La Merveilleuse Histoire de Peter Schlemihl

 Adalbert Von Chamisso

Préambule

D’origine française, il est le type même de l’exilé. Schumann immortalisera L’Amour et la vie d’une femme, son Peter Schlemihl fera le tour du monde comme son créateur, qui en rapportera un journal de voyages passionnant, fruit de sa double qualité, littéraire et scientifique. Cette extériorité fait de lui un observateur lucide de la comédie du monde, un témoin idéal, sans a priori sur les autres civilisations.

 

Chamisso, « le Français en Allemagne et l’Allemand en France, catholique chez les protestants et protestant chez les catholiques, philosophe chez les gens religieux et cagot chez les gens sans préjugés ; homme du monde chez les savants et pédant dans le monde, jacobin chez les aristocrates et chez les démocrates un noble », Chamisso est l’incarnation du mouvement perpétuel, et son parcours « complet » de la planète correspondra à une évolution personnelle. Le second Chamisso n’est pas marqué par la chance ou les certitudes, mais plutôt par une espèce de sagesse faite de sérénité et presque de « gratitude ». C’est cette acceptation qui le propulse vers les temps modernes.

 

« C’est au monde entier qu’il semble donner un exemple de concorde : sa haute et loyale figure, dédaigneuse de tous les préjugés, de toutes les conventions, s’élève au-dessus des frontières d’aujourd’hui. »

 

(R. Riegel).

 

« Chamisso était l’homme des paradoxes, et ce fut sans doute en jouant avec son dédoublement intérieur qu’il échappa à l’angoisse d’être partout un étranger sur terre. Ce Français, né en 1871 au château de Boncourt, fut d’abord un émigré habitué des salons berlinois, puis un des poètes allemands les plus adulés ; cet infatigable voyageur ne rentra chez lui que pour accepter le poste de directeur du Jardin botanique – sa passion pour les rivages lointains ne devait le rattraper que plus tard, dans son agonie, quand il se mit à délirer en français et en hawaïen ; ce maniaque de la solitude ne trouva qu’un seul moyen de conjurer sa méfiance envers les vertus conjugales : il se maria avec une jeune fille de 18 ans, eut sept enfants et ne survécut qu’une année à la mort de sa femme. Enfin et surtout, cet inoffensif herboriste qui parcourait les montagnes à la recherche de plantes rares fut aussi l’extraordinaire, l’inquiétant auteur du fameux Peter Schlemihl que lui envièrent Andersen, Hoffmann et Heine »

 

(Linda Le Chamisso ou la passion de l’intranquillité, Le Quotidien de Paris, 8 novembre 1989).


Chapitre I

Après une traversée facile et néanmoins très éprouvante pour moi, nous arrivâmes enfin à bon port. Aussitôt débarqué, je me chargeai de mon petit bagage et, me frayant un passage à travers la foule grouillante, j'entrai dans la première maison de modeste apparence où je vis pendre une enseigne. J'exprimai le désir de louer une chambre. Le domestique me mesura du regard et m'emmena sous le toit. Je me fis apporter de l'eau fraîche et indiquer avec précision où je pourrais trouver M. Thomas John.

 

« En sortant par la porte du Nord, la première maison de campagne à droite ; c'est une grande maison neuve en marbre rouge et blanc, ornée de nombreuses colonnes.

 

— Bien. »

 

Il était encore tôt. Je déficelai aussitôt mon paquet, en tirai la redingote noire que j'avais récemment fait retourner, me vêtis proprement en choisissant mes meilleurs habits, pris sur moi la lettre de recommandation qui m'avait été remise, et partis voir l'homme qui devait m'aider à réaliser mes modestes espérances. Après avoir gravi la longue rue du Nord et atteint la porte de la ville, je vis les colonnes briller dans la verdure. «C'est donc ici », pensai-je. J'essuyai avec mon mouchoir la poussière sur mes souliers, rajustai ma cravate et tirai la sonnette en me recommandant à la grâce de Dieu. La porte s'ouvrit brusquement. Après un interrogatoire dans le vestibule, le portier me fit annoncer et j'eus l'honneur d'être introduit dans le parc où M. John faisait sa promenade en compagnie de quelques amis. Je reconnus à sa corpulence, qui n'avait d'égale que sa suffisance, l'homme qu'on m'avait décrit. Il me reçut très bien — comme un riche traite un pauvre diable —, se tourna même vers moi, sans pour autant se détourner du reste de la compagnie, et prit la lettre que je lui tendais.

 

« Ainsi vous venez de la part de mon frère ; il y a longtemps que je n'ai pas entendu parler de lui. Il est en bonne santé, j'espère ?… C'est là, continua-t-il en s'adressant à ses amis, sans attendre ma réponse et en se servant de ma lettre pour désigner une colline, c'est là que je fais construire le nouveau bâtiment. »

 

Il rompit le cachet, sans interrompre la conversation qui portait sur la richesse.

 

« Celui qui ne possède pas au moins un million, déclara-t-il péremptoirement, celui-là, passez-moi le mot, n'est qu'un coquin !

 

— Ah ! comme c'est vrai ! » m'écriai-je avec une totale et débordante ferveur.

 

Cette sortie dut lui plaire, car il me sourit et dit :

 

« Restez, cher ami, j'aurai peut-être le temps plus tard de vous dire ce que je pense de ceci », dit-il en me montrant la lettre, qu'il glissa aussitôt dans sa poche. Et il revint à ses amis. Il offrit le bras à une dame, d'autres messieurs s'empressèrent auprès des autres jolies femmes ; chacun trouva celle qui lui convenait, et l'on se dirigea processionnellement vers la colline où fleurissaient les roses.

 

Je suivais à distance, peu soucieux de m'imposer, car personne ne s'occupait plus de moi. La compagnie était fort en train, on s'amusait à des riens, on plaisantait, et si parfois l'on parlait sérieusement de choses frivoles, on bavardait plus souvent à la légère de choses sérieuses ; on se moquait surtout des amis absents et de tout ce qui les concernait. J'étais trop étranger à tout cela pour comprendre et surtout trop préoccupé et trop replié sur moi-même pour prendre goût à pareilles devinettes.

 

Nous avions atteint la roseraie. La belle Fanny — qui paraissait être la reine du jour — décida, par caprice, de briser elle-même une branche en fleur ; elle se blessa à une épine ; un peu de sang pourpre, comme jailli des rosés aux teintes sombres, coula sur sa jolie main. Cet événement mit tout le monde en émoi. On se mit en quête de taffetas d'Angleterre. Un homme silencieux, élégant, maigre, élancé, assez âgé, qui se tenait à l'écart, et que je n'avais pas encore remarqué, mit aussitôt la main dans une poche bien ajustée de son habit de taffetas  gris,  coupé  à l'ancienne mode, en tira un petit portefeuille, l'ouvrit et tendit à la dame, avec un salut respectueux, l'objet réclamé. Elle le reçut sans remarquer celui qui le donnait et sans même le remercier ; quand la blessure fut bandée, on continua à gravir la colline, au sommet de laquelle on voulait jouir du vaste panorama qui, par-delà le vert labyrinthe formé par le parc, s'étendait jusqu'à l'immense océan.

 

Le coup d'œil était réellement splendide. Un point lumineux apparaissait à l'horizon entre le flot sombre et le ciel bleu.

 

« Qu'on m'apporte une lunette ! » cria John, et avant même que la valetaille accourue à cet appel se fût mise en mouvement, l'homme gris, saluant avec modestie, avait plongé la main dans la poche de son habit, en avait tiré une belle lunette de Dollond[1], et l'avait remise à M. John. Celui-ci, la portant aussitôt à son œil, informa la compagnie qu'il s'agissait du vaisseau qui avait quitté la rade la veille, et que des vents contraires retenaient en vue du port. La lunette passa de main en main, sans revenir dans celles de son propriétaire ; quant à moi, je regardais l'homme avec ébahissement, ne comprenant pas comment ce gros instrument était sorti d'une poche aussi minuscule ; ce détail ne semblait avoir frappé personne et l'on ne se souciait pas plus de l'homme gris que de moi-même.

 

On servit des rafraîchissements et les fruits les plus rares de toutes les parties du monde dans les récipients les plus précieux, M. John faisait les honneurs avec aisance et distinction, et m'adressa la parole pour la seconde fois :

 

«Mangez donc, vous n'avez pas eu de fruits quand vous étiez en mer. »

 

Je m'inclinai, mais il ne s'en aperçut pas car il parlait déjà à quelqu'un d'autre.

 

On se serait volontiers installé sur le gazon, au flanc de la colline, pour contempler le paysage, si l'on n'avait craint l'humidité du sol. Un des convives déclara que c'eût été une joie divine d'étendre ici des tapis turcs, si l'on en avait eu. On n'avait pas plutôt exprimé ce désir que déjà l'homme à l'habit gris portait la main à sa poche et, avec son air de modestie, d'humilité même, en tirait un riche tapis turc battu d'or. Les domestiques en prirent possession comme si la chose allait de soi, et le déployèrent à l'endroit choisi. La compagnie y prit place sans façons ; quant à moi, stupéfait, je considérai une fois de plus l'homme, la poche, le tapis qui mesurait plus de vingt pieds de long sur dix de large, et je me frottai les yeux, ne sachant que penser de ce sortilège, d'autant que personne ne manifestait le moindre étonnement.

 

J'aurais bien voulu obtenir quelques éclaircissements sur ce personnage, mais je ne savais à qui m'adresser ; j'étais encore plus intimidé par ceux qui servaient les maîtres que par les maîtres qui se laissaient servir. Enfin, je repris courage et m'approchai d'un jeune homme qui me parut moins impressionnant que les autres et qui était souvent demeuré à l'écart. Je le priai tout bas de me dire qui était cet homme si prévenant, qui se tenait là, avec son habit gris.

 

« Sans doute voulez-vous dire celui qui ressemble à un brin de fil échappé à l'aiguille d'un tailleur ?

 

– Oui, celui qui est seul.

 

– Je ne le connais pas », me répondit-il, et, apparemment peu désireux de prolonger la conversation, il se détourna et se mit à bavarder de la pluie et du beau temps avec un autre invité.

 

Le soleil commençait à briller avec ardeur et à incommoder les dames ; la belle Fanny, avec sa nonchalance et son étourderie habituelles, demanda à l'homme gris, que personne, à ma connaissance, n'avait encore interpellé, si d'aventure il n'avait pas aussi une tente sur lui. Il lui répondit par une profonde inclination, comme si on lui avait fait un honneur immérité, et déjà il portait la main à sa poche, d'où je le vis tirer des étoffes, des piquets, des cordes, des ferrements, en un mot tout ce qu'il faut pour dresser la tente la plus magnifique. Les jeunes messieurs aidèrent à la dresser ; elle couvrait toute l'étendue du tapis — et personne n'y trouva rien d'extraordinaire.

 

Depuis un certain temps déjà, j'étais assez peu rassuré et même franchement inquiet ; quelle ne fut pas ma surprise quand, au vœu suivant, je le vis tirer encore de sa poche trois chevaux de selle, je dis bien trois beaux grands chevaux noirs avec leur selle et leur harnais ! Pense donc, au nom du ciel, trois chevaux sellés sortant de cette même poche, d'où étaient sortis déjà un portefeuille, une longue-vue, un tapis broché de vingt pieds de long sur dix de large et une tente de mêmes dimensions avec tous les piquets et tous les ferrements nécessaires ! Si je ne t'assurais pas avoir vu ce spectacle de mes propres yeux, tu ne le croirais certainement pas.

 

Malgré l'humble contenance de cet homme pâle et le peu d'attention que les autres lui accordaient, je ne pouvais le quitter des yeux et il en vint à m'inspirer une terreur bientôt insupportable.

 

Je résolus de me dérober, ce qui me parut facile eu égard à mon rôle insignifiant. Je voulais retourner à la ville, tenter ma chance le lendemain auprès de M. John et, si j'en trouvais le courage, le questionner sur l'étrange homme gris. Ah, si j'avais pu réussir à m'échapper.

 

Je m'étais déjà glissé sans encombre à travers la roseraie et, descendant la colline, je me trouvais sur une pelouse découverte de toutes parts, quand, par crainte d'être surpris hors des allées et foulant l'herbe, je jetai autour de moi un regard investigateur. Quelle ne fut pas mon épouvante quand je vis l'homme à l'habit gris, qui m'avait suivi et maintenant s'avançait vers moi. Il ôta son chapeau et s'inclina plus profondément que personne ne l'avait jamais fait devant moi. Il voulait évidemment me parler et je ne pouvais me dérober sans grossièreté. Je soulevai également mon chapeau, le saluai à mon tour et restai nu-tête en plein soleil, comme si j'avais pris racine. Je le regardais fixement, malgré ma frayeur, comme un oiseau ensorcelé par un serpent. Lui-même paraissait très mal à l'aise ; il ne leva pas les yeux, s'inclina à plusieurs reprises, s'approcha et me parla d'une voix basse et mal assurée, à peu près sur le ton qu'aurait adopté un mendiant.