La biographie de
Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos tient en quelques
lignes. Né à Amiens en 1741, admis dans l’armée à dix-huit ans,
capitaine du génie à trente-sept, il fut attaché à la maison du
duc d’Orléans en qualité de secrétaire des commandements. Puis
nous le retrouvons successivement secrétaire général de
l’Administration des hypothèques, général de brigade commandant
l’artillerie de l’armée du Rhin, enfin inspecteur général de
l’artillerie de l’armée de Naples. Il mourut à Tarente le 5
novembre 1803.
La physionomie de ce soldat-écrivain
a été souvent esquissée; elle le fut de fort bonne main par M. Ad.
Van Bever, dans l’édition luxueuse publiée en 1908.
La question de l’identification
des personnages de son célèbre roman est réglée aussi, ainsi que
l’a établi M. Van Bever, par les souvenirs d’Alexandre de Tilly
et de Stendhal (Vie de Henry Brulard).
Les Liaisons dangereuses ont été
composées à Grenoble, alors que l’auteur y était officier
d’artillerie, et certains personnages de la ville ont pu servir de
modèles à l’auteur, mais des personnages ignorés, oubliés, sans
relief d’aucune sorte, tandis que les héros et héroïnes de
Laclos pourraient être accusés d’un relief trop puissant.
Allut, dissertant sur Aloysia Sigea
de Chorier, «le livre infâme dont l’auteur était avocat au
Parlement de Grenoble, le traducteur aussi, et l’éditeur un de
messieurs les gens du roi», déclare d’abord que les mœurs de la
magistrature et du barreau de Grenoble lui inspirent quelque
défiance. Il ajoute qu’un siècle plus tard, on voit l’auteur
d’un autre livre impudique choisir ses types de débauche et de
perversité dans cette même société, dont les devanciers avaient
applaudi à ce déplorable scandale ou contribué, par une tolérance
coupable, à l’œuvre de corruption froidement méditée par
Chorier.
«J’ai ouï raconter, dit enfin
Allut, par M. G. de L... que Choderlos de Laclos avait donné à son
père, officier, comme lui, dans un régiment d’artillerie alors en
garnison à Grenoble, un exemplaire de son roman, sur les marges
duquel il avait écrit de sa main le nom de chacun de ceux, hommes
et
femmes, qu’il avait mis en scène, et qui tous appartenaient aux
plus hautes classes de la société dans cette ville. Les aventures
et les orgies étaient connues; l’auteur n’avait eu qu’à les
raconter sous des noms d’emprunt[1].»
Ces lignes sévères, trop sévères,
sont comme un écho des implacables appréciations des contemporains
de Laclos. Nous voudrions précisément évoquer, par quelques
citations, l’atmosphère de l’époque où les Lettres furent
publiées. Ce fut, on le sait, comme la bombe de l’anarchiste
éclatant dans un milieu tranquille, satisfait de tout son
inconscient dévergondage.
Dès le 15 avril 1782, Grimm se fait
l’interprète de l’émotion publique:
«15 avril 1782.—Depuis plusieurs
années, il n’a pas encore paru de roman dont le succès ait été
aussi brillant que celui des Liaisons dangereuses, ou Lettres
recueillies dans une société, et publiées pour l’instruction de
quelques autres, par M. C*** de L***, avec cette épigraphe: J’ai
vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces Lettres. M. C*** de
L*** est M. Choderlos de Laclos, officier d’artillerie; il n’était
connu jusqu’ici que par quelques pièces fugitives insérées dans
l’Almanach des Muses, et plus particulièrement par une certaine
Épître à Margot qui manqua lui faire une tracasserie assez
sérieuse à cause d’une allusion peu obligeante pour Mme la
comtesse Du Barry, dont la faveur, alors au comble, voulait être
respectée.
«On a dit de M. Rétif de La
Bretonne qu’il était le Rousseau du ruisseau. On serait tenté de
dire que M. de La Clos est le Rétif de la bonne compagnie. Il n’y
a point d’ouvrage, en effet, sans en excepter ceux de Crébillon et
de tous ses imitateurs, où le désordre des principes et des mœurs
de ce qu’on appelle la bonne compagnie et de ce qu’on ne peut
guère se dispenser d’appeler ainsi, soit peint avec plus de
naturel, de hardiesse et d’esprit: on ne s’étonnera donc point
que peu de nouveautés aient été reçues avec autant
d’empressement; il faut s’étonner encore moins de tout le mal
que les femmes se croient obligées d’en dire; quelque plaisir que
leur ait pu faire cette lecture, il n’a pas été exempt de
chagrin: comment un homme qui les connaît si bien et qui garde si
mal leur secret ne passerait-il pas pour un monstre? Mais, en le
détestant, on le craint, on l’admire, on le fête; l’homme du
jour et son historien, le modèle et le peintre sont traités à peu
près de la même manière.
«En disant que le comte de Valmont,
l’un des principaux personnages du nouveau roman, parvient, à
force d’intrigue et de séduction, à triompher de la vertu d’une
nouvelle Clarisse, abuse en même temps de l’innocence d’une
jeune personne, les sacrifie l’une et l’autre à l’amusement
d’une courtisane et finit par les réduire toutes deux au
désespoir, on pourrait bien faire soupçonner que c’est là, selon
toute apparence, le héros de notre histoire. Eh bien! tout sublime
qu’il est dans son genre, ce caractère n’est encore que très
subordonné à celui de la marquise de Merteuil, qui l’inspire, qui
le guide, qui le surpasse à tous égards et qui joint encore à tant
de ressources celle de conserver la réputation de la femme du monde
la plus vertueuse et la plus respectable. Valmont n’est, pour ainsi
dire, que le ministre secret de ses plaisirs, de ses haines et de
sa
vengeance; c’est un vrai Lovelace en femme; et comme les femmes
semblent destinées à exagérer toutes les qualités qu’elles
prennent, bonnes ou mauvaises, celle-ci, pour ne point manquer à la
vraisemblance, se montre aussi très supérieure à son rival.
«On croit bien qu’après avoir
présenté à ses lecteurs des personnages si vicieux, si coupables,
l’auteur n’a pas osé se dispenser d’en faire justice; aussi
l’a-t-il fait. M. de Valmont et Mme de Merteuil finissent par se
brouiller, un peu légèrement, à la vérité, mais des personnes de
ce mérite sont très capables de se brouiller ainsi. M. de Valmont
est tué par l’ami qu’il a trahi; la conduite de Mme de Merteuil
est enfin démasquée; pour que sa punition soit encore plus
effrayante, on lui donne la petite vérole, qui la défigure
affreusement; elle y perd même un œil, et, pour exprimer combien
cet accident l’a rendue hideuse, on fait dire au marquis de *** que
la maladie l’a retournée et qu’à présent son âme est sur sa
figure, etc.
«Toutes les circonstances de ce
dénoûment, assez brusquement amenées, n’occupent guère que
quatre ou cinq pages; en conscience, peut-on présumer que ce soit
assez de morale pour détruire le poison répandu dans quatre volumes
de séduction, où l’art de corrompre et de tromper se trouve
développé avec tout le charme que peuvent lui prêter les grâces
de l’esprit et de l’imagination, l’ivresse du plaisir et le jeu
très entraînant d’une intrigue aussi facile qu’ingénieuse?
Quelque mauvaise opinion qu’on puisse avoir de la société en
général et de celle de Paris en particulier, on y rencontrerait, je
pense, peu de liaisons aussi dangereuses, pour une jeune personne,
que la lecture des Liaisons dangereuses de M. de La Clos. Ce n’est
pas qu’on prétende l’accuser ici, comme l’ont fait quelques
personnes, d’avoir imaginé à plaisir des caractères tellement
monstrueux qu’ils ne peuvent jamais avoir existé: on cite plus
d’une société qui a pu lui en fournir l’idée; mais, en peintre
habile, il a cédé à l’attrait d’embellir ses modèles pour les
rendre plus piquants, et c’est par là même que la peinture qu’il
en fait est devenue bien plus propre à séduire ses lecteurs qu’à
les corriger.
«Un des reproches qu’on a fait le
plus généralement à M. de La Clos, c’est de n’avoir pas donné
aux méchancetés qu’il fait faire à ses héros un motif assez
puissant pour en rendre au moins le projet plus vraisemblable. Le
motif qui les fait concevoir est, en effet, assez frivole; c’est
pour punir le comte de Gercourt de l’avoir quittée pour je ne sais
quelle intendante que Mme de Merteuil emploie toutes les ressources
de son esprit et toute l’adresse de son ami à perdre la jeune
personne qu’il doit épouser. «Prouvons-lui, dit-elle à Valmont,
qu’il n’est qu’un sot; il le sera sans doute un jour; ce n’est
pas là ce qui m’embarrasse, mais le plaisant serait qu’il
débutât par là...» Et c’est là l’objet important de tant
d’intrigues, de tant de perfidies.
«On peut douter si Valmont est
amoureux de l’aimable présidente de Tourvel; en employant, pour la
séduire, tout l’artifice imaginable, il semble qu’il n’ait
d’autre but que celui d’assurer au vice l’espèce d’avantage
qu’il peut usurper quelques moments sur la vertu même la plus
pure. Mais ne pourrait-on pas faire le même reproche au caractère
que Richardson donne à Lovelace? Lovelace est-il vraiment amoureux
de Clarisse? Comme Valmont, il ne cherche que le charme des longs
combats et les détails d’une pénible défaite.
«Ce n’est pas sans quelque regret
qu’on se permet d’en convenir; mais l’expérience le prouve
trop bien tous les jours: à en juger par la conduite de beaucoup de
gens, il faut bien que le vice ait ses plaisirs comme la vertu; et
ce
qui constitue décidément le caractère du méchant comme celui de
l’homme vertueux, c’est de l’être sans aucun objet d’utilité
personnelle et pour le seul plaisir de l’être. La société donne
aux hommes tant de besoins, tant d’espèces d’amour-propre à
contenter, elle leur laisse tant d’inquiétude, tant d’activité
dont on ne sait le plus souvent que faire! Si la bonne compagnie
offre assez de gens aimables qui ne trouvent que dans la
tracasserie
et dans les méchancetés de quoi occuper le vide de leur cœur,
l’inutilité de leur existence, pourquoi refuser à Mme de
Merteuil, au vicomte de Valmont l’honneur d’avoir été de ce
nombre?
«Pour avoir une juste idée de tout
le talent qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître dans
l’ouvrage de M. de La Clos, il faut le lire d’un bout à l’autre;
il n’y en a pas moins dans l’ensemble que dans les détails. Les
caractères y sont parfaitement soutenus; la naïveté de la petite
de Volanges est un peu bête, mais elle n’en est que plus vraie, et
ce personnage contraste aussi heureusement avec l’esprit de Mme de
Merteuil que les vices de celle-ci avec la vertu romanesque de Mme
de
Tourvel. L’extrême sécurité de Mme de Volanges sur la conduite
de sa fille est peut-être ce qu’il y a de moins vraisemblable dans
tout l’ouvrage; elle est justifiée cependant autant qu’elle peut
l’être et par l’adresse de Mme de Merteuil et par cette
confiance qu’une femme dont la vie fut toujours irréprochable
prend si naturellement dans tout ce qui l’entoure. On peut croire
sans peine que la fille d’une Mme de Merteuil serait, à coup sûr,
mieux gardée que ne l’est la petite de Volanges; l’expérience
du vice a, sur ce point, de grands avantages sur les habitudes de
la
vertu.
«Parmi les épisodes qui
enrichissent cette ingénieuse production, on ne peut se refuser au
plaisir de citer celui de la fameuse aventure des Inséparables,
dans
laquelle le joli Prévan, après avoir triomphé glorieusement, dans
la même nuit, de trois jeunes beautés, oblige le lendemain leurs
amants à lui pardonner cette triple trahison, et à se croire ses
meilleurs amis. L’aventure de Mme de Merteuil avec ce même Prévan
est peut-être encore plus piquante. Son ami Valmont l’exhorte à
s’en défier: «S’il peut gagner seulement une apparence, lui
dit-il, il se vantera et tout sera dit; les sots y croiront, les
méchants auront l’air d’y croire; quelles seront vos
ressources...» Mme de Merteuil lui répond: «Quant à Prévan, je
veux l’avoir, et je l’aurai; il veut le dire, et il ne le dira
pas, en deux mots, voilà notre roman...» Et ce roman n’en est pas
un; car Mme de Merteuil tient parole.
«Il n’y a pas moins de variété
dans le style de ces lettres qu’il n’y en a dans les différents
caractères des personnages que l’auteur fait paraître sur la
scène. La lettre du vicomte à son chasseur et la réponse de
celui-ci ne sont pas au-dessous de celles de Lovelace et de son
Joseph Leman; cependant elles n’ont d’autre rapport ensemble que
celui d’être également vraies, également originales[2].»
Voici maintenant les notes, au jour
le jour, de Bachaumont:
«19 avril 1782.—Le livre à la
mode aujourd’hui, c’est-à-dire celui qui fait la matière des
conversations, est un roman intitulé Les Liaisons dangereuses, en
quatre petits volumes. Il est attribué à M. de Laclos; officier
d’artillerie, auteur de quelques opuscules en prose et en vers, et
surtout de la fameuse Épître à Margot, qui parut en 1773, qu’on
attribua à M. Dorat, et où la comtesse Dubarry était désignée
sensiblement, ce qui obligeait le poète de garder l’anonymat.
«Dans son dernier ouvrage, très
noir, qu’on dit un tissu d’horreurs et d’infamies, on lui
reproche d’avoir fait aussi ses héros trop ressemblants; on
assure, d’ailleurs, qu’il est plein d’intérêt et bien écrit.»
Bien que nous semblions nous
éloigner de notre sujet, nous croyons devoir citer cette fameuse
Épître à Margot, tant de fois reprochée à M. de Laclos:
ÉPITRE A MARGOT
Pourquoi craindrais-je de le dire?
C’est Margot qui fixe mon goût:
Oui, Margot: cela vous fait rire...
Que fait le nom? la chose est tout.
Je sais que son humble naissance
N’offre point à l’orgueil
flatté,
La chimérique jouissance
Dont s’enivre la vanité;
Que née au sein de l’indigence,
Jamais un éclat fastueux,
Sous le voile de l’opulence,
N’a pu dérober ses aïeux;
Que sans esprit, sans connaissance,
A ces discours fastidieux
Succède un stupide silence:
Mais Margot a de si beaux yeux,
Qu’un seul de ses regards vaut
mieux
Que fortune, esprit et naissance.
Quoi! dans ce monde singulier,
Triste jouet d’une chimère,
Pour apprendre qui doit me plaire,
Irai-je consulter d’Hozier?
Non, l’aimable enfant de Cythère
Craint peu de se mésallier.
Souvent par l’amoureux mystère,
Ce dieu, dans ses goûts roturiers,
Donne le pas à la bergère,
En dépit des seize quartiers.
Et qui sait ce qu’à ma maîtresse
Garde l’avenir incertain?
Margot encor dans sa jeunesse
N’est qu’à sa première
faiblesse,
Laissez-la devenir catin;
Bientôt, peut-être, le destin
La fera marquise ou comtesse.
Joli minois, cœur libertin,
Font bien des titres de noblesse.
Margot est pauvre, j’en conviens;
Qu’a-t-elle besoin de richesse?
Doux appas, et vive tendresse,
Ne sont-ce pas d’assez grands
biens?
Ne sait-on pas que toute belle
Porte son trésor avec elle?
Doux trésor, objet des désirs
De l’étourdi, comme du sage,
Où la nature, d’âge en âge,
A su conserver nos plaisirs.
Des autres biens qu’a-t-elle à
faire?
Source de peine et d’embarras,
Qui veut en jouir les altère,
Qui les garde n’en jouit pas.
De son temps faire un bon usage,
Voilà la richesse du sage,
Et celle dont Margot fait cas.
Margot, en ménagère habile,
Mêlant l’agréable à l’utile,
Peut aisément suffire à tout.
Le travail est fort de son goût;
Toute la journée elle file,
Et toute la nuit elle... coud.
Ainsi, malgré l’erreur commune,
Margot me prouve, chaque jour,
Que, sans naissance et sa fortune,
On peut être heureux en amour.
Reste l’esprit: j’entends
d’avance
Nos beaux diseurs, docteurs subtils
Se récrier. Quoi, diront-ils,
Point d’esprit! Quelle jouissance!
Que deviendront les doux propos,
Les bons contes, les jeux de mots,
Dont un amant, avec adresse,
Se sert auprès de sa maîtresse,
Pour charmer l’ennui du repos!
Si l’on est réduit à se taire,
Quand tout est fait, que peut-on
faire?
Ah! les beaux esprits ne sont pas
Grands docteurs dans cette science.
Mais voyez le bel embarras,
Quand tout est fait on recommence,
Et même sans recommencer,
Il est un plaisir plus facile,
Et que l’on goûte sans penser.
C’est le sommeil, repos utile
Et pour les sens et pour le cœur,
Et préférable à la langueur.
De cette tendresse importune
Qui, n’abondant qu’en beaux
discours,
Jure cent fois d’aimer toujours,
Et ne le pense jamais une.
O toi, dont je porte les fers,
Doux objet d’un tendre délire,
Le temps que j’emploie à t’écrire
Est sans doute un temps que je
perds.
Jamais tu ne liras ces vers,
Margot, car tu ne sais pas lire.
Mais pardonne un ancien travers:
De penser la triste habitude
M’obsède encore, malgré moi,
Et je fais mon unique étude
Au moins de ne penser qu’à toi.
A mes côtés viens prendre place,
Le plaisir attend ton retour.
Viens; et je troque, dans ce jour,
Les lauriers ingrats du Parnasse
Contre les myrtes de l’amour[3].
Reprenons les notes des Mémoires
secrets:
«14 mai 1782.—Le roman des
Liaisons dangereuses a produit tant de tentations, par les
allusions
qu’on a prétendu y saisir, par la méchanceté avec laquelle
chaque lecteur faisait l’application des portraits qui s’y
trouvent à des personnes connues, il en a résulté enfin une clef
générale, qui embrasse tant de héros et d’héroïnes de société,
que la police en a arrêté le débit et a fait défendre aux
endroits publics où on le lisait, de le mettre désormais sur leur
catalogue.
«L’auteur est fils d’un M.
Choderlos, premier commis d’un intendant des finances, il a déjà
éprouvé beaucoup de chagrin de la publicité de son ouvrage. Parce
qu’il a peint des monstres, on veut qu’il en soit un, fænum
habet in cornu, longe fuge. Il est allé à son régiment travailler
à une justification.»
«28 mai 1782.—Les Liaisons
dangereuses ou Lettres recueillies dans une société et publiées
pour l’instruction de quelques autres, par M. C... de L...
«Tel est le titre du nouveau roman
qui fait tant de bruit aujourd’hui et qu’on prétend devoir
marquer dans ce siècle; il est en quatre parties formant quatre
petits volumes.
«Il est précédé d’un
Avertissement de l’éditeur, persiflage, où prévenant les
allusions qu’on pourrait trouver dans cet ouvrage, il donne à
entendre que ce n’est qu’un roman, un roman gauche même, en ce
qu’on y a peint des mœurs corrompues et dépravées, qui ne
peuvent être de ce siècle de philosophie, où les hommes sont si
honnêtes et les femmes si modestes et si réservées.
«Suit une Préface du rédacteur,
qui rend compte de la manière dont il a été chargé de publier
cette correspondance. Il annonce en avoir élagué beaucoup de
lettres et réservé seulement celles nécessaires, soit à
l’intelligence des évènements, soit au développement des
caractères. Quant au style, on a désiré que, malgré ses
incorrections et ses fautes, il le laissât tel qu’il était, afin
de conserver surtout la diversité des styles qui en fait un des
principaux mérites.»
«13 juin 1782.—Les Liaisons
dangereuses remplissent parfaitement leur titre, et, malgré la
réclamation générale élevée contre, on doit regarder ce roman
comme très utile, puisque le vice, après avoir triomphé durant
tout le cours de l’histoire, finit par être puni cruellement.
«Il y a certainement beaucoup d’art
dans l’ouvrage, à ne l’examiner que du côté de la fabrique, et
si le principal héros n’est pas aussi vigoureusement peint encore
que le Lovelace de Clarisse, il a des teintes propres, plus
adaptées
à nos mœurs actuelles; c’est un vrai roué du jour; d’ailleurs
il est secondé par une femme non moins unique dans son genre et
dont
l’auteur n’a point de modèle; c’est une création de son
imagination. Tous les autres personnages sont également variés; et
un mérite fort rare dans ces sortes de romans en lettres, c’est
que, malgré la multiplicité des interlocuteurs de tout sexe, de
tout rang, de tout genre, de toute morale et d’éducation, chacun a
son style particulier très distinct.
«Ce livre doit faire infiniment
d’honneur au romancier, qui marche dignement sur les traces de M.
de Crébillon le fils[4]».
Voici enfin quelques documents que
nous extrayons du dossier donné à la Bibliothèque Nationale par
Mme Charles de Laclos, en 1849. Les lettres ci-dessous se trouvent
manuscrites dans les feuilles précédant le texte du roman
épistolaire. C’est une partie de la correspondance que Laclos
échangea, à propos de son livre, avec Mme Riccoboni, avec laquelle
il eut l’occasion de collaborer au théâtre.
Il est facile de voir combien les
moralistes outrés, les débauchés révoltés menèrent une campagne
violente contre l’ouvrage et l’auteur.
«Je ne suis pas surprise qu’un
fils de M. de Choderlos écrive bien, l’esprit est héréditaire
dans sa famille; mais je ne puis le féliciter d’employer ses
talents, sa facilité, les grâces de son style à donner aux
étrangers une idée si révoltante des mœurs de sa nation et du
goût de ses compatriotes. Un écrivain distingué comme M. de la
Clos, doit avoir deux objets en se faisant imprimer, celui de
plaire,
et celui d’être utile; en remplir un, ce n’est pas assez pour un
homme honnête. On n’a pas besoin de se mettre en garde contre des
caractères qui ne peuvent exister, et j’invite M. de la Clos à ne
jamais orner le vice des agréments qu’il a prêtés à Mme de
Merteuil.»
La réponse de Laclos ne figure pas
dans le dossier. Suit aussitôt une seconde lettre de Mme Riccoboni:
«Vous êtes bien généreux,
monsieur, de répondre par des compliments si polis, si flatteurs,
si
spirituellement exprimés, à la liberté que j’ai osé prendre
d’attaquer le fond d’un ouvrage, dont le style et les détails
méritent tant de louanges. Vous me feriez un tort véritable en
m’attribuant la partialité d’un auteur. Je le suis de si peu de
choses qu’en lisant un livre nouveau je me trouverais bien injuste
et bien sotte si je le comparais aux bagatelles sorties de ma plume
et croyais mes idées propres à guider celles des autres. C’est en
qualité de femme, monsieur, de Française, de patriote zélée pour
l’honneur de ma nation, que j’ai senti mon cœur blessé du
caractère de Mme de Merteuil. Si comme vous l’assurez, ce
caractère affreux existe, je m’applaudis d’avoir passé mes
jours dans un petit cercle, et je plains ceux qui étendent assez
leurs connaissances pour se rencontrer avec de pareils monstres.
«Recevez mes sincères
remerciements, monsieur, de l’agréable présent que vous avez bien
voulu me faire. Tout Paris s’empresse à vous lire, tout Paris
s’entretient de vous. Si c’est un bonheur d’occuper les
habitants de cette immense capitale, jouissez de ce plaisir,
personne
n’a pu le goûter autant que vous. J’ai l’honneur d’être,
monsieur, avec tous les sentiments qui vous sont dûs,
«Votre très humble et très
obéissante servante.
«Riccoboni.
«14 avril 1782.»
«Me croire dispensée de vous
répondre, monsieur, et me donner votre adresse, c’est au moins une
petite contradiction. On vous aura dit que j’étais farouche? Je le
suis en effet, mais l’antre où je me cache ne m’a pas rendue
tout à fait impolie, et je reconnaîtrais mal la bonne opinion que
vous daignez avoir de mon caractère si je paraissais insensible aux
égards dont vous m’honorez. Une de vos expressions me semble assez
singulière. Un militaire mettre au rang de ses privations la
négligence d’une femme dont il a pu entendre parler à sa
grand’mère! Cela ne vous fait-il pas rire, monsieur?
«Vous avez la fantaisie de me
persuader, même de me convaincre par vos raisonnements, qu’un
livre, où brille votre esprit, est le résultat de vos remarques et
non l’ouvrage de votre imagination. N’est-ce pas là votre idée?
En le supposant, toutes les campagnes n’offrent point l’aspect
d’un joli paysage, et c’est au peintre à choisir les vues qu’il
dessine. Oui, sans doute, monsieur, on a montré avant vous des
monstres détestables, mais leur vice est puni par les lois.
Tartuffe, que vous chargez à tort d’un désir incestueux, est un
voleur adroit, mis à la fin de la pièce entre les mains de la
justice. Molière a dû rassembler des traits frappants sur ce
personnage, le théâtre exigeant une action vive et pressée. Votre
second exemple, Lovelace, est un être de raison. La passion
vraiment
forte, vraiment tendre que Richardson lui donne pour Clarisse le
met
absolument hors de la nature. Votre libertin, indifférent et vain,
s’en rapproche bien davantage, il trompe, il trahit de sang-froid,
ce qu’un homme amoureux ne saurait faire.
«Malgré tout votre esprit, malgré
toute votre adresse à justifier vos intentions, on vous reprochera
toujours, monsieur, de présenter à vos lecteurs une vile créature,
appliquée dès sa première jeunesse à se former au vice, à se
faire des principes de noirceur, à se composer un masque pour
cacher
à tous les regards le dessein d’adopter les mœurs d’une de ces
malheureuses que la misère réduit à vivre de leur infamie. Tant de
dépravation irrite et n’instruit pas. On s’écrie à chaque
page: «Cela n’est point, cela ne saurait être!» L’exagération
ôte au précepte la force propre à corriger. Un prédicateur
emporté, fanatique, en damnant son auditoire, n’excite pas la
moindre réflexion salutaire: il en a trop dit, on ne le croit pas,
ce sont les vérités douces et simples qui s’insinuent aisément
dans le cœur; on ne peut se défendre d’en être touché parce
qu’elles parlent à l’âme et l’ouvrent au sentiment dont on
veut la pénétrer. Un homme extrêmement pervers est aussi rare dans
la société qu’un homme extrêmement vertueux. On n’a pas besoin
de prévenir contre les crimes, tout le monde en conçoit de
l’horreur, mais des règles de conduite seront toujours
nécessaires, et ce sera toujours un mérite d’en donner. Vous avez
tant de facilité, monsieur, un style si aimable, pourquoi ne pas
les
employer à présenter des caractères que l’on désire d’imiter?
Vous prétendez aimer les femmes? Faites-les donc taire, apaisez
leurs cris et calmez leur colère. Vous ne savez pas, monsieur,
combien vous regretterez un jour leur amitié; elle est si douce,
elle devient si agréable à votre sexe, quand ses passions amorties
lui permettent de ne plus les regarder comme l’objet de son
amusement. Les hommes s’estiment, se servent, s’obligent même;
mais sont-ils capables de ces attentions délicates, de ces petits
soins, de ces complaisances continuelles et consolantes, dont
l’amitié des femmes fait seule goûter les charmes. Changez de
système, monsieur, ou vous vivrez chargé de la malédiction de la
moitié du monde, excepté de la mienne pourtant, car je vous
pardonne de tout mon cœur et je vous excuserai même autant que je
le pourrai, sans me faire arracher les yeux. J’ai l’honneur
d’être, monsieur,
«Votre très humble et très
obéissante servante,
«Riccoboni.
«Vendredi 19 avril 1782.»
«Vous croire dispensée de me
répondre, madame, et vous donner mon adresse, c’est en effet une
petite contradiction, mais désirer de recevoir de vos lettres et ne
vous pas donner le moyen de me les faire parvenir en eût été une
autre. Forcé de choisir, j’ai préféré, je l’avoue, le parti
de mes désirs à celui de mes craintes; ce que je ne voulais pas
devoir à mon indiscrétion, j’espérais l’obtenir de votre
politesse, et il est si difficile de s’arrêter dans ses désirs,
que je souhaite actuellement mériter qu’au moins par la suite,
votre politesse ne soit plus le seul motif de votre correspondance.
Je m’attends encore que cet espoir sera déçu, cependant si je
connaissais quelques moyens pour qu’il ne le fût pas, je n’en
négligerais aucun. C’est toujours même conduite, comme vous
voyez; et que ce soit votre faute ou la mienne, j’ai bien peur de
ne me pas corriger; je ne peux pas même gagner sur moi de ne pas
trouver une privation dans votre silence! et cependant je me
rappelle
fort bien d’avoir entendu, comme vous dites, madame, parler de vous
à ma grand’mère; j’en parle même encore tous les jours avec
mon père, qui n’est plus jeune, et pour tout dire, je ne le suis
plus moi-même, mais nos petits-neveux parleront aussi de vous à
leur tour, et si après vous avoir lue, ils ne regardaient pas comme
une privation de ne plus avoir à vous lire, j’estimerais bien peu
le goût de la postérité. Je vous pardonne de me trouver des torts
pour le plaisir que je trouve à m’en justifier; il n’en est pas
de même de ceux que vous trouvez à mon ouvrage, une longue
justification est si près d’être une justification ennuyeuse,
qu’il ne faut pas moins que le cas infini que je fais de votre
suffrage, pour me donner le courage de revenir sur ces objets.
«Je conviens avec vous, madame, que
toutes les campagnes n’offrent point l’aspect d’un joli
paysage, et que c’est au peintre à choisir les vues qu’il
dessine; mais si quelques-unes vous plaisent par le choix des sites
riants, rejetterons-nous entièrement ceux qui préfèrent pour leurs
tableaux les rochers, les précipices, les gouffres et les volcans?
et la paisible habitante de Paris sera-t-elle autorisée à reprocher
au peintre du Vésuve de calomnier la nature? Mais quoi! le même
pinceau ne peut-il pas s’exercer tour à tour dans les deux genres?
Si je m’en souviens bien, Vernet fit son tableau de la tempête
avant celui du calme, et l’un n’a pas nui à l’autre.
«Ce n’est pas que pour mon
compte, je m’engage à courir l’autre carrière. Hé! qui osera
se croire le talent nécessaire pour peindre les femmes dans tous
leurs avantages! pour rendre, comme en lisant, et leurs forces et
leurs grâces, et leur courage et même leurs faiblesses! toutes les
vertus embellies, jusqu’aux défauts devenus séduisants! la raison
sans raisonnements, l’esprit sans prétention! l’abandon de la
tendresse et la réserve de la modestie; la solidité de l’âge mûr
et l’enjouement folâtre de l’enfance! Que sais-je... mais
surtout comment ne pas laisser là le tableau, pour courir après le
modèle? Rousseau osa fixer Julie; il essaya de la peindre, il porta
l’enthousiasme jusqu’au délire, et vingt fois cependant il resta
en dessous de son sujet.
«Sans doute une femme, née avec
une belle âme, un cœur sensible et un esprit délicat, peut
répandre sur le portrait qu’elle trace une partie du charme
qu’elle possède; elle jouit dans son travail d’une paisible
facilité; elle ne fait en quelque sorte que donner une
contre-épreuve d’elle-même; mais quel homme assez froid, peut
faire une étude tranquille d’un modèle enchanteur? Quelle main ne
sera pas tremblante? Quels yeux ne seront point troublés?... et si
cet homme impassible existe, il ne fera qu’une image imparfaite;
dans son tableau sans vie et sans chaleur, je ne retrouverai plus
la
femme qu’il faut aimer, celle-là ne peut se reconnaître qu’aux
transports qu’elle excite; et celui qui les ressent s’occupe-t-il
à la peindre.
«Vous voyez, madame, combien je
suis loin encore de faire taire les femmes, d’apaiser leurs cris et
de calmer leur colère. Heureusement, j’avais déjà quelques-unes
d’elles pour amies et mon criminel ouvrage ne m’a point encore
attiré leur malédiction. Je me rappelle à ce sujet un mot de
Julie, qui disait en parlant de Dieu: «Les réprouvés, dit-on, le
haïssent, il faudrait donc qu’il m’empêchât de l’aimer».
J’ose dire comme elle, je mets trop de prix à l’amitié des
femmes, pour ne pas espérer de la conserver par titre même de
noblesse encore. Pour vous, madame, il y aurait sûrement de
l’indiscrétion à vous demander plus que de l’indulgence... Je
sens qu’il faut m’arrêter ici pour ne pas tomber encore dans une
petite contradiction.
«Cette longue lettre ne répond,
comme vous voyez, qu’à une partie de la vôtre, et je n’ai même
dit encore qu’une partie de mes raisons sur les objets dont j’ai
parlé. Si vous craignez un second volume, il sera nécessaire que
vous me le fassiez savoir bientôt.
«J’ai l’honneur d’être,
etc...»
«Cette lettre n’est, madame, que
la continuation de celle que j’ai eu l’honneur de vous écrire il
y a quelques jours, il me semble que votre silence me donne le
droit
de poursuivre, et j’en profite pour éclaircir les objets qui me
restent à traiter avec vous.
«Je n’ai point prétendu charger
Tartuffe d’un désir incestueux; si je n’ai pas désigné
Marianne par le mot de cette fille, c’est qu’écrivant sur un
sujet si connu, j’étais assuré d’être entendu; c’est de plus
que je ne prétendais pas apprécier le péché, mais seulement le
procédé. Or l’action considérée sous cette face, et
relativement à Orgon, me paraît absolument la même, il n’en est
pas moins vrai que l’expression n’est pas exacte; et j’aurais
dû dire, de séduire la faveur de l’homme dont il épousait la
fille. Je me permets à mon tour une observation sur ce que vous me
dites de cette pièce; c’est que Tartuffe n’est point puni par
les lois, mais par l’autorité. Je fais cette remarque, parce qu’il
me semble que le droit du moraliste, soit dramatique soit
romancier,
ne commence qu’où les lois se taisent. Molière lui-même m’a
paru si bien être de son avis, qu’il a pris soin de mettre à
l’abri des atteintes de la loi, jusqu’à la donation irrégulière
d’Orgon à Tartuffe. C’est qu’en effet les hommes une fois
rassemblés en société, n’ont droit de se faire justice que des
délits que le gouvernement ne s’est pas chargé de punir. Cette
justice du public est le ridicule pour les défauts et l’indignation
pour les vices. La punition de Tartuffe n’est elle-même qu’une
suite de l’indignation du prince, et le châtiment est motivé sur
d’autres actions que celles qui se sont passées durant le cours de
la pièce.
«Mais combien cette salutaire
indignation publique n’est-elle pas utile à réveiller sur les
vices en faveur desquels elle semble se relâcher! C’est ce que
j’ai voulu faire. Mme de M... et V... excitent, dans ce moment, une
clameur générale, mais rappelez-vous les événements de nos jours,
et vous retrouverez une foule de traits semblables, dont les héros
des deux sexes ne sont ou n’ont été que mieux accueillis et plus
honorés; j’ajoute même que je me suis particulièrement privé de
quelques traits qui manquent à mon caractère, par la seule raison
qu’ils étaient trop récents et trop connus, et que l’honnête
homme en diffamant le vice, répugne cependant à diffamer les
vicieux.
«Les mœurs que j’ai peintes ne
sont pourtant pas, madame, celles de ces malheureux que la misère
réduit à vivre de leur infamie; mais ce sont celles de ces femmes
plus viles encore qui savent calculer ce que le rang ou la fortune
leur permettent d’ajouter à un vice infâme, et qui en redoublent
le danger par la profanation de l’esprit et des grâces. Le tableau
en est attristant, je l’avoue, mais il est vrai, et le mérite que
je reconnais à travers des sentiments qu’on désire d’imiter,
n’empêche pas, je crois, qu’il ne soit utile de peindre ceux
dont on doit se défendre.
«Je ne finirai pas cette lettre
sans vous remercier, madame, de l’honnêteté avec laquelle vous
avez combattu mon avis, et même encore de la complaisance que vous
avez eue de la combattre; et je me félicite d’avoir fixé un
moment sur moi l’attention volage du public. C’est
particulièrement par l’occasion que j’ai trouvé de faire
parvenir jusqu’à vous et de pouvoir vous adresser moi-même,
l’assurance et l’hommage des sentiments d’estime et de respect
que je vous ai voués pour la vie.
«J’ai l’honneur d’être,
etc.»
«Avec de l’esprit, de l’éloquence
et de l’obstination on a souvent raison, monsieur, ou du moins on
réduit au silence les personnes qui n’aiment ni à disserter, ni à
soutenir leur opinion avec trop de chaleur. Permettez-moi donc de
terminer une dispute dont nos derniers neveux ne verraient pas la
fin
si elle continuait. Le brillant succès de votre livre doit vous
faire oublier ma légère censure; parmi tant de suffrages, à quoi
vous servirait celui d’une cénobite ignorée? Il n’ajouterait
point à votre gloire. Dire ce que je ne pense pas me paraît une
trahison, et je vous tromperais en feignant de me rendre à vos
sentiments. Ainsi, monsieur, après un volume de lettres, nous nous
retrouverions toujours au point d’où nous sommes partis.
«J’ai l’honneur d’être votre
très humble et obéissante servante,
«Riccoboni[5].
«Ce vendredi.»
Pour contrebalancer des témoignages
aussi manifestement partiaux, nous ne connaissons pas de pages plus
précises et plus suggestives que celles consacrées par les frères
de Goncourt à l’œuvre de Laclos.
«A mesure que le siècle vieillit,
qu’il accomplit son caractère, qu’il creuse ses passions, qu’il
raffine ses appétits, qu’il s’endurcit et se confine dans la
sécheresse et la sensualité de tête, il cherche plus résolument
de ce côté l’assouvissement de je ne sais quels sens dépravés
et qui ne se plaisent qu’au mal. La méchanceté, qui était
l’assaisonnement, devient le génie de l’amour. Les «noirceurs»
passent de mode, et la «scélératesse» éclate. Il se glisse dans
les relations d’hommes à femmes quelque chose comme une politique
impitoyable, comme un système réglé de perdition. La corruption
devient un art égal en cruautés, en manques de foi, en trahisons, à
l’art des tyrannies. Le machiavélisme entre dans la galanterie, et
il la domine et la gouverne. C’est l’heure où Laclos écrit
d’après nature ses Liaisons dangereuses, ce livre admirable et
exécrable, qui est à la morale amoureuse de la France du XVIIIe
siècle ce qu’est le traité du Prince à la morale politique de
l’Italie du XVIe.
«Aux heures troubles qui précèdent
la Révolution, au milieu de cette société traversée et pénétrée
jusqu’au plus profond de l’âme, par le malaise d’un orage
flottant et menaçant, on voit apparaître, pour remplacer les petits
maîtres sémillants et impertinents de Crébillon fils, les grands
maîtres de la perversité, les roués accomplis, les têtes fortes
de l’immoralité théorique et pratique. Ces hommes sont sans
entrailles, sans remords, sans faiblesse. Ils ont l’amabilité,
l’impudence, l’hypocrisie, la force, la patience, la suite des
résolutions, la constance de la volonté, la fécondité
d’imagination. Ils connaissent la puissance de l’occasion, le bon
effet d’un acte de vertu ou de bienfaisance bien placé, l’usage
des femmes de chambre, des valets, du scandale, toutes les armes
déloyales. Ils ont calculé de sang-froid tout ce qu’un homme peut
se permettre «d’horreurs», et ils ne reculent devant rien. Ne
pouvant prendre d’assaut, dans un secrétaire, le secret d’un
cœur de femme, ils se prennent à regretter que le talent d’un
filou n’entre pas dans l’éducation d’un homme qui se mêle
d’intrigues. Leur grand principe est de ne jamais finir une
aventure avant d’avoir en main de quoi déshonorer la femme: ils ne
séduisent que pour perdre, ils ne trompent que pour corrompre. Leur
joie, leur bonheur, c’est de faire «expirer la vertu d’une femme
dans une lente agonie et de la fixer sur ce spectacle», et ils
s’arrêtent à moitié de leur victoire, pour faire arrêter celle
qu’ils ont attaquée, à chaque degré, à chaque station de la
honte, du désespoir, lui faire savourer à loisir le sentiment de sa
défaite, et la conduire à la chute assez doucement, pour que le
remords la suive pas à pas. Leur passe-temps, leur distraction,
dont
ils rougissent presque, tant elle leur a peu coûté, est de
subjuguer par l’autorité une jeune fille, une enfant, d’emporter
son honneur en badinant, de la dépraver par désœuvrement; et c’est
pour eux comme une malice de faire rire cette fille des ridicules
de
sa mère, de sa mère couchée à côté et qu’une cloison sépare
de la honte et des risées de son sang! Le XVIIIe siècle a marqué
là, à ce dernier trait, les dernières limites de l’imagination
dans l’ordre de la férocité morale.