingtaine d'hommes et de femmes énormes, craqua incontinent. Les buveurs tombèrent les jambes en l'air. On aperçut quelques cuisses nues, car les bas des Munichoises ne montent pas plus haut que le genou. Les rires éclatèrent partout. Hannès Irlbeck qui s'était écroulé aussi, mais sans lâcher sa chope, en versa le contenu sur le ventre d'une fille qui avait roulé près de lui, et la bière moussant sous elle ressemblait à ce qu'elle fit sitôt debout, en avalant un litre d'un seul trait afin de se remettre de son émotion.

Mais le gérant du jardin criait:

«Donnerkeil! sacrés cochons... un banc de cassé.»

Et il se précipita sa serviette sous le bras en appelant les garçons:

—Franz! Jacob! Ludwig! Martin! pendant que les consommateurs appelaient le gérant:

—Ober! Ober!

Cependant, l'Oberkellner et les garçons ne revenaient pas. Les buveurs se pressaient aux comptoirs où l'on prend sa chope soi-même, mais les tonneaux ne se vidaient plus, on n'entendait plus de minute en minute les coups sonores annonçant la mise en perce d'un nouveau fût. Les chants s'étaient arrêtés, des buveurs en colère proféraient des injures contre les brasseurs et contre la bière de mars même. D'autres profitaient de l'entr'acte et vomissaient avec de violents efforts, les yeux hors de la tête; leurs voisins les encourageaient avec un sérieux imperturbable. Hannès Irlbeck qui s'était relevé non sans peine, renifla en murmurant:

«Il n'y a plus de bière à Munich!»

Et il répéta, avec l'accent de sa ville natale: «Minchen! Minchen! Minchen!»

Après avoir levé les yeux au ciel, il se précipita vers un marchand de volailles et lui ayant commandé de rôtir une oie, se mit à formuler des souhaits:

«Plus de bière à Munich... s'il y avait seulement des radis blancs!»

Et il répéta longtemps le terme munichois

«Raadi, raadi, raadi...»

Tout à coup, il s'interrompit. La foule des buveurs altérés poussa un cri de satisfaction. Les quatre garçons venaient d'apparaître à la porte de la brasserie. Ils portaient dignement une sorte de baldaquin sous lequel l'Oberkellner marchait raide et fier comme un roi nègre détrôné. Ils précédaient de nouveaux tonneaux de bière qui furent mis en perce au son de la cloche, et tandis qu'éclataient les rires, les cris et les chansons sur cette butte grouillante, dure et agitée comme la pomme d'Adam de Gambrinus même, quand burlesquement vêtu en moine, le radis blanc d'une main, il vide de l'autre la cruche qui lui réjouit le gosier.

Et l'enfant à venir se trouva fort secoué par les rires de Macarée qui s'amusait au spectacle de cette énorme godaillerie et qui ne laissa point de boire jusqu'à plus soif en compagnie de son mari.

Or l'allégresse de la mère eut une heureuse influence sur le caractère du rejeton qui en acquit beaucoup de bon sens, dès avant sa naissance, et du véritable bon sens, s'entend, celui des grands poètes.


VII

Accouchement

Le baron François des Ygrées quitta Munich au moment où la baronne Macarée connut que s'avançait l'heure de la délivrance. M. des Ygrées ne voulait pas d'un enfant né en Bavière; il assurait que ce pays prédispose à la syphilis.

Ils arrivèrent, avec le printemps, au petit port de la Napoule, que dans un calembour lyrique du plus bel effet, le baron baptisa pour l'éternité:

La Napoule aux deux d'or.

C'est là que s'accomplit la délivrance de Macarée.

*
*  *

«Ah! Ah! Aïe! Aïe! Aïe! Ouil! Ouil! Ouilles!»

Les trois sage-femmes du pays se mirent à deviser agréablement:

PREMIÈRE SAGE-FEMME

Je songe à la guerre.

Ô mes amies, les étoiles, les belles étoiles, les avez-vous comptées?

Ô mes amies, vous souvenez-vous seulement des titres de tous les livres que vous avez lus et du nom des auteurs?

Ô mes amies, avez-vous songé aux pauvres hommes qui firent les grandes routes?

Les pâtres de l'âge d'or laissaient paître leurs troupeaux sans craindre l'abigeat, ils ne redoutaient que les fauves.

Ô mes amies, que pensez-vous de tous ces canons?

DEUXIÈME SAGE-FEMME

Ce que je pense de ces canons? Ce sont de vigoureux priapes.

Ô mes belles nuits! Je suis heureuse d'une corneille sinistre qui m'enchanta hier soir, c'est de bon augure. Mes cheveux sont parfumés à l'abelmosch.

Ô! les beaux et raides priapes que sont ces canons. Si les femmes avaient dû faire le service militaire, elles auraient servi dans l'artillerie. La vue des canons doit être étrange pendant la bataille.

Les lumières naissent sur la mer au loin.

Réponds, ô Zélotide, réponds de ta voix douce.

TROISIÈME SAGE-FEMME

J'aime ses yeux dans la nuit, il connaît bien mes cheveux et leur odeur. Dans les rues de Marseille un officier m'a longtemps suivie. Il était bien vêtu et de belles couleurs, il y avait de l'or sur ses habits et sa bouche me tentait, mais j'ai fui ses baisers en me réfugiant dans mon ou ma bed-room du ou de la family-house où j'étais descendue.

PREMIÈRE SAGE-FEMME

Ô Zélotide, épargne les tristes hommes comme tu épargnas ce mirliflor. Zélotide, que penses-tu des canons?

DEUXIÈME SAGE-FEMME

Hélas! Hélas! je voudrais être aimée.

TROISIÈME SAGE-FEMME

Ils sont les instruments de l'ignoble amour des peuples. Ô Sodome! Sodome! Ô le stérile amour!

PREMIÈRE SAGE-FEMME

Mais nous sommes femmes, et que dis-tu de Sodome?

TROISIÈME SAGE-FEMME

Le feu du ciel l'a dévorée.

L'ACCOUCHÉE

Quand vous aurez fini vos simagrées, si cela vous agrée, n'oubliez pas de vous occuper de la baronne des Ygrées.

*
*  *

Le baron dormait dans un coin de la chambre, sur quelques couvertures de voyage. Il fit un pet qui fit rire aux larmes sa moitié. Macarée pleurait, criait, riait, et quelques instants après mettait au monde un enfant bien constitué du sexe masculin. Alors, épuisée par tous ces efforts, elle rendit l'âme, en poussant un hurlement semblable à cet ululement que pousse l'éternelle première femme d'Adam, lorsqu'elle traverse la mer Rouge.

En rapportant ce qui précède, je crois avoir élucidé l'importante question du lieu natal de Croniamantal. Laissons les 123 villes[1] dans 7 pays sur 4 continents se disputer l'honneur de lui avoir donné naissance.

Nous savons maintenant, et les registres de l'état civil sont là pour un coup, qu'il est né du pet paternel, à La Napoale aux cieux d'or, le 25 août 1889, mais fut déclaré à la mairie seulement le lendemain matin.

C'était l'année de l'Exposition Universelle, et la tour Eiffel, qui venait de naître, saluait d'une belle érection la naissance héroïque de Croniamantal.

Le baron des Ygrées refit un pet qui le réveilla auprès du lit macabre où se carrait le machabée de Macarée. L'enfant criait, les sages-femmes gloussaient, le père sanglotait, en criant: