Stendhal

Armance

Avant-propos

Une femme d’esprit, qui n’a pas des idées bien arrêtées sur les mérites littéraires, m’a prié, moi indigne, de corriger le style de ce roman. Je suis loin d’adopter certains sentiments politiques qui semblent mêlés à la narration ; voilà ce que j’avais besoin de dire au lecteur. L’aimable auteur et moi nous pensons d’une manière opposée sur bien des choses, mais nous avons également en horreur ce qu’on appelle des applications. On fait à Londres des romans très piquants : Vivian Grey, Almak’s, High Life, Matilda*1, etc., qui ont besoin d’une clé. Ce sont des caricatures fort plaisantes contre des personnes que les hasards de la naissance ou de la fortune ont placées dans une position qu’on envie.

Voilà un genre de mérite littéraire dont nous ne voulons point*2. L’auteur n’est pas entré, depuis 1814 au premier étage du palais des Tuileries ; il a tant d’orgueil, qu’il ne connaît pas même de nom les personnes qui se font sans doute remarquer dans un certain monde.

Mais il a mis en scène des industriels et des privilégiés, dont il a fait la satire. Si l’on demandait des nouvelles du Jardin des Tuileries aux tourterelles qui soupirent au faîte des grands arbres, elles diraient : « C’est une immense plaine de verdure où l’on jouit de la plus vive clarté. » Nous, promeneurs, nous répondrions : « C’est une promenade délicieuse et sombre où l’on est à l’abri de la chaleur et surtout du grand jour désolant en été. »

C’est ainsi que la même chose, chacun la juge d’après sa position ; c’est dans des termes aussi opposés que parlent de l’état actuel de la société des personnes également respectables qui veulent suivre des routes différentes pour nous conduire au bonheur. Mais chacun prête des ridicules au parti contraire.

Imputerez-vous à un tour méchant dans l’esprit de l’auteur les descriptions malveillantes et fausses que chaque parti fait des salons du parti opposé ? Exigerez-vous que des personnages passionnés soient de sages philosophes, c’est-à-dire n’aient point de passions ? En 1760 il fallait de la grâce, de l’esprit et pas beaucoup d’humeur, ni pas beaucoup d’honneur, comme disait le régent, pour gagner la faveur du maître et de la maîtresse.

Il faut de l’économie, du travail opiniâtre, de la solidité et l’absence de toute illusion dans une tête, pour tirer parti de la machine à vapeur. Telle est la différence entre le siècle qui finit en 1789 et celui qui commença vers 1815.

Napoléon chantonnait constamment en allant en Russie ces mots qu’il avait entendus si bien dits par Porto (dans la Molinara) :

Si batte nel mio cuore

L’inchiostro e la farina.3

C’est ce que pourraient répéter bien des jeunes gens qui ont à la fois de la naissance et de l’esprit.

En parlant de notre siècle, nous nous trouvons avoir esquissé deux des caractères principaux de la Nouvelle suivante. Elle n’a peut-être pas vingt pages qui avoisinent le danger de paraître satiriques ; mais l’auteur suit une autre route ; mais le siècle est triste, il a de l’humeur, et il faut prendre ses précautions avec lui, même en publiant une brochure qui, je l’ai déjà dit à l’auteur, sera oubliée au plus tard dans six mois, comme les meilleures de son espèce.

En attendant, nous sollicitons un peu de l’indulgence que l’on a montrée aux auteurs de la comédie des Trois Quartiers*4. Ils ont présenté un miroir au public ; est-ce leur faute si des gens laids ont passé devant ce miroir*5 ? De quel parti est un miroir.

On trouvera dans le style de ce roman des façons de parler naïves, que je n’ai pas eu le courage de changer. Rien d’ennuyeux pour moi comme l’emphase germanique et romantique. L’auteur disait : « Une trop grande recherche des tournures nobles produit à la fin du respect et de la sécheresse ; elles font lire avec plaisir une page, mais ce précieux charmant fait fermer le livre au bout du chapitre, et nous voulons qu’on lise je ne sais combien de chapitres ; laissez-moi donc ma simplicité agreste ou bourgeoise. »

Notez que l’auteur serait au désespoir que je lui crusse un style bourgeois. Il y a de la fierté à l’infini dans ce cœur-là. Ce cœur appartient à une femme qui se croirait vieillie de dix ans si l’on savait son nom. D’ailleurs un tel sujet !...

Stendhal.

Saint-Gigouf, le 23 juillet 1827* 6.

  1. * Matilda : Vivian Grey est le premier roman de Disraeli, publié en 1826. La même année avait paru la traduction française du livre de lord Normanby, Mathilde, a tale of the day. L’Almak’s était un club de Londres très à la mode, fréquenté par la haute société.

  2. * Nous ne voulons point : Expédient du romancier pour éveiller la curiosité de ses lecteurs : les inviter à ne pas chercher de clé veut dire les engager à la découvrir. Et c’est précisément ce qui est arrivé. On suppose habituellement que pour peindre Mme d’Aumale Stendhal s’est inspiré de la duchesse de Castries ; quant à Mme de Bonnivet, ses modèles ont pu être la comtesse de Broglie, la fille de Mme de Staël, Mme de Krudener, Mme Swetchine. En ce qui est de l’héroïne du roman, Armance, Stendhal a affirmé dans une lettre à Mérimée qu’elle est « le portrait de la dame de compagnie de la maîtresse de Stroganoff ». Ce Stroganoff est sans doute Grégoire Alexandrovitch, baron et ensuite comte de Stroganoff, favori et conseiller du tsar Alexandre Ier, qui a séjourné à Paris au cours de l’hiver 1825-1826, et qui a épousé sa maîtresse, la comtesse Da Ega. Mais il ne semble pas que le prototype d’Armance soit la dame de compagnie de cette comtesse, mais plutôt Nadine Staeline, fille naturelle du général Swetchine, qui avait épousé au début de 1825 Raymond de Ségur. Cette hypothèse, avancée par François Michel (Armance de Zohiloff, dans le volume Études Stendhaliennes, Mercure de France, 1957) est d’autant plus vraisemblable qu’il s’agit d’une dame russe dont le beau-père s’appelle Octave.

  3. « Faut-il être meunier, faut-il être notaire ? » Notaire ? : La Molinara est un opéra de Paisiello (1788). Dans la Vie de Rossini, Stendhal lui avait trouvé la grâce du Corrège.

  4. * Trois Quartiers : Comédie de Picard et Mazères, jouée au Théâtre-Français le 27 mai 1827.

  5. * Devant ce miroir ? : Stendhal a comparé à plus d’une reprise le roman à un miroir : Le Rouge et le Noir, livre I, chapitre XIII ; livre II, chapitre XIX. Lucien Leuwen, première et troisième préfaces.

  6. * Le 23 juillet 1827 : Il s’agit de Saint-Gingolph sur le lac Léman, en face de Vevey. Dans l’été de 1827, c’est par le Simplon que Stendhal s’est rendu en Italie. Notons que Waysse Villiers, qui a publié en 1819 un Itinéraire descriptif ou Description routière de la France et de l’Italie, adopte l’orthographe Saint-Gengoux.

Chapitre premier

It is old and plain

.......... It is silly sooth

And dallies with the innocence of love.

Twelfth Night, act. II*1.

À peine âgé de vingt ans, Octave venait de sortir de l’École Polytechnique*2. Son père, le marquis de Malivert*3, souhaita retenir son fils unique à Paris. Une fois qu’Octave se fut assuré que tel était le désir constant d’un père qu’il respectait et de sa mère qu’il aimait avec une sorte de passion, il renonça au projet d’entrer dans l’artillerie. Il aurait voulu passer quelques années dans un régiment, et ensuite donner sa démission jusqu’à la première guerre qu’il lui était assez égal de faire comme lieutenant ou avec le grade de colonel. C’est un exemple des singularités qui le rendaient odieux aux hommes vulgaires.

Beaucoup d’esprit, une taille élevée, des manières nobles, de grands yeux noirs les plus beaux du monde auraient marqué la place d’Octave parmi les jeunes gens les plus distingués de la société, si quelque chose de sombre, empreint dans ces yeux si doux, n’eût porté à le plaindre plus qu’à l’envier. Il eût fait sensation s’il eût désiré parler ; mais Octave ne désirait rien, rien ne semblait lui causer ni peine ni plaisir. Fort souvent malade durant sa première jeunesse, depuis qu’il avait recouvré des forces et de la santé, on l’avait toujours vu se soumettre sans balancer à ce qui lui semblait prescrit par le devoir ; mais on eût dit que si le devoir n’avait pas élevé la voix, il n’y eût pas eu chez lui de motif pour agir. Peut-être quelque principe singulier, profondément empreint dans ce jeune cœur, et qui se trouvait en contradiction avec les événements de la vie réelle, tels qu’il les voyait se développer autour de lui, le portait-il à se peindre sous des images trop sombres, et sa vie à venir et ses rapports avec les hommes. Quelle que fût la cause de sa profonde mélancolie, Octave semblait misanthrope avant l’âge. Le commandeur de Soubirane, son oncle, dit un jour devant lui qu’il était effrayé de ce caractère.

– Pourquoi me montrerais-je autre que je ne suis ? répondit froidement Octave. Votre neveu sera toujours sur la ligne de la raison.

– Mais Jamais en deçà ni au-delà, reprit le commandeur avec sa vivacité provençale ; d’où je conclus que si tu n’es pas le Messie attendu par les Hébreux, tu es Lucifer en personne, revenant exprès dans ce monde pour me mettre martel en tête. Que diable es-tu ? Je ne puis te comprendre ; tu es le devoir incarné.

– Que je serais heureux de n’y jamais manquer ! dit Octave ; que je voudrais pouvoir rendre mon âme pure au Créateur comme je l’ai reçue !

– Miracle ! s’écria le commandeur : voilà depuis un an, le premier désir que je vois exprimer par cette âme si pure qu’elle en est glacée !

Et fort content de sa phrase le commandeur quitta le salon en courant.

Octave regarda sa mère avec tendresse, elle savait si cette âme était glacée. On pouvait dire de Mme de Malivert qu’elle était restée jeune quoiqu’elle approchât de cinquante ans. Ce n’est pas seulement parce qu’elle était encore belle, mais avec l’esprit le plus singulier et le plus piquant, elle avait conservé une sympathie vive et obligeante pour les intérêts de ses amis, et même pour les malheurs et les joies des jeunes gens. Elle entrait naturellement dans leurs raisons d’espérer ou de craindre, et bientôt elle semblait espérer ou craindre elle-même. Ce caractère perd de sa grâce depuis que l’opinion semble l’imposer comme une convenance aux femmes d’un certain âge qui ne sont pas dévotes, mais jamais l’affectation n’approcha de Mme de Malivert.

Ses gens remarquaient depuis un certain temps qu’elle sortait en fiacre, et souvent, en rentrant, elle n’était pas seule. Saint-Jean, un vieux valet de chambre curieux, qui avait suivi ses maîtres dans l’émigration, voulut savoir quel était un homme que plusieurs fois Mme de Malivert avait amené chez elle. Le premier jour, Saint-Jean perdit l’inconnu dans une foule ; à la seconde tentative, la curiosité de cet homme eut plus de succès : il vit le personnage qu’il suivait entrer à l’hôpital de la Charité, et apprit du portier que cet inconnu était le célèbre docteur Duquerrel*4. Les gens de Mme de Malivert découvrirent que leur maîtresse amenait successivement chez elle les médecins les plus célèbres de Paris, et presque toujours elle trouvait l’occasion de leur faire voir son fils.

Frappée des singularités qu’elle observait chez Octave, elle redoutait pour lui une affection de poitrine. Mais elle pensait que si elle avait le malheur de deviner juste, nommer cette maladie cruelle, ce serait hâter ses progrès. Des médecins, gens d’esprit, dirent à Mme de Malivert que son fils n’avait d’autre maladie que cette sorte de tristesse mécontente et jugeante qui caractérise les jeunes gens de son époque et de son rang ; mais ils l’avertirent qu’elle-même devait donner les plus grands soins à sa poitrine. Cette nouvelle fatale fut divulguée dans la maison par un régime auquel il fallut se soumettre, et M. de Malivert, auquel on voulut en vain cacher le nom de la maladie, entrevit pour sa vieillesse la possibilité de l’isolement.

Fort étourdi et fort riche avant la révolution, le marquis de Malivert, qui n’avait revu la France qu’en 1814, à la suite du roi, se trouvait réduit, par les confiscations, à vingt ou trente mille livres de rente. Il se croyait à la mendicité. La seule occupation de cette tête qui n’avait jamais été bien forte, était maintenant de chercher à marier Octave. Mais encore plus fidèle à l’honneur qu’à l’idée fixe qui le tourmentait, le vieux marquis de Malivert ne manquait jamais de commencer par ces mots les ouvertures qu’il faisait dans la société : « Je puis offrir un beau nom, une généalogie certaine depuis la croisade de Louis le Jeune, et je ne connais à Paris que treize familles qui puissent marcher la tête levée à cet égard ; mais du reste je me vois réduit à la misère, à l’aumône, je suis un gueux. »

Cette manière de voir chez un homme âgé n’est pas faite pour produire cette résignation douce et philosophique qui est la gaieté de la vieillesse ; et sans les incartades du vieux commandeur de Soubirane, méridional un peu fou et assez méchant, la maison où vivait Octave eût marqué, par sa tristesse, même dans le faubourg Saint-Germain. Mme de Malivert, que rien ne pouvait distraire de ses inquiétudes sur la santé de son fils, pas même ses propres dangers, prit occasion de l’état languissant où elle se trouvait pour faire sa société habituelle de deux médecins célèbres. Elle voulut gagner leur amitié. Comme ces messieurs étaient l’un le chef, et l’autre l’un des plus fervents promoteurs de deux sectes rivales, leurs discussions, quoique sur un sujet si triste pour qui n’est pas animé par l’intérêt de la science et du problème à résoudre amusaient quelquefois Mme de Malivert, qui avait conservé un esprit vif et curieux. Elle les engageait à parler, et grâce à eux, au moins, de temps à autre quelqu’un élevait la voix dans le salon si noblement décoré, mais si sombre, de l’hôtel de Malivert.

Une tenture de velours vert, surchargée d’ornements dorés, semblait faite exprès pour absorber toute la lumière que pouvaient fournir deux immenses croisées garnies de glaces au lieu de vitres. Ces croisées donnaient sur un jardin solitaire divisé en compartiments bizarres par des bordures de buis. Une rangée de tilleuls taillés régulièrement trois fois par an, en garnissait le fond, et leurs formes immobiles semblaient une image vivante de la vie morale de cette famille*5. La chambre du jeune vicomte, pratiquée au-dessus du salon et sacrifiée à la beauté de cette pièce essentielle, avait à peine la hauteur d’un entre-sol. Cette chambre était l’horreur d’Octave, et vingt fois, devant ses parents, il en avait fait l’éloge. Il craignait que quelque exclamation involontaire ne vint le trahir et montrer combien cette chambre et toute la maison lui étaient insupportables.

Il regrettait vivement sa petite cellule de l’École Polytechnique. Le séjour de cette école lui avait été cher, parce qu’il lui offrait l’image de la retraite et de la tranquillité d’un monastère. Pendant longtemps Octave avait pensé à se retirer du monde et à consacrer sa vie à Dieu. Cette idée avait alarmé ses parents et surtout le marquis, qui voyait dans ce dessein le complément de toutes ses craintes relativement à l’abandon qu’il redoutait pour ses vieux jours. Mais en cherchant à mieux connaître les vérités de la religion, Octave avait été conduit à l’étude des écrivains qui depuis deux siècles ont essayé d’expliquer comment l’homme pense et comment il veut*6, et ses idées étaient bien changées ; celles de son père ne l’étaient point. Le marquis voyait avec une sorte d’horreur un jeune gentilhomme se passionner pour les livres ; il craignait toujours quelque rechute, et c’était un de ses grands motifs pour désirer le prompt mariage d’Octave.

On jouissait des derniers beaux jours de l’automne qui, à Paris, est le printemps ; Mme de Malivert dit à son fils :

– Vous devriez monter à cheval.

Octave ne vit dans cette proposition qu’un surcroît de dépense, et comme les plaintes continuelles de son père lui faisaient croire la fortune de sa famille bien plus réduite qu’elle ne l’était en effet, il refusa longtemps :

– À quoi bon, chère maman ? répondait-il toujours ; je monte fort bien à cheval, mais je n’y trouve aucun plaisir.

Mme de Malivert fit amener dans l’écurie un superbe cheval anglais dont la jeunesse et la grâce firent un étrange contraste avec les deux anciens chevaux normands qui, depuis douze ans, s’acquittaient du service de la maison. Octave fut embarrassé de ce cadeau ; pendant deux jours il en remercia sa mère ; mais le troisième, se trouvant seul avec elle, comme on vint à parler du cheval anglais :

– Je t’aime trop pour te remercier encore, dit-il en prenant la main de Mme de Malivert et la pressant contre ses lèvres ; faut-il qu’une fois en sa vie ton fils n’ait pas été sincère avec la personne qu’il aime le mieux au monde ? Ce cheval vaut 4000 francs, tu n’es pas assez riche pour que cette dépense ne te gêne pas.

Mme de Malivert ouvrit le tiroir d’un secrétaire :

– Voilà mon testament, dit-elle, je te donnais mes diamants, mais sous une condition expresse, c’est que tant que durerait le produit de leur vente, tu aurais un cheval que tu monterais quelquefois par mon ordre. J’ai fait vendre en secret deux de ces diamants pour avoir le bonheur de te voir un joli cheval de mon vivant. L’un des plus grands sacrifices que m’ait imposé ton père, c’est l’obligation de ne pas me défaire de ces ornements qui me conviennent si peu. Il a je ne sais quelle espérance politique peu fondée selon moi, et il se croirait deux fois plus pauvre et plus déchu le jour où sa femme n’aurait plus de diamants.

Une profonde tristesse parut sur le front d’Octave, et il replaça dans le tiroir du secrétaire ce papier dont le nom rappelait un événement si cruel et peut-être si prochain. Il reprit la main de sa mère et la garda entre les siennes, ce qu’il se permettait rarement.

– Les projets de ton père, continua Mme de Malivert, tiennent à cette loi d’indemnité dont on nous parle depuis trois ans.

– Je désire de tout mon cœur qu’elle soit rejetée*7, dit Octave.

– Et pourquoi, reprit sa mère ravie de le voir s’animer pour quelque chose et lui donner cette preuve d’estime et d’amitié, pourquoi voudrais-tu la voir rejeter ?

– D’abord parce que, n’étant pas complète, elle me semble peu juste ; en second lieu, parce qu’elle me mariera. J’ai par malheur un caractère singulier, je ne me suis pas créé ainsi ; tout ce que j’ai pu faire, c’est de me connaître. Excepté dans les moments où je jouis du bonheur d’être seul avec toi, mon unique plaisir consiste à vivre isolé, et sans personne au monde qui ait le droit de m’adresser la parole.

– Cher Octave, ce goût singulier est l’effet de ta passion désordonnée pour les sciences ; tes études me font trembler, tu finiras comme le Faust de Gœthe. Voudrais-tu me jurer, comme tu le fis dimanche, que tu ne lis pas uniquement de bien mauvais livres*8 ?

– Je lis les ouvrages que tu m’as désignés, chère maman, en même temps que ceux qu’on appelle de mauvais livres.

– Ah ! ton caractère a quelque chose de mystérieux et de sombre qui me fait frémir ; Dieu sait les conséquences que tu tires de tant de lectures !

– Chère maman, je ne puis me refuser à croire vrai ce qui me semble tel. Un être tout-puissant et bon pourrait-il me punir d’ajouter foi au rapport des organes que lui-même il m’a donnés ?

– Ah ! j’ai toujours peur d’irriter cet être terrible, dit Mme de Malivert les larmes aux yeux ; il peut t’enlever à mon amour. Il est des jours où la lecture de Bourdaloue me glace de terreur. Je vois dans la Bible que cet être tout-puissant est impitoyable dans ses vengeances, et tu l’offenses sans doute quand tu lis les philosophes du XVIIIe siècle. Je te l’avoue, avant-hier je suis sortie de Saint-Thomas d’Aquin dans un état voisin du désespoir. Quand la colère du Tout-Puissant contre les livres impies ne serait que la dixième partie de ce qu’annonce M. l’abbé Fay *** *9, je pourrais encore trembler de te perdre. Il est un journal abominable que M. l’abbé Fay *** n’a pas même osé nommer dans son sermon et que tu lis tous les jours, j’en suis sûre.

– Oui, maman, je le lis, mais je suis fidèle à la promesse que je t’ai faite, je lis immédiatement après le journal dont la doctrine est la plus opposée à la sienne.

– Cher Octave, c’est la violence de tes passions qui m’alarme, et surtout le chemin qu’elles font en secret dans ton cœur. Si je te voyais quelques-uns des goûts de ton âge pour faire diversion à tes idées singulières, je serais moins effrayée. Mais tu lis des livres impies et bientôt tu en viendras à douter même de l’existence de Dieu. Pourquoi réfléchir sur ces sujets terribles ? Te souvient-il de ta passion pour la chimie ? Pendant dix-huit mois, tu n’as voulu voir personne, tu as indisposé par ton absence nos parents les plus proches ; tu manquais aux devoirs les plus indispensables.

– Mon goût pour la chimie, reprit Octave, n’était pas une passion, c’était un devoir que je m’étais imposé ; et Dieu sait, ajouta-t-il en soupirant, s’il n’eût pas été mieux d’être fidèle à ce dessein et de faire de moi un savant retiré du monde !

Ce soir-là, Octave resta chez sa mère jusqu’à une heure. Vainement l’avait-elle pressé d’aller dans le monde ou du moins au spectacle.

– Je reste où je suis le plus heureux, disait Octave.

– Il y a des moments où je te crois, et c’est quand je suis avec toi, répondait son heureuse mère ; mais si pendant deux jours je ne t’ai vu que devant le monde, la raison reprend le dessus. Il est impossible qu’une telle solitude convienne à un homme de ton âge. J’ai là pour soixante-quatorze mille francs de diamants inutiles, et ils le seront longtemps, puisque tu ne veux pas te marier encore ; dans le fait, tu es bien jeune, vingt ans et cinq jours ! et Mme de Malivert se leva de sa chaise longue pour embrasser son fils. J’ai bien envie de faire vendre ces diamants inutiles, je placerai le prix, et le revenu de cette somme je l’emploierai à augmenter ma dépense ; je prendrais un jour, et, sous prétexte de ma mauvaise santé, je ne recevrais absolument que des gens contre lesquels tu n’aurais pas d’objection.

– Hélas ! chère maman, la vue de tous les hommes m’attriste également ; je n’aime que toi au monde...

Lorsque son fils l’eut quittée, malgré l’heure avancée, Mme de Malivert, troublée par de sinistres pressentiments, ne put trouver le sommeil. Elle essayait en vain d’oublier combien Octave lui était cher, et de le juger comme elle eût fait d’un étranger. Toujours au lieu de suivre un raisonnement, son âme s’égarait dans des suppositions romanesques sur l’avenir de son fils ; le mot du commandeur lui revenait. « Certainement, disait-elle, je sens en lui quelque chose de surhumain ; il vit comme un être à part, séparé des autres hommes. » Revenant ensuite à des idées plus raisonnables, Mme de Malivert ne pouvait concevoir que son fils eût les passions les plus vives ou du moins les plus exaltées, et cependant une telle absence de goût pour tout ce qu’il y a de réel dans la vie. On eût dit que ses passions avaient leur source ailleurs et ne s’appuyaient sur rien de ce qui existe ici-bas. Il n’y avait pas jusqu’à la physionomie si noble d’Octave qui n’alarmât sa mère ; ses yeux si beaux et si tendres lui donnaient de la terreur. Ils semblaient quelquefois regarder au ciel et réfléchir le bonheur qu’ils y voyaient. Un instant après, on y lisait les tourments de l’enfer.

On éprouve une sorte de pudeur à interroger un être dont le bonheur paraît aussi fragile, et sa mère le regardait bien plus qu’elle n’osait lui parler. Dans les moments plus calmes, les yeux d’Octave semblaient songer à un bonheur absent ; on eût dit une âme tendre séparée par un long espace d’un objet uniquement chéri. Octave répondait avec sincérité aux questions que lui adressait sa mère, et cependant elle ne pouvait deviner le mystère de cette rêverie profonde et souvent agitée. Dès l’âge de quinze ans, Octave était ainsi, et Mme de Malivert n’avait jamais pensé sérieusement à la possibilité de quelque passion secrète. Octave n’était-il pas maître de lui et de sa fortune ?

Elle observait constamment que la vie réelle, loin d’être une source d’émotions pour son fils, n’avait d’autre effet que de l’impatienter, comme si elle fût venue le distraire et l’arracher d’une façon importune à sa chère rêverie. Au malheur près de cette manière de vivre qui semblait étrangère à tout ce qui l’environnait, Mme de Malivert ne pouvait s’empêcher de reconnaître chez Octave une âme droite et forte, toute de génie et d’honneur. Mais cette âme savait fort bien quels étaient ses droits à l’indépendance et à la liberté, et ses nobles qualités s’alliaient étrangement avec une profondeur de dissimulation incroyable à cet âge. Cette cruelle réalité vint détruire, en un instant, tous les rêves de bonheur qui avaient porté le calme dans l’imagination de Mme de Malivert.

Rien n’était plus importun à son fils, et l’on peut dire plus odieux, car il ne savait pas aimer ou haïr à demi, que la société de son oncle le commandeur, et cependant tout le monde croyait à la maison qu’il aimait par-dessus tout faire la partie d’échecs de M. de Soubirane, ou aller avec lui flâner sur le boulevard. Ce mot était du commandeur, qui, malgré ses soixante ans, avait autant de prétentions pour le moins qu’en 1789 ; seulement la fatuité du raisonnement et de la profondeur avant remplacé les affectations de la jeunesse qui ont du moins pour excuse les grâces et la gaieté. Cet exemple d’une dissimulation aussi facile effrayait Mme de Malivert. « J’ai questionné mon fils sur le plaisir qu’il trouve à vivre avec son oncle, et il m’a répondu par la vérité ; mais, se disait-elle, qui sait si quelque étrange dessein ne se cache pas au fond de cette âme singulière ? Et si jamais je ne l’interroge à ce sujet, jamais de lui-même il n’aura l’idée de m’en parler. Je suis une simple femme, se disait Mme de Malivert, éclairée uniquement sur quelques petits devoirs à ma portée. Comment oserais-je me croire faite pour donner des conseils à un être aussi fort et aussi singulier ? Je n’ai point pour le consulter d’ami doué d’une raison assez supérieure ; d’ailleurs, puis-je trahir la confiance d’Octave ; ne lui ai-je pas promis un secret absolu ? »

Après que ces tristes pensées l’eurent agitée jusqu’au jour, Mme de Malivert conclut, comme de coutume, qu’elle devait employer toute l’influence qu’elle avait sur son fils pour l’engager à aller beaucoup chez Mme la marquise de Bonnivet. C’était son amie intime et sa cousine, femme de la plus haute considération, et dont le salon réunissait souvent ce qu’il y a de plus distingué dans la bonne compagnie. « Mon métier à moi, se disait Mme de Malivert, c’est de faire la cour aux gens de mérite que je vois chez Mme de Bonnivet afin de savoir ce qu’ils pensent d’Octave. » On allait chercher dans ce salon le plaisir d’être de la société de Mme de Bonnivet, et l’appui de son mari, courtisan habile chargé d’ans et d’honneurs, et presque aussi bien venu de son maître que cet aimable amiral de Bonnivet*10, son aïeul, qui fit faire tant de sottises à François Ier et s’en punit si noblement11.

  1. * Twelfth Night, act. II : « Elle est vieille et simple... Elle est naïvement vraie et joue avec l’innocence de l’amour. » Shakespeare, La Nuit des Rois ou Ce que vous voudrez, acte II, scène IV.

    Sur le sens et le choix des épigraphes placées en tête des différents chapitres, Stendhal écrira en 1830 : « L’épigraphe doit augmenter la sensation, l’émotion du lecteur, si émotion il peut y avoir, et non plus présenter un jugement plus ou moins philosophique sur la situation. » La plupart de ces épigraphes ont été fournies à Stendhal par Mérimée. Certaines d’entre elles ont été, comme on verra, fabriquées de toutes pièces.

  2. * L’École Polytechnique : Le jeune Henri Beyle avait travaillé les mathématiques à l’École Centrale de Grenoble pour entrer à l’École Polytechnique, mais, en 1799, il ne se présenta pas au concours.

  3. * Le marquis de Malivert : Malhivert est un hameau de la commune de Claix. C’est à Claix que le père de Stendhal possédait une maison de campagne. Le futur romancier y a passé une partie de son enfance.

  4. * Docteur Duquerrel : Allusion au médecin le plus célèbre de l’époque, le chirurgien Guillaume Dupuytren (1777-1833).

  5. * De cette famille : Les tilleuls sont pour Stendhal les arbres typiques de Paris. Il en avait fait la remarque dès 1800, lorsqu’il était employé au Ministère de la guerre (Vie de Henry Brulard, chapitre XLI).

  6. * Il veut : C’est ce que Stendhal lui-même avait cherché dans l’étude d’Helvétius, Hobbes, Destutt de Tracy, Cabanis, etc.

  7. * Qu’elle soit rejetée : La loi qui accordait une indemnité aux émigrés, avait été rejetée une première fois en 1824 et votée ensuite au printemps de 1825.

  8. * De bien mauvais livres : Il s’agit, comme d’ailleurs Stendhal va le dire, des philosophes du XVIIIe siècle et des idéologues.

  9. * M. l’abbé Fay*** : Sans doute, ainsi que l’a indiqué G. Blin, l’abbé Fayet, le futur évêque d’Orléans (1787-1849), ennemi fanatique de la philosophie du XVIIIe siècle, considérée comme responsable de la Révolution. En 1822, il avait prononcé un Sermon sur les mauvais livres.

  10. * Aimable amiral de Bonnivet : Déjà au chapitre X de l’Histoire de la Peinture en Italie, Stendhal avait présenté l’amiral de Bonnivet comme un des grands seigneurs les plus représentatifs du XVIe siècle. Il en avait probablement lu la biographie dans la Vie des Hommes illustres et des Grands Capitaines français par Brantôme d’où il a dû tirer la substance de cette note.

  11. À la bataille de Pavie, sur le soir, voyant que tout était perdu, l’amiral s’écria : « Il ne sera pas dit que je survis à un tel désastre » ; et s’élançant, la visière levée, au milieu des ennemis, il eut la consolation d’en tuer plusieurs avant que de tomber percé de coups (24 février 1525).

Chapitre II

Melancholy mark’d him for her own, whose ambitious heart overates the happiness he cannot enjoy.

Marlow*1.

Le lendemain, dès huit heures du matin, il se fit un grand changement dans la maison de Mme de Malivert. Toutes les sonnettes se trouvèrent tout à coup en mouvement. Bientôt le vieux marquis se fit annoncer chez sa femme qui était encore au lit ; lui-même ne s’était pas donné le temps de s’habiller. Il vint l’embrasser les larmes aux yeux :

– Ma chère amie, lui dit-il, nous verrons nos petits-enfants avant que de mourir, et le bon vieillard pleurait à chaudes larmes. Dieu sait, ajouta-t-il, que ce n’est pas l’idée de cesser d’être un gueux qui me met en cet état... La loi d’indemnité est certaine et vous aurez deux millions.

À ce moment Octave, que le marquis avait fait appeler, fit demander la permission d’entrer ; son père se leva pour aller se jeter dans ses bras. Octave vit des larmes et peut-être se méprit sur leur cause ; car une rougeur presque imperceptible parut sur ses joues si pâles.

– Ouvrez les rideaux tout à fait, grand jour ! dit sa mère avec vivacité. Approche-toi, regarde-moi, ajouta-t-elle du même ton, et, sans répondre à son mari, elle examinait la rougeur imperceptible qui était venue se placer sur le haut des joues d’Octave. Elle savait, par ses conversations avec les médecins, que la couleur rouge cernée sur les joues est un signe des maladies de poitrine ; elle tremblait pour la santé de son fils, et ne songeait plus aux deux millions d’indemnité.

Quand Mme de Malivert fut rassurée :

– Oui, mon fils, dit enfin le marquis, un peu impatienté de tout ce tracas, je viens d’obtenir la certitude que la loi d’indemnité sera proposée, et nous avons 319 voix sûres sur 420. Ta mère a perdu un bien que j’estime à plus de six millions, et quels que soient les sacrifices que la crainte des jacobins impose à la justice du roi, nous pouvons compter largement sur deux millions. Ainsi je ne suis plus un gueux, c’est-à-dire tu n’es plus un gueux, ta fortune va se trouver de nouveau en rapport avec ta naissance et je puis maintenant te chercher et non plus te mendier une épouse.

– Mais, mon cher ami, dit Mme de Malivert, prenez garde que votre empressement à croire ces grandes nouvelles ne vous expose aux petites remarques de notre parente Mme la duchesse d’Ancre et de sa société. Elle jouit réellement, elle, de tous ces millions que vous nous promettez ; n’allez pas vendre la peau de l’ours.

– Il y a déjà vingt-cinq minutes, dit le vieux marquis en tirant sa montre, que je suis sûr, mais ce qu’on appelle sûr, que la loi d’indemnité passera.

Il fallait bien que le marquis eût raison, car le soir lorsque l’impassible Octave parut chez Mme de Bonnivet, il trouva une nuance d’empressement dans l’accueil qu’il reçut de tout le monde. Il y eut aussi une nuance de hauteur dans sa manière de répondre à cet intérêt subit ; au moins la vieille duchesse d’Ancre en fit-elle la remarque. L’impression d’Octave fut tout à la fois de déplaisance et de mépris. Il se voyait mieux accueilli à cause de l’espérance de deux millions dans la société de Paris et du monde où il était reçu avec le plus d’intimité. Cette âme ardente, aussi juste et presque aussi sévère envers les autres que pour elle-même, finit par tirer une profonde impression de mélancolie de cette triste vérité. Ce n’est pas que la hauteur d’Octave s’abaissât jusqu’à en vouloir aux êtres que le hasard avait réunis dans ce salon ; il avait pitié de son sort et de celui de tous les hommes. « Je suis donc si peu aimé, se disait-il, que deux millions changent tous les sentiments qu’on avait pour moi ; au lieu de chercher à mériter d’être aimé, j’aurais dû chercher à m’enrichir par quelque commerce. » En faisant ces tristes réflexions, Octave se trouvait placé sur un divan, vis-à-vis une petite chaise qu’occupait Armance de Zohiloff, sa cousine, et par hasard ses yeux s’arrêtèrent sur elle. Il remarqua qu’elle ne lui avait pas adressé la parole de toute la soirée. Armance était une nièce assez pauvre de Mmes de Bonnivet et de Malivert, à peu près de l’âge d’Octave, et comme ces deux êtres n’avaient que de l’indifférence l’un pour l’autre, ils se parlaient avec toute franchise. Depuis trois quarts d’heure le cœur d’Octave était abreuvé d’amertume, il fut saisi de cette idée : « Armance ne me fait pas de compliment, elle seule ici est étrangère à ce redoublement d’intérêt que je dois à de l’argent, elle seule ici a quelque noblesse d’âme. » Et ce fut pour lui une consolation que de regarder Armance. « Voilà donc un être estimable », se dit-il, et comme la soirée s’avançait, il vit avec un plaisir égal au chagrin qui d’abord avait inondé son cœur qu’elle continuait à ne point lui parler.

Une seule fois, comme un provincial, membre de la Chambre des députés, faisait à Octave un compliment gauche sur les deux millions qu’il allait lui voter (ce furent les mots de cet homme), Octave surprit un regard d’Armance qui arrivait jusqu’à lui. L’expression de ce regard était impossible à méconnaître ; du moins la raison d’Octave, plus sévère qu’on ne peut se l’imaginer, en décida ainsi ; ce regard était destiné à l’observer, et ce qui lui fit un plaisir sensible, ce regard s’attendait à être obligé de mépriser. Le député qui se préparait à voter des millions fut la victime d’Octave ; le mépris du jeune vicomte fut trop évident même pour un provincial.

– Voilà comme ils sont tous, dit le député du département de *** au commandeur de Soubirane qu’il joignit un instant après. Ah ! messieurs de la noblesse de cour, si nous pouvions nous voter nos indemnités sans passer les vôtres, vous n’en tâteriez, morbleu, qu’après nous avoir donné des garanties. Nous ne voulons plus, comme autrefois, vous voir colonels à vingt-trois ans et nous capitaines à quarante. Sur les 319 députés pensant bien, nous sommes 212 de cette noblesse de province sacrifiée jadis...

Le commandeur, très flatté de se voir adresser une telle plainte, se mit à justifier les gens de qualité. Cette conversation, que l’importance de M. de Soubirane appelait politique, dura toute la soirée, et malgré le vent de nord le plus perçant, elle s’établit dans l’embrasure d’une croisée, position de rigueur pour parler politique.

Le commandeur ne la quitta qu’une minute, en suppliant le député de l’excuser et de l’attendre.

– Il faut que je demande à mon neveu ce qu’il a fait de ma voiture, et il vint dire à l’oreille d’Octave :

– Parlez, on remarque votre silence, ce n’est point par de la hauteur que cette nouvelle fortune doit marquer chez vous. Songez que ces deux millions sont une restitution et rien de plus. Où en seriez-vous donc si le roi vous avait fait cordon bleu ?

Et le commandeur regagna l’embrasure de sa fenêtre en courant comme un jeune homme, et répétant à demi-haut :

– Ah ! les chevaux à onze heures et demie.

Octave parla, et s’il n’atteignit pas à l’aisance et à l’enjouement qui font les succès parfaits, sa beauté remarquable et le sérieux profond de ses manières donnèrent aux yeux de bien des femmes un prix singulier aux mots qu’il leur adressait. Ses idées étaient vives, claires, et de celles qui grandissent à mesure qu’on les regarde. Il est vrai que la simplicité pleine de noblesse avec laquelle il s’énonçait lui faisait perdre l’effet de quelques traits piquants ; on ne s’en étonnait qu’une seconde après. La hauteur de son caractère ne lui permit jamais de dire d’un ton marqué ce qui lui semblait joli. C’était un de ces esprits que leur fierté met dans la position d’une jeune femme qui arrive sans rouge dans un salon où l’usage du rouge est général ; pendant quelques instants sa pâleur la fait paraître triste. Si Octave eut des succès, c’est que le mouvement d’esprit et l’excitation qui lui manquaient souvent étaient suppléés ce soir-là par le sentiment de l’ironie la plus amère.

Cette apparence de méchanceté engagea les femmes d’un certain âge à lui pardonner la simplicité de ses manières, et les sots auxquels il fit peur se hâtèrent de l’applaudir. Octave, exprimant finement tout le mépris dont il était dévoré, trouvait dans la société le seul bonheur qu’elle pût lui donner, lorsque la duchesse d’Ancre s’approcha du divan sur lequel il était assis, et dit, non à lui, mais pour lui, et à voix très basse, à Mme de la Ronze*2 son amie intime :

– Voyez cette petite sotte d’Armance, ne s’avise-t-elle pas d’être jalouse de la fortune qui tombe des nues à M. de Malivert ? Dieu ! que l’envie sied mal à une femme !

L’amie devina la duchesse et saisit le regard fixe d’Octave qui, tout en ayant l’air de ne voir que la figure vénérable de M. l’évêque de *** qui lui parlait en cet instant, avait tout entendu. En moins de trois minutes, le silence de Mlle