© 2 020 Lady Daigre Martine

Édition : BoD - Books on Demand GmbH

12/14 rond-point des Champs Elysées 75 008 Paris

Imprimé : BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt

ISBN : 9 782 322 244 942

Dépôt légal : 2e trimestre 2 020

À mes fidèles lecteurs et lectrices de par le monde.

Un Grand Merci.

Ce livre est un roman.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes ou d’établissements, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fruit du hasard.

Sommaire

1

Émilie Richier se regarda une dernière fois dans le miroir au-dessus du lavabo. Les iris bleus qui s’y reflétaient exprimaient une lassitude non feinte. Le visage anguleux maquillé à outrance semblait avoir été tailladé à la serpe par les rides d’expression. Elle avait vieilli.

J’ai trente-huit ans et j’en parais cinquante, pensa-t-elle en fronçant les sourcils épilés de façon grossière. Je me suis négligée depuis quelque temps. Il n’aurait pas aimé cela. Il aurait détesté me voir enlaidi. Je dois absolument me prendre en main sinon je risque de perdre mon job et, avec la tronche que j’ai en ce moment, je ne convaincrai pas un nouvel employeur de m’engager en CDI. Il me faut adopter une stratégie en pensée positive. Facile à dire, pas facile à réaliser.

Choix multiples.

En un : va au diable, toi le psychiatre et tes maudits cachetons ; à la poubelle les boîtes d’antidépresseurs qui m’abrutissent le matin, et parfois, jusqu’au repas de midi ; le cycle infernal se reproduit d’une manière détestable qui m’insupporte. Fini d’être dans le brouillard ; à moi les idées claires.

En deux : terminé les économies ; j’arrête de pratiquer moi-même les colorations et je prends rendez-vous chez Sarah pour lundi avec une coupe en prime ; pas une coupe à la garçonne sinon je lui arrache sa paire de ciseaux, à la Sarah, et je la lui fais bouffer. Ce n’est pas parce que nous buvons le café ensemble qu’elle a carte blanche sur ma chevelure.

En trois : je profite d’un instant de répit dans le boulot pour lorgner les vitrines de la galerie marchande ; ou bien, j’irai trouver mon bonheur dans les magasins d’usines, je me vêtirai de vêtements de marque qui sont, je le sais, de la collection de l’hiver dernier ; autre solution, dans le pire des cas, j’opterai pour le centre-ville, j’étudierai les collections récentes selon le rapport qualité prix, je ferai chauffer la CB et je profiterai des festivités, les clients racontent que cela vaut le détour.

De bonnes résolutions en perspectives sauf que c’était à chaque fois pareil.

Un : le jour de son repos hebdomadaire, dès qu’elle était levée, elle secouait la tête pour chasser les idées noires comme un chien qui s’ébroue puis, au fil des heures, la motivation diminuait et se terminait par un « Je le ferai demain, aujourd’hui, je suis trop fatiguée, pas envie de mettre un nez dehors, je finalise la paperasse avant qu’elle ne s’accumule. »

Deux : pendant sa semaine de boulot, son horaire ne coïncidait pas avec l’ouverture des boutiques, ni avec leur fermeture, puisqu’elle commençait avant neuf heures et terminait souvent après vingt heures ; ce fait immuable contribuait à repousser la décision.

La jeune femme ouvrit le placard de l’entrée, s’empara de son manteau noir en laine, l’enfila, poussa du pied la porte dudit placard, déverrouilla la porte d’entrée, enclencha l’alarme de son appartement trois pièces au dernier étage de la résidence « Les Vergers », et appela Micha. Le spitz nain aux poils brossés du matin courut dans l’appartement rejoindre sa maîtresse en remuant la queue. La chienne jappa de plaisir devant la porte de l’ascenseur, attendant sagement la fin du rituel d’Émilie Richier : profond soupir entendu en même temps que la clé introduite dans la serrure.

Il était huit heures trente ; l’heure de la « pissette » des chiens ; uriner dans le gazon de la résidence pour le spitz nain qui y allait de bon cœur à se soulager, une autorisation que s’octroyait la propriétaire du trois pièces avant de partir bosser.

Micha grimpa sur le siège en cuir de la spacieuse DS 5, une luxueuse voiture alliant le confort et le dynamisme avec sa technologie de pointe, son élégance à la française, son raffinement répondant aux exigences de leurs propriétaires — de quoi faire des envieux sur son passage. Elle savait qu’elle devrait patienter un long moment avant de pouvoir gambader à nouveau. Elle contempla la conductrice d’un air interrogateur. Pourquoi n’était-il pas avec elles comme auparavant ? Avant, ils étaient trois à la maison ou trois dans la voiture. Elle aimait bien jouer avec lui et puis, un jour, il avait disparu. Il n’avait plus vécu avec Micha. Il n’y avait eu plus qu’une personne pour lui envoyer la balle en mousse, pour la prendre sur les genoux lorsqu’elle se couchait sur le canapé et pour la caresser.

Émilie Richier gratta la tête de sa chienne tout en conduisant.

— Ça va aller, tu sais. Ne te bile pas. Aujourd’hui, j’ai tourné la page.

Elle quitta la rue Franklin Roosevelt.

— Wouaf ! répondit Micha en guise d’acquiescement.

Vingt minutes plus tard, Émilie Richier se gara sur le parking réservé aux employés et aux représentants, dicta les recommandations d’usage à la chienne bien que cette dernière les connût par cœur, et fonça vers la porte de service — il faisait vraiment très froid en cette fin novembre.

Dans les vestiaires, la musique diffusée dans la grande surface l’enveloppa d’un coup. Jusqu’à présent, elle est supportable, marmonna-t-elle en accrochant son manteau sur un cintre. Dans un mois, je haïrai tous les chansonniers de la terre ayant écrit ces chants ringards de Noël ; je détesterai les clochettes des bénévoles d’associations en tous genres qui tintinnabuleront à côté de mon stand, et j’enverrai paître les clients indécis la veille du réveillon. Voyons un peu où Marcel a rangé mon stock de marchandises. J’ai dû recevoir ce que j’ai commandé au patron pour ce week-end. Ce dimanche number one sur les quatre qui ont été autorisés par l’état sera décisif. Il donnera la courbe des ventes à venir. Elle s’adressa à sa voisine de casier qu’elle ne connaissait pas.

— Salut. Sauriez-vous où est Marcel ?

— Salut. Je l’ai croisé dans la réserve des fruits et légumes lorsque je rechargeais les rayons il y a une vingtaine de minutes.

— J’y vais. Merci.

Dix minutes plus tard, sous le hangar contigu au bâtiment, un endroit à courant d’air, froid l’hiver et chaud l’été malgré l’isolation des murs et du toit par l’emploi de matériaux révolutionnaires à l’époque et obsolètes depuis, Émilie Richier chercha le responsable dans le dédale des rangs de palettes. Des odeurs de fruits et de légumes se mélangeaient à celle des souris crevées dans un coin. Étant donné la hauteur des caisses en bois, des cagettes et des cartons empilés, il lui fallut cinq autres minutes pour découvrir Marcel en train de comptabiliser la réception des produits, stylo et bons de livraison à la main. Sans se démunir de ses précieux outils, il vint à sa rencontre.

— Salut ma belle ! Je t’emmène vers ton coin. J’ai dû te caser ailleurs lorsque j’ai vu ton lot. Tu comptes vendre tout ça ?

— Salut vieux ! Et oui ! J’y compte bien ! J’ai augmenté la quantité par rapport à l’année dernière. J’ai besoin de faire du chiffre. Je me suis un peu laissé aller avec les événements qui se sont passés. Le big boss a été compréhensif, mais j’arrête de tirer sur la corde sinon elle pétera.

— C’est vrai ce que tu dis, ma belle. Bon, suis-moi et repère le trajet, car tu n’es pas à ton emplacement habituel.

D’un pas allègre, elle enregistra mentalement les bifurcations.

— Voilà. C’est là. À côté des patates. J’ai pensé que tu aurais moins de distance à parcourir avec le diable.

— Beau geste Marcel. C’est sympa de ta part. J’apprécie.

— Il n’y a pas de quoi. Je file. J’ai à faire avant le rush de dix heures.

L’homme s’éloignait en souriant. Il se demandait comment l’élégante femme arriverait à se sortir de son pétrin ; et il n’était pas le seul. Avec des ongles vernis, un tailleur jupe droite et des escarpins aux pieds, la représentante en vins et spiritueux évalua la difficulté à transporter la commande.

Sachant qu’elle avait prévu une quantité similaire chaque jeudi jusqu’au réveillon de la Saint Sylvestre, Émilie Richier opta pour une diminution du stock de moitié et s’arma de courage. Elle déplaça les caisses de bouteilles médaillées en premier. Elle décida que les grands crus et les champagnes seraient les derniers à être remués. Ayant misé non seulement sur des vins récompensés or et argent, grands crus et crus bourgeois, mais aussi sur des maisons de champagne renommées et des alcools forts en privilégiant les whiskys, les bourbons et les vodkas — il fallait plaire à la clientèle jeune, trentenaire et carrément septuagénaire si elle voulait remplir son tiroir-caisse et ça, elle savait comment y parvenir. Elle commença les allers et les retours jusqu’à l’allée centrale du magasin d’alimentation.

Le stress me vampirise, pensa-t-elle en poussant le diable. J’en ai ma claque de ces cartons et des abrutis d’en face qui ne font pas la différence entre un « Cheval Blanc » et un pinard à 12 euros et 86 centimes qui n’est même pas le tarif de mon champagne bas de gamme. Ce sont des ignorants, Émilie, alors, tu les ignores. Merde ! je frôle la crise d’hystérie. Je suis lamentable. Reprends-toi, ma fille. Tu dois finir avant le milieu de la matinée afin d’attaquer sur les chapeaux de roues.

En une demi-heure, elle fut en nage et ôta sa courte veste. Elle fit attention à ne pas salir son chemisier à jabot. Elle ignora les remarques moqueuses de ses concurrents qui arboraient fièrement un tablier au nom d’une marque subalterne par rapport aux siennes. Elle laissait cet accoutrement au sexe opposé ; des hommes qui s’identifiaient au pire à des cafetiers, au mieux à des cavistes. Elle n’avait jamais voulu ressembler à une épicière parachutée dans la grande distribution.

Au bout d’une heure, elle put enfin contempler son œuvre. Une succession de pyramides s’offrait à son regard. Les coupes à champagne sur leur présentoir s’élevaient vers le plafond et renvoyaient leurs reflets dorés vers les consommateurs. Elle avait aussi harmonieusement agencé les bouteilles étiquetées en misant, de manière discrète, sur les appellations et les classements au guide Hachette du Vin plutôt que sur les prix. Par ce stratagème, elle voulait attirer le client vers son stand comme une fourmi vers un pot dégoulinant de miel. Certains de ces prix s’avéraient être exorbitants et elle le savait pertinemment, d’où cette façon de détourner le regard vers l’étiquette prestigieuse. Ses voisins, les vendeurs masculins, qui connaissaient sa méthode de travail consistant à lustrer le poil du client en accordant une attention particulière à ses dires et en valorisant son ego, appréhendaient les conséquences d’une telle concurrente, à savoir leur piquer l’acheteur potentiel sous leur nez.

Nul n’aurait su dire qu'à la voir pomponnée et souriante, recoiffant sa chevelure ébène avec ses doigts manucurés, cette femme avait sué corps et âme en installant seule son étalage. Et les ventes commencèrent sur les chapeaux de roues. Plus elle vendait, plus elle souriait, et l’un n’allant pas sans l’autre, plus elle souriait, plus elle vendait, un contraste édifiant avec les autres stands à qui elle faisait de l’ombre, ces hommes avec leurs tabliers qui ne ricanaient plus et qui tiraient la tronche.

À treize heures trente, elle s’offrit une pause déjeuner et emmena la chienne en promenade.

À quatorze heures quarante-cinq, elle revint affronter les clients de l’après-midi, ceux qu’elle n’appréciait pas, car ils déambulaient plus qu’ils n’achetaient. Elle était justement en train de vanter les remises exceptionnelles accordées sur une bouteille de champagne rémois première cuvée — une mauvaise année dont il fallait se débarrassait rapidement dixit le big boss —, lorsqu’elle le vit. Elle resta clouée sur place, n’écoutant plus les remarques formulées par son interlocuteur. Elle le suivit du regard quelques secondes avant qu’il ne disparaisse au rayon jouet. Ce qui l’avait surprise, c’était la femme qui l’accompagnait. Comment cela était-il possible ? Il devait y avoir une erreur. Aux mots qu'un vieux prononça « Que me conseillez-vous ? », elle sortit de sa torpeur et d’un geste énergique posa un carton de six Saint Joseph AOP dans le caddie du grand-père — elle lui donnait dans les soixante-dix voire soixante-quinze ans bien tassés —, et deux champagnes en promotion, elle encaissa le montant du ticket et fila vérifier ce qu’elle venait de voir.

Planquée derrière une maison de poupée d’environ un mètre de hauteur posée sur un socle de cinquante centimètres de large qui décourageait à lui seul l’accessibilité aux doigts des fillettes, elle l’aperçut bâillant d’ennui. Aucun doute, c’était lui. Mon pauvre chéri, se dit-elle en l’observant. Tu subis ton triste sort de ne pouvoir bouger pendant qu’elle téléphone. Elle se rapprocha afin de capter des bribes de conversation. La femme, semblant être beaucoup plus jeune qu’elle, en la regardant de plus près, parlait sur le ton de la confidence, mais elle comprit parfaitement le mot divorce et le mot garde lorsqu’elle passa non loin d’elle. La jeune femme — elle estima qu’elle devait avoir la vingtaine —, rebroussa chemin et, ensemble, ils gagnèrent la sortie sans achat.

En savoir davantage. Quitter les lieux elle aussi. Dilemme. Ce fut rapide à trancher.

Ni une ni deux, laissant de côté les opinions contradictoires, elle demanda aux autres vendeurs de jeter un œil sur son stand pendant qu’elle s’absentait, une absence qui durerait un quart d’heure environ, prétextant que la chienne avait vomi à midi les croquettes avalées le matin. Déjà, les hommes se réjouissaient de ce départ inopiné en se donnant du coude. Elle haussa les épaules ; elle n’était pas si naïve.

Micha, tenue en laisse, Émilie Richier attendit sur le parking que la femme sorte du magasin. Il était avec elle. Il lui souriait. Cela lui fendit le cœur. Ils marchèrent sur le trottoir, dépassant les voitures en stationnement. Elle leur emboîta le pas. Puisqu’ils partaient à pied ; elle agirait de même. Elle les pista jusqu’au parc qui n’était qu’à cinq cents mètres de la grande surface. Là, ils se mêlèrent à un groupe de personnes assises sur un banc. L’endroit étant interdit aux chiens, elle arpenta la chaussée en les surveillant de loin.

Prudence.

Voir sans être vu, un principe de précaution.

La température commença à baisser avec les nuages qui se regroupaient dans le ciel, cachant par intermittence le peu de rayons solaires qui persistaient encore avant la tombée de la nuit. N’ayant point son manteau, elle frissonna. Le groupe devait être frigorifié lui aussi, car plusieurs femmes tapèrent dans leurs mains pour se réchauffer en se levant.

Émilie Richier poursuivit sa démarche. Elle ne devait pas revenir au magasin bredouille. Vingt minutes suffirent pour connaître l’adresse. Elle pouvait continuer à bosser l’esprit serein. Il ne pouvait plus lui échapper. Ce n’était qu’une question de jours. Sa quête aboutirait. Elle n’était pas folle. Elle le prouverait.

2

Pendant cette période de fêtes chère aux êtres humains de tous les âges, Émilie Richier ne savait plus à quel saint se vouer afin de réaliser ses objectifs qui étaient loin d’être anodins : à savoir, remplir son bas de laine en amassant un maximum de fric et changer le cours monotone de sa vie. Tout un programme qu’elle avait juré de tenir jusqu’au Nouvel An, sauf que, voilà, un grain de sable s’était immiscé dans ce bel emploi du temps et il en avait modifié l’ordre chronologique, car depuis qu’elle l’avait vu, elle avait refait le trajet dans l’espoir de le rencontrer. Elle n’avait pas eu longtemps à attendre ; la persévérance avait porté ses fruits la veille et l’avant-veille. La jeune femme était toujours là, au parc, à le prendre dans ses bras, à se pencher vers lui à la moindre occasion, à lui tenir la main. Elle enrageait de voir la rivale attitude. Il fallait à tout prix que ce manège cesse sinon elle n’y survivrait pas.

À partir de cet instant, Émilie Richier inscrivit scrupuleusement sur son agenda les jours et les heures de la surveillance. Au bout d’une semaine, elle déduisit qu’ils sortaient toujours en début d’après-midi aux alentours de quinze heures le lundi le mardi et le mercredi, quant aux autres jours cela variait sans qu’elle sache pourquoi.

Qu’importe, j’agirai dans ce créneau horaire, avait-elle décidé le samedi soir, et de préférence le mardi qui est une journée calme au boulot. J’aurai Micha avec moi afin de passer inaperçue. Je m’approcherai en toute innocence vers lui. Je lui parlerai et le convaincrai avec une voix douce et enjôleuse.

Elle se promit de ne pas hausser le ton, ni de crier. Elle ne souhaitait pas l’effaroucher de crainte d’être démasquée. Ces retrouvailles marqueraient un nouveau départ pour eux deux. Les premières secondes de leur rencontre seraient cruciales et signeraient leur relation future.

Et demain, c’était justement mardi.

3

Il n’était pas venu se balader dans le parc ! Avait-il modifié ses habitudes ? Comment avait-il pu repousser le rendez-vous hebdomadaire ? La faute incombait certainement à cette maudite femme qui ne le lâchait pas d’une semelle, avait-elle pensé en abandonnant Micha dans la DS. Cela avait-il un rapport avec le mot divorce que cette « punaise » avait prononcé la première fois qu’elle les avait découverts.

Toutes ces émotions auront ma peau, ragea Émilie Richier.

Elle regagna son stand. Le désarroi se lisait sur son visage au sourire figé. Tel un robot sur une chaîne de montage elle attrapait les bouteilles, les plaçait dans les caddies ou les paniers sur roulettes, et recommençait l’opération avec les caisses en bois ou les cartons. Elle avait une oreille vers l’acheteur et une pensée vers lui ; de quoi s’emmêler les pinceaux. À continuer ainsi le reste de la soirée, elle finirait par perdre la boule sous les sarcasmes de son voisinage masculin.

Elle avait promis à sa « dépression » de réussir cette entrevue primordiale sinon son cerveau enregistrerait une image négative de soi et annihilerait sa détermination récente à aller de l’avant, nécessité recommandée par son psychiatre qui, néanmoins, avait accueilli avec un enthousiasme mitigé l’arrêt brutal de son traitement, doutant de ses capacités à dominer les affres quotidiennes.

Elle assura les ventes malgré les tourments et quitta son stand à la fermeture du magasin. La commission que le big boss lui verserait ne compensa pas le mal qui la rongeait.

Nous sommes déjà le 16 décembre, dit-elle en ouvrant la portière côté passager.

Micha sauta sur le siège.

Bientôt, ce sera les congés de Noël pour la plupart des gens, continua-t-elle en s’adressant à sa chienne, et je ne le verrais plus. Il sera happé par le tourbillon des invitations ; quant à nous deux, nous serons parties pour une autre vente, celle des soldes d’hiver, et dans un autre lieu, un planning identique à celui de l’an passé.

La chienne lécha la main droite de sa maîtresse posée sur le volant.

Brave Micha. Toi, au moins, tu me comprends, poursuit-elle en la caressant. Tu me connais mieux que moi-même, et c’est toi qui as raison. Le découragement ne mène à rien. Il faut que je peaufine mon plan, que j’en raye les obstacles. Avant de nous coucher, j’aurai établi un planning infaillible qui sera le gage du succès. Allez, rentrons mon bébé avant de s’écrouler. J’en ai plein le dos, de ce monde, ce soir.

Émilie Richier enclencha la marche arrière, manœuvra et s’engagea dans le flot de voitures.

Réflexions.

Actions.

Une idée avait germé dans son cerveau ébranlé. Un rictus s’afficha sur sa figure.

4

Trois jours la boule au ventre à surveiller.

Trois jours durant lesquels Émilie Richier avait bossé en étant confrontée à ses humeurs changeantes, ballottée dans la dichotomie des sentiments. Tour à tour, elle avait enragé, puis elle s’était morfondue jusqu’à déprimer grave à l’idée que l’élu de son cœur avait disparu à jamais. Elle avait eu beau passer et repasser devant l’immeuble à l’affût d’un signe révélant sa présence, scruter les balcons et les fenêtres au cours des soixante-douze heures qui venaient de s’écouler, le constat avait été cinglant : les gens s’étaient terrés chez eux à cause de la température extérieure.

Ne pas s’attarder au pied de l’immeuble.

Ne pas être démasqué par la rivale.

Trois jours pluvieux et venteux.

Le désespoir chevillé à l’âme, elle avait opté pour la solution initiale : le parc, et, aujourd’hui, bingo ! Il avait été aisé de la repérer : la même doudoune marron à capuche bordée de fausse fourrure — elle l’avait déduit en constatant les paquets de poils collés entre eux qui signalaient un lavage fréquent en machine à quarante degrés —, qui lui arrivait à mi-cuisse, le même cheche à pois ivoire sur un fond taupe, le même bonnet de laine gris foncé qui avait pris la forme d’un casque à cause de l’abondante tignasse dont quelques mèches encadrées le visage à la peau foncée, un jean sans prétention et des bottes.

Évaluation du terrain.

Des hommes et des femmes affleurant le troisième âge se promenaient dans une ignorance totale. Juste un bref signe du port de tête lorsqu’ils se croisaient ; un signe par politesse envers leurs semblables emmitouflés comme eux. C’était pathétique à les regarder faire. Puis, il y avait les autres, surtout des femmes, entre trente et cinquante ans qui marchaient de long en large, groupées ou non ; et quelques hommes égarés en ce lieu quasiment féminin ; en revanche, tous avaient un but commun : que les mioches se fatiguent un maximum avant le goûter qui serait pris à la maison.

Émilie Richier souriait intérieurement. Elle retint Micha qui souhaitait courir avec les congénères en liberté — les maîtres avaient bravé l’interdiction du panneau municipal relatif aux déjections canines. Elle raccourcit la laisse rétractable. La chienne couina de mécontentement. Cachée derrière le bosquet qui délimitait l’aire de jeux avec la route, elle observa ce monde en mouvement tout en se réjouissant d’avoir choisi une tenue vestimentaire en adéquation avec son projet. Sous son manteau noir en laine dont elle se séparait rarement l’hiver, elle portait un trench en coton couleur caramel, un pull en cachemire à col roulé beige clair, un jean fuselé bleu clair et des bottines noires. À force de demeurer sur place, elle piétina la pelouse, c’est-à-dire le peu d’herbe qui avait survécu à l’été.

Soudain, la jeune femme, lasse de lui tenir la main, l’abandonna et rejoignit d’un pas nonchalant le groupe qu’Émilie avait remarqué lors de ses repérages. À côté des autres femmes corpulentes, elle paraissait menue. Il émanait d’elle une fragilité qui énerva la voyeuse.

Jugement et sentence.

Tu vois, Micha, ce n’est pas ce qui lui correspond.

Émilie Richier haussa les épaules, regarda ces humains encore un moment avec un air dédaigneux, puis estima qu’il était temps d’agir. Elle souleva d’un bloc le spitz nain, le coinça contre sa taille avec son bras droit et rebroussa chemin vers le parking de la grande surface. Dès qu’elle eut déverrouillé sa voiture, elle balança la chienne toujours attachée à sa laisse sur la banquette arrière de la DS 5, fit ronfler le moteur et démarra en vitesse. Cinq minutes après, elle garait le véhicule sur la chaussée, les feux de détresse en fonction. Elle claqua la portière côté conducteur, ouvrit la portière arrière gauche, empoigna Micha et vint s’accroupir derrière le bosquet quitté cinq minutes auparavant. Elle fit taire Micha qui se démenait à tirer sur la laisse, désireuse de vagabonder.

Le groupe de femmes avait bougé. À rester assises, elles avaient dû avoir froid. Elles marchaient lentement sur le sentier réservé à la pratique du jogging, dos à l’aire de jeux, se retournant de temps en temps pour jeter un œil sur les enfants qui jouaient, étant plus occupées à montrer leurs téléphones portables à l’une et à l’autre qu’à faire attention à eux. Et lui, il était là, immobile, ne sachant où aller, engoncé dans son caban molletonné bleu marine à capuche. Il était beaucoup trop petit en taille pour grimper sur les installations qui enchantaient les mômes plus âgés et plus grands.

Émilie Richier rallongea la laisse et étudia le comportement de sa chienne.

Micha, se sentant libre de toute contrainte, se dirigea aussitôt vers les gamins. Aimant être choyée, elle alla quémander des caresses.

Il accueillit cette intrusion avec une excitation palpable et dédaigna le tourniquet, la cage à écureuil, le bac à sable et les balançoires, tous ces jeux qui monopolisaient les grands.

Le groupe de femmes continuait à s’éloigner en riant aux éclats. Elle attendit qu’il soit suffisamment loin pour réduire la longueur de la laisse.

Un pas après l’autre, peu sûr de lui dans ses baskets à lacets rouges, il marcha vers le bosquet tout en caressant la chienne. Il restait six mètres à parcourir.

Elle était fébrile. Son cœur battait dans sa poitrine au rythme d’une grosse caisse comme celle de la fanfare du village de sa grand-mère à la fête du quatorze juillet, sauf que la fête ne commencerait que ce soir et qu’il lui fallait retrouver la quiétude prônée par son psy si elle ne voulait pas faire échouer le plan. Elle inspira profondément, essuya ses mains moites sur son manteau — elle avait laissé les gants en cuir dans son sac à main qui se trouvait dans la bagnole —, et continua à raccourcir la laisse.

Micha gémit d’être étranglée de la sorte. Il la caressa à nouveau. Elle remua la queue.

Elle réduisit encore une fois la distance entre sa propre personne et lui grâce au subterfuge. Lorsqu’il ne fut plus qu’à deux mètres d’elle, elle aperçut une des femmes qui se penchait vers le sol et les autres l’imitèrent aussitôt. Qu’avaient-elles perdu ? C’était une opportunité. Elle se jeta sur lui et le serra dans ses bras. Il n’eut pas le temps de réagir.

Personne au loin ne réalisa ce qu’il s’était produit à deux cents mètres.

Elle l’installa dans le siège auto sans le dévêtir, boucla la ceinture, plaça Micha sur ses genoux et monta à l’avant, rassurée. Le rapt s’était déroulé comme prévu, tardivement, certes, presque trois semaines après l’avoir vu la première fois, mais sans les heurts qu’elle avait imaginés.

La DS 5 quitta son emplacement. Elle le contempla dans le rétroviseur latéral en s’engageant sur la rocade.

Il la fixa quelques minutes, puis continua à jouer avec la chienne.

Elle se détendit.

Les valises remplies de leurs vêtements étaient dans le coffre depuis qu’elle avait planifié le kidnapping, les sacs de victuailles non-périssables calculées pour une semaine aussi, et les cartons de Noël. Dans quatre heures, ils fouleraient la terre de leurs ancêtres ; ils se blottiraient l’un contre l’autre devant un feu de cheminée ; elle lui lirait une histoire avant qu’il ne s’endorme. La vie reprenait son cours à une date ultérieure où elle avait été interrompue si brutalement.

Émilie Richier fredonnait en conduisant. Elle avait eu raison d’y croire ; elle l’avait cherché partout et l’avait enfin retrouvé. La présence de son petit homme assis à l’arrière était bien la preuve, ils s’étaient tous trompés à son sujet : le psychiatre, son patron, la secrétaire, les connaissances ; elle n’était pas folle. Rien ne pourrait s’interposer entre eux maintenant ; elle l’interdirait.

Elle songea aux ventes qu’elle aurait dû enregistrer ce week-end et chercha le numéro de téléphone du big boss sur l’écran digital du tableau de bord. Cette escapade n’entacherait pas son professionnalisme ; elle argumenterait son départ en précisant que les trois-quarts du stock avaient été écoulés avant la date prévisionnelle et qu’elle avait besoin de repos avant d’attaquer la période promotionnelle début janvier.

Dix minutes plus tard, elle eut la confirmation de ce qu’elle avait supputé. Le sous-fifre Jean-Louis prendrait le relais dès demain. Elle avait obtenu gain de cause sur son avance de congés au vu des excellents résultats financiers. Elle était donc tranquille jusqu’à début janvier. Elle coupa la communication, ravie. Elle allait profiter pleinement de cette aubaine, des vacances avant l’heure qui seraient consacrées aux retrouvailles.

Elle fit défiler les titres des chansons enregistrées sur l’écran et appuya sur « Ah, les crocodiles », celle qu’il préférait. Elle ne l’entendit pas chanter le refrain.

Il ne pipait mot. Les yeux grands ouverts et les sourcils froncés, il la fixait, Micha dormant sur ses genoux.

Elle tiqua. Cet accoutrement ne te va pas du tout, dit-elle à son attention. Je te changerai dès que nous ferons une pause sur le trajet. Dans la valise, il y a ton manteau marron avec ton bonnet assorti. Et ses chaussures ! Quelle horreur ! Comment peux-tu avoir ça aux pieds ? Heureusement, j’ai ce qu’il te faut.

Il ne broncha pas d’un poil.

Nous devons réapprendre à vivre ensemble, déduisit-elle devant cette obstination à garder la bouche fermée. Sois patiente, ma fille. Ton psy clame à longueur de consultation que le temps efface les blessures ; et il en va de même pour lui.

Elle lui adressa son plus beau sourire.

Il tourna la tête et regarda par la vitre le paysage qui défilait sous ses yeux à cent trente kilomètres à l’heure. Des larmes perlèrent à ses paupières. Il pleura en silence sans en connaître la raison.

5

Nabila, le bout en train du groupe à l’optimisme communicatif, avait affiché sur l’écran de son smartphone un selfie de sa fille grimée en sorcière à la fête d’Halloween. Elle fit le tour de ces dames en pivotant sur elle-même ; son ample robe aux plis froissés — elle dépassait du gilet long aux torsades irlandaises —, se soulevait en formant une corolle de tissu jaune et rouge. Des collants couleur chair, des mitaines roses et un bonnet orange complétaient la tenue de la femme fleur.

Fatou Edou s’esclaffa en zieutant la photo. Elle rit tellement que le Rimmel coula le long de ses cils, laissant une traînée noire de chaque côté de ses yeux. Nabila lui fit signe de s’essuyer la figure en se moquant d’elle.

— Tu ressembles à ma gosse maintenant, dit Nabila en la photographiant avec son téléphone.

— Je ne refuse pas, mais je n’y peux rien, répondit Fatou en sortant un mouchoir en papier de la poche de sa doudoune. Elle est trop drôle avec cette verrue sur le nez que tu lui avais grimée. Elle épongea le liquide lacrymal.

— Heureusement que tu es d’accord. Tiens ; de quoi tu as l’air. Je ne t’ai pas menti.

— Et maintenant ?

— Ça va mieux. C’est parti.

— Ouais. Tu n’as plus aucune trace, acquiesça Ina Bari, la cousine de Fatou originaire du Burkina Fasso habillée à l’Européenne : pantalon, tennis, parka.

Ina Bari était enceinte de six mois. Avec son compagnon, elle logeait chez la cousine, la clandestinité en prime.

— Nous, on va y aller, décréta Yasmina, la plus vieille des six inséparables femmes du parc, une Guadeloupéenne échouée en métropole il y avait une trentaine d’années de cela. Les filles, on a les mioches à récupérer. Il est déjà seize heures et on se les gèle. Tu verras lorsque tu auras le tien, tu n’auras plus une minute à toi. Garde-le bien au chaud tant que tu le peux.

— Arrête, Yasmina, avec tes conseils de grand-mère, rétorqua Fatou. Tu l’effrayes de lui raconter ça. La petite sortira quand elle sera prête.

— En attendant qu’elle accouche, où il est ton gosse ? Je ne le vois pas jouer avec les grands.

— Comment ça, Nabila ? Il n’est pas là ?

— Ben non. Regarde par toi-même. Il n’y a que Benjamin sur le toboggan. Clarisse et Amandine ont le cul dans le sable et se mettent minables, deux souillons à qui je vais devoir enlever les godasses avant d’entrer sinon il y aura du sable partout dans la maison. Et là-bas, j’aperçois Guillaume et Alexandre qui imitent les chimpanzés sur le portique.

— Vous deux descendez de cette barre tout de suite ! vociféra Yasmina en s’adressant de loin aux jumeaux. Elle avança à grandes enjambées vers eux — elle était encore alerte à soixante-deux ans et pouvait les courser sans être trop essoufflée. L’école aurait pu engager un remplaçant, maugréa-t-elle. Au lieu de ça, je me les coltine une journée entière. Ils sont infernaux.

— Il paraît que tous les jumeaux agissent pareillement, énonça Ina, fière d’avoir lu Françoise Dolto. Inséparables.

— Insupportables, tu veux dire, rectifia Yasmina. Dès que j’ai le dos tourné, ils font une connerie. J’en comptabilise trois à la minute. Tu parles d’un plaisir à les garder, ces deux-là, la paye ne suit pas, va, même avec des jours comme aujourd’hui.

— Tu exagères.

— Oui. C’est vrai qu’on les aime ces loupiots, même si ce ne sont pas les nôtres. Alors, il est où le tien ?

— Je n’en sais rien, répondit Fatou. Benjamin l’a vu tout à l’heure. Il s’amusait avec Clarisse et Amandine.

— Il ne doit pas être loin.

— À la maison, il adore se cacher, tu m’as dit, affirma Ina.

— On va regarder en partant et si on le trouve, une de nous te le ramène, déclara Yasmina en tenant fermement par la main les deux garçonnets.

Les quatre nounous quittèrent l’endroit et prirent la direction de l’école maternelle et celle du primaire. Ne restèrent sur les lieux que les deux Africaines, Fatou Edou et Ina Bari.

— Il faut le chercher, Ina, décida Fatou. On part chacune dans un sens et on se retrouve à l’entrée, D’accord ?

— D’accord. Je fouille les buissons ?

— Ah ça oui. Sûr qu’il est planqué. La rigolade, mon œil. Lorsque je l’aurai trouvé, il va m’entendre, je te le garantis, et il aura mérité l’engueulade, tout petiot qu’il est.

— Il n’a pas deux ans.

— Et alors, à dix-huit mois, on doit écouter. Je lui avais dit de rester ici avec les autres enfants. Ce n’est pas amusement que de courir après lui.

— On y va ?

— Oui. Toi par là et moi par là.

De temps en temps, l’une cherchait l’autre du regard et remuait la tête d’une manière négative. Toutes les deux fouillaient les buissons, demandaient aux promeneurs s’ils n’avaient pas croisé un petit garçon habillé avec un manteau bleu marine à capuche, un jean et des baskets, puis reprenaient leur marche. Lorsqu’elles arrivèrent au bout du parc, force était de constater que Lucas Bremond avait quitté l’aire de jeux.

— On va prendre la voiture et inspecter les rues autour. Attends-moi sur un banc au cas où une copine revient avec. Je fonce au garage.

— Dépêche-toi, le soleil se couche.

— On n’avait pas besoin d’un coup pareil, marmonna Fatou. La poisse ! Elle marcha vite.

Le jour déclina. Le parc devint sombre.

Bientôt, il sera difficile de distinguer quelque chose mesurant à peine quatre-vingt-six centimètres, pensa Ina. Une forme assise ou couchée par terre dans les allées, impossible à dégoter.

À dix-sept heures, les illuminations de la ville s’allumèrent. Éclairage intermittent.

La cousine enceinte se leva à l’arrivée de la vieille Peugeot 106 cabossée, une voiture luxueuse comparée aux guimbardes de son village africain. Arrêt minute. Elle ouvrit la portière d’un coup et s’installa à l’avant les deux mains sur le tableau de bord — la ceinture la gênait avec son gros ventre, elle ne l’avait pas bouclé. Une pensée la traversa. À l’idée que la chair de sa chair pourrait un jour disparaître aussi facilement, elle paniqua. Un instant d’inattention, et le pire vous tombe dessus sans crier gare.