LA REINE MARGOT

Alexandre Dumas Père


PREMIÈRE PARTIE.


I. Le latin de M. de Guise.

Le lundi, dix-huitième jour du mois d’août 1572, il y avait grande fête au Louvre.

 

Les fenêtres de la vieille demeure royale, ordinairement si sombres, étaient ardemment éclairées ; les places et les rues attenantes, habituellement si solitaires, dès que neuf heures sonnaient à Saint-Germain-l’Auxerrois, étaient, quoiqu’il fût minuit, encombrées de populaire.

 

Tout ce concours menaçant, pressé, bruyant, ressemblait, dans l’obscurité, à une mer sombre et houleuse dont chaque flot faisait une vague grondante ; cette mer, épandue sur le quai, où elle se dégorgeait par la rue des Fossés-Saint-Germain et par la rue de l’Astruce, venait battre de son flux le pied des murs du Louvre et de son reflux la base de l’hôtel de Bourbon qui s’élevait en face.

 

Il y avait, malgré la fête royale, et même peut-être à cause de la fête royale, quelque chose de menaçant dans ce peuple, car il ne se doutait pas que cette solennité, à laquelle il assistait comme spectateur, n’était que le prélude d’une autre remise à huitaine, et à laquelle il serait convié et s’ébattrait de tout son cœur.

 

La cour célébrait les noces de madame Marguerite de Valois, fille du roi Henri II et sœur du roi Charles IX, avec Henri de Bourbon, roi de Navarre. En effet, le matin même, le cardinal de Bourbon avait uni les deux époux avec le cérémonial usité pour les noces des filles de France, sur un théâtre dressé à la porte de Notre-Dame.

 

Ce mariage avait étonné tout le monde et avait fort donné à songer à quelques-uns qui voyaient plus clair que les autres ; on comprenait peu le rapprochement de deux partis aussi haineux que l’étaient à cette heure le parti protestant et le parti catholique : on se demandait comment le jeune prince de Condé pardonnerait au duc d’Anjou, frère du roi, la mort de son père assassiné à Jarnac par Montesquiou. On se demandait comment le jeune duc de Guise pardonnerait à l’amiral de Coligny la mort du sien assassiné à Orléans par Poltrot du Méré. Il y a plus : Jeanne de Navarre, la courageuse épouse du faible Antoine de Bourbon, qui avait amené son fils Henri aux royales fiançailles qui l’attendaient, était morte il y avait deux mois à peine, et de singuliers bruits s’étaient répandus sur cette mort subite. Partout on disait tout bas, et en quelques lieux tout haut, qu’un secret terrible avait été surpris par elle, et que Catherine de Médicis, craignant la révélation de ce secret, l’avait empoisonnée avec des gants de senteur qui avaient été confectionnés par un nommé René, Florentin fort habile dans ces sortes de matières. Ce bruit s’était d’autant plus répandu et confirmé, qu’après la mort de cette grande reine, sur la demande de son fils, deux médecins, desquels était le fameux Ambroise Paré, avaient été autorisés à ouvrir et à étudier le corps, mais non le cerveau. Or, comme c’était par l’odorat qu’avait été empoisonnée Jeanne de Navarre, c’était le cerveau, seule partie du corps exclue de l’autopsie, qui devait offrir les traces du crime. Nous disons crime, car personne ne doutait qu’un crime n’eût été commis.

 

Ce n’était pas tout : le roi Charles, particulièrement, avait mis à ce mariage, qui non seulement rétablissait la paix dans son royaume, mais encore attirait à Paris les principaux huguenots de France, une persistance qui ressemblait à de l’entêtement. Comme les deux fiancés appartenaient, l’un à la religion catholique, l’autre à la religion réformée, on avait été obligé de s’adresser pour la dispense à Grégoire XIII, qui tenait alors le siège de Rome. La dispense tardait, et ce retard inquiétait fort la feue reine de Navarre ; elle avait un jour exprimé à Charles IX ses craintes que cette dispense n’arrivât point, ce à quoi le roi avait répondu :

 

– N’ayez souci, ma bonne tante, je vous honore plus que le pape, et aime plus ma sœur que je ne le crains. Je ne suis pas huguenot, mais je ne suis pas sot non plus, et si monsieur le pape fait trop la bête, je prendrai moi-même Margot par la main, et je la mènerai épouser votre fils en plein prêche.

 

Ces paroles s’étaient répandues du Louvre dans la ville, et, tout en réjouissant fort les huguenots, avaient considérablement donné à penser aux catholiques, qui se demandaient tout bas si le roi les trahissait réellement, ou bien ne jouait pas quelque comédie qui aurait un beau matin ou un beau soir son dénouement inattendu.

 

C’était vis-à-vis de l’amiral de Coligny surtout, qui depuis cinq ou six ans faisait une guerre acharnée au roi, que la conduite de Charles IX paraissait inexplicable : après avoir mis sa tête à prix à cent cinquante mille écus d’or, le roi ne jurait plus que par lui, l’appelant son père et déclarant tout haut qu’il allait confier désormais à lui seul la conduite de la guerre ; c’est au point que Catherine de Médicis, elle-même, qui jusqu’alors avait réglé les actions, les volontés et jusqu’aux désirs du jeune prince, paraissait commencer à s’inquiéter tout de bon, et ce n’était pas sans sujet, car, dans un moment d’épanchement Charles IX avait dit à l’amiral à propos de la guerre de Flandre :

 

– Mon père, il y a encore une chose en ceci à laquelle il faut bien prendre garde : c’est que la reine mère, qui veut mettre le nez partout comme vous savez, ne connaisse rien de cette entreprise ; que nous la tenions si secrète qu’elle n’y voie goutte, car, brouillonne comme je la connais, elle nous gâterait tout.

 

Or, tout sage et expérimenté qu’il était, Coligny n’avait pu tenir secrète une si entière confiance ; et quoiqu’il fût arrivé à Paris avec de grands soupçons, quoique à son départ de Châtillon une paysanne se fût jetée à ses pieds, en criant : « Oh ! monsieur, notre bon maître, n’allez pas à Paris, car si vous y allez vous mourrez, vous et tous ceux qui iront avec vous » ; ces soupçons s’étaient peu à peu éteints dans son cœur et dans celui de Téligny, son gendre, auquel le roi de son côté faisait de grandes amitiés, l’appelant son frère comme il appelait l’amiral son père, et le tutoyant, ainsi qu’il faisait pour ses meilleurs amis.

 

Les huguenots, à part quelques esprits chagrins et défiants, étaient donc entièrement rassurés : la mort de la reine de Navarre passait pour avoir été causée par une pleurésie, et les vastes salles du Louvre s’étaient emplies de tous ces braves protestants auxquels le mariage de leur jeune chef Henri promettait un retour de fortune bien inespéré. L’amiral de Coligny, La Rochefoucault, le prince de Condé fils, Téligny, enfin tous les principaux du parti, triomphaient de voir tout-puissants au Louvre et si bien venus à Paris ceux-là mêmes que trois mois auparavant le roi Charles et la reine Catherine voulaient faire pendre à des potences plus hautes que celles des assassins. Il n’y avait que le maréchal de Montmorency que l’on cherchait vainement parmi tous ses frères, car aucune promesse n’avait pu le séduire, aucun semblant n’avait pu le tromper, et il restait retiré en son château de l’Isle-Adam, donnant pour excuse de sa retraite la douleur que lui causait encore la mort de son père le connétable Anne de Montmorency, tué d’un coup de pistolet par Robert Stuart, à la bataille de Saint-Denis. Mais comme cet événement était arrivé depuis plus de trois ans et que la sensibilité était une vertu assez peu à la mode à cette époque, on n’avait cru de ce deuil prolongé outre mesure que ce qu’on avait bien voulu en croire.

 

Au reste, tout donnait tort au maréchal de Montmorency ; le roi, la reine, le duc d’Anjou et le duc d’Alençon faisaient à merveille les honneurs de la royale fête.

 

Le duc d’Anjou recevait des huguenots eux-mêmes des compliments bien mérités sur les deux batailles de Jarnac et de Moncontour, qu’il avait gagnées avant d’avoir atteint l’âge de dix-huit ans, plus précoce en cela que n’avaient été César et Alexandre, auxquels on le comparait en donnant, bien entendu, l’infériorité aux vainqueurs d’Issus et de Pharsale ; le duc d’Alençon regardait tout cela de son œil caressant et faux ; la reine Catherine rayonnait de joie et, toute confite en gracieusetés, complimentait le prince Henri de Condé sur son récent mariage avec Marie de Clèves ; enfin MM. de Guise eux-mêmes souriaient aux formidables ennemis de leur maison, et le duc de Mayenne discourait avec M. de Tavannes et l’amiral sur la prochaine guerre qu’il était plus que jamais question de déclarer à Philippe II.

 

Au milieu de ces groupes allait et venait, la tête légèrement inclinée et l’oreille ouverte à tous les propos, un jeune homme de dix-neuf ans, à l’œil fin, aux cheveux noirs coupés très court, aux sourcils épais, au nez recourbé comme un bec d’aigle, au sourire narquois, à la moustache et à la barbe naissantes. Ce jeune homme, qui ne s’était fait remarquer encore qu’au combat d’Arnay-le-Duc où il avait bravement payé de sa personne, et qui recevait compliments sur compliments, était l’élève bien-aimé de Coligny et le héros du jour ; trois mois auparavant, c’est-à-dire à l’époque où sa mère vivait encore, on l’avait appelé le prince de Béarn ; on l’appelait maintenant le roi de Navarre, en attendant qu’on l’appelât Henri IV.

 

De temps en temps un nuage sombre et rapide passait sur son front ; sans doute il se rappelait qu’il y avait deux mois à peine que sa mère était morte, et moins que personne il doutait qu’elle ne fût morte empoisonnée. Mais le nuage était passager et disparaissait comme une ombre flottante ; car ceux qui lui parlaient, ceux qui le félicitaient, ceux qui le coudoyaient, étaient ceux-là mêmes qui avaient assassiné la courageuse Jeanne d’Albret.

 

À quelques pas du roi de Navarre, presque aussi pensif, presque aussi soucieux que le premier affectait d’être joyeux et ouvert, le jeune duc de Guise causait avec Téligny. Plus heureux que le Béarnais, à vingt-deux ans sa renommée avait presque atteint celle de son père, le grand François de Guise. C’était un élégant seigneur, de haute taille, au regard fier et orgueilleux, et doué de cette majesté naturelle qui faisait dire, quand il passait, que près de lui les autres princes paraissaient peuple. Tout jeune qu’il était, les catholiques voyaient en lui le chef de leur parti, comme les huguenots voyaient le leur dans ce jeune Henri de Navarre dont nous venons de tracer le portrait. Il avait d’abord porté le titre de prince de Joinville, et avait fait, au siège d’Orléans, ses premières armes sous son père, qui était mort dans ses bras en lui désignant l’amiral Coligny pour son assassin. Alors le jeune duc, comme Annibal, avait fait un serment solennel : c’était de venger la mort de son père sur l’amiral et sur sa famille, et de poursuivre ceux de sa religion sans trêve ni relâche, ayant promis à Dieu d’être son ange exterminateur sur la terre jusqu’au jour où le dernier hérétique serait exterminé. Ce n’était donc pas sans un profond étonnement qu’on voyait ce prince, ordinairement si fidèle à sa parole, tendre la main à ceux qu’il avait juré de tenir pour ses éternels ennemis et causer familièrement avec le gendre de celui dont il avait promis la mort à son père mourant.

 

Mais, nous l’avons dit, cette soirée était celle des étonnements.

 

En effet, avec cette connaissance de l’avenir qui manque heureusement aux hommes, avec cette faculté de lire dans les cœurs qui n’appartient malheureusement qu’à Dieu, l’observateur privilégié auquel il eût été donné d’assister à cette fête, eût joui certainement du plus curieux spectacle que fournissent les annales de la triste comédie humaine.

 

Mais cet observateur qui manquait aux galeries intérieures du Louvre, continuait dans la rue à regarder de ses yeux flamboyants et à gronder de sa voix menaçante : cet observateur c’était le peuple, qui, avec son instinct merveilleusement aiguisé par la haine, suivait de loin les ombres de ses ennemis implacables et traduisait leurs impressions aussi nettement que peut le faire le curieux devant les fenêtres d’une salle de bal hermétiquement fermée. La musique enivre et règle le danseur, tandis que le curieux voit le mouvement seul et rit de ce pantin qui s’agite sans raison, car le curieux, lui, n’entend pas la musique.

 

La musique qui enivrait les huguenots, c’était la voix de leur orgueil.

 

Ces lueurs qui passaient aux yeux des Parisiens au milieu de la nuit, c’étaient les éclairs de leur haine qui illuminaient l’avenir.

 

Et cependant tout continuait d’être riant à l’intérieur, et même un murmure plus doux et plus flatteur que jamais courait en ce moment par tout le Louvre : c’est que la jeune fiancée, après être allée déposer sa toilette d’apparat, son manteau traînant et son long voile, venait de rentrer dans la salle de bal, accompagnée de la belle duchesse de Nevers, sa meilleure amie, et menée par son frère Charles IX, qui la présentait aux principaux de ses hôtes.

 

Cette fiancée, c’était la fille de Henri II, c’était la perle de la couronne de France, c’était Marguerite de Valois, que, dans sa familière tendresse pour elle, le roi Charles IX n’appelait jamais que ma sœur Margot.

 

Certes jamais accueil, si flatteur qu’il fût, n’avait été mieux mérité que celui qu’on faisait en ce moment à la nouvelle reine de Navarre. Marguerite à cette époque avait vingt ans à peine, et déjà elle était l’objet des louanges de tous les poètes, qui la comparaient les uns à l’Aurore, les autres à Cythérée. C’était en effet la beauté sans rivale de cette cour où Catherine de Médicis avait réuni, pour en faire ses sirènes, les plus belles femmes qu’elle avait pu trouver. Elle avait les cheveux noirs, le teint brillant, l’œil voluptueux et voilé de longs cils, la bouche vermeille et fine, le cou élégant, la taille riche et souple, et, perdu dans une mule de satin, un pied d’enfant. Les Français, qui la possédaient, étaient fiers de voir éclore sur leur sol une si magnifique fleur, et les étrangers qui passaient par la France s’en retournaient éblouis de sa beauté s’ils l’avaient vue seulement, étourdis de sa science s’ils avaient causé avec elle. C’est que Marguerite était non seulement la plus belle, mais encore la plus lettrée des femmes de son temps, et l’on citait le mot d’un savant italien qui lui avait été présenté, et qui, après avoir causé avec elle une heure en italien, en espagnol, en latin et en grec, l’avait quittée en disant dans son enthousiasme : « Voir la cour sans voir Marguerite de Valois, c’est ne voir ni la France ni la cour. »

 

Aussi les harangues ne manquaient pas au roi Charles IX et à la reine de Navarre ; on sait combien les huguenots étaient harangueurs. Force allusions au passé, force demandes pour l’avenir furent adroitement glissées au roi au milieu de ces harangues ; mais à toutes ces allusions, il répondait avec ses lèvres pâles et son sourire rusé :

 

– En donnant ma sœur Margot à Henri de Navarre, je donne mon cœur à tous les protestants du royaume.

 

Mot qui rassurait les uns et faisait sourire les autres, car il avait réellement deux sens : l’un paternel, et dont en bonne conscience Charles IX ne voulait pas surcharger sa pensée ; l’autre injurieux pour l’épousée, pour son mari et pour celui-là même qui le disait, car il rappelait quelques sourds scandales dont la chronique de la cour avait déjà trouvé moyen de souiller la robe nuptiale de Marguerite de Valois.

 

Cependant M. de Guise causait, comme nous l’avons dit, avec Téligny ; mais il ne donnait pas à l’entretien une attention si soutenue qu’il ne se détournât parfois pour lancer un regard sur le groupe de dames au centre duquel resplendissait la reine de Navarre. Si le regard de la princesse rencontrait alors celui du jeune duc, un nuage semblait obscurcir ce front charmant autour duquel des étoiles de diamants formaient une tremblante auréole, et quelque vague dessein perçait dans son attitude impatiente et agitée.

 

La princesse Claude, sœur aînée de Marguerite, qui depuis quelques années déjà avait épousé le duc de Lorraine, avait remarqué cette inquiétude, et elle s’approchait d’elle pour lui en demander la cause, lorsque chacun s’écartant devant la reine mère, qui s’avançait appuyée au bras du jeune prince de Condé, la princesse se trouva refoulée loin de sa sœur. Il y eut alors un mouvement général dont le duc de Guise profita pour se rapprocher de madame de Nevers, sa belle-sœur, et par conséquent de Marguerite. Madame de Lorraine, qui n’avait pas perdu la jeune reine des yeux, vit alors, au lieu de ce nuage qu’elle avait remarqué sur son front, une flamme ardente passer sur ses joues. Cependant le duc s’approchait toujours, et quand il ne fut plus qu’à deux pas de Marguerite, celle-ci, qui semblait plutôt le sentir que le voir, se retourna en faisant un effort violent pour donner à son visage le calme et l’insouciance ; alors le duc salua respectueusement, et, tout en s’inclinant devant elle, murmura à demi-voix :

 

Ipse attuli.

 

Ce qui voulait dire :

 

« Je l’ai apporté, ou apporté moi-même. »

 

Marguerite rendit sa révérence au jeune duc, et, en se relevant, laissa tomber cette réponse :

 

Noctu pro more. Ce qui signifiait : « Cette nuit comme d’habitude. » Ces douces paroles, absorbées par l’énorme collet goudronné de la princesse comme par l’enroulement d’un porte-voix, ne furent entendues que de la personne à laquelle on les adressait ; mais si court qu’eût été le dialogue, sans doute il embrassait tout ce que les deux jeunes gens avaient à se dire, car après cet échange de deux mots contre trois, ils se séparèrent, Marguerite le front plus rêveur, et le duc le front plus radieux qu’avant qu’ils se fussent rapprochés. Cette petite scène avait eu lieu sans que l’homme le plus intéressé à la remarquer eût paru y faire la moindre attention, car, de son côté, le roi de Navarre n’avait d’yeux que pour une seule personne qui rassemblait autour d’elle une cour presque aussi nombreuse que Marguerite de Valois, cette personne était la belle madame de Sauve.

 

Charlotte de Beaune-Semblançay, petite-fille du malheureux Semblançay et femme de Simon de Fizes, baron de Sauve, était une des dames d’atours de Catherine de Médicis, et l’une des plus redoutables auxiliaires de cette reine, qui versait à ses ennemis le philtre de l’amour quand elle n’osait leur verser le poison florentin ; petite, blonde, tour à tour pétillante de vivacité ou languissante de mélancolie, toujours prête à l’amour et à l’intrigue, les deux grandes affaires qui, depuis cinquante ans, occupaient la cour des trois rois qui s’étaient succédé ; femme dans toute l’acception du mot et dans tout le charme de la chose, depuis l’œil bleu languissant ou brillant de flammes jusqu’aux petits pieds mutins et cambrés dans leurs mules de velours, madame de Sauve s’était, depuis quelques mois déjà, emparée de toutes les facultés du roi de Navarre, qui débutait alors dans la carrière amoureuse comme dans la carrière politique ; si bien que Marguerite de Navarre, beauté magnifique et royale, n’avait même plus trouvé l’admiration au fond du cœur de son époux ; et, chose étrange et qui étonnait tout le monde, même de la part de cette âme pleine de ténèbres et de mystères, c’est que Catherine de Médicis, tout en poursuivant son projet d’union entre sa fille et le roi de Navarre, n’avait pas discontinué de favoriser presque ouvertement les amours de celui-ci avec madame de Sauve. Mais malgré cette aide puissante et en dépit des mœurs faciles de l’époque, la belle Charlotte avait résisté jusque-là ; et de cette résistance inconnue, incroyable, inouïe, plus encore que de la beauté et de l’esprit de celle qui résistait, était née dans le cœur du Béarnais une passion qui, ne pouvant se satisfaire, s’était repliée sur elle-même et avait dévoré dans le cœur du jeune roi la timidité, l’orgueil et jusqu’à cette insouciance, moitié philosophique, moitié paresseuse, qui faisait le fond de son caractère.

 

Madame de Sauve venait d’entrer depuis quelques minutes seulement dans la salle de bal : soit dépit, soit douleur, elle avait résolu d’abord de ne point assister au triomphe de sa rivale, et, sous le prétexte d’une indisposition, elle avait laissé son mari, secrétaire d’État depuis cinq ans, venir seul au Louvre. Mais en apercevant le baron de Sauve sans sa femme, Catherine de Médicis s’était informée des causes qui tenaient sa bien-aimée Charlotte éloignée ; et, apprenant que ce n’était qu’une légère indisposition, elle lui avait écrit quelques mots d’appel, auxquels la jeune femme s’était empressée d’obéir. Henri, tout attristé qu’il avait été d’abord de son absence, avait cependant respiré plus librement lorsqu’il avait vu M. de Sauve entrer seul ; mais au moment où, ne s’attendant aucunement à cette apparition, il allait en soupirant se rapprocher de l’aimable créature qu’il était condamné, sinon à aimer, du moins à traiter en épouse, il avait vu au bout de la galerie surgir madame de Sauve ; alors il était demeuré cloué à sa place, les yeux fixés sur cette Circé qui l’enchaînait à elle comme un lien magique, et, au lieu de continuer sa marche vers sa femme, par un mouvement d’hésitation qui tenait bien plus à l’étonnement qu’à la crainte, il s’avança vers madame de Sauve.

 

De leur côté les courtisans, voyant que le roi de Navarre, dont on connaissait déjà le cœur inflammable, se rapprochait de la belle Charlotte, n’eurent point le courage de s’opposer à leur réunion ; ils s’éloignèrent complaisamment, de sorte qu’au même instant où Marguerite de Valois et M. de Guise échangeaient les quelques mots latins que nous avons rapportés, Henri, arrivé près de madame de Sauve, entamait avec elle en français fort intelligible, quoique saupoudré d’accent gascon, une conversation beaucoup moins mystérieuse.

 

– Ah ! ma mie ! lui dit-il, vous voilà donc revenue au moment où l’on m’avait dit que vous étiez malade et où j’avais perdu l’espérance de vous voir ?

 

– Votre Majesté, répondit madame de Sauve, aurait-elle la prétention de me faire croire que cette espérance lui avait beaucoup coûté à perdre ?

 

– Sang-diou ! je crois bien, reprit le Béarnais ; ne savez-vous point que vous êtes mon soleil pendant le jour et mon étoile pendant la nuit ? En vérité je me croyais dans l’obscurité la plus profonde, lorsque vous avez paru tout à l’heure et avez soudain tout éclairé.

 

– C’est un mauvais tour que je vous joue alors, Monseigneur.

 

– Que voulez-vous dire, ma mie ? demanda Henri.

 

– Je veux dire que lorsqu’on est maître de la plus belle femme de France, la seule chose qu’on doive désirer, c’est que la lumière disparaisse pour faire place à l’obscurité, car c’est dans l’obscurité que nous attend le bonheur.

 

– Ce bonheur, mauvaise, vous savez bien qu’il est aux mains d’une seule personne, et que cette personne se rit et se joue du pauvre Henri.

 

– Oh ! reprit la baronne, j’aurais cru, au contraire, moi, que c’était cette personne qui était le jouet et la risée du roi de Navarre.

 

Henri fut effrayé de cette attitude hostile, et cependant il réfléchit qu’elle trahissait le dépit, et que le dépit n’est que le masque de l’amour.

 

– En vérité, dit-il, chère Charlotte, vous me faites là un injuste reproche, et je ne comprends pas qu’une si jolie bouche soit en même temps si cruelle. Croyez-vous donc que ce soit moi qui me marie ? Eh ! non, ventre saint gris ! ce n’est pas moi !

 

– C’est moi, peut-être ! reprit aigrement la baronne, si jamais peut paraître aigre la voix de la femme qui nous aime et qui nous reproche de ne pas l’aimer.

 

– Avec vos beaux yeux n’avez-vous pas vu plus loin, baronne ? Non, non, ce n’est pas Henri de Navarre qui épouse Marguerite de Valois.

 

– Et qui est-ce donc alors ?

 

– Eh, sang-diou ! c’est la religion réformée qui épouse le pape, voilà tout.

 

– Nenni, nenni, Monseigneur, et je ne me laisse pas prendre à vos jeux d’esprit, moi : Votre Majesté aime madame Marguerite, et je ne vous en fais pas un reproche, Dieu m’en garde ! elle est assez belle pour être aimée.

 

Henri réfléchit un instant, et tandis qu’il réfléchissait, un bon sourire retroussa le coin de ses lèvres.

 

– Baronne, dit-il, vous me cherchez querelle, ce me semble, et cependant vous n’en avez pas le droit ; qu’avez-vous fait, voyons ! pour m’empêcher d’épouser madame Marguerite ? Rien ; au contraire, vous m’avez toujours désespéré.

 

– Et bien m’en a pris, Monseigneur ! répondit madame de Sauve.

 

– Comment cela ?

 

– Sans doute, puisque aujourd’hui vous en épousez une autre.

 

– Ah ! je l’épouse parce que vous ne m’aimez pas.

 

– Si je vous eusse aimé, Sire, il me faudrait donc mourir dans une heure !

 

– Dans une heure ! Que voulez-vous dire, et de quelle mort seriez-vous morte ?

 

– De jalousie… car dans une heure la reine de Navarre renverra ses femmes, et Votre Majesté ses gentilshommes.

 

– Est-ce là véritablement la pensée qui vous préoccupe, ma mie ?

 

– Je ne dis pas cela. Je dis que, si je vous aimais, elle me préoccuperait horriblement.

 

– Eh bien, s’écria Henri au comble de la joie d’entendre cet aveu, le premier qu’il eût reçu, si le roi de Navarre ne renvoyait pas ses gentilshommes ce soir ?

 

– Sire, dit madame de Sauve, regardant le roi avec un étonnement qui cette fois n’était pas joué, vous dites là des choses impossibles et surtout incroyables.

 

– Pour que vous le croyiez, que faut-il donc faire ?

 

– Il faudrait m’en donner la preuve, et cette preuve, vous ne pouvez me la donner.

 

– Si fait, baronne, si fait. Par saint Henri ! je vous la donnerai, au contraire, s’écria le roi en dévorant la jeune femme d’un regard embrasé d’amour.

 

– Ô Votre Majesté ! … murmura la belle Charlotte en baissant la voix et les yeux. Je ne comprends pas… Non, non ! il est impossible que vous échappiez au bonheur qui vous attend.

 

– Il y a quatre Henri dans cette salle, mon adorée ! reprit le roi : Henri de France, Henri de Condé, Henri de Guise, mais il n’y a qu’un Henri de Navarre.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, si vous avez ce Henri de Navarre près de vous toute cette nuit…

 

– Toute cette nuit ?

 

– Oui ; serez-vous certaine qu’il ne sera pas près d’une autre ?

 

– Ah ! si vous faites cela, Sire, s’écria à son tour la dame de Sauve.

 

– Foi de gentilhomme, je le ferai. Madame de Sauve leva ses grands yeux humides de voluptueuses promesses et sourit au roi, dont le cœur s’emplit d’une joie enivrante.

 

– Voyons, reprit Henri, en ce cas, que direz-vous ?

 

– Oh ! en ce cas, répondit Charlotte, en ce cas je dirai que je suis véritablement aimée de Votre Majesté.

 

– Ventre-saint-gris ! vous le direz donc, car cela est, baronne.

 

– Mais comment faire ? murmura madame de Sauve.

 

– Oh ! par Dieu ! baronne, il n’est point que vous n’ayez autour de vous quelque camérière, quelque suivante, quelque fille dont vous soyez sûre ?

 

– Oh ! j’ai Dariole, qui m’est si dévouée qu’elle se ferait couper en morceaux pour moi : un véritable trésor.

 

– Sang-diou ! baronne, dites à cette fille que je ferai sa fortune quand je serai roi de France, comme me le prédisent les astrologues.

 

Charlotte sourit ; car dès cette époque la réputation gasconne du Béarnais était déjà établie à l’endroit de ses promesses.

 

– Eh bien, dit-elle, que désirez-vous de Dariole ?

 

– Bien peu de chose pour elle, tout pour moi.

 

– Enfin ?

 

– Votre appartement est au-dessus du mien ?

 

– Oui.

 

– Qu’elle attende derrière la porte. Je frapperai doucement trois coups ; elle ouvrira, et vous aurez la preuve que je vous ai offerte.

 

Madame de Sauve garda le silence pendant quelques secondes ; puis, comme si elle eût regardé autour d’elle pour n’être pas entendue, elle fixa un instant la vue sur le groupe où se tenait la reine mère ; mais si court que fut cet instant, il suffit pour que Catherine et sa dame d’atours échangeassent chacune un regard.

 

– Oh ! si je voulais, dit madame de Sauve avec un accent de sirène qui eût fait fondre la cire dans les oreilles d’Ulysse, si je voulais prendre Votre Majesté en mensonge.

 

– Essayez, ma mie, essayez…

 

– Ah ! ma foi ! j’avoue que j’en combats l’envie.

 

– Laissez-vous vaincre : les femmes ne sont jamais si fortes qu’après leur défaite.

 

– Sire, je retiens votre promesse pour Dariole le jour où vous serez roi de France. Henri jeta un cri de joie.

 

C’était juste au moment où ce cri s’échappait de la bouche du Béarnais que la reine de Navarre répondait au duc de Guise :

 

« Noctu pro more : Cette nuit comme d’habitude. »

 

Alors Henri s’éloigna de madame de Sauve aussi heureux que l’était le duc de Guise en s’éloignant lui-même de Marguerite de Valois.

 

Une heure après cette double scène que nous venons de raconter, le roi Charles et la reine mère se retirèrent dans leurs appartements ; presque aussitôt les salles commencèrent à se dépeupler, les galeries laissèrent voir la base de leurs colonnes de marbre. L’amiral et le prince de Condé furent reconduits par quatre cents gentilshommes huguenots au milieu de la foule qui grondait sur leur passage. Puis Henri de Guise, avec les seigneurs lorrains et les catholiques, sortirent à leur tour, escortés des cris de joie et des applaudissements du peuple.

 

Quant à Marguerite de Valois, à Henri de Navarre et à madame de Sauve, on sait qu’ils demeuraient au Louvre même.


II. La chambre de la reine de Navarre.

Le duc de Guise reconduisit sa belle-sœur, la duchesse de Nevers, en son hôtel qui était situé rue du Chaume, en face de la rue de Brac, et après l’avoir remise à ses femmes, passa dans son appartement pour changer de costume, prendre un manteau de nuit et s’armer d’un de ces poignards courts et aigus qu’on appelait une foi de gentilhomme, lesquels se portaient sans l’épée ; mais au moment où il le prenait sur la table où il était déposé, il aperçut un petit billet serré entre la lame et le fourreau.

 

Il l’ouvrit et lut ce qui suit :

 

« J’espère bien que M. de Guise ne retournera pas cette nuit au Louvre, ou, s’il y retourne, qu’il prendra au moins la précaution de s’armer d’une bonne cotte de mailles et d’une bonne épée. »

 

– Ah ! ah ! dit le duc en se retournant vers son valet de chambre, voici un singulier avertissement, maître Robin. Maintenant faites-moi le plaisir de me dire quelles sont les personnes qui ont pénétré ici pendant mon absence.

 

– Une seule, Monseigneur.

 

– Laquelle ?

 

– M. du Gast.

 

– Ah ! ah ! En effet, il me semblait bien reconnaître l’écriture. Et tu es sûr que du Gast est venu, tu l’as vu ?

 

– J’ai fait plus, Monseigneur, je lui ai parlé.

 

– Bon ; alors je suivrai le conseil. Ma jaquette et mon épée.

 

Le valet de chambre, habitué à ces mutations de costumes, apporta l’une et l’autre. Le duc alors revêtit sa jaquette, qui était en chaînons de mailles si souples que la trame d’acier n’était guère plus épaisse que du velours ; puis il passa par-dessus son jaque des chausses et un pourpoint gris et argent, qui étaient ses couleurs favorites, tira de longues bottes qui montaient jusqu’au milieu de ses cuisses, se coiffa d’un toquet de velours noir sans plume ni pierreries, s’enveloppa d’un manteau de couleur sombre, passa un poignard à sa ceinture, et, mettant son épée aux mains d’un page, seule escorte dont il voulût se faire accompagner, il prit le chemin du Louvre.

 

Comme il posait le pied sur le seuil de l’hôtel, le veilleur de Saint-Germain-l’Auxerrois venait d’annoncer une heure du matin.

 

Si avancée que fût la nuit et si peu sûres que fussent les rues à cette époque, aucun accident n’arriva à l’aventureux prince par le chemin, et il arriva sain et sauf devant la masse colossale du vieux Louvre, dont toute les lumières s’étaient successivement éteintes, et qui se dressait, à cette heure, formidable de silence et d’obscurité.

 

En avant du château royal s’étendait un fossé profond, sur lequel donnaient la plupart des chambres des princes logés au palais. L’appartement de Marguerite était situé au premier étage.

 

Mais ce premier étage, accessible s’il n’y eût point eu de fossé, se trouvait, grâce au retranchement, élevé de près de trente pieds, et, par conséquent, hors de l’atteinte des amants et des voleurs, ce qui n’empêcha point M. le duc de Guise de descendre résolument dans le fossé.

 

Au même instant, on entendit le bruit d’une fenêtre du rez-de-chaussée qui s’ouvrait. Cette fenêtre était grillée ; mais une main parut, souleva un des barreaux descellés d’avance, et laissa pendre, par cette ouverture, un lacet de soie.

 

– Est-ce vous, Gillonne ? demanda le duc à voix basse.

 

– Oui, Monseigneur, répondit une voix de femme d’un accent plus bas encore.

 

– Et Marguerite ?

 

– Elle vous attend.

 

– Bien. À ces mots le duc fit signe à son page, qui, ouvrant son manteau, déroula une petite échelle de corde. Le prince attacha l’une des extrémités de l’échelle au lacet qui pendait. Gillonne tira l’échelle à elle, l’assujettit solidement ; et le prince, après avoir bouclé son épée à son ceinturon, commença l’escalade, qu’il acheva sans accident. Derrière lui, le barreau reprit sa place, la fenêtre se referma, et le page, après avoir vu entrer paisiblement son seigneur dans le Louvre, aux fenêtres duquel il l’avait accompagné vingt fois de la même façon, s’alla coucher, enveloppé dans son manteau, sur l’herbe du fossé et à l’ombre de la muraille. Il faisait une nuit sombre, et quelques gouttes d’eau tombaient tièdes et larges des nuages chargés de soufre et d’électricité.

 

Le duc de Guise suivit sa conductrice, qui n’était rien moins que la fille de Jacques de Matignon, maréchal de France ; c’était la confidente toute particulière de Marguerite, qui n’avait aucun secret pour elle, et l’on prétendait qu’au nombre des mystères qu’enfermait son incorruptible fidélité, il y en avait de si terribles que c’étaient ceux-là qui la forçaient de garder les autres.

 

Aucune lumière n’était demeurée ni dans les chambres basses ni dans les corridors ; de temps en temps seulement un éclair livide illuminait les appartements sombres d’un reflet bleuâtre qui disparaissait aussitôt.

 

Le duc, toujours guidé par sa conductrice qui le tenait par la main, atteignit enfin un escalier en spirale pratiqué dans l’épaisseur d’un mur et qui s’ouvrait par une porte secrète et invisible dans l’antichambre de l’appartement de Marguerite.

 

L’antichambre, comme les autres salles du bas, était dans la plus profonde obscurité.

 

Arrivés dans cette antichambre, Gillonne s’arrêta.

 

– Avez-vous apporté ce que désire la reine ? demanda-t-elle à voix basse.

 

– Oui, répondit le duc de Guise ; mais je ne le remettrai qu’à Sa Majesté elle-même.

 

– Venez donc et sans perdre un instant ! dit alors au milieu de l’obscurité une voix qui fit tressaillir le duc, car il la reconnut pour celle de Marguerite.

 

Et en même temps une portière de velours violet fleurdelisé d’or se soulevant, le duc distingua dans l’ombre la reine elle-même, qui, impatiente, était venue au-devant de lui.

 

– Me voici, madame, dit alors le duc. Et il passa rapidement de l’autre côté de la portière qui retomba derrière lui. Alors ce fut, à son tour, à Marguerite de Valois de servir de guide au prince dans cet appartement d’ailleurs bien connu de lui, tandis que Gillonne, restée à la porte, avait, en portant le doigt à sa bouche, rassuré sa royale maîtresse. Comme si elle eût compris les jalouses inquiétudes du duc, Marguerite le conduisit jusque dans sa chambre à coucher ; là elle s’arrêta.

 

– Eh bien, lui dit-elle, êtes-vous content, duc ?

 

– Content, madame, demanda celui-ci, et de quoi, je vous prie ?

 

– De cette preuve que je vous donne, reprit Marguerite avec un léger accent de dépit, que j’appartiens à un homme qui, le soir de son mariage, la nuit même de ses noces, fait assez peu de cas de moi pour n’être pas même venu me remercier de l’honneur que je lui ai fait non pas en le choisissant, mais en l’acceptant pour époux.

 

– Oh ! madame, dit tristement le duc, rassurez-vous, il viendra, surtout si vous le désirez.

 

– Et c’est vous qui dites cela, Henri, s’écria Marguerite, vous qui, entre tous, savez le contraire de ce que vous dites ! Si j’avais le désir que vous me supposez, vous eussé-je donc prié de venir au Louvre ?

 

– Vous m’avez prié de venir au Louvre, Marguerite, parce que vous avez le désir d’éteindre tout vestige de notre passé, et que ce passé vivait non seulement dans mon cœur, mais dans ce coffre d’argent que je vous rapporte.

 

– Henri, voulez-vous que je vous dise une chose ? reprit Marguerite en regardant fixement le duc, c’est que vous ne me faites plus l’effet d’un prince, mais d’un écolier ! Moi nier que je vous ai aimé ! moi vouloir éteindre une flamme qui mourra peut-être, mais dont le reflet ne mourra pas ! Car les amours des personnes de mon rang illuminent et souvent dévorent toute l’époque qui leur est contemporaine. Non, non, mon duc ! Vous pouvez garder les lettres de votre Marguerite et le coffre qu’elle vous a donné. De ces lettres que contient le coffre elle ne vous en demande qu’une seule, et encore parce que cette lettre est aussi dangereuse pour vous que pour elle.

 

– Tout est à vous, dit le duc ; choisissez donc là-dedans celle que vous voudrez anéantir.

 

Marguerite fouilla vivement dans le coffre ouvert, et d’une main frémissante prit l’une après l’autre une douzaine de lettres dont elle se contenta de regarder les adresses, comme si à l’inspection de ces seules adresses sa mémoire lui rappelait ce que contenaient ces lettres ; mais arrivée au bout de l’examen elle regarda le duc, et, toute pâlissante :

 

– Monsieur, dit-elle, celle que je cherche n’est pas là. L’auriez-vous perdue, par hasard ; car, quant à l’avoir livrée…

 

– Et quelle lettre cherchez-vous, madame ?

 

– Celle dans laquelle je vous disais de vous marier sans retard.

 

– Pour excuser votre infidélité ? Marguerite haussa les épaules.

 

– Non, mais pour vous sauver la vie. Celle où je vous disais que le roi, voyant notre amour et les efforts que je faisais pour rompre votre future union avec l’infante de Portugal, avait fait venir son frère le bâtard d’Angoulême et lui avait dit en lui montrant deux épées : « De celle-ci tue Henri de Guise ce soir, ou de celle-là je te tuerai demain. » Cette lettre, où est-elle ?

 

– La voici, dit le duc de Guise en la tirant de sa poitrine. Marguerite la lui arracha presque des mains, l’ouvrit avidement, s’assura que c’était bien celle qu’elle réclamait, poussa une exclamation de joie et l’approcha de la bougie. La flamme se communiqua aussitôt de la mèche au papier, qui en un instant fut consumé ; puis, comme si Marguerite eût craint qu’on pût aller chercher l’imprudent avis jusque dans les cendres, elle les écrasa sous son pied.

 

Le duc de Guise, pendant toute cette fiévreuse action, avait suivi des yeux sa maîtresse.

 

– Eh bien, Marguerite, dit-il quand elle eut fini, êtes-vous contente maintenant ?

 

– Oui ; car, maintenant que vous avez épousé la princesse de Porcian, mon frère me pardonnera votre amour ; tandis qu’il ne m’eût pas pardonné la révélation d’un secret comme celui que, dans ma faiblesse pour vous, je n’ai pas eu la puissance de vous cacher.

 

– C’est vrai, dit le duc de Guise ; dans ce temps-là vous m’aimiez.

 

– Et je vous aime encore, Henri, autant et plus que jamais.

 

– Vous ?…

 

– Oui, moi ; car jamais plus qu’aujourd’hui je n’eus besoin d’un ami sincère et dévoué. Reine, je n’ai pas de trône ; femme, je n’ai pas de mari.

 

Le jeune prince secoua tristement la tête.

 

– Mais quand je vous dis, quand je vous répète, Henri, que mon mari non seulement ne m’aime pas, mais qu’il me hait, mais qu’il me méprise ; d’ailleurs, il me semble que votre présence dans la chambre où il devrait être fait bien preuve de cette haine et de ce mépris.

 

– Il n’est pas encore tard, madame, et il a fallu au roi de Navarre le temps de congédier ses gentilshommes, et, s’il n’est pas venu, il ne tardera pas à venir.

 

– Et moi je vous dis, s’écria Marguerite avec un dépit croissant, moi je vous dis qu’il ne viendra pas.

 

– Madame, s’écria Gillonne en ouvrant la porte et en soulevant la portière, madame, le roi de Navarre sort de son appartement.

 

– Oh ! je le savais bien, moi, qu’il viendrait ! s’écria le duc de Guise.

 

– Henri, dit Marguerite d’une voix brève et en saisissant la main du duc, Henri, vous allez voir si je suis une femme de parole, et si l’on peut compter sur ce que j’ai promis une fois. Henri, entrez dans ce cabinet.

 

– Madame, laissez-moi partir s’il en est temps encore, car songez qu’à la première marque d’amour qu’il vous donne je sors de ce cabinet, et alors malheur à lui !

 

– Vous êtes fou ! entrez, entrez, vous dis-je, je réponds de tout. Et elle poussa le duc dans le cabinet.

 

Il était temps. La porte était à peine fermée derrière le prince que le roi de Navarre, escorté de deux pages qui portaient huit flambeaux de cire jaune sur deux candélabres, apparut souriant sur le seuil de la chambre.

 

Marguerite cacha son trouble en faisant une profonde révérence.

 

– Vous n’êtes pas encore au lit, madame ? demanda le Béarnais avec sa physionomie ouverte et joyeuse ; m’attendiez-vous, par hasard ?

 

– Non, monsieur, répondit Marguerite, car hier encore vous m’avez dit que vous saviez bien que notre mariage était une alliance politique, et que vous ne me contraindriez jamais.

 

– À la bonne heure ; mais ce n’est point une raison pour ne pas causer quelque peu ensemble. Gillonne, fermez la porte et laissez-nous.

 

Marguerite, qui était assise, se leva, et étendit la main comme pour ordonner aux pages de rester.

 

– Faut-il que j’appelle vos femmes ? demanda le roi. Je le ferai si tel est votre désir, quoique je vous avoue que, pour les choses que j’ai à vous dire, j’aimerais mieux que nous fussions en tête-à-tête.

 

Et le roi de Navarre s’avança vers le cabinet.

 

– Non ! s’écria Marguerite en s’élançant au-devant de lui avec impétuosité ; non, c’est inutile, et je suis prête à vous entendre.

 

Le Béarnais savait ce qu’il voulait savoir ; il jeta un regard rapide et profond vers le cabinet, comme s’il eût voulu, malgré la portière qui le voilait, pénétrer dans ses plus sombres profondeurs ; puis, ramenant ses regards sur sa belle épousée pâle de terreur :

 

– En ce cas, madame, dit-il d’une voix parfaitement calme, causons donc un instant.

 

– Comme il plaira à Votre Majesté, dit la jeune femme en retombant plutôt qu’elle ne s’assit sur le siège que lui indiquait son mari.

 

Le Béarnais se plaça près d’elle.

 

– Madame, continua-t-il, quoi qu’en aient dit bien des gens, notre mariage est, je le pense, un bon mariage. Je suis bien à vous et vous êtes bien à moi.

 

– Mais…, dit Marguerite effrayée.

 

– Nous devons en conséquence, continua le roi de Navarre sans paraître remarquer l’hésitation de Marguerite, agir l’un avec l’autre comme de bons alliés, puisque nous nous sommes aujourd’hui juré alliance devant Dieu. N’est-ce pas votre avis ?

 

– Sans doute, monsieur.

 

– Je sais, madame, combien votre pénétration est grande, je sais combien le terrain de la cour est semé de dangereux abîmes ; or, je suis jeune, et, quoique je n’aie jamais fait de mal à personne, j’ai bon nombre d’ennemis. Dans quel camp, madame, dois-je ranger celle qui porte mon nom et qui m’a juré affection au pied de l’autel ?

 

– Oh ! monsieur, pourriez-vous penser…

 

– Je ne pense rien, madame, j’espère, et je veux m’assurer que mon espérance est fondée. Il est certain que notre mariage n’est qu’un prétexte ou qu’un piège.

 

Marguerite tressaillit, car peut-être aussi cette pensée s’était-elle présentée à son esprit.

 

– Maintenant, lequel des deux ? continua Henri de Navarre. Le roi me hait, le duc d’Anjou me hait, le duc d’Alençon me hait, Catherine de Médicis haïssait trop ma mère pour ne point me haïr.

 

– Oh ! monsieur, que dites-vous ?

 

– La vérité, madame, reprit le roi, et je voudrais, afin qu’on ne crût pas que je suis dupe de l’assassinat de M. de Mouy et de l’empoisonnement de ma mère, je voudrais qu’il y eût ici quelqu’un qui pût m’entendre.

 

– Oh ! monsieur, dit vivement Marguerite, et de l’air le plus calme et le plus souriant qu’elle pût prendre, vous savez bien qu’il n’y a ici que vous et moi.

 

– Et voilà justement ce qui fait que je m’abandonne, voilà ce qui fait que j’ose vous dire que je ne suis dupe ni des caresses que me fait la maison de France, ni de celles que me fait la maison de Lorraine.

 

– Sire ! Sire ! s’écria Marguerite.

 

– Eh bien, qu’y a-t-il, ma mie ? demanda Henri souriant à son tour.

 

– Il y a, monsieur, que de pareils discours sont bien dangereux.

 

– Non, pas quand on est en tête-à-tête, reprit le roi. Je vous disais donc…

 

Marguerite était visiblement au supplice ; elle eût voulu arrêter chaque parole sur les lèvres du Béarnais ; mais Henri continua avec son apparente bonhomie :

 

– Je vous disais donc que j’étais menacé de tous côtés, menacé par le roi, menacé par le duc d’Alençon, menacé par le duc d’Anjou, menacé par la reine mère, menacé par le duc de Guise, par le duc de Mayenne, par le cardinal de Lorraine, menacé par tout le monde, enfin. On sent cela instinctivement ; vous le savez, madame. Eh bien ! contre toutes ces menaces qui ne peuvent tarder de devenir des attaques, je puis me défendre avec votre secours ; car vous êtes aimée, vous, de toutes les personnes qui me détestent.

 

– Moi ? dit Marguerite.

 

– Oui, vous, reprit Henri de Navarre avec une bonhomie parfaite ; oui, vous êtes aimée du roi Charles ; vous êtes aimée, il appuya sur le mot, du duc d’Alençon ; vous êtes aimée de la reine Catherine ; enfin, vous êtes aimée du duc de Guise.

 

– Monsieur…, murmura Marguerite.

 

– Eh bien ! qu’y a-t-il donc d’étonnant que tout le monde vous aime ? ceux que je viens de vous nommer sont vos frères ou vos parents. Aimer ses parents ou ses frères, c’est vivre selon le cœur de Dieu.

 

– Mais enfin, reprit Marguerite oppressée, où voulez-vous en venir, monsieur ?

 

– J’en veux venir à ce que je vous ai dit ; c’est que si vous vous faites, je ne dirai pas mon amie, mais mon alliée, je puis tout braver ; tandis qu’au contraire, si vous vous faites mon ennemie, je suis perdu.

 

– Oh ! votre ennemie, jamais, monsieur ! s’écria Marguerite.

 

– Mais mon amie, jamais non plus ?…

 

– Peut-être.

 

– Et mon alliée ?

 

– Certainement. Et Marguerite se retourna et tendit la main au roi.

 

Henri la prit, la baisa galamment, et la gardant dans les siennes bien plus dans un désir d’investigation que par un sentiment de tendresse :