LE COLLIER DE LA REINE

Alexandre Dumas Père


Avant-propos.

Et d’abord, à propos même du titre que nous venons d’écrire, qu’on nous permette d’avoir une courte explication avec nos lecteurs. Il y a déjà vingt ans que nous causons ensemble, et les quelques lignes qui vont suivre, au lieu de relâcher notre vieille amitié, vont, je l’espère, la resserrer encore.

 

Depuis les derniers mots que nous nous sommes dits, une révolution a passé entre nous : cette révolution, je l’avais annoncée dès 1832, j’en avais exposé les causes, je l’avais suivie dans sa progression, je l’avais décrite jusque dans son accomplissement : il y a plus – j’avais dit, il y a seize ans, ce que je ferais il y a huit mois.

 

Qu’on me permette de transcrire ici les dernières lignes de l’épilogue prophétique qui termine mon livre de Gaule et France.

 

« Voilà le gouffre où va s’engloutir le gouvernement actuel. Le phare que nous allumons sur sa route n’éclairera que son naufrage ; car, voulût-il virer de bord, il ne le pourrait plus maintenant, le courant qui l’entraîne est trop rapide et le vent qui le pousse est trop large. Seulement, à l’heure de perdition, nos souvenirs d’homme l’emportant sur notre stoïcisme de citoyen, une voix se fera entendre qui criera : Meure la royauté, mais Dieu sauve le roi !

 

Cette voix sera la mienne. »

 

Ai-je menti à ma promesse, et la voix qui, seule en France, a dit adieu à une auguste amitié a-t-elle, au milieu de la chute d’une dynastie, vibré assez haut pour qu’on l’ait entendue ?

 

La révolution prévue et annoncée par nous ne nous a donc pas pris à l’improviste. Nous l’avons saluée comme une apparition fatalement attendue ; nous ne l’espérions pas meilleure, nous la craignions pire. Depuis vingt ans que nous fouillons le passé des peuples, nous savons ce que c’est que les révolutions.

 

Des hommes qui l’ont faite et de ceux qui en ont profité, nous n’en parlerons pas. Tout orage trouble l’eau. Tout tremblement de terre amène le fond à la surface. Puis, par les lois naturelles de l’équilibre, chaque molécule reprend sa place. La terre se raffermit, l’eau s’épure, et le ciel, momentanément troublé, mire au lac éternel ses étoiles d’or.

 

Nos lecteurs vont donc nous retrouver le même, après le 24 février, que nous étions auparavant : une ride de plus au front, une cicatrice de plus au cœur. Voilà tout le changement qui s’est opéré en nous pendant les huit terribles mois qui viennent de s’écouler.

 

Ceux que nous aimions, nous les aimons toujours ; ceux que nous craignions, nous ne les craignons plus ; ceux que nous méprisions, nous les méprisons plus que jamais.

 

Donc, dans notre œuvre comme en nous, aucun changement ; peut-être dans notre œuvre comme en nous, une ride et une cicatrice de plus. Voilà tout.

 

Nous avons à l’heure qu’il est écrit à peu près quatre cents volumes. Nous avons fouillé bien des siècles, évoqué bien des personnages éblouis de se retrouver debout au grand jour de la publicité.

 

Eh bien ! ce monde tout entier de spectres, nous l’adjurons de dire si jamais nous avons fait sacrifice au temps où nous vivions de ses crimes, de ses vices ou de ses vertus : sur les rois, sur les grands seigneurs, sur le peuple, nous avons toujours dit ce qui était la vérité ou ce que nous croyions être la vérité ; et, si les morts réclamaient comme les vivants, de même que nous n’avons jamais eu à faire une seule rétractation aux vivants, nous n’aurions pas à faire une seule rétractation aux morts.

 

À certains cœurs, tout malheur est sacré, toute chute est respectable ; qu’on tombe de la vie ou du trône, c’est une piété de s’incliner devant le sépulcre ouvert, devant la couronne brisée.

 

Lorsque nous avons écrit notre titre au haut de la première page de notre livre, ce n’est point, disons-le, un choix libre qui nous a dicté ce titre, c’est que son heure était arrivée, c’est que son tour était venu ; la chronologie est inflexible ; après 1774 devait venir 1784 ; après Joseph Balsamo, Le Collier de la Reine.

 

Mais que les plus scrupuleuses susceptibilités se rassurent : par cela même qu’il peut tout dire aujourd’hui, l’historien sera le censeur du poète. Rien de hasardé sur la femme reine, rien de douteux sur la reine martyre. Faiblesse de l’humanité, orgueil royal, nous peindrons tout, c’est vrai ; mais comme ces peintres idéalistes qui savent prendre le beau côté de la ressemblance ; mais comme faisait l’artiste au nom d’Ange, quand dans sa maîtresse chérie il retrouvait une madone sainte ; entre les pamphlets infâmes et la louange exagérée, nous suivrons, triste, impartial et solennel, la ligne rêveuse de la poésie. Celle dont le bourreau a montré au peuple la tête pâle a bien acheté le droit de ne plus rougir devant la postérité.

 

Alexandre Dumas

29 novembre 1848


Prologue – I. Un vieux gentilhomme et un vieux maître d’hôtel.

Vers les premiers jours du mois d’avril 1784, à trois heures un quart à peu près de l’après-midi, le vieux maréchal de Richelieu, notre ancienne connaissance, après s’être imprégné lui-même les sourcils d’une teinture parfumée, repoussa de la main le miroir que lui tenait son valet de chambre, successeur mais non remplaçant du fidèle Rafté ; et, secouant la tête de cet air qui n’appartenait qu’à lui :

 

– Allons, dit-il, me voilà bien ainsi.

 

Et il se leva de son fauteuil, chiquenaudant du doigt, avec un geste tout juvénile, les atomes de poudre blanche qui avaient volé de sa perruque sur sa culotte de velours bleu de ciel.

 

Puis, après avoir fait deux ou trois tours dans son cabinet de toilette, allongeant le cou-de-pied et tendant le jarret :

 

– Mon maître d’hôtel ! dit-il.

 

Cinq minutes après, le maître d’hôtel se présenta en costume de cérémonie.

 

Le maréchal prit un air grave et tel que le comportait la situation.

 

– Monsieur, dit-il, je suppose que vous m’avez fait un bon dîner ?

 

– Mais oui, monseigneur.

 

– Je vous ai fait remettre la liste de mes convives, n’est-ce pas ?

 

– Et j’en ai fidèlement retenu le nombre, monseigneur. Neuf couverts, n’est-ce point cela ?

 

– Il y a couvert et couvert, monsieur !

 

– Oui, monseigneur, mais…

 

Le maréchal interrompit le maître d’hôtel avec un léger mouvement d’impatience, tempéré cependant de majesté.

 

Mais… n’est point une réponse, monsieur ; et chaque fois que j’entends le mot mais, et je l’ai entendu bien des fois depuis quatre-vingt-huit ans, eh bien ! monsieur, chaque fois que je l’ai entendu, ce mot, je suis désespéré de vous le dire, il précédait une sottise.

 

– Monseigneur !…

 

– D’abord, à quelle heure me faites-vous dîner ?

 

– Monseigneur, les bourgeois dînent à deux heures, la robe à trois, la noblesse à quatre.

 

– Et moi, monsieur ?

 

– Monseigneur dînera aujourd’hui à cinq heures.

 

– Oh ! oh ! à cinq heures !

 

– Oui, monseigneur, comme le roi.

 

– Et pourquoi comme le roi ?

 

– Parce que sur la liste que monseigneur m’a fait l’honneur de me remettre, il y a un nom de roi.

 

– Point du tout, monsieur, vous vous trompez, parmi mes convives d’aujourd’hui, il n’y a que de simples gentilshommes.

 

– Monseigneur veut sans doute plaisanter avec son humble serviteur, et je le remercie de l’honneur qu’il me fait. Mais M. le comte de Haga, qui est un des convives de monseigneur…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! le comte de Haga est un roi.

 

– Je ne connais pas de roi qui se nomme ainsi.

 

– Que monseigneur me pardonne alors, dit le maître d’hôtel en s’inclinant, mais j’avais cru, j’avais supposé…

 

– Votre mandat n’est pas de croire, monsieur ! Votre devoir n’est pas de supposer ! Ce que vous avez à faire c’est de lire les ordres que je vous donne, sans y ajouter aucun commentaire. Quand je veux qu’on sache une chose, je la dis ; quand je ne la dis pas, je veux qu’on l’ignore.

 

Le maître d’hôtel s’inclina une seconde fois, et cette fois plus respectueusement peut-être que s’il eût parlé à un roi régnant.

 

– Ainsi donc, monsieur, continua le vieux maréchal, vous voudrez bien, puisque je n’ai que des gentilshommes à dîner, me faire dîner à mon heure habituelle, c’est-à-dire à quatre heures.

 

À cet ordre, le front du maître d’hôtel s’obscurcit, comme s’il venait d’entendre prononcer son arrêt de mort. Il pâlit et plia sous le coup.

 

Puis, se redressant avec le courage du désespoir :

 

– Il arrivera ce que Dieu voudra, dit-il ; mais monseigneur ne dînera qu’à cinq heures.

 

– Pourquoi et comment cela ? s’écria le maréchal en se redressant.

 

– Parce qu’il est matériellement impossible que monseigneur dîne auparavant.

 

– Monsieur, dit le vieux maréchal en secouant avec fierté sa tête encore vive et jeune, voilà vingt ans, je crois, que vous êtes à mon service ?

 

– Vingt-et-un ans, monseigneur ; plus un mois et deux semaines.

 

– Eh bien, monsieur, à ces vingt-et-un ans, un mois, deux semaines, vous n’ajouterez pas un jour, pas une heure. Entendez-vous ? répliqua le vieillard, en pinçant ses lèvres minces et en fronçant son sourcil peint, dès ce soir vous chercherez un maître. Je n’entends pas que le mot impossible soit prononcé dans ma maison. Ce n’est pas à mon âge que je veux faire l’apprentissage de ce mot. Je n’ai pas de temps à perdre.

 

Le maître d’hôtel s’inclina une troisième fois.

 

– Ce soir, dit-il, j’aurai pris congé de monseigneur, mais au moins, jusqu’au dernier moment, mon service aura été fait comme il convient.

 

Et il fit deux pas à reculons vers la porte.

 

– Qu’appelez-vous comme il convient ? s’écria le maréchal. Apprenez, monsieur, que les choses doivent être faites ici comme il me convient, voilà la convenance. Or, je veux dîner à quatre heures, moi, et il ne me convient pas, quand je veux dîner à quatre heures, que vous me fassiez dîner à cinq.

 

– Monsieur le maréchal, dit sèchement le maître d’hôtel, j’ai servi de sommelier à M. le prince de Soubise, d’intendant à M. le prince cardinal Louis de Rohan. Chez le premier, Sa Majesté le feu roi de France dînait une fois l’an ; chez le second, Sa Majesté l’empereur d’Autriche dînait une fois le mois. Je sais donc comme on traite les souverains, monseigneur. Chez M. de Soubise, le roi Louis XV s’appelait vainement le baron de Gonesse, c’était toujours un roi ; chez le second, c’est-à-dire chez M. de Rohan, l’empereur Joseph s’appelait vainement le comte de Packenstein, c’était toujours l’empereur. Aujourd’hui, M. le maréchal reçoit un convive qui s’appelle vainement le comte de Haga : le comte de Haga n’en est pas moins le roi de Suède. Je quitterai ce soir l’hôtel de Monsieur le maréchal, ou M. le comte de Haga y sera traité en roi.

 

– Et voilà justement ce que je me tue à vous défendre, monsieur l’entêté ; le comte de Haga veut l’incognito le plus strict, le plus opaque. Pardieu ! je reconnais bien là vos sottes vanités, messieurs de la serviette ! Ce n’est pas la couronne que vous honorez, c’est vous-même que vous glorifiez avec nos écus.

 

– Je ne suppose pas, dit aigrement le maître d’hôtel que ce soit sérieusement que monseigneur me parle d’argent.

 

– Eh non ! monsieur, dit le maréchal presque humilié, non. Argent ! qui diable vous parle argent ? Ne détournez pas la question, je vous prie, et je vous répète que je ne veux point qu’il soit question de roi ici.

 

– Mais, monsieur le maréchal, pour qui donc me prenez-vous ? Croyez-vous que j’aille ainsi en aveugle ? Mais il ne sera pas un instant question de roi.

 

– Alors ne vous obstinez point, et faites-moi dîner à quatre heures.

 

– Non, monsieur le maréchal, parce qu’à quatre heures, ce que j’attends ne sera point arrivé.

 

– Qu’attendez-vous ? un poisson ? comme M. Vatel.

 

– M. Vatel, M. Vatel, murmura le maître d’hôtel.

 

– Eh bien ! êtes-vous choqué de la comparaison ?

 

– Non ; mais pour un malheureux coup d’épée que M. Vatel se donna au travers du corps, M. Vatel est immortalisé !

 

– Ah, ah ! et vous trouvez, monsieur, que votre confrère a payé la gloire trop bon marché ?

 

– Non, monseigneur, mais combien d’autres souffrent plus que lui dans notre profession, et dévorent des douleurs ou des humiliations cent fois pires qu’un coup d’épée, et qui cependant ne sont point immortalisés !

 

– Eh ! monsieur, pour être immortalisé, ne savez-vous pas qu’il faut être de l’Académie, ou être mort ?

 

– Monseigneur, s’il en est ainsi, mieux vaut être bien vivant et faire son service. Je ne mourrai pas, et mon service sera fait comme eût été fait celui de Vatel, si M. le prince de Condé eût eu la patience d’attendre une demi-heure.

 

– Oh ! mais vous me promettez merveilles ; c’est adroit.

 

– Non, monseigneur, aucune merveille.

 

– Mais qu’attendez-vous donc alors ?

 

– Monseigneur veut que je le lui dise ?

 

– Ma foi ! oui, je suis curieux.

 

– Eh bien, monseigneur, j’attends une bouteille de vin.

 

– Une bouteille de vin ! expliquez-vous, monsieur ; la chose commence à m’intéresser.

 

– Voici de quoi il s’agit, monseigneur. Sa Majesté le roi de Suède, pardon, Son Excellence le comte de Haga, voulais-je dire, ne boit jamais que du vin de Tokay.

 

– Eh bien ! suis-je assez dépourvu pour n’avoir point de tokay dans ma cave ? il faudrait chasser mon sommelier, dans ce cas.

 

– Non, monseigneur, vous en avez, au contraire, encore soixante bouteilles, à peu près.

 

– Eh bien, croyez-vous que le comte de Haga boive soixante-et-une bouteilles de vin à son dîner ?

 

– Patience, monseigneur ; lorsque M. le comte de Haga vint pour la première fois en France, il n’était que prince royal ; alors, il dîna chez le feu roi, qui avait reçu douze bouteilles de tokay de Sa Majesté l’empereur d’Autriche. Vous savez que le tokay premier cru est réservé pour la cave des empereurs, et que les souverains eux-mêmes ne boivent de ce cru qu’autant que Sa Majesté l’empereur veut bien leur en envoyer ?

 

– Je le sais.

 

– Eh bien ! monseigneur, de ces douze bouteilles dont le prince royal goûta, et qu’il trouva admirables, de ces douze bouteilles, deux bouteilles aujourd’hui restent seulement.

 

– Oh ! oh !

 

– L’une est encore dans les caves du roi Louis XVI.

 

– Et l’autre ?

 

– Ah ! voilà, monseigneur, dit le maître d’hôtel avec un sourire triomphant, car il sentait qu’après la longue lutte qu’il venait de soutenir, le moment de la victoire approchait pour lui ; l’autre, eh bien ! l’autre fut dérobée.

 

– Par qui ?

 

– Par un de mes amis, sommelier du feu roi, qui m’avait de grandes obligations.

 

– Ah ! ah ! Et qui vous la donna.

 

– Certes, oui, monseigneur, dit le maître d’hôtel avec orgueil.

 

– Et qu’en fîtes-vous ?

 

– Je la déposai précieusement dans la cave de mon maître, monseigneur.

 

– De votre maître ? Et quel était votre maître à cette époque, monsieur ?

 

– Mgr le cardinal prince Louis de Rohan.

 

– Ah ! mon Dieu ! à Strasbourg ?

 

– À Saverne.

 

– Et vous avez envoyé chercher cette bouteille pour moi ! s’écria le vieux maréchal.

 

– Pour vous, monseigneur, répondit le maître d’hôtel du ton qu’il eût pris pour dire : « Ingrat ! »

 

Le duc de Richelieu saisit la main du vieux serviteur en s’écriant :

 

– Je vous demande pardon, monsieur, vous êtes le roi des maîtres d’hôtel !

 

– Et vous me chassiez ! répondit celui-ci avec un mouvement intraduisible de tête et d’épaules.

 

– Moi, je vous paie cette bouteille cent pistoles.

 

– Et cent pistoles que coûteront à Monsieur le maréchal les frais du voyage, cela fera deux cents pistoles. Mais monseigneur avouera que c’est pour rien.

 

– J’avouerai tout ce qu’il vous plaira, monsieur ; en attendant, à partir d’aujourd’hui, je double vos honoraires.

 

– Mais, monseigneur, il ne fallait rien pour cela.

 

– Et quand donc arrivera votre courrier de cent pistoles ?

 

– Monseigneur jugera si j’ai perdu mon temps : quel jour Monseigneur a-t il commandé le dîner ?

 

– Mais voici trois jours, je crois.

 

– Il faut à un courrier qui court à franc étrier vingt-quatre heures pour aller, vingt-quatre pour revenir.

 

– Il vous restait vingt-quatre heures : prince des maîtres d’hôtel, qu’en avez-vous fait, de ces vingt-quatre heures ?

 

– Hélas, monseigneur, je les ai perdues. L’idée ne m’est venue que le lendemain du jour où vous m’aviez donné la liste de vos convives. Maintenant, calculons le temps qu’entraînera la négociation, et vous verrez, monseigneur, qu’en ne vous demandant que jusqu’à cinq heures, je ne vous demande que le temps strictement nécessaire.

 

– Comment ! la bouteille n’est pas encore ici ?

 

– Non, monseigneur.

 

– Bon Dieu ! monsieur, et si votre collègue de Saverne allait être aussi dévoué à M. le prince de Rohan que vous l’êtes à moi-même ?

 

– Eh bien ! monseigneur ?

 

– S’il allait refuser la bouteille, comme vous l’eussiez refusée vous-même ?

 

– Moi, monseigneur ?

 

– Oui, vous ne donneriez pas une pareille bouteille, je suppose, si elle se trouvait dans ma cave ?

 

– J’en demande bien humblement pardon à monseigneur : si un confrère ayant un roi à traiter me venait demander votre meilleure bouteille de vin, je la lui donnerais à l’instant.

 

– Oh ! oh ! fit le maréchal avec une légère grimace.

 

– C’est en aidant que l’on est aidé, monseigneur.

 

– Alors, me voilà à peu près rassuré, dit le maréchal avec un soupir ; mais nous avons encore une mauvaise chance.

 

– Laquelle, monseigneur ?

 

– Si la bouteille se casse ?

 

– Oh ! monseigneur, il n’y a pas d’exemple qu’un homme ait jamais cassé une bouteille de vin de deux mille livres.

 

– J’avais tort, n’en parlons plus ; maintenant, votre courrier arrivera à quelle heure ?

 

– À quatre heures très précises.

 

– Alors, qui nous empêche de dîner à quatre heures ? reprit le maréchal, entêté comme une mule de Castille.

 

– Monseigneur, il faut une heure à mon vin pour le reposer, et encore grâce à un procédé dont je suis l’inventeur ; sans cela, il me faudrait trois jours.

 

Battu cette fois encore, le maréchal fit en signe de défaite un salut à son maître d’hôtel.

 

– D’ailleurs, continua celui-ci, les convives de monseigneur, sachant qu’ils auront l’honneur de dîner avec M. le comte de Haga, n’arriveront qu’à quatre heures et demie.

 

– En voici bien d’une autre !

 

– Sans doute, monseigneur ; les convives de monseigneur sont, n’est-ce pas, M. le comte de Launay, Mme la comtesse du Barry, M. de La Pérouse, M. de Favras, M. de Condorcet, M. de Cagliostro et M. de Taverney ?

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! monseigneur, procédons par ordre : M. de Launay vient de la Bastille ; de Paris, par la glace qu’il y a sur les routes, trois heures.

 

– Oui, mais il partira aussitôt le dîner des prisonniers, c’est-à-dire à midi ; je connais cela, moi.

 

– Pardon, monseigneur ; mais depuis que monseigneur a été à la Bastille, l’heure du dîner est changée, la Bastille dîne à une heure.

 

– Monsieur, on apprend tous les jours, et je vous remercie. Continuez.

 

– Mme du Barry vient de Luciennes, une descente perpétuelle, par le verglas.

 

– Oh ! cela ne l’empêchera pas d’être exacte. Depuis qu’elle n’est plus la favorite que d’un duc, elle ne fait plus la reine qu’avec les barons. Mais comprenez cela à votre tour, monsieur : je voulais dîner de bonne heure à cause de M. de La Pérouse qui part ce soir et qui ne voudra point s’attarder.

 

– Monseigneur, M. de La Pérouse est chez le roi ; il cause géographie, cosmographie, avec Sa Majesté. Le roi ne lâchera donc pas de sitôt M. de La Pérouse.

 

– C’est possible…

 

– C’est sûr, monseigneur. Il en sera de même de M. de Favras, qui est chez M. le comte de Provence, et qui y cause sans doute de la pièce de M. Caron de Beaumarchais.

 

– Du Mariage de Figaro ?

 

– Oui, monseigneur.

 

– Savez-vous que vous êtes tout à fait lettré, monsieur ?

 

– Dans mes moments perdus, je lis, monseigneur.

 

– Nous avons M. de Condorcet qui, en sa qualité de géomètre, pourra bien se piquer de ponctualité.

 

– Oui ; mais il s’enfoncera dans un calcul, et quand il en sortira, il se trouvera d’une demi-heure en retard. Quant au comte de Cagliostro, comme ce seigneur est étranger et habite depuis peu de temps Paris, il est probable qu’il ne connaît pas encore parfaitement la vie de Versailles et qu’il se fera attendre.

 

– Allons, dit le maréchal, vous avez, moins Taverney, nommé tous mes convives, et cela dans un ordre d’énumération digne d’Homère et de mon pauvre Rafté.

 

Le maître d’hôtel s’inclina.

 

– Je n’ai point parlé de M. de Taverney, dit-il, parce que M. de Taverney est un ancien ami qui se conformera aux usages. Je crois, monseigneur, que voilà bien les huit couverts de ce soir, n’est-ce pas ?

 

– Parfaitement. Où nous faites-vous dîner, monsieur ?

 

– Dans la grande salle à manger, monseigneur.

 

– Nous y gèlerons.

 

– Elle chauffe depuis trois jours, monseigneur, et j’ai réglé l’atmosphère à dix-huit degrés.

 

– Fort bien ! mais voilà la demie qui sonne.

 

Le maréchal jeta un coup d’œil sur la pendule.

 

– C’est quatre heures et demie, monsieur.

 

– Oui, monseigneur, et voilà un cheval qui entre dans la cour ; c’est ma bouteille de vin de Tokay.

 

– Puissé-je être servi vingt ans encore de la sorte, dit le vieux maréchal en retournant à son miroir, tandis que le maître d’hôtel courait à son office.

 

– Vingt ans ! dit une voix rieuse qui interrompit le duc juste au premier coup d’œil sur sa glace, vingt ans : mon cher maréchal, je vous les souhaite ; mais alors j’en aurai soixante, duc, et je serai bien vieille.

 

– Vous, comtesse ! s’écria le maréchal ; vous la première ! Mon Dieu ! que vous êtes toujours belle et fraîche !

 

– Dites que je suis gelée, duc.

 

– Passez, je vous prie, dans le boudoir.

 

– Oh ! un tête-à-tête, maréchal ?

 

– À trois, répondit une voix cassée.

 

– Taverney ! s’écria le maréchal. La peste du trouble-fête ! dit-il à l’oreille de la comtesse.

 

– Fat ! murmura Mme du Barry, avec un grand éclat de rire.

 

Et tous trois passèrent dans la pièce voisine.

 

Prologue – II. La Pérouse.

Au même instant le roulement sourd de plusieurs voitures sur les pavés ouatés de neige avertit le maréchal de l’arrivée de ses hôtes et, bientôt après, grâce à l’exactitude du maître d’hôtel, neuf convives prenaient place autour de la table ovale de la salle à manger ; neuf laquais, silencieux comme des ombres, agiles sans précipitation, prévenants sans importunité, glissant sur les tapis, passaient entre les convives sans jamais effleurer leurs bras, sans heurter jamais leurs fauteuils, fauteuils ensevelis dans une moisson de fourrures, où plongeaient jusqu’aux jarrets les jambes des convives.

 

Voilà ce que savouraient les hôtes du maréchal, avec la douce chaleur des poêles, le fumet des viandes, le bouquet des vins, et le bourdonnement des premières causeries après le potage.

 

Pas un bruit au-dehors, les volets avaient des sourdines ; pas un bruit au-dedans, excepté celui que faisaient les convives : des assiettes qui changeaient de place sans qu’on les entendît sonner, de l’argenterie qui passait des buffets sur la table sans une seule vibration, un maître d’hôtel dont on ne pouvait pas même surprendre le susurrement ; il donnait ses ordres avec les yeux.

 

Aussi, au bout de dix minutes, les convives se sentirent-ils parfaitement seuls dans cette salle ; en effet, des serviteurs aussi muets, des esclaves aussi impalpables devaient nécessairement être sourds.

 

M. de Richelieu fut le premier qui rompit ce silence solennel qui dura autant que le potage, en disant à son voisin de droite :

 

– Monsieur le comte ne boit pas ?

 

Celui auquel s’adressaient ces paroles était un homme de trente-huit ans, blond de cheveux, petit de taille, haut d’épaules ; son œil, d’un bleu clair, était vif parfois, mélancolique souvent : la noblesse était écrite en traits irrécusables sur son front ouvert et généreux.

 

– Je ne bois que de l’eau, maréchal, répondit-il.

 

– Excepté chez le roi Louis XV, dit le duc. J’ai eu l’honneur d’y dîner avec Monsieur le comte, et cette fois il a daigné boire du vin.

 

– Vous me rappelez là un excellent souvenir, monsieur le maréchal ; oui, en 1771 ; c’était du vin de Tokay du cru impérial.

 

– C’était le pareil de celui-ci, que mon maître d’hôtel a l’honneur de vous verser en ce moment, monsieur le comte, répondit Richelieu en s’inclinant.

 

Le comte de Haga leva le verre à la hauteur de son œil et le regarda à la clarté des bougies.

 

Il étincelait dans le verre comme un rubis liquide.

 

– C’est vrai, dit-il, monsieur le maréchal : merci.

 

Et le comte prononça ce mot merci d’un ton si noble et si gracieux, que les assistants électrisés se levèrent d’un seul mouvement en criant :

 

– Vive Sa Majesté !

 

– C’est vrai, répondit le comte de Haga : vive Sa Majesté le roi de France ! N’êtes-vous pas de mon avis, monsieur de La Pérouse ?

 

– Monsieur le comte, répondit le capitaine avec cet accent à la fois caressant et respectueux de l’homme habitué à parler aux têtes couronnées, je quitte le roi il y a une heure, et le roi a été si plein de bonté pour moi, que nul ne criera plus haut : « Vive le roi ! » que je ne le ferai. Seulement, comme dans une heure environ je courrai la poste pour gagner la mer, où m’attendent les deux flûtes que le roi met à ma disposition, une fois hors d’ici, je vous demanderai la permission de crier vive un autre roi que j’aimerais fort à servir, si je n’avais un si bon maître.

 

Et, en levant son verre, M. de La Pérouse salua humblement le comte de Haga.

 

– Cette santé que vous voulez porter, dit Mme du Barry, placée à la gauche du maréchal, nous sommes tous prêt, monsieur, à y faire raison. Mais encore faut-il que notre doyen d’âge la porte, comme on dirait au Parlement.

 

– Est-ce à toi que le propos s’adresse, Taverney, ou bien à moi ? dit le maréchal en riant et en regardant son vieil ami.

 

– Je ne crois pas, dit un nouveau personnage placé en face du maréchal de Richelieu.

 

– Qu’est-ce que vous ne croyez pas, monsieur de Cagliostro ? dit le comte de Haga en attachant son regard perçant sur l’interlocuteur.

 

– Je ne crois pas, monsieur le comte, dit Cagliostro en s’inclinant, que ce soit M. de Richelieu notre doyen d’âge.

 

– Oh ! voilà qui va bien, dit le maréchal ; il paraît que c’est toi, Taverney.

 

– Allons donc, j’ai huit ans de moins que toi. Je suis de 1704, répliqua le vieux seigneur.

 

– Malhonnête ! dit le maréchal ; il dénonce mes quatre-vingt-huit ans.

 

– En vérité ! monsieur le duc, vous avez quatre-vingt-huit ans ? fit M. de Condorcet.

 

– Oh ! mon Dieu ! oui. C’est un calcul facile à faire, et par cela même indigne d’un algébriste de votre force, marquis. Je suis de l’autre siècle, du grand siècle, comme on l’appelle : 1696, voilà une date !

 

– Impossible, dit de Launay.

 

– Oh ! si votre père était ici, monsieur le gouverneur de la Bastille, il ne dirait pas impossible, lui qui m’a eu pour pensionnaire en 1714.

 

– Le doyen d’âge, ici, je le déclare, dit M. de Favras, c’est le vin que M. le comte de Haga verse en ce moment dans son verre.

 

– Un tokay de cent vingt ans ; vous avez raison, monsieur de Favras, répliqua le comte. À ce tokay l’honneur de porter la santé du roi.

 

– Un instant, messieurs, dit Cagliostro en élevant au-dessus de la table sa large tête étincelante de vigueur et d’intelligence, je réclame.

 

– Vous réclamez sur le droit d’aînesse du tokay ? reprirent en chœur les convives.

 

– Assurément, dit le comte avec calme, puisque c’est moi-même qui l’ai cacheté dans sa bouteille.

 

– Vous ?

 

– Oui, moi, et cela le jour de la victoire remportée par Montecuculli sur les Turcs, en 1664.

 

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles, que Cagliostro avait prononcées avec une imperturbable gravité.

 

– À ce compte, monsieur, dit Mme du Barry, vous avez quelque chose comme cent trente ans, car je vous accorde bien dix ans pour avoir pu mettre ce bon vin dans sa grosse bouteille.

 

– J’avais plus de dix ans lorsque j’accomplis cette opération, madame, puisque le surlendemain j’eus l’honneur d’être chargé par Sa Majesté l’empereur d’Autriche de féliciter Montecuculli, qui, par la victoire du Saint-Gothard, avait vengé la journée d’Especk en Esclavonie, journée où les mécréants battirent si rudement les impériaux mes amis et mes compagnons d’armes, en 1536.

 

– Eh ! dit le comte de Haga aussi froidement que le faisait Cagliostro, Monsieur avait encore à cette époque dix ans au moins, puisqu’il assistait en personne à cette mémorable bataille.

 

– Une horrible déroute ! monsieur le comte, répondit Cagliostro en s’inclinant.

 

– Moins cruelle cependant que la déroute de Crécy, dit Condorcet en souriant.

 

– C’est vrai, monsieur, dit Cagliostro en souriant, la déroute de Crécy fut une chose terrible en ce que ce fut non seulement une armée, mais la France qui fut battue. Mais aussi, convenons-en, cette déroute ne fut pas une victoire tout à fait loyale de la part de l’Angleterre. Le roi Édouard avait des canons, circonstance parfaitement ignorée de Philippe de Valois, ou plutôt circonstance à laquelle Philippe de Valois n’avait pas voulu croire quoique je l’en eusse prévenu, quoique je lui eusse dit que de mes yeux j’avais vu ces quatre pièces d’artillerie qu’Édouard avait achetées des Vénitiens.

 

– Ah ! ah ! dit Mme du Barry, ah ! vous avez connu Philippe de Valois ?

 

– Madame, j’avais l’honneur d’être un des cinq seigneurs qui lui firent escorte en quittant le champ de bataille, répondit Cagliostro. J’étais venu en France avec le pauvre vieux roi de Bohême, qui était aveugle, et qui se fit tuer au moment où on lui dit que tout était perdu.

 

– Oh ! mon Dieu ! monsieur, dit La Pérouse, vous ne sauriez croire combien je regrette qu’au lieu d’assister à la bataille de Crécy, vous n’ayez pas assisté à celle d’Actium.

 

– Et pourquoi cela, monsieur ?

 

– Ah ! parce que vous eussiez pu me donner des détails nautiques, qui, malgré la belle narration de Plutarque, me sont toujours demeurés fort obscurs.

 

– Lesquels, monsieur ? Je serais heureux si je pouvais vous être de quelque utilité.

 

– Vous y étiez donc ?

 

– Non, monsieur, j’étais alors en Égypte. J’avais été chargé par la reine Cléopâtre de recomposer la bibliothèque d’Alexandrie ; chose que j’étais plus qu’un autre à même de faire, ayant personnellement connu les meilleurs auteurs de l’Antiquité.

 

– Et vous avez vu la reine Cléopâtre, monsieur de Cagliostro ? s’écria la comtesse du Barry.

 

– Comme je vous vois, madame.

 

– Était-elle aussi jolie qu’on le dit ?

 

– Madame la comtesse, vous le savez, la beauté est relative. Charmante reine en Égypte, Cléopâtre n’eût pu être à Paris qu’une adorable grisette.

 

– Ne dites pas de mal des grisettes, monsieur le comte.

 

– Dieu m’en garde !

 

– Ainsi, Cléopâtre était…

 

– Petite, mince, vive, spirituelle, avec de grands yeux en amande, un nez grec, des dents de perle, et une main comme la vôtre, madame ; une véritable main à tenir le sceptre. Tenez, voici un diamant qu’elle m’a donné et qui lui venait de son frère Ptolémée ; elle le portait au pouce.

 

– Au pouce ! s’écria Mme du Barry.

 

– Oui ; c’était une mode égyptienne, et moi, vous le voyez, je puis à peine le passer à mon petit doigt.

 

Et, tirant la bague, il la présenta à Mme du Barry.

 

C’était un magnifique diamant, qui pouvait valoir, tant son eau était merveilleuse, tant sa taille était habile, trente ou quarante mille francs.

 

Le diamant fit le tour de la table et revint à Cagliostro, qui le remit tranquillement à son doigt.

 

– Ah ! je le vois bien, dit-il, vous êtes incrédules : incrédulité fatale que j’ai eue à combattre toute ma vie. Philippe de Valois n’a pas voulu me croire quand je lui dis d’ouvrir une retraite à Édouard ; Cléopâtre n’a pas voulu me croire quand je lui ai dit qu’Antoine serait battu. Les Troyens n’ont pas voulu me croire quand je leur ai dit à propos du cheval de bois : « Cassandre est inspirée, écoutez Cassandre. »

 

– Oh ! mais c’est merveilleux, dit Mme du Barry en se tordant de rire, et en vérité je n’ai jamais vu d’homme à la fois aussi sérieux et aussi divertissant que vous.

 

– Je vous assure, dit Cagliostro en s’inclinant, que Jonathas était bien plus divertissant encore que moi. Oh ! le charmant compagnon ! C’est au point que lorsqu’il fut tué par Saül, je faillis en devenir fou.

 

– Savez-vous que si vous continuez, comte, dit le duc de Richelieu, vous allez rendre fou lui-même ce pauvre Taverney, qui a tant peur de la mort qu’il vous regarde avec des yeux tout effarés en vous croyant immortel. Voyons, franchement, l’êtes-vous, oui ou non ?

 

– Immortel ?

 

– Immortel.

 

– Je n’en sais rien, mais ce que je sais, c’est que je puis affirmer une chose.

 

– Laquelle ? demanda Taverney, le plus avide de tous les auditeurs du comte.

 

– C’est que j’ai vu toutes les choses et hanté tous les personnages que je vous citais tout à l’heure.

 

– Vous avez connu Montecuculli ?

 

– Comme je vous connais, monsieur de Favras, et même plus intimement, car c’est pour la deuxième ou troisième fois que j’ai l’honneur de vous voir, tandis que j’ai vécu près d’un an sous la même tente que l’habile stratégiste dont nous parlons.

 

– Vous avez connu Philippe de Valois ?

 

– Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, monsieur de Condorcet ; mais lui rentré à Paris, je quittai la France et retournai en Bohême.

 

– Cléopâtre ?

 

– Oui, madame la comtesse, Cléopâtre. Je vous ai dit qu’elle avait les yeux noirs comme vous les avez, et la gorge presque aussi belle que la vôtre.

 

– Mais, comte, vous ne savez pas comment j’ai la gorge ?

 

– Vous l’avez pareille à celle de Cassandre, madame, et, pour que rien ne manque à la ressemblance, elle avait comme vous, ou vous avez comme elle, un petit signe noir à la hauteur de la sixième côte gauche.

 

– Oh ! mais, comte, pour le coup vous êtes sorcier.

 

– Eh ! non, marquise, fit le maréchal de Richelieu en riant, c’est moi qui le lui ai dit.

 

– Et comment le savez-vous ?

 

Le maréchal allongea les lèvres.

 

– Heu ! dit-il, c’est un secret de famille.

 

– C’est bien, c’est bien, fit Mme du Barry. En vérité, maréchal, on a raison de mettre double couche de rouge quand on vient chez vous.

 

Puis se retournant vers Cagliostro :

 

– En vérité, monsieur, dit-elle, vous avez donc le secret de rajeunir, car, âgé de trois ou quatre mille ans, comme vous l’êtes, vous paraissez quarante ans à peine ?

 

– Oui, madame, j’ai le secret de rajeunir.

 

– Oh ! rajeunissez-moi donc, alors.

 

– Vous, madame, c’est inutile, et le miracle est fait. On a l’âge que l’on paraît avoir, et vous avez trente ans au plus.

 

– C’est une galanterie.

 

– Non, madame, c’est un fait.

 

– Expliquez-vous.

 

– C’est bien facile. Vous avez usé de mon procédé pour vous-même.

 

– Comment cela ?

 

– Vous avez pris de mon élixir.

 

– Moi ?

 

– Vous-même, comtesse. Oh ! vous ne l’avez pas oublié.

 

– Oh ! par exemple !

 

– Comtesse, vous souvient-il d’une maison de la rue Saint-Claude ? vous souvient-il d’être venue dans cette maison pour certaine affaire concernant M. de Sartine ? vous souvient-il d’avoir rendu un service à l’un de mes amis nommé Joseph Balsamo ? vous souvient-il que Joseph Balsamo vous fit présent d’un flacon d’élixir en vous recommandant d’en prendre trois gouttes tous les matins ? vous souvient-il d’avoir suivi l’ordonnance jusqu’à l’an dernier, époque à laquelle le flacon s’était trouvé épuisé ? Si vous ne vous souveniez plus de tout cela, comtesse, en vérité, ce ne serait plus un oubli, ce serait de l’ingratitude.

 

– Oh ! monsieur de Cagliostro, vous me dites là des choses…

 

– Qui ne sont connues que de vous seule, je le sais bien. Mais où serait le mérite d’être sorcier, si l’on ne savait pas les secrets de son prochain ?

 

– Mais Joseph Balsamo avait donc, comme vous, la recette de cet admirable élixir ?

 

– Non, madame ; mais comme c’était un de mes meilleurs amis, je lui en avais donné trois ou quatre flacons.

 

– Et lui en reste-t-il encore ?

 

– Oh ! je n’en sais rien. Depuis trois ans le pauvre Balsamo a disparu. La dernière fois que je le vis, c’était en Amérique, sur les rives de l’Ohio ; il partait pour une expédition dans les Montagnes Rocheuses, et, depuis, j’ai entendu dire qu’il y était mort.

 

– Voyons, voyons, comte, s’écria le maréchal ; trêve de galanteries, par grâce ! Le secret, comte, le secret !

 

– Parlez-vous sérieusement, monsieur ? demanda le comte de Haga.

 

– Très sérieusement, sire ; pardon, je veux dire monsieur le comte.

 

Et Cagliostro s’inclina de façon à indiquer que l’erreur qu’il venait de commettre était tout à fait volontaire.

 

– Ainsi, dit le maréchal, Madame n’est pas assez vieille pour être rajeunie ?

 

– Non, en conscience.

 

– Eh bien ! alors, je vais vous présenter un autre sujet. Voici mon ami Taverney Qu’en dites-vous ? N’a-t-il pas l’air d’être le contemporain de Ponce Pilate ? Mais peut-être est-ce tout le contraire, et est-il trop vieux, lui ?

 

Cagliostro regarda le baron.

 

– Non pas, dit-il.

 

– Ah ! mon cher comte, s’écria Richelieu, si vous rajeunissez celui-là, je vous proclame l’élève de Médée.

 

– Vous le désirez ? demanda Cagliostro en s’adressant de la parole au maître de la maison, et des yeux à tout l’auditoire.

 

Chacun fit signe que oui.

 

– Et vous comme les autres, monsieur de Taverney ?

 

– Moi plus que les autres, morbleu ! dit le baron.

 

– Eh bien ! c’est facile, dit Cagliostro.

 

Et il glissa ses deux doigts dans sa poche et en tira une petite bouteille octaèdre.

 

Puis il prit un verre de cristal encore pur, et y versa quelques gouttes de la liqueur que contenait la petite bouteille.

 

Alors, étendant ces quelques gouttes dans un demi-verre de vin de champagne glacé, il passa le breuvage ainsi préparé au baron.

 

Tous les yeux avaient suivi ses moindres mouvements, toutes les bouches étaient béantes.

 

Le baron prit le verre, mais, au moment de le porter à ses lèvres, il hésita.

 

Chacun, à la vue de cette hésitation, se mit à rire si bruyamment, que Cagliostro s’impatienta.

 

– Dépêchez-vous, baron, dit-il, ou vous allez laisser perdre une liqueur dont chaque goutte vaut cent louis.

 

– Diable ! fit Richelieu essayant de plaisanter ; c’est autre chose que le vin de Tokay.

 

– Il faut donc boire ? demanda le baron presque tremblant.

 

– Ou passer le verre à un autre, monsieur, afin que l’élixir profite au moins à quelqu’un.

 

– Passe, dit le duc de Richelieu en tendant la main.

 

Le baron flaira son verre et, décidé sans doute par l’odeur vive et balsamique, par la belle couleur rosée que les quelques gouttes d’élixir avaient communiquée au vin de champagne, il avala la liqueur magique.

 

Au même instant, il lui sembla qu’un frisson secouait son corps et faisait refluer vers l’épiderme tout le sang vieux et lent qui dormait dans ses veines, depuis les pieds jusqu’au cœur. Sa peau ridée se tendit, ses yeux flasquement couverts par le voile de leurs paupières furent dilatés sans que la volonté y prît part. La prunelle joua vive et grande, le tremblement de ses mains fit place à un aplomb nerveux ; sa voix s’affermit, et ses genoux, redevenus élastiques comme aux plus beaux jours de sa jeunesse, se dressèrent en même temps que les reins ; et cela comme si la liqueur, en descendant, avait régénéré tout ce corps de l’une à l’autre extrémité.

 

Un cri de surprise, de stupeur, un cri d’admiration surtout retentit dans l’appartement. Taverney, qui mangeait du bout des gencives, se sentit affamé. Il prit vigoureusement assiette et couteau, se servit d’un ragoût placé à sa gauche, et broya des os de perdrix en disant qu’il sentait repousser ses dents de vingt ans.

 

Il mangea, rit, but, et cria de joie pendant une demi-heure ; et pendant cette demi-heure, les autres convives restèrent stupéfaits en le regardant ; puis, peu à peu, il baissa comme une lampe à laquelle l’huile vient à manquer. Ce fut d’abord son front, où les anciens plis un instant disparus se creusèrent en rides nouvelles ; ses yeux se voilèrent et s’obscurcirent. Il perdit le goût, puis son dos se voûta. Son appétit disparut ; ses genoux recommencèrent a trembler.

 

– Oh ! fit-il en gémissant.

 

– Eh bien ! demandèrent tous les convives.

 

– Eh bien ? adieu la jeunesse.

 

Et il poussa un profond soupir accompagné de deux larmes qui vinrent humecter sa paupière.

 

Instinctivement, et à ce triste aspect du vieillard rajeuni d’abord et redevenu plus vieux ensuite par ce retour de jeunesse, un soupir pareil à celui qu’avait poussé Taverney sortit de la poitrine de chaque convive.

 

– C’est tout simple, messieurs, dit Cagliostro, je n’ai versé au baron que trente-cinq gouttes de l’élixir de vie, et il n’a rajeuni que de trente-cinq minutes.

 

– Oh ! encore ! encore ! comte, murmura le vieillard avec avidité.

 

– Non, monsieur, car une seconde épreuve vous tuerait peut-être, répondit Cagliostro.

 

De tous les convives, c’était Mme du Barry qui, connaissant la vertu de cet élixir, avait suivi le plus curieusement les détails de cette scène.

 

À mesure que la jeunesse et la vie gonflaient les artères du vieux Taverney, l’œil de la comtesse suivait dans les artères la progression de la jeunesse et de la vie. Elle riait, elle applaudissait, elle se régénérait par la vue.

 

Quand le succès du breuvage atteignit son apogée, la comtesse faillit se jeter sur la main de Cagliostro pour lui arracher le flacon de vie.

 

Mais, en ce moment, comme Taverney vieillissait plus vite qu’il n’avait rajeuni…

 

– Hélas ! je le vois bien, dit-elle tristement, tout est vanité, tout est chimère ; le secret merveilleux a duré trente-cinq minutes.

 

– C’est-à-dire, reprit le comte de Haga, que, pour se donner une jeunesse de deux ans, il faudrait boire un fleuve.

 

Chacun se mit à rire.

 

– Non, dit Condorcet, le calcul est simple : à trente-cinq gouttes pour trente-cinq minutes, c’est une misère de trois millions cent cinquante-trois mille six gouttes, si l’on veut rester jeune un an.

 

– Une inondation, dit La Pérouse.

 

– Et cependant, à votre avis, monsieur, il n’en a pas été ainsi de moi, puisqu’une petite bouteille, quatre fois grande comme votre flacon, et que m’avait donnée votre ami Joseph Balsamo, a suffi pour arrêter chez moi la marche du temps pendant dix années.

 

– Justement, madame, et vous seule touchez du doigt la mystérieuse réalité. L’homme qui à vieilli et trop vieilli a besoin de cette quantité pour qu’un effet immédiat et puissant se produise. Mais une femme de trente ans, comme vous les avez, madame, ou un homme de quarante ans, comme je les avais quand nous avons commencé à boire l’élixir de vie, cette femme ou cet homme, pleins de jours et de jeunesse encore, n’ont besoin que de boire dix gouttes de cette eau à chaque période de décadence, et moyennant ces dix gouttes, celui ou celle qui les boira enchaînera éternellement la jeunesse et la vie au même degré de charme et d’énergie.

 

– Qu’appelez-vous les périodes de la décadence ? demanda le comte de Haga.

 

– Les périodes naturelles, monsieur le comte. Dans l’état de nature, les forces de l’homme croissent jusqu’à trente-cinq ans. Arrivé là, il reste stationnaire jusqu’à quarante. À partir de quarante, il commence à décroître, mais presque imperceptiblement jusqu’à cinquante. Alors, les périodes se rapprochent et se précipitent jusqu’au jour de la mort. En état de civilisation, c’est-à-dire lorsque le corps est usé par les excès, les soucis et les maladies, la croissance s’arrête à trente ans. La décroissance commence à trente-cinq. Eh bien ! c’est alors, homme de la nature ou homme des villes, qu’il faut saisir la nature au moment où elle est stationnaire, afin de s’opposer à son mouvement de décroissance, au moment même où il tentera de s’opérer. Celui qui, possesseur du secret de cet élixir, comme je le suis, sait combiner l’attaque de façon à la surprendre et à l’arrêter dans son retour sur elle-même, celui-là vivra comme je vis, toujours jeune ou du moins assez jeune pour ce qu’il lui convient de faire en ce monde.

 

– Eh ! mon Dieu ! monsieur de Cagliostro, s’écria la comtesse, pourquoi donc alors, puisque vous étiez le maître de choisir votre âge, n’avez-vous pas choisi vingt ans au lieu de quarante ?

 

– Parce que, madame la comtesse, dit en souriant Cagliostro, il me convient d’être toujours un homme de quarante ans, sain et complet, plutôt qu’un jeune homme incomplet de vingt ans.

 

– Oh ! oh ! fit la comtesse.

 

– Eh ! sans doute, madame, continua Cagliostro, à vingt ans on plaît aux femmes de trente ; à quarante ans on gouverne les femmes de vingt et les hommes de soixante.

 

– Je cède, monsieur, dit la comtesse. D’ailleurs, comment discuter avec une preuve vivante ?

 

– Alors moi, dit piteusement Taverney, je suis condamné ; je m’y suis pris trop tard.

 

– M. de Richelieu a été plus habile que vous, dit naïvement La Pérouse avec sa franchise de marin, et j’ai toujours ouï dire que le maréchal avait certaine recette…

 

– C’est un bruit que les femmes ont répandu, dit en riant le comte de Haga.

 

– Est-ce une raison pour n’y pas croire, duc ? demanda Mme du Barry.

 

Le vieux maréchal rougit, lui qui ne rougissait guère.

 

Et aussitôt :

 

– Ma recette, voulez-vous savoir, messieurs, en quoi elle a consisté ?

 

– Oui, certes, nous voulons le savoir.

 

– Eh bien ! à me ménager.

 

– Oh ! oh ! fit l’assemblée.

 

– C’est comme cela, fit le maréchal.

 

– Je contesterais la recette, répondit la comtesse, si je ne venais de voir l’effet de celle de M. de Cagliostro. Aussi, tenez-vous bien, monsieur le sorcier, je ne suis pas au bout de mes questions.

 

– Faites, madame, faites.

 

– Vous disiez donc que lorsque vous avez fait pour la première fois usage de votre élixir de vie, vous aviez quarante ans ?

 

– Oui, madame.

 

– Et que depuis cette époque, c’est-à-dire depuis le siège de Troie…

 

– Un peu auparavant, madame.

 

– Soit ; vous avez conservé quarante ans ?

 

– Vous le voyez.

 

– Mais alors vous nous prouvez, monsieur, dit Condorcet, plus que votre théorème ne le comporte…

 

– Que vous prouvé-je, monsieur le marquis ?

 

– Vous nous prouvez non seulement la perpétuation de la jeunesse, mais la conservation de la vie. Car si vous avez quarante ans depuis la guerre de Troie, c’est que vous n’êtes jamais mort.