Stendhal


Le Rose et le Vert


et autres histoires


Le Rose et le Vert

I

Ce fut vers la fin de 183* que le général major comte von Landek revint à Koenigsberg sa patrie ; depuis bien des années il était employé dans la diplomatie prussienne. En ce moment, il arrivait de Paris. C’était un assez bon homme qui autrefois, à la guerre, avait montré de la bravoure ; maintenant il avait peur à peu près constamment ; il craignait de n’être pas possesseur de tout l’esprit que communément l’on croit nécessaire au rôle d’ambassadeur, – M. de Talleyrand a gâté le métier, – et de plus il s’imaginait faire preuve d’esprit en parlant sans cesse. Le général von Landek avait un second moyen de se distinguer, c’était le patriotisme ; par exemple, il devenait rouge de colère toutes les fois qu’il rencontrait le souvenir d’Iéna. Dernièrement, à son retour à Koenigsberg, il avait fait un détour de plus de trente lieues pour éviter Breslau, petite ville où un corps d’armée prussien avait mis bas les armes devant quelques détachements de l’armée française, jadis, à l’époque d’Iéna.

Pour ce brave général, possesseur légitime de sept croix et de deux crachats, l’amour de la patrie ne consistait point à chercher à rendre la Prusse heureuse et libre, mais bien à la venger une seconde fois de la déroute fatale que déjà nous avons nommée.

Les récits infinis du général eurent un succès rapide dans la société de Koenigsberg. Tout le monde voulait l’entendre raconter Paris. C’est une ville d’esprit que Koenigsberg ; je la proclamerais volontiers la capitale de la pensée en Allemagne ; les Français n’y sont point aimés, mais si on nous fait l’honneur de nous haïr, en revanche on méprise souverainement tous les autres peuples de l’Europe, et de préférence, à ce que j’ai remarqué, ceux dont les qualités se rapprochent des bonnes qualités des Allemands. Personne n’eût écouté un voyageur arrivant de Vienne ou de Madrid et l’on accablait de questions le trop heureux bavard von Landek. Les plus jolies femmes, et il y en a de charmantes en ce pays-là, voulaient savoir comment était fait le boulevard des Italiens, ce centre du monde ; de quelle façon les Tuileries regardent le palais du Louvre ; si la Seine porte des bâtiments à voiles, comme la Vistule, et, surtout, si pour aller faire une visite le soir, à une femme, il faut absolument avoir reçu d’elle le matin une petite carte annonçant qu’elle sera chez elle ce soir-là.

Le général, quoique parlant sans cesse, ne mentait point, c’était un bavard à l’allemande. Il ne cherchait pas tant à faire effet sur ses auditeurs qu’à se donner le plaisir poétique de se souvenir avec éloquence des belles choses qu’il avait vues autrefois dans ses voyages. Cette habitude de ne jamais mentir pour faire effet préservait ses récits de la monotonie si souvent reprochée à nos gens d’esprit, et lui donnait un genre d’esprit.

Il était trois heures du matin. Le bal du banquier Pierre Wanghen, le plus riche de la ville, était encombré par une foule énorme. Il n’y avait aucune place pour danser, et cependant trois cents personnes au moins valsaient en même temps. La vaste salle, éclairée de mille bougies et ornée de deux cents petits miroirs, présentait partout l’image d’une gaieté franche et bonne. Ces gens-là étaient heureux, et pour le moment, ne songeaient pas uniquement, comme chez nous, à l’effet qu’ils produisaient sur les autres. Il est vrai que les plaisirs de la musique se mêlaient à l’entraînement de la danse : le fameux Hartberg, la première clarinette du monde, avait consenti à jouer quelques valses. Ce grand artiste daignait descendre des hauteurs sublimes du concerto ennuyeux. Pierre Wanghen avait presque promis, à l’intercession de sa fille Mina, de lui prêter les cent louis nécessaires pour aller à Paris se faire une réputation, car dans les arts on peut bien avoir du mérite ailleurs, mais ce n’est qu’à Paris qu’on se fait de la gloire.

Mina Wanghen, l’unique héritière de Pierre et la plus jolie fille de Koenigsberg, comme lui en était le plus riche banquier, avait été priée à danser par huit ou dix jeunes gens d’une tournure parfaite, à l’allemande s’entend, c’est-à-dire avec de grands cheveux blonds, trop longs, et un regard attendri ou terrible. Mina écoutait les récits du général. Elle laissa passer le petit avertissement de l’orchestre ; Hartberg commençait sa seconde valse qui était ravissante. Mina n’y faisait aucune attention. Le jeune homme qui avait obtenu sa promesse se tenait à deux pas d’elle, tout étonné. Enfin, elle se souvint de lui et un petit signe de la main l’avertit de ne pas interrompre ; le général décrivait le magnifique jet d’eau de Saint-Cloud qui s’élance jusqu’au ciel, la chute vers le vallon de la Seine de ces charmants coteaux ombragés de grands arbres, site délicieux et qui n’est qu’à une petite heure du théâtre de l’Opera Buffa. Oserons-nous le dire, c’était cette dernière image qui faisait tout oublier à Mina. En Prusse, on a bien de vastes forêts, forêts très belles et fort pittoresques, mais à une lieue de ces forêts-là, il y a de la barbarie, de la misère, de la prudence indispensable, sous peine de destruction. Toutes choses tristes, grossières, inguérissables, et qui donnent l’amour des salons dorés.

Le second valseur arriva bientôt tout rouge de bonheur : il avait vu passer tous les couples, Mina ne dansait pas ; quelque chose s’était opposé à ce qu’elle donnât la main à son premier partner ; il avait quelque espoir de danser avec elle, il était ivre de joie. Mina lui apprit par quelques paroles brèves et distraites qu’elle était fatiguée et ne danserait plus. Dans ce moment, le général disait beaucoup de mal de la société française composée d’êtres secs chez lesquels le plaisir de montrer de l’ironie étouffe le bonheur d’avoir de l’enthousiasme et qui ont bien osé faire une bouffonnerie du sublime roman de Werther, le chef-d’œuvre allemand du XVIIIe siècle. En prononçant ces paroles le général relevait la tête fièrement. « Ces Français, ajoutait-il, ne sortent jamais d’une ironie dégradante pour un homme d’honneur. Ces gens-là ne sont pas nés pour les beaux sentiments qui électrisent l’âme : par exemple, dès qu’ils parlent de notre Allemagne, c’est pour la gâter. Toute supériorité au lieu d’exalter leur âme par la sympathie les irrite par sa présence intuitive. Enfin, imaginez-vous que parmi eux un officier qui par sa naissance est comte ne peut pas placer ce titre avant sa signature officielle tant qu’il n’est pas colonel ! Peuple de jacobins ! »

– Ainsi parmi ces êtres sanguinaires on se moque de tout ! s’écria le second valseur de Mina, qui avait pris la liberté de rester à deux pas d’elle.

Le général le regarda. Il ne savait pas trop si cette remarque profonde n’était pas elle-même entachée de jacobinisme. Le jeune homme, tout tremblant auprès de Mina, soutint sans sourciller le regard sévère du diplomate. Il était amoureux et croyait avoir deviné la pensée de Mina.

Le général, pressé de questions sur cette manie satanique qui distingue les Français, ne pensa plus au jeune homme. « Ces gens légers, reprit-il, ne veulent pas croire, par impuissance sans doute, aux sentiments sublimes éprouvés par un cœur vraiment amoureux de la mélancolie, surtout quand ce cœur, par son orgueil bien permis, les raconte et s’en fait une auréole. » Le général donnait mille preuves de ce manque du sixième sens, comme l’appelle le divin Goethe, chez les Français. Ils ne voient point ce qui est sublime. Ils ne sentent point les douceurs de l’amitié. « Par exemple, ajoutait-il, je n’ai pu parvenir à me lier d’amitié avec aucun Français, moi qui ai parlé intimement à des milliers. Un seul fait exception, un certain comte de Claix, dont le rôle ou l’individualité, comme ils disent, est de briller par ses chevaux de voiture. Je lui avais fait venir de Mecklembourg un superbe attelage de grands chevaux café au lait à crinière noire, dont le comte était fou. Après le dernier Longchamp il a obtenu pour eux un article dans tous les journaux. Il était heureux, quand, tout à coup, il les joue contre quinze cents louis ; à la vérité, il gagne. Mais enfin ces chevaux qu’il aimait tant, dans l’écurie desquels il allait déjeuner presque tous les matins, il aurait pu les perdre ! »

Il paraît qu’à la suite de cette belle partie, le comte de Claix s’était déclaré l’ami intime du général von Landek ; en punition de quoi celui-ci lui ouvrait son cœur sur le grand Frédéric, sur Rossbach, sur l’éternel Iéna.

– Mais que diable, mon cher comte, s’écriait M. de Claix, nous avons été chez vous après Iéna, vous êtes venu chez nous après Waterloo, ce me semble, partant quitte. N’allons plus les uns chez les autres. Je ne vois qu’un homme chez vous qui ait intérêt à vous jeter dans la colère et dans la guerre pour vous empêcher de songer à imprimer un Charivari à Berlin. Montrez que vous êtes gens d’esprit en ne vous laissant pas effaroucher. Croyez-moi, tous les patriotes qui vous parlent tant honneur national sont bien payés pour cela.

M. le président de la Chambre de Koenigsberg (le préfet du pays), assis gravement à deux pas du général, fronça le sourcil à ce discours qu’il eût été plus discret et diplomatique de ne pas répéter si clairement.

– Voilà un grand philosophe ! s’écria Mina, sans s’apercevoir qu’elle pensait tout haut.

Les quinze ou vingt personnes qui formaient cercle autour du général la regardèrent. Le président de la Chambre prit de l’humeur, le général lui-même parut étonné. Mina fut un peu interdite, mais, en un clin d’œil, elle se remit, elle commença par regarder d’un air naturel, mais pas du tout timide, les jeunes filles ses voisines qui, bien moins jolies qu’elle, s’étaient récriées. Puis elle demanda au général, d’une voix très lente, quel était le nom de ce grand philosophe auquel il avait fait venir des chevaux isabelle ?

– Hé, c’est toujours le comte de Claix, et c’est, ma foi, le seul Français auquel je puisse écrire après dix ans de séjour à Paris. Voyez quelle sensibilité ont ces gens-là ! Ma liaison avec les autres est toujours allée dégringolando après les premiers jours. C’est ce qui nous arrive à tous, nous autres étrangers.

Mina sacrifia toutes les valses de Hartberg au plaisir de faire des questions au général. Celui-ci était ravi : il captivait l’attention de la plus jolie fille de Koenigsberg, et qui passait pour fort dédaigneuse. À quarante-cinq ans sonnés, il l’emportait non seulement sur tel ou tel danseur, mais sur le bal. Le bon général allait jusqu’à se dire qu’il triomphait individuellement de toute cette belle jeunesse aux mouvements si souples. « Ce que c’est que d’avoir voyagé et de ne pas manquer d’un certain aplomb ! se disait-il. Quel dommage qu’une personne si charmante soit de sang bourgeois ! »

Mina était folle de la France et ne songeait pas au général qu’elle trouvait ridicule avec ses croix. « Chacune, se disait-elle, obtenue sans doute par une bassesse » (on voit qu’elle était libérale). Le lendemain, elle envoya prendre chez le grand libraire Denner la collection des chefs-d’œuvre de la littérature française en deux cents volumes, dorés sur tranches. Elle avait déjà tous ces ouvrages, mais, en les relisant dans une nouvelle édition, ils lui semblaient avoir quelque chose de nouveau. Il faut savoir que Mina était l’élève favorite de l’homme de Koenigsberg qui a peut-être le plus d’esprit, M. le professeur et conseiller spécial Eberhart, maintenant en prison dans une forteresse de Silésie comme partisan du gouvernement à bon marché.

Ce fut cette éducation singulière pour une fille jeune qui causa sans doute tous ses malheurs. Élevée au Sacré-Cœur du pays et en adoration perpétuelle devant les croix conférées à un brave diplomate par des souverains protecteurs de l’ordre, elle eût sans doute été fort heureuse, car elle était destinée à être fort riche.

Six semaines après le bal, Pierre Wanghen, à peine âgé de cinquante ans, mourut subitement, laissant à sa fille unique deux millions de thalers (à peu près sept millions et demi de francs). La douleur de Mina passa toute expression, elle adorait son père dont elle était l’orgueil et qui réellement avait fait pour elle des choses montrant une affection romanesque. Il faut savoir qu’en Allemagne le culte de l’argent n’ossifie pas tout à fait le cœur. Toutes les pensées de Mina furent bouleversées par cet événement cruel. Elle avait toujours compté que son père serait son ferme appui et son ami pendant toute sa vie. Sa mère, fort jeune et fort jolie, lui semblait presque une sœur. Qu’allaient-elles devenir, faibles femmes, exposées à toutes les embûches des hommes ? La fortune considérable pour Koenigsberg dont elles se trouvèrent tout à coup encombrées n’allait-elle pas augmenter les chances défavorables d’une vie isolée et sans protecteurs ?

Ce sentiment fut le seul qui survécut chez Mina au profond désespoir où l’avait jetée la perte de son père. Par sa tristesse, il fut introduit dans son cœur et s’en empara sans que sa douleur en sentît de remords. N’était-ce pas une façon de pleurer son père ?

Quelques mois après la mort de M. Wanghen, tous les jeunes négociants un peu bien tournés du Nord de l’Allemagne semblèrent s’être donné rendez-vous à Koenigsberg. La plupart étaient recommandés à la maison Wanghen, qui était continuée par Wilhelm Wanghen, neveu de Pierre, et par suite avaient été nommés devant Mina ; tous professaient une amitié fort tendre pour cet heureux neveu.

L’empressement un peu trop marqué de cette foule de jeunes gens, loin de flatter la vanité de Mina, la jeta dans des réflexions amères et profondes. Sa délicatesse de femme non moins que sa douleur furent profondément blessées des attentions fort mesurées pourtant dont elle était l’objet. Par exemple, elle ne savait plus où aller prendre l’air. Elle était obligée de se faire conduire à deux lieues de Koenigsberg et de changer chaque jour de but de promenade si elle ne voulait s’exposer à être saluée par cinq ou six beaux jeunes gens à cheval.

– Mais, est-ce chez moi un excès de vanité bien ridicule et surtout bien déplaisant, disait Mina à sa mère, les larmes aux yeux, lorsqu’elles rencontraient ces jeunes gens, si je me figure que c’est pour nous que ces messieurs se lancent à une distance aussi singulière de Koenigsberg ?

– Ne nous exagérons rien, ma chère amie, disait Mme Wanghen, le hasard peut être l’unique cause de ces rencontres. Choisissons les buts de promenade les moins pittoresques et les plus paisibles et ne croyons jamais qu’à la dernière extrémité que quelque chose d’extraordinaire a eu lieu en notre honneur.

Mais c’était en vain que ces dames choisissaient les steppes les plus nues de la plage du Friesches-Haff (bras de mer voisin de Koenigsberg) : toujours, elles étaient contre-passées par de brillantes cavalcades de jeunes gens qui même avaient mis à la mode la couleur noire qui était celle du deuil de Mina. Ces messieurs s’entendaient avec le cocher de Mme Wanghen qui les faisait avertir de l’heure et de la direction de la promenade du jour.

II

Mina finit par sortir moins souvent. Elle errait dans ce magnifique appartement, chef-d’œuvre de la magnificence de son père, autrefois rendez-vous de la société la plus brillante et maintenant si solitaire. Le superbe hôtel bâti par Pierre Wanghen occupe l’extrémité nord de Frederic-Gasse, la belle rue de Koenigsberg, si remarquable aux yeux des étrangers par ce grand nombre de petits perrons de sept à huit marches faisant saillie sur la rue et qui conduisent aux portes d’entrée des maisons. Les rampes de ces petits escaliers, d’une propreté brillante, sont en fer coulé de Berlin, je crois, et étalent toute la richesse un peu bizarre du dessin allemand. Au total, ces ornements contournés ne déplaisent pas, ils ont l’avantage de la nouveauté et se marient fort bien à ceux des fenêtres de l’appartement noble qui, à Koenigsberg, est à ce rez-de-chaussée élevé de quatre à cinq pieds au-dessus du niveau de la rue. Les fenêtres sont garnies dans leurs parties inférieures de châssis mobiles qui portent des toiles métalliques d’un effet assez singulier. Ces tissus brillants, fort commodes pour la curiosité des dames, sont impénétrables pour l’œil du passant ébloui par les petites étincelles qui s’élancent du tissu métallique. Les messieurs ne voient nullement l’intérieur des appartements, tandis que les dames qui travaillent près des fenêtres voient parfaitement les passants.

Ce genre de plaisir et de promenade sédentaires, si l’on veut permettre cette expression hasardée, forme un des traits marquants de la vie sociale en Prusse. De midi à quatre heures, si l’on veut se promener à cheval et faire faire un peu de bruit à son cheval, on est sûr de voir toutes les jolies femmes d’une ville travaillant tout contre le carreau de vitre inférieur de leur croisée. Il y a même un genre de toilette, qui a un nom particulier et qui est indiqué par la mode, pour paraître ainsi derrière ce carreau qui, dans les maisons un peu bien tenues, est une glace fort transparente.

La curiosité des dames est aidée par une ressource accessoire : dans toutes les maisons distinguées l’on voit, aux deux côtés des fenêtres de ce rez-de-chaussée élevé de quatre pieds au-dessus de la rue, des miroirs d’un pied de haut, portés sur un petit bras de fer et un peu inclinés en dedans. Par l’effet de ces miroirs inclinés, les dames voient les passants qui arrivent du bout de la rue, tandis que, comme nous l’avons dit, l’œil curieux de ces messieurs ne peut pénétrer dans l’appartement, au travers des toiles métalliques qui aveuglent le bas des fenêtres. Mais, s’ils ne voient pas, ils savent qu’on les voit et cette certitude donne une rapidité particulière à tous les petits romans qui animent la société de Berlin et de Koenigsberg. Un homme est sûr d’être vu tous les matins, et plusieurs fois, par la femme qu’il préfère ; même, il n’est pas absolument impossible que le châssis de toile métallique ne soit quelquefois dérangé par un pur effet du hasard et ne permette pas au promeneur d’apercevoir la jolie main de la dame qui cherche à le remettre en place. On va même jusqu’à dire que la position de ces châssis peut avoir un langage. Qui pourrait le comprendre ou s’en offenser ?

C’était donc dans le plus bel appartement de la ville arrangé ainsi, comme tous les autres, que Mina passait sa vie travaillant à côté de sa mère et de leur cousine, Mme de Strombeck, jeune veuve fort piquante qui venait tous les jours passer plusieurs heures avec ces dames.

Mina recevait quelquefois le matin quelques-unes de ses amies intimes. Ces jeunes filles lui apprirent en riant et comme un nouveau triomphe sur cette terrible espèce masculine que la mode du noir pour les jeunes gommeux, en son honneur et comme pour porter ses couleurs, avait pris depuis quelques jours un nom particulier et que les redingotes noires et si serrées de ces messieurs s’appelaient des redingotes de Frederic-Gasse du nom de la rue dans laquelle on venait les étaler.

Cette circonstance qu’il fallait ignorer fut prise en très mauvaise part par Mina.

Mme Wanghen remarqua que depuis quelque temps Mina, contre l’ordinaire de toutes les dames de Koenigsberg, ne regardait jamais dans la rue les passants à travers les petites toiles métalliques. Elle lui en fit la guerre.

Le ton de la plus parfaite égalité régnait entre cette fille et cette mère encore jeune. Cette habitude nous semblerait peu convenable en France, mais, en revanche, Mina n’avait pas de meilleure amie que sa mère ; mais aussi, dès sa première enfance, elle était accoutumée à disposer de son temps dans l’intérieur de la maison absolument comme il lui convenait. Dans les pays allemands une jeune fille perd de sa liberté en se mariant.

Mme Wanghen, voyant que Mina ne lui répondait point clairement sur l’éloignement qu’elle avait pris tout à coup pour la vue magnifique qui s’étend sur Frederic-Gasse et, au delà, sur le superbe jardin anglais nommé Amalienruhe, cessa de lui en parler.

Mais un jour, vers les trois heures après midi, pour jouir d’un beau soleil d’hiver, tout ce qu’il y avait d’aimable et de beau parmi les jeunes gens de Koenigsberg se promenait à la Frederic-Gasse dans un négligé savant qui va fort bien à la toilette allemande, Mina prit évidemment de l’humeur.

– Voudrais-tu, maman, dit-elle tout à coup, venir travailler dans le petit salon bleu ?

– Mais, ma chère amie, le salon bleu n’est agréable que le soir, il donne sur la cour et rien de plus triste un jour d’hiver. Quoi, tu veux quitter ce beau soleil de printemps pour aller nous établir dans cette cave ! Tu étais folle de ce salon-ci il y a un an, quand ton père le fit arranger sur les dessins de notre pauvre prisonnier, le conseiller spécial Eberhart.

Mina rougit et ne répondit pas.

– Je parie, dit sa mère, après un moment de silence, que tu es en délicatesse avec quelqu’un de ces beaux jeunes gens si serrés dans leur redingote, qui passent et repassent sous nos fenêtres et me semblent même élever un peu la voix quand ils arrivent sur le beau trottoir de granit qui borde la maison. Plusieurs d’entre eux, si je ne me trompe, ont dansé avec toi au dernier bal que nous donnâmes avant nos malheurs. Quelqu’un d’eux se sera mal conduit depuis ce grand jour ?

Je vois que le lecteur est scandalisé, mais, à mon grand péril, j’ai pris le parti d’être vrai ; oui, il y a des pays où l’on a le malheur de ne pas agir exactement comme en France. Oui, il y a des pays où une mère, parfaitement sûre d’ailleurs de la sagesse de sa fille, plaisante avec elle sur l’homme que celle-ci pourra désirer pour époux. Aussi, chose scandaleuse, presque tous les mariages s’y font par amour. Et pendant des années entières ces demoiselles font la conversation dans un coin du salon à trois pas de leur mère avec l’homme qui espère les épouser. Et si cet homme, chose inusitée, venait à cesser ses visites, il serait complètement déshonoré. Au reste, ce temps est peut-être le plus aimable de la vie pour l’un comme pour l’autre.

Une conséquence terrible de cette honnête liberté, c’est que fort souvent un jeune homme riche épouse une fille pauvre sous le vain prétexte qu’elle est jolie et qu’il en est amoureux fou, ce qui porte un notable préjudice à la classe respectable des demoiselles maussades dépourvues d’esprit et de beauté. Tandis qu’en France la base de toute notre législation non écrite relativement au mariage, c’est de protéger les demoiselles laides et riches. À prendre les choses philosophiquement, si ce n’était le tort fait à MM. les notaires chargés parmi nous de former les liens de l’hyménée entre gens riches, et qui ne se sont jamais vus, j’aimerais assez ces deux ou trois ans de bonheur un peu niais et d’illusions charmantes que les usages de son pays donnent à un jeune Allemand. Il rencontre ce bonheur précisément à ce moment si maussade parmi nous où la voix terrible de la nécessité se fait entendre pour la première fois. Il faut prendre un état, dit-elle, et le pauvre jeune homme s’en va travailler comme surnuméraire dans quelque sombre bureau pour arriver à avoir un jour un état. Le jeune Allemand, en allant à ce bureau, si maussade, passe deux fois par jour sous les fenêtres garnies de toiles métalliques de la jeune fille qu’il aime et qui travaille là à côté de sa mère. Il s’estime parfaitement heureux si elle lui permet de passer dans sa rue trois fois au lieu de deux, et, si elle apprend sur son compte quelque chose qui lui fasse ombrage, elle sait fort bien le prier à la première rencontre de choisir pour aller à ses affaires une autre rue que la sienne.

Quelquefois aussi on se parle sous les yeux des parents, assis tous les deux au bout d’une de ces tables de bois peintes en vert qui garnissent le Chasseur Vert (grün Jager), jardin anglais, situé à un quart de lieue de Koenigsberg, célèbre par ses vieux ormeaux et dépendant autrefois de l’antique abbaye de Quedlimbourg.

C’est là que, deux ou trois fois la semaine, sur les cinq heures du soir en été, tout ce qu’il y a dans la ville de jeunes filles et de jeunes femmes se donnent rendez-vous pour prendre du café au lait en plein air. Il y a toujours quelque troupe de musiciens bohémiens qui donne du cor à quelque distance, cachée sous de grands ormeaux contemporains des derniers grands maîtres de l’Ordre Teutonique. La petite tasse d’argent avec laquelle la jeune femme jouant de la harpe et suivant la troupe des musiciens vient faire la cueillette, ne recevrait pas un seul gutegroschen (pièce de trois sous et demi) si ces musiciens bohémiens avaient l’impertinence de jouer la musique composée par eux. Ce sont toujours des morceaux choisis de Beethoven, de Weber, de Mozart et d’autres auteurs encore plus anciens, tels que Bach, ou Haendel.

Les cœurs faits pour la musique et l’amour trouvent délicieuses ces harmonies de cor jouées sur une mesure un peu lente. Les cœurs les plus secs : les marchands avares, les vieux juges dévoués à la cour, les journalistes qui font l’éloge de l’alliance russe n’en sont pas trop choqués. Cette musique est assez éloignée pour qu’absolument parlant, on puisse ne pas l’écouter si l’on n’est pas disposé à la goûter ; en un mot, cette musique douce et mélancolique n’a rien de l’effronterie d’une chanteuse française conduite par un homme à gants jaunes et venant s’asseoir à côté d’un piano.

Mais, dira le lecteur, est-ce un voyage en Allemagne ou une simple nouvelle que vous prétendez me faire lire ? Peut-être ni l’un ni l’autre ; il est possible qu’il ne s’agisse de rien moins que d’un traité de métaphysique transcendantale d’après les principes de l’illustre Schelling que, de peur de l’ironie française, on fera exposer dans un dialogue savant et gracieux à la fois qui aura lieu au Chasseur Vert