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Jean de LA BRUYÈRE
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4 (I)
Les citations profanes, les froides allusions, le mauvais pathétique,
les antithèses, les figures outrées ont fini : les portraits finiront, et
feront place à une simple explication de l’Évangile, jointe aux
mouvements qui inspirent la conversion.
5 (VIII)
Cet homme que je souhaitais impatiemment, et que je ne daignais
pas espérer de notre siècle, est enfin venu. Les courtisans, à force de
goût et de connaître les bienséances, lui ont applaudi ; ils ont, chose
incroyable ! abandonné la chapelle du Roi, pour venir entendre avec
le peuple la parole de Dieu annoncée par cet homme apostolique.
La ville n’a pas été de l’avis de la cour : où il a prêché, les
paroissiens ont déserté, jusqu’aux marguilliers ont disparu ; les
pasteurs ont tenu ferme, mais les ouailles se sont dispersées, et les
orateurs voisins en ont grossi leur auditoire. Je devais le prévoir, et
ne pas dire qu’un tel homme n’avait qu’à se montrer pour être suivi,
et qu’à parler pour être écouté : ne savaisje pas quelle est dans les
hommes, et en toutes choses, la force indomptable de l’habitude ?
Depuis trente années on prête l’oreille aux rhéteurs, aux
déclamateurs, aux énumérateurs ; on court ceux qui peignent en
grand ou en miniature. Il n’y a pas longtemps qu’ils avaient des
chutes ou des transitions ingénieuses, quelquefois même si vives et si
aiguës qu’elles pouvaient passer pour épigrammes : ils les ont
adoucies, je l’avoue, et ce ne sont plus que des madrigaux.
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Ils ont toujours, d’une nécessité indispensable et géométrique,
trois sujets admirables de vos attentions : ils prouveront une telle
chose dans la première partie de leur discours, cette autre dans la
seconde partie, et cette autre encore dans la troisième. Ainsi vous
serez convaincu d’abord d’une certaine vérité, et c’est leur premier
point ; d’une autre vérité, et c’est leur second point ; et puis d’une
troisième vérité, et c’est leur troisième point : de sorte que la
première réflexion vous instruira d’un principe des plus
fondamentaux de votre religion ; la seconde, d’un autre principe qui
ne l’est pas moins ; et la dernière réflexion, d’un troisième et dernier
principe, le plus important de tous, qui est remis pourtant, faute de
loisir, à une autre fois.
Enfin, pour reprendre et abréger cette division et former un plan…
– Encore, ditesvous, et quelles préparations pour un discours de trois
quarts d’heure qui leur reste à faire ! Plus ils cherchent à le digérer et
à l’éclaircir, plus ils m’embrouillent. – Je vous crois sans peine, et
c’est l’effet le plus naturel de tout cet amas d’idées qui reviennent à
la même, dont ils chargent sans pitié la mémoire de leurs auditeurs. Il
semble, à les voir s’opiniâtrer à cet usage, que la grâce de la
conversion soit attachée à ces énormes partitions. Comment
néanmoins seraiton converti par de tels apôtres, si l’on ne peut qu’à
peine les entendre articuler, les suivre et ne les pas perdre de vue ? Je
leur demanderais volontiers qu’au milieu de leur course impétueuse,
ils voulussent plusieurs fois reprendre haleine, souffler un peu, et
laisser souffler leurs auditeurs. Vains discours, paroles perdues !
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Le temps des homélies n’est plus ; les Basiles, les Chrysostomes
ne le ramèneraient pas ; on passerait en d’autres diocèses pour être
hors de la portée de leur voix et de leurs familières instructions. Le
commun des hommes aime les phrases et les périodes, admire ce
qu’il n’entend pas, se suppose instruit, content de décider entre un
premier et un second point, ou entre le dernier sermon et le
pénultième.
6 (V)
Il y a moins d’un siècle qu’un livre français était un certain
nombre de pages latines, où l’on découvrait quelques lignes ou
quelques mots en notre langue.
Les passages, les traits et les citations n’en étaient pas demeurés
là : Ovide et Catulle achevaient de décider des mariages et des
testaments, et venaient avec les Pandectes au secours de la veuve et
des pupilles.
Le sacré et le profane ne se quittaient point ; ils s’étaient glissés
ensemble jusque dans la chaire : saint Cyrille, Horace, saint Cyprien,
Lucrèce, parlaient alternativement ; les poètes étaient de l’avis de
saint Augustin et de tous les Pères ; on parlait latin, et longtemps,
devant des femmes et des marguilliers ; on a parlé grec. Il fallait
savoir prodigieusement pour prêcher si mal. Autre temps, autre
usage : le texte est encore latin, tout le discours est français, et d’un
beau français ; l’Évangile même n’est pas cité. Il faut savoir
aujourd’hui très peu de chose pour bien prêcher.
7 (IV)
L’on a enfin banni la scolastique de toutes les chaires des grandes
villes, et on l’a reléguée dans les bourgs et dans les villages pour
l’instruction et pour le salut du laboureur ou du vigneron.
8 (I)
C’est avoir de l’esprit que de plaire au peuple dans un sermon par
un style fleuri, une morale enjouée, des figures réitérées, des traits
brillants et de vives descriptions ; mais ce n’est point en avoir assez.
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Un meilleur esprit néglige ces ornements étrangers, indignes de
servir à l’Évangile : il prêche simplement, fortement, chrétiennement.
9 (I)
L’orateur fait de si belles images de certains désordres, y fait
entrer des circonstances si délicates, met tant d’esprit, de tour et de
raffinement dans celui qui pèche, que si je n’ai pas de pente à vouloir
ressembler à ses portraits, j’ai besoin du moins que quelque apôtre,
avec un style plus chrétien, me dégoûte des vices dont l’on m’avait
fait une peinture si agréable.
10 (IV)
Un beau sermon est un discours oratoire qui est dans toutes ses
règles, purgé de tous ses défauts, conforme aux préceptes de
l’éloquence humaine, et paré de tous les ornements de la rhétorique.
Ceux qui entendent finement n’en perdent pas le moindre trait ni
une seule pensée ; ils suivent sans peine l’orateur dans toutes les
énumérations où il se promène, comme dans toutes les élévations où
il se jette : ce n’est une énigme que pour le peuple.
11 (IV)
Le solide et l’admirable discours que celui qu’on vient
d’entendre ! Les points de religion les plus essentiels, comme les plus
pressants motifs de conversion, y ont été traités : quel grand effet
n’atil pas dû faire sur l’esprit et dans l’âme de tous les auditeurs !
Les voilà rendus : ils en sont émus et touchés au point de résoudre
dans leur cœur, sur ce sermon de Théodore, qu’il est encore plus
beau que le dernier qu’il a prêché.
12 (I)
La morale douce et relâchée tombe avec celui qui la prêche ; elle
n’a rien qui réveille et qui pique la curiosité d’un homme du monde,
qui craint moins qu’on ne pense une doctrine sévère, et qui l’aime
même dans celui qui fait son devoir en l’annonçant. Il semble donc
qu’il y ait dans l’Église comme deux états qui doivent la partager :
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celui de dire la vérité dans toute son étendue, sans égards, sans
déguisement ; celui de l’écouter avidement, avec goût, avec
admiration, avec éloges, et de n’en faire cependant ni pis ni mieux.
13 (IV)
L’on peut faire ce reproche à l’héroïque vertu des grands hommes,
qu’elle a corrompu l’éloquence, ou du moins amolli le style de la
plupart des prédicateurs. Au lieu de s’unir seulement avec les peuples
pour bénir le Ciel de si rares présents qui en sont venus, ils ont entré
en société avec les auteurs et les poètes ; et devenus comme eux
panégyristes, ils ont enchéri sur les épîtres dédicatoires, sur les
stances et sur les prologues.
Ils ont changé la parole sainte en un tissu de louanges, justes à la
vérité, mais mal placées, intéressées, que personne n’exige d’eux, et
qui ne conviennent point à leur caractère. On est heureux si à
l’occasion du héros qu’ils célèbrent jusque dans le sanctuaire, ils
disent un mot de Dieu et du mystère qu’ils devaient prêcher. Il s’en
est trouvé quelquesuns qui ayant assujetti le saint Évangile, qui doit
être commun à tous, à la présence d’un seul auditeur, se sont vus
déconcertés par des hasards qui le retenaient ailleurs, n’ont pu
prononcer devant des chrétiens un discours chrétien qui n’était pas
fait pour eux, et ont été suppléés par d’autres orateurs, qui n’ont eu le
temps que de louer Dieu dans un sermon précipité.
14 (I)
Théodule a moins réussi que quelquesuns de ses auditeurs ne
l’appréhendaient : ils sont contents de lui et de son discours ; il a
mieux fait à leur gré que de charmer l’esprit et les oreilles, qui est de
flatter leur jalousie.
15 (I)
Le métier de la parole ressemble en une chose à celui de la
guerre : il y a plus de risque qu’ailleurs, mais la fortune y est plus
rapide.
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16 (I)
Si vous êtes d’une certaine qualité, et que vous ne vous sentiez
point d’autre talent que celui de faire de froids discours, prêchez,
faites de froids discours : il n’y a rien de pire pour sa fortune que
d’être entièrement ignoré. Théodat a été payé de ses mauvaises
phrases et de son ennuyeuse monotonie.
17 (I)
L’on a eu de grands évêchés par un mérite de chaire qui
présentement ne vaudrait pas à son homme une simple prébende.
18 (I)
Le nom de ce panégyriste semble gémir sous le poids des titres
dont il est accablé ; leur grand nombre remplit de vastes affiches qui
sont distribuées dans les maisons, ou que l’on lit par les rues en
caractères monstrueux, et qu’on ne peut non plus ignorer que la place
publique.
Quand sur une si belle montre, l’on a seulement essayé du
personnage, et qu’on l’a un peu écouté, l’on reconnaît qu’il manque
au dénombrement de ses qualités celle de mauvais prédicateur.
19 (VII)
L’oisiveté des femmes, et l’habitude qu’ont les hommes de les
courir partout où elles s’assemblent, donnent du nom à de froids
orateurs, et soutiennent quelque temps ceux qui ont décliné.
20 (VI)
Devraitil suffire d’avoir été grand et puissant dans le monde pour
être louable ou non, et, devant le saint autel et dans la chaire de la
vérité, loué et célébré à ses funérailles ?
N’y atil point d’autre grandeur que celle qui vient de l’autorité et
de la naissance ?
Pourquoi n’estil pas établi de faire publiquement le panégyrique
d’un homme qui a excellé pendant sa vie dans la bonté, dans l’équité,
dans la douceur, dans la fidélité, dans la piété ?
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Ce qu’on appelle une oraison funèbre n’est aujourd’hui bien reçue
du plus grand nombre des auditeurs, qu’à mesure qu’elle s’éloigne
davantage du discours chrétien, ou si vous l’aimez mieux ainsi,
qu’elle approche de plus près d’un éloge profane.
21 (I)
L’orateur cherche par ses discours un évêché ; l’apôtre fait des
conversions : il mérite de trouver ce que l’autre cherche.
22 (I)
L’on voit des clercs revenir de quelques provinces où ils n’ont pas
fait un long séjour, vains des conversions qu’ils ont trouvées toutes
faites, comme de celles qu’ils n’ont pu faire, se comparer déjà aux
Vincents et aux Xaviers, et se croire des hommes apostoliques : de si
grands travaux et de si heureuses missions ne seraient pas à leur gré
payés d’une abbaye.
23 (VII)
Tel tout d’un coup, et sans y avoir pensé la veille, prend du papier,
une plume, dit en soimême : « Je vais faire un livre », sans autre
talent pour écrire que le besoin qu’il a de cinquante pistoles. Je lui
crie inutilement : « Prenez une scie, Dioscore, sciez, ou bien tournez,
ou faites une jante de roue ; vous aurez votre salaire. » Il n’a point
fait l’apprentissage de tous ces métiers.
« Copiez donc, transcrivez, soyez au plus correcteur d’imprimerie,
n’écrivez point. » Il veut écrire et faire imprimer ; et parce qu’on
n’envoie pas à l’imprimeur un cahier blanc, il le barbouille de ce qui
lui plaît :
Il écrirait volontiers que la Seine coule à Paris, qu’il y a sept jours
dans la semaine, ou que le temps est à la pluie ; et comme ce discours
n’est ni contre la religion ni contre l’État, et qu’il ne fera point
d’autre désordre dans le public que de lui gâter le goût et
l’accoutumer aux choses fades et insipides, il passe à l’examen, il est
imprimé, et à la honte du siècle, comme pour l’humiliation des bons
auteurs, réimprimé. De même un homme dit en son cœur : « Je
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prêcherai », et il prêche ; le voilà en chaire, sans autre talent ni
vocation que le besoin d’un bénéfice.
24 (I)
Un clerc mondain ou irréligieux, s’il monte en chaire, est
déclamateur.
Il y a au contraire des hommes saints, et dont le seul caractère est
efficace pour la persuasion : ils paraissent, et tout un peuple qui doit
les écouter est déjà ému et comme persuadé par leur présence ; le
discours qu’ils vont prononcer fera le reste.
25 (IV)
L. de Meaux et le P. Bourdaloue me rappellent Démosthène et
Cicéron. Tous deux, maîtres dans l’éloquence de la chaire, ont eu le
destin des grands modèles : l’un a fait de mauvais censeurs, l’autre
de mauvais copistes.
26 (V)
L’éloquence de la chaire, en ce qui y entre d’humain et du talent
de l’orateur, est cachée, connue de peu de personnes et d’une difficile
exécution : quel art en ce genre pour plaire en persuadant !
Il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce
que l’on prévoit que vous allez dire. Les matières sont grandes, mais
usées et triviales ; les principes sûrs, mais dont les auditeurs
pénètrent les conclusions d’une seule vue. Il y entre des sujets qui
sont sublimes ; mais qui peut traiter le sublime ? Il y a des mystères
que l’on doit expliquer, et qui s’expliquent mieux par une leçon de
l’école que par un discours oratoire. La morale même de la chaire,
qui comprend une matière aussi vaste et aussi diversifiée que le sont
les mœurs des hommes, roule sur les mêmes pivots, retrace les
mêmes images, et se prescrit des bornes bien plus étroites que la
satire : après l’invective commune contre les honneurs, les richesses
et le plaisir, il ne reste plus à l’orateur qu’à courir à la fin de son
discours et à congédier l’assemblée. Si quelquefois on pleure, si on
est ému, après avoir fait attention au génie et au caractère de ceux qui
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font pleurer, peutêtre conviendraton que c’est la matière qui se
prêche ellemême, et notre intérêt le plus capital qui se fait sentir ;
que c’est moins une véritable éloquence que la ferme poitrine du
missionnaire qui nous ébranle et qui cause en nous ces mouvements.
Enfin le prédicateur n’est point soutenu, comme l’avocat, par des
faits toujours nouveaux, par de différents événements, par des
aventures inouïes ; il ne s’exerce point sur les questions douteuses, il
ne fait point valoir les violentes conjectures et les présomptions,
toutes choses néanmoins qui élèvent le génie, lui donnent de la force
et de l’étendue, et qui contraignent bien moins l’éloquence qu’elles
ne la fixent et ne la dirigent.
Il doit au contraire tirer son discours d’une source commune, et où
tout le monde puise ; et s’il s’écarte de ces lieux communs, il n’est
plus populaire, il est abstrait ou déclamateur, il ne prêche plus
l’Évangile. Il n’a besoin que d’une noble simplicité, mais il faut
l’atteindre, talent rare, et qui passe les forces du commun des
hommes : ce qu’ils ont de génie, d’imagination, d’érudition et de
mémoire, ne leur sert souvent qu’à s’en éloigner.
La fonction de l’avocat est pénible, laborieuse, et suppose, dans
celui qui l’exerce, un riche fonds et de grandes ressources. Il n’est
pas seulement chargé, comme le prédicateur, d’un certain nombre
d’oraisons composées avec loisir, récitées de mémoire, avec autorité,
sans contradicteurs, et qui, avec de médiocres changements, lui font
honneur plus d’une fois ; il prononce de graves plaidoyers devant des
juges qui peuvent lui imposer silence, et contre des adversaires qui
l’interrompent ; il doit être prêt sur la réplique ; il parle en un même
jour, dans divers tribunaux, de différentes affaires. Sa maison n’est
pas pour lui un lieu de repos et de retraite, ni un asile contre les
plaideurs ; elle est ouverte à tous ceux qui viennent l’accabler de
leurs questions et de leurs doutes. Il ne se met pas au lit, on ne
l’essuie point, on ne lui prépare point des rafraîchissements ; il ne se
fait point dans sa chambre un concours de monde de tous les états et
de tous les sexes, pour le féliciter sur l’agrément et sur la politesse de
son langage, lui remettre l’esprit sur un endroit où il a couru risque
de demeurer court, ou sur un scrupule qu’il a sur le chevet d’avoir
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plaidé moins vivement qu’à l’ordinaire.
Il se délasse d’un long discours par de plus longs écrits, il ne fait
que changer de travaux et de fatigues : j’ose dire qu’il est dans son
genre ce qu’étaient dans le leur les premiers hommes apostoliques.
Quand on a ainsi distingué l’éloquence du barreau de la fonction
de l’avocat, et l’éloquence de la chaire du ministère du prédicateur,
on croit voir qu’il est plus aisé de prêcher que de plaider, et plus
difficile de bien prêcher que de bien plaider.
27 (VII)
Quel avantage n’a pas un discours prononcé sur un ouvrage qui
est écrit ! Les hommes sont les dupes de l’action et de la parole,
comme de tout l’appareil de l’auditoire. Pour peu de prévention
qu’ils aient en faveur de celui qui parle, ils l’admirent, et cherchent
ensuite à le comprendre : avant qu’il ait commencé, ils s’écrient qu’il
va bien faire ; ils s’endorment bientôt, et le discours fini, ils se
réveillent pour dire qu’il a bien fait.
On se passionne moins pour un auteur : son ouvrage est lu dans le
loisir de la campagne, ou dans le silence du cabinet ; il n’y a point de
rendezvous publics pour lui applaudir, encore moins de cabale pour
lui sacrifier tous ses rivaux, et pour l’élever à la prélature. On lit son
livre, quelque excellent qu’il soit, dans l’esprit de le trouver
médiocre ; on le feuillette, on le discute, on le confronte ; ce ne sont
pas des sons qui se perdent en l’air et qui s’oublient ; ce qui est
imprimé demeure imprimé.
On l’attend quelquefois plusieurs jours avant l’impression pour le
décrier, et le plaisir le plus délicat que l’on en tire vient de la critique
qu’on en fait.
On est piqué d’y trouver à chaque page des traits qui doivent
plaire,on va même souvent jusqu’à appréhender d’en être diverti,et
on ne quitte ce livre que parce qu’il est bon. Tout le monde ne se
donne pas pour orateur : les phrases, les figures, le don de la
mémoire, la robe ou l’engagement de celui qui prêche, ne sont pas
des choses qu’on ose ou qu’on veuille toujours s’approprier. Chacun
au contraire croit penser bien, et écrire encore mieux ce qu’il a
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pensé ; il en est moins favorable à celui qui pense et qui écrit aussi
bien que lui. En un mot le sermonneur est plus tôt évêque que le plus
solide écrivain n’est revêtu d’un prieuré simple ; et dans la
distribution des grâces, de nouvelles sont accordées à celuilà,
pendant que l’auteur grave se tient heureux d’avoir ses restes.
28 (VIII)
S’il arrive que les méchants vous haïssent et vous persécutent, les
gens de bien vous conseillent de vous humilier devant Dieu, pour
vous mettre en garde contre la vanité qui pourrait vous venir de
déplaire à des gens de ce caractère ; de même si certains hommes,
sujets à se récrier sur le médiocre, désapprouvent un ouvrage que
vous aurez écrit, ou un discours que vous venez de prononcer en
public, soit au barreau, soit dans la chaire, ou ailleurs, humiliez
vous : on ne peut guère être exposé à une tentation d’orgueil plus
délicate et plus prochaine.
29 (IV)
Il me semble qu’un prédicateur devrait faire choix dans chaque
discours d’une vérité unique, mais capitale, terrible ou instructive, la
manier à fond et l’épuiser.
Abandonner toutes ces divisions si recherchées, si retournées, si
remaniées et si différenciées ; ne point supposer ce qui est faux, je
veux dire que le grand ou le beau monde sait sa religion et ses
devoirs ; et ne pas appréhender de faire, ou à ces bonnes têtes ou à
ces esprits si raffinés, des catéchismes ; ce temps si long que l’on use
à composer un long ouvrage, l’employer à se rendre si maître de sa
matière, que le tour et les expressions naissent dans l’action, et
coulent de source ; se livrer, après une certaine préparation, à son
génie et au mouvement qu’un grand sujet peut inspirer : qu’il
pourrait enfin s’épargner ces prodigieux efforts de mémoire qui
ressemblent mieux à une gageure qu’à une affaire sérieuse, qui
corrompent le geste et défigurent le visage ; jeter au contraire, par un
bel enthousiasme, la persuasion dans les esprits et l’alarme dans le
cœur, et toucher ses auditeurs d’une tout autre crainte que de celle de
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le voir demeurer court.
30 (IV)
Que celui qui n’est pas encore assez parfait pour s’oublier soi
même dans le ministère de la parole sainte ne se décourage point par
les règles austères qu’on lui prescrit, comme si elles lui ôtaient les
moyens de faire montre de son esprit, et de monter aux dignités où il
aspire : quel plus beau talent que celui de prêcher apostoliquement ?
et quel autre mérite mieux un évêché ? Fénelon en étaitil indigne ?
auraitil pu échapper au choix du Prince que par un autre choix ?
Moins rebutés par la barbarie des manières et des coutumes de
peuples si éloignés, qu’instruits et même réjouis par leur nouveauté,
il nous suffit que ceux dont il s’agit soient Siamois, Chinois, Nègres
ou Abyssins.
Or ceux dont Théophraste nous peint les mœurs dans ses
Caractères étaient Athéniens, et nous sommes Français ; et si nous
joignons à la diversité des lieux et du climat le long intervalle des
temps, et que nous considérions que ce livre a pu être écrit la dernière
année de la CXVe olympiade, trois cent quatorze ans avant l’ère
chrétienne, et qu’ainsi il y a deux mille ans accomplis que vivait ce
peuple d’Athènes dont il fait la peinture, nous admirerons de nous y
reconnaître nousmêmes, nos amis, nos ennemis, ceux avec qui nous
vivons, et que cette ressemblance avec des hommes séparés par tant
de siècles soit si entière. En effet, les hommes n’ont point changé
selon le cœur et selon les passions ; ils sont encore tels qu’ils étaient
alors et qu’ils sont marqués dans Théophraste : vains, dissimulés,
flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants, médisants,
querelleux, superstitieux.
Il est vrai, Athènes était libre ; c’était le centre d’une république ;
ses citoyens étaient égaux ; ils ne rougissaient point l’un de l’autre ;
ils marchaient presque seuls et à pied dans une ville propre, paisible
et spacieuse, entraient dans les boutiques et dans les marchés,
achetaient euxmêmes les choses nécessaires ; l’émulation d’une cour
ne les faisait point sortir d’une vie commune.
Ils réservaient leurs esclaves pour les bains, pour les repas, pour le
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service intérieur des maisons, pour les voyages ; ils passaient une
partie de leur vie dans les places, dans les temples, aux
amphithéâtres, sur un port, sous des portiques, et au milieu d’une
ville dont ils étaient également les maîtres. Là le peuple s’assemblait
pour délibérer des affaires publiques ; ici il s’entretenait avec les
étrangers ; ailleurs les philosophes tantôt enseignaient leur doctrine,
tantôt conféraient avec leurs disciples. Ces lieux étaient tout à la fois
la scène des plaisirs et des affaires. Il y avait dans ces mœurs quelque
chose de simple et de populaire, et qui ressemble peu aux nôtres, je
l’avoue ; mais cependant quels hommes en général que les
Athéniens, et quelle ville qu’Athènes ! quelles lois ! quelle police !
quelle valeur ! quelle discipline ! quelle perfection dans toutes les
sciences et dans tous les arts ! mais quelle politesse dans le
commerce ordinaire et dans le langage ! Théophraste, le même
Théophraste dont l’on vient de dire de si grandes choses, ce parleur
agréable, cet homme qui s’exprimait divinement, fut reconnu
étranger et appelé de ce nom par une simple femme de qui il achetait
des herbes au marché, et qui reconnut, par je ne sais quoi d’attique
qui lui manquait et que les Romains ont depuis appelé urbanité, qu’il
n’était pas Athénien ; et Cicéron rapporte que ce grand personnage
demeura étonné de voir qu’ayant vieilli dans Athènes, possédant si
parfaitement le langage attique et en ayant acquis l’accent par une
habitude de tant d’années, il ne s’était pu donner ce que le simple
peuple avait naturellement et sans nulle peine.
Que si l’on ne laisse pas de lire quelquefois, dans ce traité des
Caractères, de certaines mœurs qu’on ne peut excuser et qui nous
paraissent ridicules, il faut se souvenir qu’elles ont paru telles à
Théophraste, qu’il les a regardées comme des vices dont il a fait une
peinture naïve, qui fit honte aux Athéniens et qui servit à les corriger.
Enfin, dans l’esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement
tout ce qui appartient aux étrangers et aux anciens, et qui n’estiment
que leurs mœurs, on les ajoute à cet ouvrage. L’on a cru pouvoir se
dispenser de suivre le projet de ce philosophe, soit parce qu’il est
toujours pernicieux de poursuivre le travail d’autrui, surtout si c’est
d’un ancien ou d’un auteur d’une grande réputation ; soit encore
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parce que cette unique figure qu’on appelle description ou
énumération, employée avec tant de succès dans ces vingthuit
chapitres des Caractères, pourrait en avoir un beaucoup moindre, si
elle était traitée par un génie fort inférieur à celui de Théophraste.
Au contraire, se ressouvenant que, parmi le grand nombre des
traités de ce philosophe rapportés par Diogène Laërce, il s’en trouve
un sous le titre de Proverbes, c’estàdire de pièces détachées, comme
des réflexions ou des remarques, que le premier et le plus grand livre
de morale qui ait été fait porte ce même nom dans les divines
Écritures, on s’est trouvé excité par de si grands modèles à suivre
selon ses forces une semblable manière d’écrire des mœurs ; et l’on
n’a point été détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale
qui sont dans les mains de tout le monde, et d’où, faute d’attention ou
par un esprit de critique, quelquesuns pourraient penser que ces
remarques sont imitées.
L’un, par l’engagement de son auteur, fait servir la métaphysique
à la religion, fait connaître l’âme, ses passions, ses vices, traite les
grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre
l’homme chrétien. L’autre, qui est la production d’un esprit instruit
par le commerce du monde et dont la délicatesse était égale à la
pénétration, observant que l’amourpropre est dans l’homme la cause
de tous ses faibles, l’attaque sans relâche, quelque part où il le
trouve ; et cette unique pensée, comme multipliée en mille manières
différentes, a toujours, par le choix des mots et par la variété de
l’expression, la grâce de la nouveauté.
L’on ne suit aucune de ces routes dans l’ouvrage qui est joint à la
traduction des Caractères ; il est tout différent des deux autres que je
viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que
le second, il ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable, mais par des
voies simples et communes, et en l’examinant indifféremment, sans
beaucoup de méthode et selon que les divers chapitres y conduisent,
par les âges, les sexes et les conditions, et par les vices, les faibles et
le ridicule qui y sont attachés.
L’on s’est plus appliqué aux vices de l’esprit, aux replis du cœur
et à tout l’intérieur de l’homme que n’a fait Théophraste ; et l’on peut
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dire que, comme ses Caractères, par mille choses extérieures qu’ils
font remarquer dans l’homme, par ses actions, ses paroles et ses
démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à
la source de son dérèglement.
Tout au contraire, les nouveaux Caractères, déployant d’abord les
pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent
le principe de leur malice et de leurs faiblesses, font que l’on prévoit
aisément tout ce qu’ils sont capables de dire ou de faire, et qu’on ne
s’étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est
toute remplie.
Il faut avouer que sur les titres de ces deux ouvrages l’embarras
s’est trouvé presque égal. Pour ceux qui partagent le dernier, s’ils ne
plaisent point assez, l’on permet d’en suppléer d’autres ; mais à
l’égard des titres des Caractères de Théophraste, la même liberté
n’est pas accordée, parce qu’on n’est point maître du bien d’autrui. Il
a fallu suivre l’esprit de l’auteur, et les traduire selon le sens le plus
proche de la diction grecque, et en même temps selon la plus exacte
conformité avec leurs chapitres ; ce qui n’est pas une chose facile,
parce que souvent la signification d’un terme grec, traduit en français
mot pour mot, n’est plus la même dans notre langue : par exemple,
ironie est chez nous une raillerie dans la conversation, ou une figure
de rhétorique, et chez Théophraste c’est quelque chose entre la
fourberie et la dissimulation, qui n’est pourtant ni l’un ni l’autre,
mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre.
Et d’ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou trois termes assez
différents pour exprimer des choses qui le sont aussi et que nous ne
saurions guère rendre que par un seul mot : cette pauvreté
embarrasse.
En effet, l’on remarque dans cet ouvrage grec trois espèces
d’avarice, deux sortes d’importuns, des flatteurs de deux manières, et
autant de grands parleurs :
De sorte que les caractères de ces personnes semblent rentrer les
uns dans les autres, au désavantage du titre ; ils ne sont pas aussi
toujours suivis et parfaitement conformes, parce que Théophraste,
emporté quelquefois par le dessein qu’il a de faire des portraits, se
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trouve déterminé à ces changements par le caractère et les mœurs du
personnage qu’il peint ou dont il fait la satire.
Les définitions qui sont au commencement de chaque chapitre ont
eu leurs difficultés.
Elles sont courtes et concises dans Théophraste, selon la forme du
grec et le style d’Aristote, qui lui en a fourni les premières idées : on
les a étendues dans la traduction pour les rendre intelligibles. Il se lit
aussi dans ce traité des phrases qui ne sont pas achevées et qui
forment un sens imparfait, auquel il a été facile de suppléer le
véritable ; il s’y trouve de différentes leçons, quelques endroits tout à
fait interrompus, et qui pouvaient recevoir diverses explications ; et
pour ne point s’égarer dans ces doutes, on a suivi les meilleurs
interprètes.
Enfin, comme cet ouvrage n’est qu’une simple instruction sur les
mœurs des hommes, et qu’il vise moins à les rendre savants qu’à les
rendre sages, l’on s’est trouvé exempt de le charger de longues et
curieuses observations, ou de doctes commentaires qui rendissent un
compte exact de l’antiquité.
L’on s’est contenté de mettre de petites notes à côté de certains
endroits que l’on a cru le mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la
justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d’avoir lu
beaucoup, ne se reprochent pas même ce petit défaut, ne puissent être
arrêtés dans la lecture des Caractères et douter un moment du sens de
Théophraste.
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[Traduits du grec]
J’ai admiré souvent, et j’avoue que je ne puis encore comprendre,
quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce, étant
placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même
manière, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs
mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu’à l’âge de quatrevingtdix
neuf ans où je me trouve, j’ai assez vécu pour connaître les hommes ;
que j’ai vu d’ailleurs, pendant le cours de ma vie, toutes sortes de
personnes et de divers tempéraments, et que je me suis toujours
attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n’étaient
connus que par leurs vices, il semble que j’ai dû marquer les
caractères des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les
Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce
que plusieurs d’entre eux paraissent avoir de plus familier. J’espère,
mon cher Polyclès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront
après nous : il leur tracera des modèles qu’ils pourront suivre ; il leur
apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier
quelque commerce, et dont l’émulation les portera à imiter leur
sagesse et leurs vertus. Ainsi je vais entrer en matière : c’est à vous
de pénétrer dans mon sens, et d’examiner avec attention si la vérité
se trouve dans mes paroles ; et sans faire une plus longue préface, je
parlerai d’abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce
que c’est qu’un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs, et je
traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j’en ai fait.
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La dissimulation n’est pas aisée à bien définir : si l’on se contente
d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain
art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un
homme dissimulé se comporte de cette manière : il aborde ses
ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu’il ne les
hait point ; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il
dresse de secrètes embûches, et il s’afflige avec eux s’il leur est
arrivé quelque disgrâce ; il semble pardonner les discours offensants
que l’on lui tient ; il récite froidement les plus horribles choses que
l’on lui aura dites contre sa réputation, et il emploie les paroles les
plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont
aigris par les injures qu’ils en ont reçues. S’il arrive que quelqu’un
l’aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir
une autre fois. Il cache soigneusement tout ce qu’il fait ; et à
l’entendre parler, on croirait toujours qu’il délibère. Il ne parle point
indifféremment ; il a ses raisons pour dire tantôt qu’il ne fait que
revenir de la campagne, tantôt qu’il est arrivé à la ville fort tard, et
quelquefois qu’il est languissant, ou qu’il a une mauvaise santé. Il dit
à celui qui lui emprunte de l’argent à intérêt, ou qui le prie de
contribuer de sa part à une somme que ses amis consentent de lui
prêter, qu’il ne vend rien, qu’il ne s’est jamais vu si dénué d’argent ;
pendant qu’il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde,
quoique en effet il ne vende rien.
Souvent, après avoir écouté ce que l’on lui a dit, il veut faire
croire qu’il n’y a pas eu la moindre attention ; il feint de n’avoir pas
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aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s’il est convenu
d’un fait, de ne s’en plus souvenir. Il n’a pour ceux qui lui parlent
d’affaire que cette seule réponse : « J’y penserai. » Il sait de certaines
choses, il en ignore d’autres, il est saisi d’admiration, d’autres fois il
aura pensé comme vous sur cet événement, et cela selon ses
différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est celuici : « Je
n’en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où
j’en suis » ; ou bien : « Il me semble que je ne suis pas moimême » ;
et ensuite : « Ce n’est pas ainsi qu’il me l’a fait entendre ; voilà une
chose merveilleuse et qui passe toute créance ; contez cela à
d’autres ; doisje vous croire ? ou me persuaderaije qu’il m’ait dit la
vérité ? », paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier
comme de ce qu’il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières
d’agir ne partent point d’une âme simple et droite, mais d’une
mauvaise volonté, ou d’un homme qui veut nuire ; le venin des
aspics est moins à craindre.
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La flatterie est un commerce honteux qui n’est utile qu’au flatteur.
Si un flatteur se promène avec quelqu’un dans la place :
« Remarquezvous, lui ditil, comme tout le monde a les yeux sur
vous ? cela n’arrive qu’à vous seul. Hier il fut bien parlé de vous, et
l’on ne tarissait point sur vos louanges : nous nous trouvâmes plus de
trente personnes dans un endroit du Portique ; et comme par la suite
du discours l’on vint à tomber sur celui que l’on devait estimer le
plus homme de bien de la ville, tous d’une commune voix vous
nommèrent, et il n’y en eut pas un seul qui vous refusât ses
suffrages. » Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte
d’apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le
prendre et de le souffler à terre. Si par hasard le vent a fait voler
quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend
soin de vous les ôter ; et vous souriant : « Il est merveilleux, ditil,
combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas
vu » ; et il ajoute : « Voilà encore, pour un homme de votre âge,
assez de cheveux noirs. » Si celui qu’il veut flatter prend la parole, il
impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force
d’approuver aveuglément tout ce qu’il avance, et dès qu’il a cessé de
parler, il se récrie : « Cela est dit le mieux du monde, rien n’est plus
heureusement rencontré. » D’autres fois, s’il lui arrive de faire à
quelqu’un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir,
d’entrer dans cette mauvaise plaisanterie ; et quoiqu’il n’ait nulle
envie de rire, il porte à sa bouche l’un des bouts de son manteau,
comme s’il ne pouvait se contenir et qu’il voulût s’empêcher
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d’éclater.
Et s’il l’accompagne lorsqu’il marche par la ville, il dit à ceux
qu’il rencontre dans son chemin de s’arrêter jusqu’à ce qu’il soit
passé. Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen ; il les donne à
ses enfants en sa présence ; il les baise, il les caresse : « Voilà, ditil,
de jolis enfants et dignes d’un tel père. » S’il sort de sa maison, il le
suit ; s’il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit :
« Votre pied est mieux fait que cela. » Il l’accompagne ensuite chez
ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit :
« Un tel me suit et vient vous rendre visite » ; et retournant sur ses
pas : « Je vous ai annoncé, ditil, et l’on se fait un grand honneur de
vous recevoir. » Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des
choses les plus viles et qui ne conviennent qu’à des femmes. S’il est
invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin ; assis à
table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent :
« En vérité, vous faites une chère délicate » ; et montrant aux autres
l’un des mets qu’il soulève du plat : « Cela s’appelle, ditil, un
morceau friand. » Il a soin de lui demander s’il a froid, s’il ne
voudrait point une autre robe ; et il s’empresse de le mieux couvrir. Il
lui parle sans cesse à l’oreille ; et si quelqu’un de la compagnie
l’interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n’ayant
des yeux que pour un seul.
Il ne faut pas croire qu’au théâtre il oublie d’arracher des carreaux
des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l’y
faire asseoir plus mollement.
J’ai dû dire aussi qu’avant qu’il sorte de sa maison, il en loue
l’architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien
plantés ; et s’il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit
extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et
il l’admire comme un chefd’œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien
et ne fait rien au hasard ; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes
ses actions au dessein qu’il a de plaire à quelqu’un et d’acquérir ses
bonnes grâces.
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La sotte envie de discourir vient d’une habitude qu’on a
contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut