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Les Caractères

Jean de LA BRUYÈRE

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LES CARACTÈRES DE THÉOPHRASTE

4 (I)

Les citations profanes, les froides allusions, le mauvais pathétique,

les antithèses, les figures outrées ont fini : les portraits finiront, et

feront   place   à   une   simple   explication   de   l’Évangile,   jointe   aux

mouvements qui inspirent la conversion.

 

5 (VIII)

Cet homme que je souhaitais impatiemment, et que je ne daignais

pas espérer de notre siècle, est enfin venu. Les courtisans, à force de

goût et de connaître les bienséances, lui ont applaudi ; ils ont, chose

incroyable ! abandonné la chapelle du Roi, pour venir entendre avec

le peuple la parole de Dieu annoncée par cet homme apostolique.

La  ville   n’a  pas  été   de  l’avis  de   la  cour :   où  il  a   prêché, les

paroissiens   ont   déserté,   jusqu’aux   marguilliers   ont   disparu ;   les

pasteurs ont tenu ferme, mais les ouailles se sont dispersées, et les

orateurs voisins en ont grossi leur auditoire. Je devais le prévoir, et

ne pas dire qu’un tel homme n’avait qu’à se montrer pour être suivi,

et qu’à parler pour être écouté : ne savais­je pas quelle est dans les

hommes, et en toutes choses, la force indomptable de l’habitude ?

Depuis   trente   années   on   prête   l’oreille aux rhéteurs, aux

déclamateurs,   aux   énumérateurs ;   on   court   ceux   qui   peignent   en

grand ou en miniature. Il n’y a pas longtemps qu’ils avaient des

chutes ou des transitions ingénieuses, quelquefois même si vives et si

aiguës   qu’elles   pouvaient   passer   pour   épigrammes :   ils   les   ont

adoucies, je l’avoue, et ce ne sont plus que des madrigaux.

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Discours sur Théophraste

Ils   ont   toujours,   d’une   nécessité   indispensable   et   géométrique,

trois sujets admirables de vos attentions : ils prouveront une telle

chose dans la première partie de leur discours, cette autre dans la

seconde partie, et cette autre encore dans la troisième. Ainsi vous

serez convaincu d’abord d’une certaine vérité, et c’est leur premier

point ; d’une autre vérité, et c’est leur second point ; et puis d’une

troisième   vérité,   et   c’est   leur   troisième   point :   de   sorte   que   la

première   réflexion   vous   instruira   d’un   principe   des plus

fondamentaux de votre religion ; la seconde, d’un autre principe qui

ne l’est pas moins ; et la dernière réflexion, d’un troisième et dernier

principe, le plus important de tous, qui est remis pourtant, faute de

loisir, à une autre fois.

Enfin, pour reprendre et abréger cette division et former un plan…

– Encore, dites­vous, et quelles préparations pour un discours de trois

quarts d’heure qui leur reste à faire ! Plus ils cherchent à le digérer et

à l’éclaircir, plus ils m’embrouillent. – Je vous crois sans peine, et

c’est l’effet le plus naturel de tout cet amas d’idées qui reviennent à

la même, dont ils chargent sans pitié la mémoire de leurs auditeurs. Il

semble,   à   les   voir   s’opiniâtrer   à   cet   usage,   que   la   grâce   de   la

conversion   soit   attachée   à   ces énormes partitions. Comment

néanmoins serait­on converti par de tels apôtres, si l’on ne peut qu’à

peine les entendre articuler, les suivre et ne les pas perdre de vue ? Je

leur demanderais volontiers qu’au milieu de leur course impétueuse,

ils voulussent plusieurs fois reprendre haleine, souffler un peu, et

laisser souffler leurs auditeurs. Vains discours, paroles perdues !

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Le temps des homélies n’est plus ; les Basiles, les Chrysostomes

ne le ramèneraient pas ; on passerait en d’autres diocèses pour être

hors de la portée de leur voix et de leurs familières instructions. Le

commun des hommes aime les phrases et les périodes, admire ce

qu’il n’entend pas, se suppose instruit, content de décider entre un

premier   et   un   second   point,   ou   entre   le   dernier   sermon   et   le

pénultième.

 

6 (V)

Il   y   a   moins   d’un   siècle   qu’un   livre   français   était   un   certain

nombre   de   pages   latines,   où   l’on   découvrait   quelques   lignes   ou

quelques mots en notre langue.

Les passages, les traits et les citations n’en étaient pas demeurés

là :   Ovide   et   Catulle   achevaient   de   décider   des   mariages   et   des

testaments, et venaient avec les Pandectes au secours de la veuve et

des pupilles.

Le sacré et le profane ne se quittaient point ; ils s’étaient glissés

ensemble jusque dans la chaire : saint Cyrille, Horace, saint Cyprien,

Lucrèce, parlaient alternativement ; les poètes étaient de l’avis de

saint Augustin et de tous les Pères ; on parlait latin, et longtemps,

devant des femmes et des marguilliers ; on a parlé grec. Il fallait

savoir   prodigieusement   pour   prêcher   si   mal.   Autre   temps,   autre

usage : le texte est encore latin, tout le discours est français, et d’un

beau   français ;   l’Évangile   même   n’est   pas   cité.   Il  faut  savoir

aujourd’hui très peu de chose pour bien prêcher.

 

7 (IV)

L’on a enfin banni la scolastique de toutes les chaires des grandes

villes, et on l’a reléguée dans les bourgs et dans les villages pour

l’instruction et pour le salut du laboureur ou du vigneron.

 

8 (I)

C’est avoir de l’esprit que de plaire au peuple dans un sermon par

un style fleuri, une morale enjouée, des figures réitérées, des traits

brillants et de vives descriptions ; mais ce n’est point en avoir assez.

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Un   meilleur   esprit   néglige   ces   ornements   étrangers,   indignes   de

servir à l’Évangile : il prêche simplement, fortement, chrétiennement.

 

9 (I)

L’orateur  fait  de si belles images de certains désordres, y fait

entrer des circonstances si délicates, met tant d’esprit, de tour et de

raffinement dans celui qui pèche, que si je n’ai pas de pente à vouloir

ressembler à ses portraits, j’ai besoin du moins que quelque apôtre,

avec un style plus chrétien, me dégoûte des vices dont l’on m’avait

fait une peinture si agréable.

 

10 (IV)

Un beau sermon est un discours oratoire qui est dans toutes ses

règles,   purgé   de   tous   ses   défauts,   conforme   aux   préceptes de

l’éloquence humaine, et paré de tous les ornements de la rhétorique.

Ceux qui entendent finement n’en perdent pas le moindre trait ni

une seule pensée ; ils suivent sans peine l’orateur dans toutes les

énumérations où il se promène, comme dans toutes les élévations où

il se jette : ce n’est une énigme que pour le peuple.

 

11 (IV)

Le   solide   et   l’admirable   discours   que   celui qu’on vient

d’entendre ! Les points de religion les plus essentiels, comme les plus

pressants motifs de conversion, y ont été traités : quel grand effet

n’a­t­il pas dû faire sur l’esprit et dans l’âme de tous les auditeurs !

Les voilà rendus : ils en sont émus et touchés au point de résoudre

dans leur cœur, sur ce sermon de Théodore, qu’il est encore plus

beau que le dernier qu’il a prêché.

 

12 (I)

La morale douce et relâchée tombe avec celui qui la prêche ; elle

n’a rien qui réveille et qui pique la curiosité d’un homme du monde,

qui craint moins qu’on ne pense une doctrine sévère, et qui l’aime

même dans celui qui fait son devoir en l’annonçant. Il semble donc

qu’il y ait dans l’Église comme deux états qui doivent la partager :

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celui   de   dire   la   vérité   dans   toute   son   étendue,   sans   égards,   sans

déguisement ;   celui   de   l’écouter   avidement,   avec   goût, avec

admiration, avec éloges, et de n’en faire cependant ni pis ni mieux.

 

13 (IV)

L’on peut faire ce reproche à l’héroïque vertu des grands hommes,

qu’elle a corrompu l’éloquence, ou du moins amolli le style de la

plupart des prédicateurs. Au lieu de s’unir seulement avec les peuples

pour bénir le Ciel de si rares présents qui en sont venus, ils ont entré

en société avec les auteurs et les poètes ; et devenus comme eux

panégyristes,   ils   ont   enchéri   sur   les   épîtres   dédicatoires,   sur   les

stances et sur les prologues.

Ils ont changé la parole sainte en un tissu de louanges, justes à la

vérité, mais mal placées, intéressées, que personne n’exige d’eux, et

qui   ne   conviennent   point   à   leur   caractère.   On   est   heureux   si   à

l’occasion du héros qu’ils célèbrent jusque dans le sanctuaire, ils

disent un mot de Dieu et du mystère qu’ils devaient prêcher. Il s’en

est trouvé quelques­uns qui ayant assujetti le saint Évangile, qui doit

être commun à tous, à la présence d’un seul auditeur, se sont vus

déconcertés   par   des   hasards   qui   le   retenaient   ailleurs,   n’ont   pu

prononcer devant des chrétiens un discours chrétien qui n’était pas

fait pour eux, et ont été suppléés par d’autres orateurs, qui n’ont eu le

temps que de louer Dieu dans un sermon précipité.

 

14 (I)

Théodule a moins réussi que quelques­uns de ses auditeurs ne

l’appréhendaient : ils sont contents de lui et de son discours ; il a

mieux fait à leur gré que de charmer l’esprit et les oreilles, qui est de

flatter leur jalousie.

 

15 (I)

Le   métier   de   la   parole   ressemble   en   une   chose   à   celui   de   la

guerre : il y a plus de risque qu’ailleurs, mais la fortune y est plus

rapide.

 

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16 (I)

Si vous êtes d’une certaine qualité, et que vous ne vous sentiez

point d’autre talent que celui de faire de froids discours, prêchez,

faites de froids discours : il n’y a rien de pire pour sa fortune que

d’être   entièrement   ignoré.   Théodat   a   été   payé   de   ses mauvaises

phrases et de son ennuyeuse monotonie.

 

17 (I)

L’on   a   eu   de   grands   évêchés   par   un   mérite   de   chaire qui

présentement ne vaudrait pas à son homme une simple prébende.

 

18 (I)

Le nom de ce panégyriste semble gémir sous le poids des titres

dont il est accablé ; leur grand nombre remplit de vastes affiches qui

sont distribuées dans les maisons, ou que l’on lit par les rues en

caractères monstrueux, et qu’on ne peut non plus ignorer que la place

publique.

Quand   sur   une   si   belle   montre,   l’on   a   seulement   essayé  du

personnage, et qu’on l’a un peu écouté, l’on reconnaît qu’il manque

au dénombrement de ses qualités celle de mauvais prédicateur.

 

19 (VII)

L’oisiveté des femmes, et l’habitude qu’ont les hommes de les

courir partout où elles s’assemblent, donnent du nom  à de froids

orateurs, et soutiennent quelque temps ceux qui ont décliné.

 

20 (VI)

Devrait­il suffire d’avoir été grand et puissant dans le monde pour

être louable ou non, et, devant le saint autel et dans la chaire de la

vérité, loué et célébré à ses funérailles ?

N’y a­t­il point d’autre grandeur que celle qui vient de l’autorité et

de la naissance ?

Pourquoi n’est­il pas établi de faire publiquement le panégyrique

d’un homme qui a excellé pendant sa vie dans la bonté, dans l’équité,

dans la douceur, dans la fidélité, dans la piété ?

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Ce qu’on appelle une oraison funèbre n’est aujourd’hui bien reçue

du plus grand nombre des auditeurs, qu’à mesure qu’elle s’éloigne

davantage   du   discours   chrétien,   ou   si   vous   l’aimez   mieux   ainsi,

qu’elle approche de plus près d’un éloge profane.

 

21 (I)

L’orateur cherche par ses discours un évêché ; l’apôtre fait des

conversions : il mérite de trouver ce que l’autre cherche.

 

22 (I)

L’on voit des clercs revenir de quelques provinces où ils n’ont pas

fait un long séjour, vains des conversions qu’ils ont trouvées toutes

faites, comme de celles qu’ils n’ont pu faire, se comparer déjà aux

Vincents et aux Xaviers, et se croire des hommes apostoliques : de si

grands travaux et de si heureuses missions ne seraient pas à leur gré

payés d’une abbaye.

 

23 (VII)

Tel tout d’un coup, et sans y avoir pensé la veille, prend du papier,

une plume, dit en soi­même : « Je vais faire un livre », sans autre

talent pour écrire que le besoin qu’il a de cinquante pistoles. Je lui

crie inutilement : « Prenez une scie, Dioscore, sciez, ou bien tournez,

ou faites une jante de roue ; vous aurez votre salaire. » Il n’a point

fait l’apprentissage de tous ces métiers.

« Copiez donc, transcrivez, soyez au plus correcteur d’imprimerie,

n’écrivez point. » Il veut écrire et faire imprimer ; et parce qu’on

n’envoie pas à l’imprimeur un cahier blanc, il le barbouille de ce qui

lui plaît :

Il écrirait volontiers que la Seine coule à Paris, qu’il y a sept jours

dans la semaine, ou que le temps est à la pluie ; et comme ce discours

n’est   ni  contre   la  religion   ni  contre   l’État,  et   qu’il   ne  fera  point

d’autre   désordre   dans   le   public   que   de   lui   gâter   le   goût   et

l’accoutumer aux choses fades et insipides, il passe à l’examen, il est

imprimé, et à la honte du siècle, comme pour l’humiliation des bons

auteurs,   réimprimé.   De   même   un   homme   dit   en   son   cœur :   « Je

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prêcherai »,   et   il   prêche ;   le   voilà   en   chaire,   sans   autre   talent   ni

vocation que le besoin d’un bénéfice.

 

24 (I)

Un   clerc   mondain   ou   irréligieux,   s’il   monte   en   chaire,   est

déclamateur.

Il y a au contraire des hommes saints, et dont le seul caractère est

efficace pour la persuasion : ils paraissent, et tout un peuple qui doit

les écouter est déjà ému et comme persuadé par leur présence ; le

discours qu’ils vont prononcer fera le reste.

 

25 (IV)

L. de Meaux et le P. Bourdaloue me rappellent Démosthène et

Cicéron. Tous deux, maîtres dans l’éloquence de la chaire, ont eu le

destin des grands modèles : l’un a fait de mauvais censeurs, l’autre

de mauvais copistes.

 

26 (V)

L’éloquence de la chaire, en ce qui y entre d’humain et du talent

de l’orateur, est cachée, connue de peu de personnes et d’une difficile

exécution : quel art en ce genre pour plaire en persuadant !

Il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce

que l’on prévoit que vous allez dire. Les matières sont grandes, mais

usées   et   triviales ;   les   principes   sûrs,   mais   dont   les   auditeurs

pénètrent les conclusions d’une seule vue. Il y entre des sujets qui

sont sublimes ; mais qui peut traiter le sublime ? Il y a des mystères

que l’on doit expliquer, et qui s’expliquent mieux par une leçon de

l’école que par un discours oratoire. La morale même de la chaire,

qui comprend une matière aussi vaste et aussi diversifiée que le sont

les   mœurs   des   hommes,   roule   sur   les   mêmes   pivots,   retrace   les

mêmes images, et se prescrit des bornes bien plus  étroites que la

satire : après l’invective commune contre les honneurs, les richesses

et le plaisir, il ne reste plus à l’orateur qu’à courir à la fin de son

discours et à congédier l’assemblée. Si quelquefois on pleure, si on

est ému, après avoir fait attention au génie et au caractère de ceux qui

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font pleurer, peut­être conviendra­t­on que c’est la matière qui se

prêche elle­même, et notre intérêt le plus capital qui se fait sentir ;

que c’est moins une véritable éloquence que la ferme poitrine du

missionnaire qui nous ébranle et qui cause en nous ces mouvements.

Enfin le prédicateur n’est point soutenu, comme l’avocat, par des

faits   toujours   nouveaux,   par   de   différents   événements,   par   des

aventures inouïes ; il ne s’exerce point sur les questions douteuses, il

ne   fait   point   valoir   les   violentes  conjectures  et   les   présomptions,

toutes choses néanmoins qui élèvent le génie, lui donnent de la force

et de l’étendue, et qui contraignent bien moins l’éloquence qu’elles

ne la fixent et ne la dirigent.

Il doit au contraire tirer son discours d’une source commune, et où

tout le monde puise ; et s’il s’écarte de ces lieux communs, il n’est

plus   populaire,   il   est   abstrait   ou   déclamateur,   il   ne   prêche   plus

l’Évangile. Il n’a  besoin que d’une noble simplicité, mais il faut

l’atteindre,   talent   rare,   et   qui   passe   les   forces   du   commun   des

hommes : ce qu’ils ont de génie, d’imagination, d’érudition et de

mémoire, ne leur sert souvent qu’à s’en éloigner.

La fonction de l’avocat est pénible, laborieuse, et suppose, dans

celui qui l’exerce, un riche fonds et de grandes ressources. Il n’est

pas seulement chargé, comme le prédicateur, d’un certain nombre

d’oraisons composées avec loisir, récitées de mémoire, avec autorité,

sans contradicteurs, et qui, avec de médiocres changements, lui font

honneur plus d’une fois ; il prononce de graves plaidoyers devant des

juges qui peuvent lui imposer silence, et contre des adversaires qui

l’interrompent ; il doit être prêt sur la réplique ; il parle en un même

jour, dans divers tribunaux, de différentes affaires. Sa maison n’est

pas pour lui un lieu de repos et de retraite, ni un asile contre les

plaideurs ; elle est ouverte à tous ceux qui viennent l’accabler de

leurs questions et de leurs doutes. Il ne se met pas au lit, on ne

l’essuie point, on ne lui prépare point des rafraîchissements ; il ne se

fait point dans sa chambre un concours de monde de tous les états et

de tous les sexes, pour le féliciter sur l’agrément et sur la politesse de

son langage, lui remettre l’esprit sur un endroit où il a couru risque

de demeurer court, ou sur un scrupule qu’il a sur le chevet d’avoir

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plaidé moins vivement qu’à l’ordinaire.

Il se délasse d’un long discours par de plus longs écrits, il ne fait

que changer de travaux et de fatigues : j’ose dire qu’il est dans son

genre ce qu’étaient dans le leur les premiers hommes apostoliques.

Quand on a ainsi distingué l’éloquence du barreau de la fonction

de l’avocat, et l’éloquence de la chaire du ministère du prédicateur,

on croit voir qu’il est plus aisé de prêcher que de plaider, et plus

difficile de bien prêcher que de bien plaider.

 

27 (VII)

Quel avantage n’a pas un discours prononcé sur un ouvrage qui

est écrit ! Les hommes sont les dupes de l’action et de la parole,

comme   de   tout   l’appareil   de   l’auditoire.   Pour   peu   de   prévention

qu’ils aient en faveur de celui qui parle, ils l’admirent, et cherchent

ensuite à le comprendre : avant qu’il ait commencé, ils s’écrient qu’il

va   bien   faire ;   ils   s’endorment   bientôt,   et   le   discours   fini,   ils   se

réveillent pour dire qu’il a bien fait.

On se passionne moins pour un auteur : son ouvrage est lu dans le

loisir de la campagne, ou dans le silence du cabinet ; il n’y a point de

rendez­vous publics pour lui applaudir, encore moins de cabale pour

lui sacrifier tous ses rivaux, et pour l’élever à la prélature. On lit son

livre,   quelque   excellent   qu’il   soit,   dans   l’esprit   de   le   trouver

médiocre ; on le feuillette, on le discute, on le confronte ; ce ne sont

pas des sons qui se perdent en l’air et qui s’oublient ; ce qui est

imprimé demeure imprimé.

On l’attend quelquefois plusieurs jours avant l’impression pour le

décrier, et le plaisir le plus délicat que l’on en tire vient de la critique

qu’on en fait.

On est piqué d’y trouver à chaque page des traits qui doivent

plaire,on va même souvent jusqu’à appréhender d’en être diverti,et

on ne quitte ce livre que parce qu’il est bon. Tout le monde ne se

donne   pas   pour   orateur :   les   phrases,   les   figures,   le   don   de   la

mémoire, la robe ou l’engagement de celui qui prêche, ne sont pas

des choses qu’on ose ou qu’on veuille toujours s’approprier. Chacun

au   contraire   croit   penser   bien,   et   écrire   encore   mieux   ce   qu’il   a

12

pensé ; il en est moins favorable à celui qui pense et qui écrit aussi

bien que lui. En un mot le sermonneur est plus tôt évêque que le plus

solide   écrivain   n’est   revêtu   d’un   prieuré   simple ;   et   dans   la

distribution   des   grâces,   de   nouvelles   sont   accordées   à   celui­là,

pendant que l’auteur grave se tient heureux d’avoir ses restes.

 

28 (VIII)

S’il arrive que les méchants vous haïssent et vous persécutent, les

gens de bien vous conseillent de vous humilier devant Dieu, pour

vous mettre en garde contre la vanité qui pourrait vous venir de

déplaire à des gens de ce caractère ; de même si certains hommes,

sujets à se récrier sur le médiocre, désapprouvent un ouvrage que

vous aurez écrit, ou un discours que vous venez de prononcer en

public, soit au barreau, soit dans la chaire, ou ailleurs, humiliez­

vous : on ne peut guère être exposé à une tentation d’orgueil plus

délicate et plus prochaine.

 

29 (IV)

Il me semble qu’un prédicateur devrait faire choix dans chaque

discours d’une vérité unique, mais capitale, terrible ou instructive, la

manier à fond et l’épuiser.

Abandonner toutes ces divisions si recherchées, si retournées, si

remaniées et si différenciées ; ne point supposer ce qui est faux, je

veux  dire  que  le  grand  ou le  beau  monde  sait  sa  religion  et  ses

devoirs ; et ne pas appréhender de faire, ou à ces bonnes têtes ou à

ces esprits si raffinés, des catéchismes ; ce temps si long que l’on use

à composer un long ouvrage, l’employer à se rendre si maître de sa

matière,   que   le   tour   et   les   expressions   naissent   dans   l’action,   et

coulent de source ; se livrer, après une certaine préparation, à son

génie   et   au   mouvement   qu’un   grand   sujet   peut   inspirer :   qu’il

pourrait   enfin   s’épargner   ces   prodigieux   efforts   de   mémoire   qui

ressemblent   mieux   à   une   gageure   qu’à   une   affaire   sérieuse,   qui

corrompent le geste et défigurent le visage ; jeter au contraire, par un

bel enthousiasme, la persuasion dans les esprits et l’alarme dans le

cœur, et toucher ses auditeurs d’une tout autre crainte que de celle de

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le voir demeurer court.

 

30 (IV)

Que celui qui n’est pas encore assez parfait pour s’oublier soi­

même dans le ministère de la parole sainte ne se décourage point par

les règles austères qu’on lui prescrit, comme si elles lui ôtaient les

moyens de faire montre de son esprit, et de monter aux dignités où il

aspire : quel plus beau talent que celui de prêcher apostoliquement ?

et quel autre mérite mieux un évêché ? Fénelon en était­il indigne ?

aurait­il pu échapper au choix du Prince que par un autre choix ?

Moins rebutés par la barbarie des manières et des coutumes de

peuples si éloignés, qu’instruits et même réjouis par leur nouveauté,

il nous suffit que ceux dont il s’agit soient Siamois, Chinois, Nègres

ou Abyssins.

Or   ceux   dont   Théophraste   nous   peint   les   mœurs   dans   ses

Caractères étaient Athéniens, et nous sommes Français ; et si nous

joignons à la diversité des lieux et du climat le long intervalle des

temps, et que nous considérions que ce livre a pu être écrit la dernière

année de la CXVe olympiade, trois cent quatorze ans avant l’ère

chrétienne, et qu’ainsi il y a deux mille ans accomplis que vivait ce

peuple d’Athènes dont il fait la peinture, nous admirerons de nous y

reconnaître nous­mêmes, nos amis, nos ennemis, ceux avec qui nous

vivons, et que cette ressemblance avec des hommes séparés par tant

de siècles soit si entière. En effet, les hommes n’ont point changé

selon le cœur et selon les passions ; ils sont encore tels qu’ils étaient

alors et qu’ils sont marqués dans Théophraste : vains, dissimulés,

flatteurs,   intéressés,   effrontés, importuns, défiants, médisants,

querelleux, superstitieux.

Il est vrai, Athènes était libre ; c’était le centre d’une république ;

ses citoyens étaient égaux ; ils ne rougissaient point l’un de l’autre ;

ils marchaient presque seuls et à pied dans une ville propre, paisible

et   spacieuse,   entraient   dans   les   boutiques   et   dans   les   marchés,

achetaient eux­mêmes les choses nécessaires ; l’émulation d’une cour

ne les faisait point sortir d’une vie commune.

Ils réservaient leurs esclaves pour les bains, pour les repas, pour le

14

service intérieur des maisons, pour les voyages ; ils passaient une

partie   de   leur   vie   dans   les   places,   dans les temples, aux

amphithéâtres, sur un port, sous des portiques, et au milieu d’une

ville dont ils étaient également les maîtres. Là le peuple s’assemblait

pour délibérer des affaires publiques ; ici il s’entretenait avec les

étrangers ; ailleurs les philosophes tantôt enseignaient leur doctrine,

tantôt conféraient avec leurs disciples. Ces lieux étaient tout à la fois

la scène des plaisirs et des affaires. Il y avait dans ces mœurs quelque

chose de simple et de populaire, et qui ressemble peu aux nôtres, je

l’avoue ;   mais   cependant   quels   hommes en général que   les

Athéniens, et quelle ville qu’Athènes ! quelles lois ! quelle police !

quelle valeur ! quelle discipline ! quelle perfection dans toutes les

sciences   et   dans   tous   les   arts !   mais   quelle   politesse   dans   le

commerce   ordinaire   et   dans   le   langage !   Théophraste,   le   même

Théophraste dont l’on vient de dire de si grandes choses, ce parleur

agréable,   cet   homme   qui   s’exprimait   divinement,   fut   reconnu

étranger et appelé de ce nom par une simple femme de qui il achetait

des herbes au marché, et qui reconnut, par je ne sais quoi d’attique

qui lui manquait et que les Romains ont depuis appelé urbanité, qu’il

n’était pas Athénien ; et Cicéron rapporte que ce grand personnage

demeura étonné de voir qu’ayant vieilli dans Athènes, possédant si

parfaitement le langage attique et en ayant acquis l’accent par une

habitude de tant d’années, il ne s’était pu donner ce que le simple

peuple avait naturellement et sans nulle peine.

Que si l’on ne laisse pas de lire quelquefois, dans ce traité des

Caractères, de certaines mœurs qu’on ne peut excuser et qui nous

paraissent   ridicules,   il   faut   se   souvenir   qu’elles   ont   paru   telles   à

Théophraste, qu’il les a regardées comme des vices dont il a fait une

peinture naïve, qui fit honte aux Athéniens et qui servit à les corriger.

Enfin, dans l’esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement

tout ce qui appartient aux étrangers et aux anciens, et qui n’estiment

que leurs mœurs, on les ajoute à cet ouvrage. L’on a cru pouvoir se

dispenser de suivre le projet de ce philosophe, soit parce qu’il est

toujours pernicieux de poursuivre le travail d’autrui, surtout si c’est

d’un  ancien  ou  d’un auteur  d’une grande  réputation ;  soit  encore

15

parce   que   cette   unique   figure qu’on appelle description ou

énumération,   employée   avec   tant   de   succès dans   ces   vingt­huit

chapitres des Caractères, pourrait en avoir un beaucoup moindre, si

elle était traitée par un génie fort inférieur à celui de Théophraste.

Au contraire, se ressouvenant que, parmi le grand nombre des

traités de ce philosophe rapportés par Diogène Laërce, il s’en trouve

un sous le titre de Proverbes, c’est­à­dire de pièces détachées, comme

des réflexions ou des remarques, que le premier et le plus grand livre

de   morale   qui   ait   été   fait   porte   ce   même   nom   dans   les   divines

Écritures, on s’est trouvé excité par de si grands modèles à suivre

selon ses forces une semblable manière d’écrire des mœurs ; et l’on

n’a point été détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale

qui sont dans les mains de tout le monde, et d’où, faute d’attention ou

par  un  esprit  de critique,  quelques­uns pourraient  penser que  ces

remarques sont imitées.

L’un, par l’engagement de son auteur, fait servir la métaphysique

à la religion, fait connaître l’âme, ses passions, ses vices, traite les

grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre

l’homme chrétien. L’autre, qui est la production d’un esprit instruit

par le commerce du monde et dont la délicatesse était égale à la

pénétration, observant que l’amour­propre est dans l’homme la cause

de   tous   ses   faibles,   l’attaque   sans   relâche,   quelque   part   où   il le

trouve ; et cette unique pensée, comme multipliée en mille manières

différentes, a toujours, par le choix des mots et par la variété de

l’expression, la grâce de la nouveauté.

L’on ne suit aucune de ces routes dans l’ouvrage qui est joint à la

traduction des Caractères ; il est tout différent des deux autres que je

viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que

le second, il ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable, mais par des

voies simples et communes, et en l’examinant indifféremment, sans

beaucoup de méthode et selon que les divers chapitres y conduisent,

par les âges, les sexes et les conditions, et par les vices, les faibles et

le ridicule qui y sont attachés.

L’on s’est plus appliqué aux vices de l’esprit, aux replis du cœur

et à tout l’intérieur de l’homme que n’a fait Théophraste ; et l’on peut

16

dire que, comme ses Caractères, par mille choses extérieures qu’ils

font  remarquer  dans l’homme,  par ses actions,  ses paroles  et ses

démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à

la source de son dérèglement.

Tout au contraire, les nouveaux Caractères, déployant d’abord les

pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent

le principe de leur malice et de leurs faiblesses, font que l’on prévoit

aisément tout ce qu’ils sont capables de dire ou de faire, et qu’on ne

s’étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est

toute remplie.

Il faut avouer que sur les titres de ces deux ouvrages l’embarras

s’est trouvé presque égal. Pour ceux qui partagent le dernier, s’ils ne

plaisent   point   assez,   l’on   permet   d’en   suppléer   d’autres ;   mais   à

l’égard des titres des Caractères de Théophraste, la même liberté

n’est pas accordée, parce qu’on n’est point maître du bien d’autrui. Il

a fallu suivre l’esprit de l’auteur, et les traduire selon le sens le plus

proche de la diction grecque, et en même temps selon la plus exacte

conformité avec leurs chapitres ; ce qui n’est pas une chose facile,

parce que souvent la signification d’un terme grec, traduit en français

mot pour mot, n’est plus la même dans notre langue : par exemple,

ironie est chez nous une raillerie dans la conversation, ou une figure

de   rhétorique,   et   chez   Théophraste   c’est   quelque   chose entre   la

fourberie et la dissimulation, qui n’est pourtant ni l’un ni l’autre,

mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre.

Et d’ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou trois termes assez

différents pour exprimer des choses qui le sont aussi et que nous ne

saurions   guère   rendre que par un   seul   mot : cette pauvreté

embarrasse.

En   effet,   l’on   remarque   dans   cet   ouvrage   grec   trois   espèces

d’avarice, deux sortes d’importuns, des flatteurs de deux manières, et

autant de grands parleurs :

De sorte que les caractères de ces personnes semblent rentrer les

uns dans les autres, au désavantage du titre ; ils ne sont pas aussi

toujours suivis et parfaitement conformes, parce que Théophraste,

emporté quelquefois par le dessein qu’il a de faire des portraits, se

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trouve déterminé à ces changements par le caractère et les mœurs du

personnage qu’il peint ou dont il fait la satire.

Les définitions qui sont au commencement de chaque chapitre ont

eu leurs difficultés.

Elles sont courtes et concises dans Théophraste, selon la forme du

grec et le style d’Aristote, qui lui en a fourni les premières idées : on

les a étendues dans la traduction pour les rendre intelligibles. Il se lit

aussi   dans  ce   traité   des   phrases   qui   ne  sont   pas  achevées   et   qui

forment   un   sens   imparfait,   auquel   il   a   été   facile   de   suppléer   le

véritable ; il s’y trouve de différentes leçons, quelques endroits tout à

fait interrompus, et qui pouvaient recevoir diverses explications ; et

pour   ne   point   s’égarer   dans   ces   doutes,   on   a   suivi   les   meilleurs

interprètes.

Enfin, comme cet ouvrage n’est qu’une simple instruction sur les

mœurs des hommes, et qu’il vise moins à les rendre savants qu’à les

rendre sages, l’on s’est trouvé exempt de le charger de longues et

curieuses observations, ou de doctes commentaires qui rendissent un

compte exact de l’antiquité.

L’on s’est contenté de mettre de petites notes à côté de certains

endroits que l’on a cru le mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la

justesse,   de   la   vivacité,   et   à   qui   il   ne   manque   que   d’avoir   lu

beaucoup, ne se reprochent pas même ce petit défaut, ne puissent être

arrêtés dans la lecture des Caractères et douter un moment du sens de

Théophraste.

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Les caractères de Théophraste

[Traduits du grec]

J’ai admiré souvent, et j’avoue que je ne puis encore comprendre,

quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce, étant

placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même

manière, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs

mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu’à l’âge de quatre­vingt­dix

neuf ans où je me trouve, j’ai assez vécu pour connaître les hommes ;

que j’ai vu d’ailleurs, pendant le cours de ma vie, toutes sortes de

personnes   et   de  divers  tempéraments,   et   que   je   me   suis   toujours

attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n’étaient

connus   que   par   leurs   vices,   il   semble   que   j’ai   dû   marquer   les

caractères des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les

Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce

que plusieurs d’entre eux paraissent avoir de plus familier. J’espère,

mon cher Polyclès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront

après nous : il leur tracera des modèles qu’ils pourront suivre ; il leur

apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier

quelque   commerce,   et   dont   l’émulation   les   portera   à   imiter   leur

sagesse et leurs vertus. Ainsi je vais entrer en matière : c’est à vous

de pénétrer dans mon sens, et d’examiner avec attention si la vérité

se trouve dans mes paroles ; et sans faire une plus longue préface, je

parlerai d’abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce

que   c’est   qu’un   homme   dissimulé,   je   décrirai   ses   mœurs, et   je

traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j’en ai fait.

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De la dissimulation

La dissimulation n’est pas aisée à bien définir : si l’on se contente

d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain

art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un

homme   dissimulé   se   comporte   de   cette   manière :   il   aborde   ses

ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu’il ne les

hait point ; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il

dresse de secrètes embûches, et il s’afflige avec eux s’il leur est

arrivé quelque disgrâce ; il semble pardonner les discours offensants

que l’on lui tient ; il récite froidement les plus horribles choses que

l’on lui aura dites contre sa réputation, et il emploie les paroles les

plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont

aigris par les injures qu’ils en ont reçues. S’il arrive que quelqu’un

l’aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir

une   autre   fois.   Il   cache   soigneusement   tout   ce   qu’il   fait ;   et   à

l’entendre parler, on croirait toujours qu’il délibère. Il ne parle point

indifféremment ; il a ses raisons pour dire tantôt qu’il ne fait que

revenir de la campagne, tantôt qu’il est arrivé à la ville fort tard, et

quelquefois qu’il est languissant, ou qu’il a une mauvaise santé. Il dit

à   celui   qui   lui   emprunte   de   l’argent   à   intérêt,   ou   qui   le   prie de

contribuer de sa part à une somme que ses amis consentent de lui

prêter, qu’il ne vend rien, qu’il ne s’est jamais vu si dénué d’argent ;

pendant qu’il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde,

quoique en effet il ne vende rien.

Souvent, après avoir écouté ce que l’on lui a dit, il veut faire

croire qu’il n’y a pas eu la moindre attention ; il feint de n’avoir pas

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aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s’il est convenu

d’un fait, de ne s’en plus souvenir. Il n’a pour ceux qui lui parlent

d’affaire que cette seule réponse : « J’y penserai. » Il sait de certaines

choses, il en ignore d’autres, il est saisi d’admiration, d’autres fois il

aura   pensé   comme   vous   sur   cet   événement,   et   cela   selon   ses

différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui­ci : « Je

n’en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où

j’en suis » ; ou bien : « Il me semble que je ne suis pas moi­même » ;

et ensuite : « Ce n’est pas ainsi qu’il me l’a fait entendre ; voilà une

chose   merveilleuse   et   qui   passe   toute   créance ;   contez   cela   à

d’autres ; dois­je vous croire ? ou me persuaderai­je qu’il m’ait dit la

vérité ? »,   paroles   doubles   et   artificieuses,   dont   il   faut   se   défier

comme de ce qu’il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières

d’agir   ne   partent   point   d’une   âme   simple   et   droite,   mais   d’une

mauvaise   volonté,   ou   d’un   homme   qui   veut   nuire ;   le   venin   des

aspics est moins à craindre.

21

De la flatterie

La flatterie est un commerce honteux qui n’est utile qu’au flatteur.

Si   un   flatteur   se   promène   avec   quelqu’un  dans la place :

« Remarquez­vous, lui dit­il, comme tout le monde a les yeux sur

vous ? cela n’arrive qu’à vous seul. Hier il fut bien parlé de vous, et

l’on ne tarissait point sur vos louanges : nous nous trouvâmes plus de

trente personnes dans un endroit du Portique ; et comme par la suite

du discours l’on vint à tomber sur celui que l’on devait estimer le

plus homme de bien de la ville, tous d’une commune voix vous

nommèrent,   et   il   n’y   en   eut   pas   un   seul   qui   vous  refusât   ses

suffrages. »   Il   lui   dit   mille   choses   de   cette   nature.   Il   affecte

d’apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le

prendre et de le souffler à terre. Si par hasard le vent a fait voler

quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend

soin de vous les ôter ; et vous souriant : « Il est merveilleux, dit­il,

combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas

vu » ; et il ajoute : « Voilà encore, pour un homme de votre âge,

assez de cheveux noirs. » Si celui qu’il veut flatter prend la parole, il

impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force

d’approuver aveuglément tout ce qu’il avance, et dès qu’il a cessé de

parler, il se récrie : « Cela est dit le mieux du monde, rien n’est plus

heureusement   rencontré. »   D’autres  fois,   s’il   lui   arrive   de   faire   à

quelqu’un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir,

d’entrer dans cette mauvaise plaisanterie ; et quoiqu’il n’ait nulle

envie de rire, il porte à sa bouche l’un des bouts de son manteau,

comme   s’il   ne   pouvait   se   contenir   et   qu’il   voulût   s’empêcher

22

d’éclater.

Et s’il l’accompagne lorsqu’il marche par la ville, il dit à ceux

qu’il rencontre dans son chemin de s’arrêter jusqu’à ce qu’il soit

passé. Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen ; il les donne à

ses enfants en sa présence ; il les baise, il les caresse : « Voilà, dit­il,

de jolis enfants et dignes d’un tel père. » S’il sort de sa maison, il le

suit ; s’il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit :

« Votre pied est mieux fait que cela. » Il l’accompagne ensuite chez

ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit :

« Un tel me suit et vient vous rendre visite » ; et retournant sur ses

pas : « Je vous ai annoncé, dit­il, et l’on se fait un grand honneur de

vous recevoir. » Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des

choses les plus viles et qui ne conviennent qu’à des femmes. S’il est

invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin ; assis à

table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent :

« En vérité, vous faites une chère délicate » ; et montrant aux autres

l’un   des   mets   qu’il   soulève   du   plat :   « Cela   s’appelle,   dit­il,   un

morceau   friand. »   Il   a   soin   de   lui   demander   s’il   a   froid,   s’il   ne

voudrait point une autre robe ; et il s’empresse de le mieux couvrir. Il

lui  parle  sans  cesse  à  l’oreille ;  et  si  quelqu’un  de  la  compagnie

l’interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n’ayant

des yeux que pour un seul.

Il ne faut pas croire qu’au théâtre il oublie d’arracher des carreaux

des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l’y

faire asseoir plus mollement.

J’ai dû dire aussi qu’avant qu’il sorte de sa maison, il en loue

l’architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien

plantés ; et s’il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit

extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et

il l’admire comme un chef­d’œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien

et ne fait rien au hasard ; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes

ses actions au dessein qu’il a de plaire à quelqu’un et d’acquérir ses

bonnes grâces.

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De l’impertinent ou du diseur de rien

La   sotte   envie   de   discourir   vient   d’une   habitude   qu’on   a

contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut