Comme le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste fut connu en
Allemagne avant de l'être en France. Schiller en avait traduit, en
1785, l'épisode de Mme de La Pommeraye, sous ce titre: Vengeance de
femme, pour le journal Thalie[1]. Il en tenait la copie de M. de
Dalberg. Il parut, en 1792, une traduction du roman sous ce titre:
Jacob und sein Herr (Jacques et son Maître), par Mylius. Le
traducteur disait: «Jacques le Fataliste est une des pièces les
plus précieuses de la succession littéraire non imprimée de
Diderot. Ce petit roman sera difficilement publié dans la langue de
l'auteur. Il en existe bien une vingtaine de copies en Allemagne,
mais comme en dépôt. Elles doivent être conservées secrètement et
n'être jamais mises au jour. Une de ces copies a été communiquée au
traducteur, sous la promesse solennelle de ne pas confier le texte
français à la presse[2].»
[1] Cette traduction fut retraduite en français sous ce titre:
Exemple singulier de la vengeance d'une femme, conte moral, ouvrage
posthume de Diderot. Londre (sic) 1793, in-18 de 99 pages, y
compris le titre; avec un avertissement.
[2] Rosenkranz, Diderot's Leben und Werke, t. II, p. 316.
Deux ans plus tard, l'Institut de France s'organisait. Un de ses
premiers soins fut de s'occuper de dresser une sorte de bilan des
richesses perdues de la littérature française. On s'inquiéta, entre
autres choses, d'un chant de Ver-Vert intitulé l'Ouvroir, qu'on
crut être entre les mains du prince Henri de Prusse. Ce prince,
qui, après avoir montré qu'il était bon capitaine, dut se réfugier
dans une demi-obscurité pour ne pas risquer de trop déplaire à
Frédéric II, son frère, occupait noblement ses loisirs en cultivant
les lettres, les arts et les sciences. Il était un des
souscripteurs à la Correspondance de Grimm. Il s'intéressait
particulièrement à Diderot. La lectrice de sa femme, Mme de
Prémontval, dont il sera question dans le roman, avait pu lui en
parler de visu. Ce n'est pas cependant par elle, comme l'a cru
l'éditeur Brière, qu'il eut communication de Jacques le Fataliste,
puisqu'elle était morte plusieurs années avant que ce livre fût
écrit. Il en possédait une copie au même titre que la vingtaine
d'autres personnes dont parle Mylius. Seulement, il ne se crut pas
obligé à la tenir secrète, et, en réponse à la demande du chant de
Ver-Vert qu'il n'avait pas, il offrit Jacques le Fataliste, qu'il
avait. Il reçut des remercîments, et on le pria de mettre à
exécution cette louable intention. Il répondit par cette nouvelle
lettre:
«J'ai reçu la lettre que vous m'avez adressée. L'Institut national
ne me doit aucune reconnaissance pour le désir sincère que j'ai eu
de lui prouver mon estime: l'empressement que j'aurais eu de lui
envoyer le manuscrit qu'il désirait, s'il eût été en ma puissance,
en est le garant. On ne peut pas rendre plus de justice aux grandes
vues qui l'animent pour mieux diriger les connaissances de
l'humanité.
«Je regrette la perte que fait la littérature de ne pouvoir jouir
des œuvres complètes de Gresset, cet auteur ayant une réputation si
justement méritée. J'ai fait remettre au citoyen Caillard, ministre
plénipotentiaire de la République française, le manuscrit de
Jacques le Fataliste. J'espère que l'Institut national en sera
bientôt en possession. Je suis, avec les sentiments qui vous sont
dus, votre affectionné,
«Henri.»
L'ouvrage parut chez Buisson en 2 vol. in-8º (an V, 1796), 4
figures non signées. Il fut réimprimé la même année, chez le même
libraire, en 3 vol. in-12, fig.; en 1797, chez Gueffier jeune et
Knapen fils, 3 vol. in-18, 3 fig., et chez Bertin, 4 vol. in-18, 4
fig. et un frontispice de Chailloux, gravé par Bovinet; en 1798,
chez Maradan, 2 vol. in-12; en 1799, chez Leprieur, 4 vol. in-18, 4
fig. assez jolies non signées; en 1822, in-18; en 1830, in-12; en
1849, in-4º illustré. Il a subi une condamnation insérée au
Moniteur du 6 août 1826.
Le livre a donc été beaucoup lu; mais l'a-t-il été par tous les
critiques qui en ont parlé? Nous en doutons un peu, tant est grande
la divergence des opinions émises à son sujet. La plus répandue,
celle qui a cours, c'est que c'est un livre ordurier, dans lequel
se trouve cependant un chef-d'œuvre: l'Histoire de Mme de La
Pommeraye et du Chevalier des Arcis. Il serait, à notre avis,
beaucoup plus juste de dire comme le disait Gœthe, que c'est un
chef-d'œuvre, dans lequel se trouvent malheureusement deux ou trois
passages qui tiennent le milieu entre la licence de Sterne et celle
de Rabelais, en se rapprochant un peu plus de ce dernier.
Si, en effet, nous le prenons par le détail, nous y trouvons
d'abord cette histoire de Mme de La Pommeraye, acceptée par tous
comme une œuvre hors ligne, et qui remplit le quart de l'ouvrage.
Dans les trois autres quarts, l'histoire du Père Hudson, celle de
l'emplâtre de Desglands ont trouvé une place très-honorable dans
les morceaux choisis avec un soin si scrupuleux par M. Génin.
Celles du chevalier de Guerchy, de Lepelletier, de Gousse, de
l'intendant de M. de Saint-Florentin, du chevalier de Saint-Ouin,
sont très-caractéristiques et ne sont pas de nature à choquer les
plus scrupuleux. M. Lepelletier est un saint, et si le chevalier de
Saint-Ouin est un fripon, le saint et le fripon sont également
vrais et peints de main de maître. Les digressions sur l'art et le
théâtre sont ce qu'elles sont toujours chez Diderot, pleines de
verve et de bon sens. Il reste donc, écrémage fait, un quart du
livre destiné par l'auteur lui-même à imiter Sterne, ou plutôt à le
parodier, et c'est dans ce quart que se trouvent deux ou trois
contes très-courts qui ne sont ni plus ni moins lestes que ceux
qu'il a semés un peu partout, dans les Salons même. Cette liberté
de langage est malheureusement inhérente au caractère de Diderot,
et, disons-le, à celui de presque toute la société de son époque,
qui n'était point encore aussi polie que celle de la nôtre, quoique
Crébillon le fils se fût chargé de lui enseigner l'art des
périphrases. Plaignons-les, mais que le sentiment des convenances
ne nous rende pas injustes[3].
[3] Nous pourrions renvoyer, pour ces accusations, à la Gazette
nationale (Moniteur universel) du 22 brumaire an V, qui défend
Diderot. «On a relevé, dit le critique, avec trop d'aigreur et
d'affectation quelques intempérances d'esprit que le philosophe
Diderot s'est cru permises dans un ouvrage qu'il n'avait point
destiné à l'impression... Nous observerons à ces hommes si chastes,
à ces hommes qui prétendent qu'on ne doit écrire que pour des mères
et des magistrats, que les peuples ne gagnent jamais en licence que
ce qu'ils perdent réellement en pureté... L'oreille est le dernier
asile de la chasteté: ce n'est qu'après avoir été chassée du cœur
qu'elle s'y réfugie, etc.»
Ce qui a réellement le plus nui à la réputation de Jacques le
Fataliste, c'est la forme dans laquelle il est écrit. Ce reproche
capital doit être renvoyé à Sterne. Sterne est un mauvais modèle,
le plus mauvais des modèles. Son allure brisée, sautillante, est
tellement fatigante pour le lecteur, qu'il ne la supporte que le
temps de lire le Voyage sentimental et que Tristram Shandy est déjà
deux fois trop long. Et la particularité de cette fatigue, c'est
qu'elle ne se dissipe jamais. Commencez la lecture d'un livre écrit
dans le genre de Sterne: dès la vingtième page, vous portez
non-seulement le poids de ces vingt pages, mais celui de tout le
Sterne que vous avez lu précédemment. C'est ce qui est arrivé aux
premiers lecteurs de Jacques le Fataliste.
Le même écrivain, A... (Andrieux?), qui avait fait le compte rendu
de la Religieuse dans la Décade philosophique, s'exprimait, au
sujet de Jacques, en ces termes:
«Je respecte beaucoup les grands noms, mais je tâche de n'en être
pas la dupe. Qu'importe que ce soit Diderot ou un écolier qui ait
fait ce livre[4]? Il s'agit de savoir si l'ouvrage est digne d'un
maître ou d'un écolier. Lecteur, je vous ai rendu compte de la
Religieuse, et je désire que vous ayez été aussi content de mon
extrait que je l'étais du roman. Je vous parlerai aujourd'hui de
Jacques le Fataliste avec autant de franchise, mais avec bien moins
de plaisir.
«Vous connaissez Rabelais? vous connaissez Sterne? Si vous ne les
connaissez pas, je vous conseille de les lire, surtout le dernier;
mais si vous voulez connaître une très-faible imitation de Tristram
Shandy, vous n'avez qu'à lire Jacques le Fataliste.
«Diderot n'a de son modèle que le décousu et le défaut de liaison.»
(Décade philosophique, t. XI, p. 224.)
[4] On avait émis des doutes sur l'authenticité de l'attribution,
et avec quelques motifs, puisqu'au même moment des libraires peu
scrupuleux mettaient le nom de Diderot à un roman dans lequel on ne
retrouve ni son style, ni ses idées, ni même quelque idée que ce
soit. Ce roman, intitulé d'abord: Jules et Sophie, ou le Fils
naturel, an V, 2 vol. in-18 de 142 et 146 p. avec deux gravures,
reparut en 3 vol. in-18, 1797, 3 gravures, chez Traintenelle,
relieur, et Marchand, marchand de livres, et prit sur quelques
exemplaires du deuxième tirage ce nouveau titre: le Chartreux.
Personne alors ne se laissa prendre à cette supercherie; ce qui n'a
point empêché les bibliographes de continuer à porter sur leurs
catalogues: «On lui attribue (à Diderot) Jules et Sophie.» Naigeon
a eu tort, en 1798, de se borner à garder le silence sur cette
fraude, quoique, nous le répétons, elle ne puisse tromper et n'ait
trompé en réalité personne. Nous devons remercier ici M. Bégis qui,
en nous communiquant gracieusement cette curiosité bibliographique
fort rare en librairie, et qui manque aux bibliothèques publiques
où nous l'avons cherchée, nous a mis à même de nous faire une
opinion raisonnée sur la fausseté de l'attribution.
Cependant le critique, en continuant son extrait, trouve des
morceaux «très-vifs, très-animés, qui rappellent le ton des plus
jolies narrations de Mme de Sévigné.» S'il conclut en disant que
Jacques ne vaut pas beaucoup mieux que les Bijoux indiscrets, c'est
qu'il a été surtout frappé par les passages licencieux.
Ne nous attachons pas à ces passages, et demandons-nous si
réellement Diderot n'a fait que copier Sterne. Dans le Catalogue
d'une jolie collection de livres rares et curieux provenant de la
bibliothèque d'un homme de lettres bien connu (René Pincebourde,
1871), cet homme de lettres, M. Ch. Monselet, dit de Jacques le
Fataliste: «Chef-d'œuvre à la diable, écrit sous l'influence
directe de Sterne, et où l'on retrouve avec stupéfaction des pages
entières copiées de Tristram Shandy.» Qui ne croirait, après cela,
qu'il s'agit de quelque chose de pis qu'une imitation, et qu'on a
affaire à un plagiat? Il en est tout autrement.
Ces «pages entières» consistent en deux fragments, l'un au
commencement du livre, l'autre à l'avant-dernier feuillet, et
celui-ci est ainsi annoncé: «Voici le second paragraphe (du
prétendu manuscrit d'où est tirée l'histoire des amours de
Jacques), copié de la Vie de Tristram Shandy, à moins que
l'entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit
antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit le
plagiaire[5], ce que je ne crois pas, mais par une estime toute
particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des
littérateurs de sa nation, dont l'usage assez fréquent est de nous
voler et de nous dire des injures.»
[5] L'accusation de plagiat n'a pas été ménagée à Sterne, en
Angleterre. On a noté tous les passages qu'il avait empruntés, bien
plus pour s'en moquer que pour se les approprier, il est vrai, mais
qu'il a eu le tort, par excès d'humour, de ne pas désigner assez
clairement comme des citations.
En fait, Diderot, comme l'a fait Nodier pour l'Histoire du roi de
Bohême et de ses sept châteaux, a emprunté à Sterne une situation
que l'auteur anglais n'avait point développée: celle du caporal
Trim, commençant l'histoire de sa blessure au genou et celle de ses
amours, histoire achevée quatre pages plus loin par l'oncle Toby.
Il en a pris le début et la conclusion: la scène qui amène le
baiser sur la main; et, entre ces deux demi-pages, il a intercalé
un volume où il n'y a, pour rappeler Sterne, que l'affectation à
courir d'un sujet à l'autre, avec cette différence toutefois que
les sujets choisis par Diderot entrent dans la catégorie de ce que
les Allemands appellent ses «romans sociaux,» qu'ils ont tous une
portée, que dans tous il y a de l'intérêt, et que l'ampleur de la
pensée y fait à chaque instant craquer les coutures de l'habit trop
étroit où l'auteur voudrait la maintenir.
Mauvais habit que Diderot a eu le tort de choisir, s'il n'a pas
voulu en même temps donner une leçon. Sterne avait alors des
partisans en France, et beaucoup. Mlle de Lespinasse s'amusait à
raconter les bonnes actions de Mme Geoffrin dans un style où
l'émotion ne vient pas toujours à point nommé faire oublier la
peine que se donne l'écrivain pour la faire naître par le
contraste. Le Voyage sentimental avait fait école, mais Tristram
Shandy n'était pas encore connu chez nous. Les deux derniers
volumes dans lesquels Diderot a pris son thème, parus en 1767, ne
furent traduits qu'en 1785. En suivant ce modèle, Diderot se
laissait sans doute un peu prendre à la mode qui courait, mais
n'essayait-il pas, en même temps, de la diriger? Comme c'était sa
manie de retoucher ce que les autres avaient fait et de montrer ce
qu'ils auraient pu faire, n'a-t-il pas voulu montrer qu'avec les
procédés de Sterne on pouvait avoir l'haleine plus longue, et qu'il
n'était pas interdit, malgré les digressions, de finir ce que l'on
commençait; car, malgré qu'on en dise, Jacques le Fataliste forme
un tout dans lequel on ne peut méconnaître un très-grand art de
composition. Nous l'avons vu affirmer par Gœthe lui-même (Notice
préliminaire du Neveu de Rameau).
Naigeon trouve le livre trop long de moitié et regrette que Diderot
ait fait effort pour être plaisant, car «il ne l'était nullement,
surtout quand il voulait l'être.» Mais M. Rosenkranz fait observer
avec raison qu'à part ce qui concerne les doctrines philosophiques,
Naigeon n'a pas grande autorité, et qu'il ne comprend pas du tout
le côté artistique de son maître. Nous pourrions citer encore une
lettre de Gœthe à Merck, du 7 avril 1780, où Jacques le Fataliste
est présenté comme un repas de tous points excellent et servi avec
une admirable entente de l'art du cuisinier et du maître d'hôtel
réunis. En 1840, E. Erdmann, dans son Développement de l'empirisme
et du matérialisme, de Locke à Kant (p. 268), présente ce roman
comme un chef-d'œuvre encore insuffisamment apprécié. Voici les
opinions allemandes. Quant aux opinions françaises, elles sont,
comme il en est chez nous de toutes les opinions, coulées dans le
même moule. On parle de Jacques le Fataliste comme en a parlé la
Décade citée plus haut, et on se garde bien de le lire.
C'est pendant son séjour en Hollande et en Russie que Diderot a
écrit ce livre. Il y est question de la représentation du Bourru
bienfaisant de Goldoni, qui eut lieu en 1771, et Mme de Vandeul dit
que son père fit, à l'époque de son retour, «deux petits romans,
Jacques le Fataliste et la Religieuse.» Nous avons vu qu'il n'avait
fait que retoucher ce dernier. Peut-être aussi n'a-t-il fait, dans
le premier, que donner un cadre à des histoires depuis longtemps
ébauchées et que le procédé de Sterne lui permettait de rattacher
par un lien commun.
Il a paru un Second Voyage de Jacques le Fataliste et de son maître
(de Diderot), à Versailles, chez Locard, et à Paris, chez tous les
marchands de nouveautés, 1803, in-12.
L'auteur de cette suite est encore inconnu. Il a été fait, à ce
sujet, plusieurs questions dans l'Intermédiaire des chercheurs et
des curieux, qui n'ont point obtenu de réponses. Le seul
renseignement qu'on trouve dans le livre est cette note:
«Pardon, pardon, trois fois pardon, si j'entreprends de continuer
les aventures de Jacques et de son maître. Il était écrit de tous
les temps que je ferais cette folie-là. Je ne puis m'opposer à ma
destinée... P.L.C.»
Il a été joué aux Variétés, en 1850, sous le titre de Jacques le
Fataliste, un vaudeville en deux actes de M. Dumanoir, Clairville
et Bernard Lopez, dans lequel Bouret et Rameau jouent un
rôle.
Nous avons eu peu de modifications à faire au texte adopté; les
corrections que M. Brière avait apportées aux éditions précédentes
étant presque toutes justifiées. Cependant, nous sommes revenu sur
quelques-unes; M. Dubrunfaut possède de ce roman une fort belle
copie qui paraît avoir servi à l'impression de la première édition.
Il a bien voulu nous la confier, et nous l'avons suivie de
préférence dans les cas douteux, entre autres, p. 27, pour le
membre de phrase: «Et à elle donc,» mis dans la bouche du maître
par tous nos prédécesseurs, même par Buisson.
Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde.
Comment s'appelaient-il? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du
lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où
l'on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques
disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien
et de mal ici-bas était écrit là-haut.
LE MAÎTRE.
C'est un grand mot que cela.
JACQUES.
Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil
avait son billet[6].
[6] «Le roi Guillaume, sauf votre respect, dit Trim, était d'avis
que notre destinée ici-bas était arrêtée d'avance; tellement qu'il
disait souvent à ses soldats que «chaque balle avait son billet.»
(Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, liv. VIII, chap.
cclxiii.—Traduction Léon de Wailly.)
LE MAÎTRE.
Et il avait raison...
Après une courte pause, Jacques s'écria: Que le diable emporte le
cabaretier et son cabaret!
LE MAÎTRE.
Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas
chrétien.
JACQUES.
C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de
mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se
fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton, et m'en frotte un
peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au Camp
devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille
se donne.
LE MAÎTRE.
Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES.
Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les
bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se
tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce
coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de
ma vie, ni boiteux.
LE MAÎTRE.
Tu as donc été amoureux[7]?
[7] «Et puis, dit le caporal, reprenant la parole,—mais d'un ton
plus gai,—sans ce coup de feu je n'aurais jamais été amoureux, sauf
votre respect.—Tu as donc été amoureux, Trim? dit mon oncle Toby en
souriant.» (Sterne, Tristram Shandy, liv. VIII, chap.
cclxiii.)
JACQUES.
Si je l'ai été!
LE MAÎTRE.
Et cela par un coup de feu?
JACQUES.
Par un coup de feu.
LE MAÎTRE.
Tu ne m'en as jamais dit un mot.
JACQUES.
Je le crois bien.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi cela?
JACQUES.
C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE MAÎTRE.
Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu?
JACQUES.
Qui le sait?
LE MAÎTRE.
À tout hasard, commence toujours...
Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dînée:
il faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les
surprit au milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître
dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son
valet, et le pauvre diable disant à chaque coup: «Celui-là était
apparemment encore écrit là-haut...»
Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne
tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois
ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître
et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me
plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le
faire cocu? d'embarquer Jacques pour les îles? d'y conduire son
maître? de les ramener tous les deux en France sur le même
vaisseau? Qu'il est facile de faire des contes! Mais ils en seront
quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce
délai.
L'aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et
poursuivant leur chemin.—Et où allaient-ils?—Voilà la seconde fois
que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous
réponds: Qu'est-ce que cela vous fait? Si j'entame le sujet de leur
voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allèrent quelque temps
en silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le
maître dit à son valet: Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes
amours?
JACQUES.
Nous en étions, je crois, à la déroute de l'armée ennemie. On se
sauve, on est poursuivi, chacun pense à soi. Je reste sur le champ
de bataille, enseveli sous le nombre des morts et des blessés, qui
fut prodigieux. Le lendemain on me jeta, avec une douzaine
d'autres, sur une charrette, pour être conduit à un de nos
hôpitaux. Ah! monsieur, je ne crois pas qu'il y ait de blessures
plus cruelles que celle du genou.
LE MAÎTRE.
Allons donc, Jacques, tu te moques.
JACQUES.
Non, pardieu, monsieur, je ne me moque pas! Il y a là je ne sais
combien d'os, de tendons et d'autres choses qu'ils appellent je ne
sais comment...[8]
[8] «... Si bien que ce n'est que le lendemain, à midi, continua le
caporal, que je fus échangé et mis dans une charrette avec treize
ou quatorze autres, pour être transporté à notre hôpital.—Il n'y a
pas de partie dans tout le corps, sauf votre respect, où une
blessure cause une torture plus intolérable qu'au genou.
«—Excepté à l'aine, dit mon oncle Toby.—Sauf votre respect,
repartit le caporal, le genou, à mon avis, doit certainement être
plus douloureux à cause de tous les tendons et de tous les je ne
sais quoi qui s'y trouvent.» (Sterne. Tristram Shandy, liv. VIII,
chap. cclxiii.)
Une espèce de paysan qui les suivait avec une fille qu'il portait
en croupe et qui les avait écoutés, prit la parole et dit:
«Monsieur a raison...»
On ne savait à qui ce monsieur était adressé, mais il fut mal pris
par Jacques et par son maître; et Jacques dit à cet interlocuteur
indiscret: «De quoi te mêles-tu?
—Je me mêle de mon métier; je suis chirurgien à votre service, et
je vais vous démontrer...»
La femme qu'il portait en croupe lui disait: «Monsieur le docteur,
passons notre chemin et laissons ces messieurs qui n'aiment pas
qu'on leur démontre.
—Non, lui répondit le chirurgien, je veux leur démontrer, et je
leur démontrerai...»
Et, tout en se retournant pour démontrer, il pousse sa compagne,
lui fait perdre l'équilibre et la jette à terre, un pied pris dans
la basque de son habit et les cotillons renversés sur sa tête.
Jacques descend, dégage le pied de cette pauvre créature et lui
rabaisse ses jupons. Je ne sais s'il commença par rabaisser les
jupons ou par dégager le pied; mais à juger de l'état de cette
femme par ses cris, elle s'était grièvement blessée. Et le maître
de Jacques disait au chirurgien: «Voilà ce que c'est que de
démontrer.»
Et le chirurgien: «Voilà ce que c'est que de ne vouloir pas qu'on
démontre!...»
Et Jacques à la femme tombée ou ramassée: «Consolez-vous, ma bonne,
il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de M. le docteur, ni de
la mienne, ni de celle de mon maître: c'est qu'il était écrit
là-haut qu'aujourd'hui, sur ce chemin, à l'heure qu'il est, M. le
docteur serait un bavard, que mon maître et moi nous serions deux
bourrus, que vous auriez une contusion à la tête et qu'on vous
verrait le cul...»
Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s'il me
prenait en fantaisie de vous désespérer! Je donnerais de
l'importance à cette femme; j'en ferais la nièce d'un curé du
village voisin; j'ameuterais les paysans de ce village; je me
préparerais des combats et des amours; car enfin cette paysanne
était belle sous le linge. Jacques et son maître s'en étaient
aperçus; l'amour n'a pas toujours attendu une occasion aussi
séduisante. Pourquoi Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une
seconde fois? pourquoi ne serait-il pas une seconde fois le rival
et même le rival préféré de son maître?—Est-ce que le cas lui était
déjà arrivé?—Toujours des questions! Vous ne voulez donc pas que
Jacques continue le récit de ses amours? Une bonne fois pour
toutes, expliquez-vous; cela vous fera-t-il, cela ne vous fera-t-il
pas plaisir? Si cela vous fera plaisir, remettons la paysanne en
croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à
nos deux voyageurs. Cette fois-ci ce fut Jacques qui prit la parole
et qui dit à son maître:
Voilà le train du monde; vous qui n'avez été blessé de votre vie et
qui ne savez ce que c'est qu'un coup de feu au genou, vous me
soutenez, à moi qui ai eu le genou fracassé et qui boite depuis
vingt ans...
LE MAÎTRE.
Tu pourrais avoir raison. Mais ce chirurgien impertinent est cause
que te voilà encore sur une charrette avec tes camarades, loin de
l'hôpital, loin de ta guérison et loin de devenir amoureux.
JACQUES.
Quoi qu'il vous plaise d'en penser, la douleur de mon genou était
excessive; elle s'accroissait encore par la dureté de la voiture,
par l'inégalité des chemins, et à chaque cahot je poussais un cri
aigu.
LE MAÎTRE.
Parce qu'il était écrit là-haut que tu crierais?
JACQUES.
Assurément! Je perdais tout mon sang, et j'étais un homme mort si
notre charrette, la dernière de la ligne, ne se fût arrêtée devant
une chaumière. Là, je demande à descendre; on me met à terre. Une
jeune femme, qui était debout à la porte de la chaumière, rentra
chez elle et en sortit presque aussitôt avec un verre et une
bouteille de vin. J'en bus un ou deux coups à la hâte. Les
charrettes qui précédaient la nôtre défilèrent. On se disposait à
me rejeter parmi mes camarades, lorsque, m'attachant fortement aux
vêtements de cette femme et à tout ce qui était autour de moi, je
protestai que je ne remonterais pas et que, mourir pour mourir,
j'aimais mieux que ce fût à l'endroit où j'étais qu'à deux lieues
plus loin. En achevant ces derniers mots, je tombai en
défaillance[9]. Au sortir de cet état, je me trouvai déshabillé et
couché dans un lit qui occupait un des coins de la chaumière, ayant
autour de moi un paysan, le maître du lieu, sa femme, la même qui
m'avait secouru, et quelques petits enfants. La femme avait trempé
le coin de son tablier dans du vinaigre et m'en frottait le nez et
les tempes[10].
[9] «Je racontais mes souffrances à une jeune femme, dans une
maison de paysan où notre charrette, qui était la dernière de la
file, avait fait halte; on m'y avait fait entrer, et la jeune femme
avait tiré de sa poche un cordial et en avait versé sur du sucre,
et, voyant qu'il m'avait ranimé, elle m'en avait donné une seconde
et une troisième fois.—Je lui racontais donc, sauf votre respect,
le supplice où j'étais, et je lui disais qu'il était si
intolérable, que j'aimerais mieux m'étendre sur ce lit,—en en
désignant un qui était dans le coin de la chambre, et mourir,—que
d'aller plus loin. Elle essaya de m'y conduire, mais je m'évanouis
dans ses bras.» (Sterne, Tristram Shandy, liv. VIII, chap.
cclxiv.)
[10] «Lors donc que je revins à moi, je me trouvai dans une cabane
silencieuse et tranquille, où il n'y avait que la jeune femme, le
paysan et sa femme. J'étais couché en travers du lit, dans le coin
de la chambre, ma jambe blessée sur une chaise, et la jeune femme à
côté de moi, d'une main me tenant sous le nez le coin d'un mouchoir
trempé dans du vinaigre, et de l'autre me frottant les tempes.»
(Sterne, Tristram Shandy, ibid.)
LE MAÎTRE.
Ah! malheureux! ah! coquin!... Infâme, je te vois arriver.
JACQUES.
Mon maître, je crois que vous ne voyez rien.
LE MAÎTRE.
N'est-ce pas de cette femme que tu vas devenir amoureux?
JACQUES.
Et quand je serais devenu amoureux d'elle, qu'est-ce qu'il y aurait
à dire? Est-ce qu'on est maître de devenir ou de ne pas devenir
amoureux? Et quand on l'est, est-on maître d'agir comme si on ne
l'était pas? Si cela eût été écrit là-haut, tout ce que vous vous
disposez à me dire, je me le serais dit; je me serais souffleté; je
me serais cogné la tête contre le mur; je me serais arraché les
cheveux: il n'en aurait été ni plus ni moins, et mon bienfaiteur
eût été cocu.
LE MAÎTRE.
Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne
commît sans remords.
JACQUES.
Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffonné la
cervelle; mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens
toujours au mot de mon capitaine: Tout ce qui nous arrive de bien
et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque
moyen d'effacer cette écriture? Puis-je n'être pas moi? Et étant
moi, puis-je faire autrement que moi? Puis-je être moi et un autre?
Et depuis que je suis au monde, y a-t-il eu un seul instant où cela
n'ait été vrai? Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raisons seront
peut-être bonnes; mais s'il est écrit en moi ou là-haut que je les
trouverai mauvaises, que voulez-vous que j'y fasse?
LE MAÎTRE.
Je rêve à une chose: c'est si ton bienfaiteur eût été cocu parce
qu'il était écrit là-haut; ou si cela était écrit là-haut parce que
tu ferais cocu ton bienfaiteur?
JACQUES.
Tous les deux étaient écrits l'un à côté de l'autre. Tout a été
écrit à la fois. C'est comme un grand rouleau qui se déploie petit
à petit...
Vous concevez, lecteur, jusqu'où je pourrais pousser cette
conversation sur un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis
deux mille ans, sans en être d'un pas plus avancé. Si vous me savez
peu de gré de ce que je vous dis, sachez-m'en beaucoup de ce que je
ne vous dis pas.
Tandis que nos deux théologiens disputaient sans s'entendre, comme
il peut arriver en théologie, la nuit s'approchait. Ils
traversaient une contrée peu sûre en tout temps, et qui l'était
bien moins encore alors que la mauvaise administration et la misère
avaient multiplié sans fin le nombre des malfaiteurs. Ils
s'arrêtèrent dans la plus misérable des auberges. On leur dressa
deux lits de sangles dans une chambre formée de cloisons
entr'ouvertes de tous les côtés. Ils demandèrent à souper. On leur
apporta de l'eau de mare, du pain noir et du vin tourné. L'hôte,
l'hôtesse, les enfants, les valets, tout avait l'air sinistre. Ils
entendaient à côté d'eux les ris immodérés et la joie tumultueuse
d'une douzaine de brigands qui les avaient précédés et qui
s'étaient emparés de toutes les provisions. Jacques était assez
tranquille; il s'en fallait beaucoup que son maître le fût autant.
Celui-ci promenait son souci en long et en large, tandis que son
valet dévorait quelques morceaux de pain noir, et avalait en
grimaçant quelques verres de mauvais vin. Ils en étaient là,
lorsqu'ils entendirent frapper à leur porte: c'était un valet que
ces insolents et dangereux voisins avaient contraint d'apporter à
nos deux voyageurs, sur une de leurs assiettes, tous les os d'une
volaille qu'ils avaient mangée. Jacques, indigné, prend les
pistolets de son maître.
«Où vas-tu?
—Laissez-moi faire.
—Où vas-tu? te dis-je.
—Mettre à la raison cette canaille.
—Sais-tu qu'ils sont une douzaine?
—Fussent-ils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est écrit là-haut
qu'ils ne sont pas assez.
—Que le diable t'emporte avec ton impertinent dicton!...»
Jacques s'échappe des mains de son maître, entre dans la chambre de
ces coupe-jarrets, un pistolet armé dans chaque main. «Vite, qu'on
se couche, leur dit-il, le premier qui remue je lui brûle la
cervelle...» Jacques avait l'air et le ton si vrais, que ces
coquins, qui prisaient autant la vie que d'honnêtes gens, se lèvent
de table sans souffler le mot, se déshabillent et se couchent. Son
maître, incertain sur la manière dont cette aventure finirait,
l'attendait en tremblant. Jacques rentra chargé des dépouilles de
ces gens; il s'en était emparé pour qu'ils ne fussent pas tentés de
se relever; il avait éteint leur lumière et fermé à double tour
leur porte, dont il tenait la clef avec un de ses pistolets. «À
présent, monsieur, dit-il à son maître, nous n'avons plus qu'à nous
barricader en poussant nos lits contre cette porte, et à dormir
paisiblement...» Et il se mit en devoir de pousser les lits,
racontant froidement et succinctement à son maître le détail de
cette expédition.
LE MAÎTRE.
Jacques, quel diable d'homme es-tu! Tu crois donc...
JACQUES.
Je ne crois ni ne décrois.
LE MAÎTRE.
S'ils avaient refusé de se coucher?
JACQUES.
Cela était impossible.
LE MAÎTRE.
Pourquoi?
JACQUES.
Parce qu'ils ne l'ont pas fait.
LE MAÎTRE.
S'ils se relevaient?
JACQUES.
Tant pis ou tant mieux.
LE MAÎTRE.
Si... si... si... et...
JACQUES.
Si, si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des
poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l'heure vous avez
cru que je courais un grand danger, et rien n'était plus faux; à
présent vous vous croyez en grand danger, et rien peut-être n'est
encore plus faux. Tous, dans cette maison, nous avons peur les uns
des autres; ce qui prouve que nous sommes tous des sots...
Et, tout en discourant ainsi, le voilà déshabillé, couché et
endormi. Son maître, en mangeant à son tour un morceau de pain
noir, et buvant un coup de mauvais vin, prêtait l'oreille autour de
lui, regardait Jacques qui ronflait et disait: «Quel diable d'homme
est-ce là!...» À l'exemple de son valet, le maître s'étendit aussi
sur son grabat, mais il n'y dormit pas de même. Dès la pointe du
jour, Jacques sentit une main qui le poussait; c'était celle de son
maître qui l'appelait à voix basse: Jacques! Jacques!
JACQUES.
Qu'est-ce?
LE MAÎTRE.
Il fait jour.
JACQUES.
Cela se peut.
LE MAÎTRE.
Lève-toi donc.
JACQUES.
Pourquoi?
LE MAÎTRE.
Pour sortir d'ici au plus vite.
JACQUES.
Pourquoi?
LE MAÎTRE.
Parce que nous y sommes mal.
JACQUES.
Qui le sait, et si nous serons mieux ailleurs?
LE MAÎTRE.
Jacques?
JACQUES.
Eh bien, Jacques! Jacques! quel diable d'homme êtes-vous?
LE MAÎTRE.
Quel diable d'homme es-tu! Jacques, mon ami, je t'en prie.
Jacques se frotta les yeux, bâilla à plusieurs reprises, étendit
les bras, se leva, s'habilla sans se presser, repoussa les lits,
sortit de la chambre, descendit, alla à l'écurie, sella et brida
les chevaux, éveilla l'hôte qui dormait encore, paya la dépense,
garda les clefs des deux chambres; et voilà nos gens partis.
Le maître voulait s'éloigner au grand trot; Jacques voulait aller
le pas, et toujours d'après son système. Lorsqu'ils furent à une
assez grande distance de leur triste gîte, le maître, entendant
quelque chose qui résonnait dans la poche de Jacques, lui demanda
ce que c'était: Jacques lui dit que c'étaient les deux clefs des
chambres.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi ne les avoir pas rendues?
JACQUES.
C'est qu'il faudra enfoncer deux portes; celle de nos voisins pour
les tirer de leur prison, la nôtre pour leur délivrer leurs
vêtements; et que cela nous donnera du temps.
LE MAÎTRE.
Fort bien, Jacques! mais pourquoi gagner du temps?
JACQUES.
Pourquoi? Ma foi, je n'en sais rien.
LE MAÎTRE.
Et si tu veux gagner du temps, pourquoi aller au petit pas comme tu
fais?
JACQUES.
C'est que, faute de savoir ce qui est écrit là-haut, on ne sait ni
ce qu'on veut ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa fantaisie qu'on
appelle raison, ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse
fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal.
LE MAÎTRE.
Pourrais-tu me dire ce que c'est qu'un fou, ce que c'est qu'un
sage?
JACQUES.
Pourquoi pas?... un fou... attendez... c'est un homme malheureux;
et par conséquent un homme heureux est sage.
LE MAÎTRE.
Et qu'est-ce qu'un homme heureux ou malheureux?
JACQUES.
Pour celui-ci, il est aisé. Un homme heureux est celui dont le
bonheur est écrit là-haut; et par conséquent celui dont le malheur
est écrit là-haut, est un homme malheureux.
LE MAÎTRE.
Et qui est-ce qui a écrit là-haut le bonheur et le malheur?
JACQUES.
Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit? Un
capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu
pour le savoir; lui, n'aurait pas donné une obole, ni moi non plus;
car à quoi cela me servirait-il? En éviterais-je pour cela le trou
où je dois m'aller casser le cou?
LE MAÎTRE.
Je crois que oui.
JACQUES.
Moi, je crois que non; car il faudrait qu'il y eût une ligne fausse
sur le grand rouleau qui contient vérité, qui ne contient que
vérité, et qui contient toute vérité. Il serait écrit sur le grand
rouleau: «Jacques se cassera le cou tel jour,» et Jacques ne se
casserait pas le cou? Concevez-vous que cela se puisse, quel que
soit l'auteur du grand rouleau?
LE MAÎTRE.
Il y a beaucoup de choses à dire là-dessus...
JACQUES.
Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition, dans
laquelle l'expérience nous autorise à regarder les circonstances où
nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à
craindre pour l'avenir.
LE MAÎTRE.
Et tu entendais quelque chose à cela?
JACQUES.
Assurément, peu à peu je m'étais fait à sa langue. Mais, disait-il,
qui peut se vanter d'avoir assez d'expérience? Celui qui s'est
flatté d'en être le mieux pourvu, n'a-t-il jamais été dupe? Et
puis, y a-t-il un homme capable d'apprécier juste les circonstances
où il se trouve? Le calcul qui se fait dans nos têtes, et celui qui
est arrêté sur le registre d'en haut, sont deux calculs bien
différents. Est-ce nous qui menons le destin, ou bien est-ce le
destin qui nous mène? Combien de projets sagement concertés ont
manqué, et combien manqueront! Combien de projets insensés ont
réussi, et combien réussiront! C'est ce que mon capitaine me
répétait, après la prise de Berg-op-Zoom et celle du Port-Mahon; et
il ajoutait que la prudence ne nous assurait point un bon succès,
mais qu'elle nous consolait et nous excusait d'un mauvais: aussi
dormait-il la veille d'une action sous sa tente comme dans sa
garnison, et allait-il au feu comme au bal. C'est bien de lui que
vous vous seriez écrié: «Quel diable d'homme!...»
Comme ils en étaient là, ils entendirent à quelque distance
derrière eux du bruit et des cris; ils retournèrent la tête, et
virent une troupe d'hommes armés de gaules et de fourches qui
s'avançaient vers eux à toutes jambes. Vous allez croire que
c'étaient les gens de l'auberge, leurs valets et les brigands dont
nous avons parlé. Vous allez croire que le matin on avait enfoncé
leur porte faute de clefs, et que ces brigands s'étaient imaginé
que nos deux voyageurs avaient décampé avec leurs dépouilles.
Jacques le crut, et il disait entre ses dents: «Maudites soient les
clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fit emporter! Maudite
soit la prudence! etc., etc.» Vous allez croire que cette petite
armée tombera sur Jacques et son maître, qu'il y aura une action
sanglante, des coups de bâton donnés, des coups de pistolet tirés;
et il ne tiendrait qu'à moi que tout cela n'arrivât; mais adieu la
vérité de l'histoire, adieu le récit des amours de Jacques. Nos
deux voyageurs n'étaient point suivis: j'ignore ce qui se passa
dans l'auberge après leur départ. Ils continuèrent leur route,
allant toujours sans savoir où ils allaient, quoiqu'ils sussent à
peu près où ils voulaient aller; trompant l'ennui et la fatigue par
le silence et le bavardage, comme c'est l'usage de ceux qui
marchent, et quelquefois de ceux qui sont assis.
Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige
ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui
prendrait ce que j'écris pour la vérité, serait peut-être moins
dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable.
Cette fois-ci ce fut le maître qui parla le premier et qui débuta
par le refrain accoutumé: Eh bien! Jacques, l'histoire de tes
amours?
JACQUES.
Je ne sais où j'en étais. J'ai été si souvent interrompu, que je
ferais tout aussi bien de recommencer.
LE MAÎTRE.
Non, non. Revenu de ta défaillance à la porte de la chaumière, tu
te trouvas dans un lit, entouré des gens qui l'habitaient.
JACQUES.
Fort bien! La chose la plus pressée était d'avoir un chirurgien, et
il n'y en avait pas à plus d'une lieue à la ronde. Le bonhomme fit
monter à cheval un de ses enfants, et l'envoya au lieu le moins
éloigné. Cependant la bonne femme avait fait chauffer du gros vin,
déchiré une vieille chemise de son mari; et mon genou fut étuvé,
couvert de compresses et enveloppé de linges. On mit quelques
morceaux de sucre enlevés aux fourmis, dans une portion du vin qui
avait servi à mon pansement, et je l'avalai; ensuite on m'exhorta à
prendre patience. Il était tard; ces gens se mirent à table et
soupèrent. Voilà le souper fini. Cependant l'enfant ne revenait
pas, et point de chirurgien. Le père prit de l'humeur. C'était un
homme naturellement chagrin; il boudait sa femme, il ne trouvait
rien à son gré. Il envoya durement coucher ses autres enfants. Sa
femme s'assit sur un banc et prit sa quenouille. Lui, allait et
venait; et en allant et venant, il lui cherchait querelle sur tout.
«Si tu avais été au moulin comme je te l'avais dit...» et il
achevait la phrase en hochant de la tête du côté de mon lit.
«On ira demain.
—C'est aujourd'hui qu'il fallait y aller, comme je te l'avais
dit... Et ces restes de paille qui sont encore sur la grange,
qu'attends-tu pour les relever?
—On les relèvera demain.
—Ce que nous en avons tire à sa fin; et tu aurais beaucoup mieux
fait de les relever aujourd'hui, comme je te l'avais dit... Et ce
tas d'orge qui se gâte sur le grenier, je gage que tu n'as pas
songé à le remuer.
—Les enfants l'ont fait.
—Il fallait le faire toi-même. Si tu avais été sur ton grenier, tu
n'aurais pas été à la porte...»
Cependant il arriva un chirurgien, puis un second, puis un
troisième, avec le petit garçon de la chaumière.
LE MAÎTRE.
Te voilà en chirurgiens comme saint Roch en chapeaux[11].
[11] On lit dans toutes les éditions: comme saint Roch en chapeau;
il faut: en chapeaux. Ce proverbe se dit quand, d'un certain nombre
de choses que l'on possède, plusieurs sont inutiles: le mot est ici
d'autant mieux appliqué, que saint Roch avait trois chapeaux; on le
voit souvent ainsi représenté. (Br.)
JACQUES.
Le premier était absent, lorsque le petit garçon était arrivé chez
lui; mais sa femme avait fait avertir le second, et le troisième
avait accompagné le petit garçon. «Eh! bonsoir, compères; vous
voilà?» dit le premier aux deux autres... Ils avaient fait le plus
de diligence possible, ils avaient chaud, ils étaient altérés. Ils
s'asseyent autour de la table dont la nappe n'était pas encore
ôtée. La femme descend à la cave, et en remonte avec une bouteille.
Le mari grommelait entre ses dents: «Eh! que diable faisait-elle à
sa porte?» On boit, on parle des maladies du canton; on entame
l'énumération de ses pratiques. Je me plains; on me dit: «Dans un
moment nous serons à vous.» Après cette bouteille, on en demande
une seconde, à compte sur mon traitement; puis une troisième, une
quatrième, toujours à compte sur mon traitement; et à chaque
bouteille, le mari revenait à sa première exclamation: «Eh! que
diable faisait-elle à sa porte?»