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Alexandre Dumas père
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Le roi entra dans ses appartements d’un pas rapide.
Peutêtre Louis XIV marchaitil si vite pour ne pas chanceler. Il
laissait derrière lui comme la trace d’un deuil mystérieux.
Cette gaieté, que chacun avait remarquée dans son attitude à son
arrivée, et dont chacun s’était réjoui, nul ne l’avait peutêtre
approfondie dans son véritable sens ; mais ce départ si orageux, ce
visage si bouleversé, chacun le comprit, ou du moins le crut
comprendre facilement.
La légèreté de Madame, ses plaisanteries un peu rudes pour un
caractère ombrageux, et surtout pour un caractère de roi ;
l’assimilation trop familière, sans doute, de ce roi à un homme
ordinaire ; voilà les raisons que l’assemblée donna du départ
précipité et inattendu de Louis XIV.
Madame, plus clairvoyante d’ailleurs, n’y vit cependant point
d’abord autre chose. C’était assez pour elle d’avoir rendu quelque
petite torture d’amourpropre à celui qui, oubliant si promptement
des engagements contractés, semblait avoir pris à tâche de dédaigner
sans cause les plus nobles et les plus illustres conquêtes.
Il n’était pas sans une certaine importance pour Madame, dans la
situation où se trouvaient les choses, de faire voir au roi la différence
qu’il y avait à aimer en haut lieu ou à courir l’amourette comme un
cadet de province.
Avec ces grandes amours, sentant leur loyauté et leur toute
puissance, ayant en quelque sorte leur étiquette et leur ostentation, un
roi, non seulement ne dérogeait point, mais encore trouvait repos,
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sécurité, mystère et respect général.
Dans l’abaissement des vulgaires amours, au contraire, il
rencontrait, même chez les plus humbles sujets, la glose et le
sarcasme ; il perdait son caractère d’infaillible et d’inviolable.
Descendu dans la région des petites misères humaines, il en subissait
les pauvres orages.
En un mot, faire du roidieu un simple mortel en le touchant au
cœur, ou plutôt même au visage, comme le dernier de ses sujets,
c’était porter un coup terrible à l’orgueil de ce sang généreux : on
captivait Louis plus encore par l’amourpropre que par l’amour.
Madame avait sagement calculé sa vengeance ; aussi, comme on l’a
vu, s’étaitelle vengée.
Qu’on n’aille pas croire cependant que Madame eût les passions
terribles des héroïnes du Moyen Âge et qu’elle vît les choses sous
leur aspect sombre ; Madame, au contraire, jeune, gracieuse,
spirituelle, coquette, amoureuse, plutôt de fantaisie, d’imagination ou
d’ambition que de cœur ; Madame, au contraire, inaugurait cette
époque de plaisirs faciles et passagers qui signala les cent vingt ans
qui s’écoulèrent entre la moitié du XVIIe siècle et les trois quarts du
XVIIIe.
Madame voyait donc, ou plutôt croyait voir les choses sous leur
véritable aspect ; elle savait que le roi, son auguste beaufrère, avait
ri le premier de l’humble La Vallière, et que, selon ses habitudes, il
n’était pas probable qu’il adorât jamais la personne dont il avait pu
rire, ne fûtce qu’un instant.
D’ailleurs, l’amourpropre n’étaitil pas là, ce démon souffleur qui
joue un si grand rôle dans cette comédie dramatique qu’on appelle la
vie d’une femme ; l’amourpropre ne disaitil point tout haut, tout
bas, à demivoix, sur tous les tons possibles, qu’elle ne pouvait
véritablement, elle, princesse, jeune, belle, riche, être comparée à la
pauvre La Vallière, aussi jeune qu’elle, c’est vrai, mais bien moins
jolie, mais tout à fait pauvre ? Et que cela n’étonne point de la part de
Madame ; on le sait, les plus grands caractères sont ceux qui se
flattent le plus dans la comparaison qu’ils font d’eux aux autres, des
autres à eux.
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Peutêtre demanderaton ce que voulait Madame avec cette
attaque si savamment combinée ? Pourquoi tant de forces déployées,
s’il ne s’agissait de débusquer sérieusement le roi d’un cœur tout
neuf dans lequel il comptait se loger ! Madame avaitelle donc besoin
de donner une pareille importance à La Vallière, si elle ne redoutait
pas La Vallière ?
Non, Madame ne redoutait pas La Vallière, au point de vue où un
historien qui sait les choses voit l’avenir, ou plutôt le passé ; Madame
n’était point un prophète ou une sibylle ; Madame ne pouvait pas
plus qu’un autre lire dans ce terrible et fatal livre de l’avenir qui
garde en ses plus secrètes pages les plus sérieux événements.
Non, Madame voulait purement et simplement punir le roi de lui
avoir fait une cachotterie toute féminine ; elle voulait lui prouver
clairement que s’il usait de ce genre d’armes offensives, elle, femme
d’esprit et de race, trouverait certainement dans l’arsenal de son
imagination des armes défensives à l’épreuve même des coups d’un
roi.
Et d’ailleurs, elle voulait lui prouver que, dans ces sortes de
guerre, il n’y a plus de rois, ou tout au moins que les rois, combattant
pour leur propre compte comme des hommes ordinaires, peuvent
voir leur couronne tomber au premier choc ; qu’enfin, s’il avait
espéré être adoré tout d’abord, de confiance, à son seul aspect, par
toutes les femmes de sa cour, c’était une prétention humaine,
téméraire, insultante pour certaines plus haut placées que les autres,
et que la leçon, tombant à propos sur cette tête royale, trop haute et
trop fière, serait efficace.
Voilà certainement quelles étaient les réflexions de Madame à
l’égard du roi.
L’événement restait en dehors.
Ainsi, l’on voit qu’elle avait agi sur l’esprit de ses filles d’honneur
et avait préparé dans tous ses détails la comédie qui venait de se
jouer.
Le roi en fut tout étourdi. Depuis qu’il avait échappé à M. de
Mazarin, il se voyait pour la première fois traité en homme.
Une pareille sévérité, de la part de ses sujets, lui eût fourni matière
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à résistance. Les pouvoirs croissent dans la lutte.
Mais s’attaquer à des femmes, être attaqué par elles, avoir été joué
par de petites provinciales arrivées de Blois tout exprès pour cela,
c’était le comble du déshonneur pour un jeune roi plein de la vanité
que lui inspiraient à la fois et ses avantages personnels et son pouvoir
royal.
Rien à faire, ni reproches, ni exil, ni même bouderies.
Bouder, c’eût été avouer qu’on avait été touché, comme Hamlet,
par une arme démouchetée, l’arme du ridicule.
Bouder des femmes ! quelle humiliation ! surtout quand ces
femmes ont le rire pour vengeance.
Oh ! si, au lieu d’en laisser toute la responsabilité à des femmes,
quelque courtisan se fût mêlé à cette intrigue, avec quelle joie Louis
XIV eût saisi cette occasion d’utiliser la Bastille !
Mais là encore la colère royale s’arrêtait, repoussée par le
raisonnement.
Avoir une armée, des prisons, une puissance presque divine, et
mettre cette toutepuissance au service d’une misérable rancune,
c’était indigne, non seulement d’un roi, mais même d’un homme.
Il s’agissait donc purement et simplement de dévorer en silence
cet affront et d’afficher sur son visage la même mansuétude, la même
urbanité.
Il s’agissait de traiter Madame en amie. En amie !… Et pourquoi
pas ?
Ou Madame était l’instigatrice de l’événement, ou l’événement
l’avait trouvée passive.
Si elle avait été l’instigatrice, c’était bien hardi à elle, mais enfin
n’étaitce pas son rôle naturel ?
Qui l’avait été chercher dans le plus doux moment de la lune
conjugale pour lui parler un langage amoureux ? Qui avait osé
calculer les chances de l’adultère, bien plus de l’inceste ? Qui,
retranché derrière son omnipotence royale, avait dit à cette jeune
femme : « Ne craignez rien, aimez le roi de France, il est audessus
de tous, et un geste de son bras armé du sceptre vous protégera contre
tous, même contre vos remords ? »
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Donc, la jeune femme avait obéi à cette parole royale, avait cédé à
cette voix corruptrice, et maintenant qu’elle avait fait le sacrifice
moral de son honneur, elle se voyait payée de ce sacrifice par une
infidélité d’autant plus humiliante qu’elle avait pour cause une
femme bien inférieure à celle qui avait d’abord cru être aimée.
Ainsi, Madame eûtelle été l’instigatrice de la vengeance,
Madame eût eu raison.
Si, au contraire, elle était passive dans tout cet événement, quel
sujet avait le roi de lui en vouloir ? ou plutôt pouvaitelle arrêter
l’essor de quelques langues provinciales ? devaitelle, par un excès
de zèle mal entendu, réprimer, au risque de l’envenimer,
l’impertinence de ces trois petites filles ?
Tous ces raisonnements étaient autant de piqûres sensibles à
l’orgueil du roi ; mais, quand il avait bien repassé tous ces griefs dans
son esprit, Louis XIV s’étonnait, réflexions faites, c’estàdire après
la plaie pansée, de sentir d’autres douleurs sourdes, insupportables,
inconnues.
Et voilà ce qu’il n’osait s’avouer à luimême, c’est que ces
lancinantes atteintes avaient leur siège au cœur.
Et, en effet, il faut bien que l’historien l’avoue aux lecteurs,
comme le roi se l’avouait à luimême : il s’était laissé chatouiller le
cœur par cette naïve déclaration de La Vallière ; il avait cru à
l’amour pur, à de l’amour pour l’homme, à de l’amour dépouillé de
tout intérêt ; et son âme, plus jeune et surtout plus naïve qu’il ne le
supposait, avait bondi audevant de cette autre âme qui venait de se
révéler à lui par ses aspirations.
La chose la moins ordinaire dans l’histoire si complexe de
l’amour, c’est la double inoculation de l’amour dans deux cœurs :
pas plus de simultanéité que d’égalité ; l’un aime presque toujours
avant l’autre, comme l’un finit presque toujours d’aimer après
l’autre. Aussi le courant électrique s’établitil en raison de l’intensité
de la première passion qui s’allume.
Plus Mlle de La Vallière avait montré d’amour, plus le roi en avait
ressenti.
Et voilà justement ce qui étonnait le roi.
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Car il lui était bien démontré qu’aucun courant sympathique
n’avait pu entraîner son cœur, puisque cet aveu n’était pas de
l’amour, puisque cet aveu n’était qu’une insulte faite à l’homme et au
roi, puisque enfin c’était, et le mot surtout brûlait comme un fer
rouge, puisque enfin c’était une mystification.
Ainsi cette petite fille à laquelle, à la rigueur, on pouvait tout
refuser, beauté, naissance, esprit, ainsi cette petite fille, choisie par
Madame ellemême en raison de son humilité, avait non seulement
provoqué le roi, mais encore dédaigné le roi, c’estàdire un homme
qui, comme un sultan d’Asie, n’avait qu’à chercher des yeux, qu’à
étendre la main, qu’à laisser tomber le mouchoir.
Et, depuis la veille, il avait été préoccupé de cette petite fille au
point de ne penser qu’à elle, de ne rêver que d’elle ; depuis la veille,
son imagination s’était amusée à parer son image de tous les charmes
qu’elle n’avait point ; il avait enfin, lui que tant d’affaires
réclamaient, que tant de femmes appelaient, il avait, depuis la veille,
consacré toutes les minutes de sa vie, tous les battements de son
cœur, à cette unique rêverie.
En vérité, c’était trop ou trop peu.
Et l’indignation du roi lui faisant oublier toutes choses, et entre
autres que de SaintAignan était là, l’indignation du roi s’exhalait
dans les plus violentes imprécations.
Il est vrai que SaintAignan était tapi dans un coin, et de ce coin
regardait passer la tempête.
Son désappointement à lui paraissait misérable à côté de la colère
royale.
Il comparait à son petit amourpropre l’immense orgueil de ce roi
offensé, et, connaissant le cœur des rois en général et celui des
puissants en particulier, il se demandait si bientôt ce poids de fureur,
suspendu jusquelà sur le vide, ne finirait point par tomber sur lui,
par cela même que d’autres étaient coupables et lui innocent.
En effet, tout à coup le roi s’arrêta dans sa marche immodérée, et,
fixant sur de SaintAignan un regard courroucé.
— Et toi, de SaintAignan ? s’écriatil.
De SaintAignan fit un mouvement qui signifiait :
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— Eh bien ! Sire ?
— Oui, tu as été aussi sot que moi, n’estce pas ?
— Sire, balbutia de SaintAignan.
— Tu t’es laissé prendre à cette grossière plaisanterie.
— Sire, dit de SaintAignan, dont le frisson commençait à secouer
les membres, que Votre Majesté ne se mette point en colère : les
femmes, elle le sait, sont des créatures imparfaites créées pour le
mal ; donc, leur demander le bien c’est exiger d’elles la chose
impossible.
Le roi, qui avait un profond respect de luimême, et qui
commençait à prendre sur ses passions cette puissance qu’il conserva
sur elles toute sa vie, le roi sentit qu’il se déconsidérait à montrer tant
d’ardeur pour un si mince objet.
— Non, ditil vivement, non, tu te trompes, SaintAignan, je ne
me mets pas en colère ; j’admire seulement que nous ayons été joués
avec tant d’adresse et d’audace par ces deux petites filles. J’admire
surtout que, pouvant nous instruire, nous ayons fait la folie de nous
en rapporter à notre propre cœur.
— Oh ! le cœur, Sire, le cœur, c’est un organe qu’il faut
absolument réduire à ses fonctions physiques, mais qu’il faut
destituer de toutes fonctions morales. J’avoue, quant à moi, que,
lorsque j’ai vu le cœur de Votre Majesté si fort préoccupé de cette
petite…
— Préoccupé, moi ? mon cœur préoccupé ? Mon esprit, peutêtre ;
mais quant à mon cœur… il était…
Louis s’aperçut, cette fois encore, que pour couvrir un vide, il en
allait découvrir un autre.
— Au reste, ajoutatil, je n’ai rien à reprocher à cette enfant. Je
savais qu’elle en aimait un autre.
— Le vicomte de Bragelonne, oui. J’en avais prévenu Votre
Majesté.
— Sans doute. Mais tu n’étais pas le premier. Le comte de La
Fère m’avait demandé la main de Mlle de La Vallière pour son fils.
Eh bien ! à son retour d’Angleterre, je les marierai puisqu’ils
s’aiment.
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— En vérité, je reconnais là toute la générosité du roi.
— Tiens, SaintAignan, croismoi, ne nous occupons plus de ces
sortes de choses, dit Louis.
— Oui, digérons l’affront, Sire, dit le courtisan résigné.
— Au reste, ce sera chose facile, fit le roi en modulant un soupir.
— Et pour commencer, moi… dit SaintAignan.
— Eh bien ?
— Eh bien ! je vais faire quelque bonne épigramme sur le trio.
J’appellerai cela : Naïade et Dryade ; cela fera plaisir à Madame.
— Fais, SaintAignan, fais, murmura le roi. Tu me liras tes vers,
cela me distraira. Ah ! n’importe, n’importe, SaintAignan, ajouta le
roi comme un homme qui respire avec peine, le coup demande une
force surhumaine pour être dignement soutenu.
Et, comme le roi achevait ainsi en se donnant les airs de la plus
angélique patience, un des valets de service vint gratter à la porte de
la chambre.
De SaintAignan s’écarta par respect.
— Entrez, fit le roi.
Le valet entrebâilla la porte.
— Que veuton ? demanda Louis.
Le valet montra une lettre pliée en forme de triangle.
— Pour Sa Majesté, ditil.
— De quelle part ?
— Je l’ignore ; il a été remis par un des officiers de service.
Le roi fit signe, le valet apporta le billet.
Le roi s’approcha des bougies, ouvrit le billet, lut la signature et
laissa échapper un cri.
SaintAignan était assez respectueux pour ne pas regarder ; mais,
sans regarder, il voyait et entendait.
Il accourut.
Le roi, d’un geste, congédia le valet.
— Oh ! mon Dieu ! fit le roi en lisant.
— Votre Majesté se trouvetelle indisposée ? demanda Saint
Aignan les bras étendus.
— Non, non, SaintAignan ; lis !
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Et il lui passa le billet.
Les yeux de SaintAignan se portèrent à la signature.
— La Vallière ! s’écriatil. Oh ! Sire !
— Lis ! lis !
Et SaintAignan lut :
« Sire, pardonnezmoi mon importunité, pardonnezmoi surtout le
défaut de formalités qui accompagne cette lettre ; un billet me semble
plus pressé et plus pressant qu’une dépêche ; je me permets donc
d’adresser un billet à Votre Majesté.
Je rentre chez moi brisée de douleur et de fatigue, Sire, et
j’implore de Votre Majesté la faveur d’une audience dans laquelle je
pourrai dire la vérité à mon roi.
Signé : Louise de La Vallière. »
— Eh bien ? demanda le roi en reprenant la lettre des mains de
Saint Aignan tout étourdi de ce qu’il venait de lire.
— Eh bien ? répéta SaintAignan.
— Que pensestu de cela ?
— Je ne sais trop.
— Mais enfin ?
— Sire, la petite aura entendu gronder la foudre, et elle aura eu
peur.
— Peur de quoi ? demanda noblement Louis.
— Dame ! que voulezvous, Sire ! Votre Majesté a mille raisons
d’en vouloir à l’auteur ou aux auteurs d’une si méchante plaisanterie,
et la mémoire de Votre Majesté, ouverte dans le mauvais sens, est
une éternelle menace pour l’imprudente.
— SaintAignan, je ne vois pas comme vous.
— Le roi doit voir mieux que moi.
— Eh bien ! je vois dans ces lignes : de la douleur, de la
contrainte, et maintenant surtout que je me rappelle certaines
particularités de la scène qui s’est passée ce soir chez Madame…
Enfin…
Le roi s’arrêta sur ce sens suspendu.
— Enfin, reprit SaintAignan, Votre Majesté va donner audience,
voilà ce qu’il y a de plus clair dans tout cela.
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— Je ferai mieux, SaintAignan.
— Que ferezvous, Sire ?
— Prends ton manteau.
— Mais, Sire…
— Tu sais où est la chambre des filles de Madame ?
— Certes.
— Tu sais un moyen d’y pénétrer ?
— Oh ! quant à cela, non.
— Mais enfin tu dois connaître quelqu’un par là ?
— En vérité, Votre Majesté est la source de toute bonne idée.
— Tu connais quelqu’un ?
— Oui.
— Qui connaistu ? Voyons.
— Je connais certain garçon qui est au mieux avec certaine fille.
— D’honneur ?
— Oui, d’honneur, Sire.
— Avec TonnayCharente ? demanda Louis en riant.
— Non, malheureusement ; avec Montalais.
— Il s’appelle ?
— Malicorne.
— Bon ! Et tu peux compter sur lui ?
— Je le crois, Sire. Il doit bien avoir quelque clef… Et s’il en a
une, comme je lui ai rendu service… il m’en fera part.
— C’est au mieux. Partons !
— Je suis aux ordres de Votre Majesté.
Le roi jeta son propre manteau sur les épaules de SaintAignan et
lui demanda le sien. Puis tous deux gagnèrent le vestibule.
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De SaintAignan s’arrêta au pied de l’escalier qui conduisait aux
entresols chez les filles d’honneur, au premier chez Madame. De là,
par un valet qui passait, il fit prévenir Malicorne, qui était encore
chez Monsieur.
Au bout de dix minutes, Malicorne arriva le nez au vent et flairant
dans l’ombre.
Le roi se recula, gagnant la partie la plus obscure du vestibule.
Au contraire, de SaintAignan s’avança.
Mais, aux premiers mots par lesquels il formula son désir,
Malicorne recula tout net.
— Oh ! oh ! ditil, vous me demandez à être introduit dans les
chambres des filles d’honneur ?
— Oui.
— Vous comprenez que je ne puis faire une pareille chose sans
savoir dans quel but vous la désirez.
— Malheureusement, cher monsieur Malicorne, il m’est
impossible de donner aucune explication ; il faut donc que vous vous
fiiez à moi comme un ami qui vous a tiré d’embarras hier et qui vous
prie de l’en tirer aujourd’hui.
— Mais moi, monsieur, je vous disais ce que je voulais ; ce que je
voulais, c’était ne point coucher à la belle étoile, et tout honnête
homme peut avouer un pareil désir ; tandis que vous, vous n’avouez
rien.
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— Croyez, mon cher monsieur Malicorne, insista de Saint
Aignan, que, s’il m’était permis de m’expliquer, je m’expliquerais.
— Alors, mon cher monsieur, impossible que je vous permette
d’entrer chez Mlle de Montalais.
— Pourquoi ?
— Vous le savez mieux que personne, puisque vous m’avez pris
sur un mur, faisant la cour à Mlle de Montalais ; or, ce serait
complaisant à moi, vous en conviendrez, lui faisant la cour, de vous
ouvrir la porte de sa chambre.
— Eh ! qui vous dit que ce soit pour elle que je vous demande la
clef ?
— Pour qui donc alors ?
— Elle ne loge pas seule, ce me semble ?
— Non, sans doute.
— Elle loge avec Mlle de La Vallière ?
— Oui, mais vous n’avez pas plus affaire réellement à Mlle de La
Vallière qu’à Mlle de Montalais, et il n’y a que deux hommes à qui je
donnerais cette clef : c’est à M. de Bragelonne, s’il me priait de la lui
donner ; c’est au roi, s’il me l’ordonnait.
— Eh bien ! donnezmoi donc cette clef, monsieur, je vous
l’ordonne, dit le roi en s’avançant hors de l’obscurité et en
entrouvrant son manteau. Mlle de Montalais descendra près de vous,
tandis que nous monterons près de Mlle de La Vallière : c’est, en
effet, à elle seule que nous avons affaire.
— Le roi ! s’écria Malicorne en se courbant jusqu’aux genoux du
roi.
— Oui, le roi, dit Louis en souriant, le roi qui vous sait aussi bon
gré de votre résistance que de votre capitulation. Relevezvous,
monsieur ; rendez nous le service que nous vous demandons.
— Sire, à vos ordres, dit Malicorne en montant l’escalier.
— Faites descendre Mlle de Montalais, dit le roi, et ne lui sonnez
mot de ma visite.
Malicorne s’inclina en signe d’obéissance et continua de monter.
Mais le roi, par une vive réflexion, le suivit, et cela avec une
rapidité si grande, que, quoique Malicorne eût déjà la moitié des
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escaliers d’avance, il arriva en même temps que lui à la chambre.
Il vit alors, par la porte demeurée entrouverte derrière Malicorne,
La Vallière toute renversée dans un fauteuil, et à l’autre coin
Montalais, qui peignait ses cheveux, en robe de chambre, debout
devant une grande glace et tout en parlementant avec Malicorne.
Le roi ouvrit brusquement la porte et entra.
Montalais poussa un cri au bruit que fit la porte, et, reconnaissant
le roi, elle s’esquiva.
À cette vue, La Vallière, de son côté, se redressa comme une
morte galvanisée et retomba sur son fauteuil.
Le roi s’avança lentement vers elle.
— Vous voulez une audience, mademoiselle, lui ditil avec
froideur, me voici prêt à vous entendre. Parlez.
De SaintAignan, fidèle à son rôle de sourd, d’aveugle et de muet,
de SaintAignan s’était placé, lui, dans une encoignure de porte, sur
un escabeau que le hasard lui avait procuré tout exprès.
Abrité sous la tapisserie qui servait de portière, adossé à la
muraille même, il écouta ainsi sans être vu, se résignant au rôle de
bon chien de garde qui attend et qui veille sans jamais gêner le
maître. La Vallière, frappée de terreur à l’aspect du roi irrité, se leva
une seconde fois, et, demeurant dans une posture humble et
suppliante :
— Sire, balbutiatelle, pardonnezmoi.
— Eh ! mademoiselle, que voulezvous que je vous pardonne ?
demanda Louis XIV.
— Sire, j’ai commis une grande faute, plus qu’une grande faute,
un grand crime.
— Vous ?
— Sire, j’ai offensé Votre Majesté.
— Pas le moins du monde, répondit Louis XIV.
— Sire, je vous en supplie, ne gardez point visàvis de moi cette
terrible gravité qui décèle la colère bien légitime du roi. Je sens que
je vous ai offensé, Sire ; mais j’ai besoin de vous expliquer comment
je ne vous ai point offensé de mon plein gré.
— Et d’abord, mademoiselle, dit le roi, en quoi m’auriezvous
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offensé ? Je ne le vois pas. Estce par une plaisanterie de jeune fille,
plaisanterie fort innocente ? Vous vous êtes raillée d’un jeune
homme crédule : c’est bien naturel ; toute autre femme à votre place
eût fait ce que vous avez fait.
— Oh ! Votre Majesté m’écrase avec ces paroles.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que, si la plaisanterie fût venue de moi, elle n’eût pas été
innocente.
— Enfin, mademoiselle, reprit le roi, estce là tout ce que vous
aviez à me dire en me demandant une audience ?
Et le roi fit presque un pas en arrière.
Alors La Vallière, avec une voix brève et entrecoupée, avec des
yeux desséchés par le feu des larmes, fit à son tour un pas vers le roi.
— Votre Majesté a tout entendu ? ditelle.
— Tout, quoi ?
— Tout ce qui a été dit par moi au chêne royal ?
— Je n’en ai pas perdu une seule parole, mademoiselle.
— Et Votre Majesté, lorsqu’elle m’eut entendue, a pu croire que
j’avais abusé de sa crédulité.
— Oui, crédulité, c’est bien cela, vous avez dit le mot.
— Et Votre Majesté n’a pas soupçonné qu’une pauvre fille
comme moi peut être forcée quelquefois de subir la volonté
d’autrui ?
— Pardon, mais je ne comprendrai jamais que celle dont la
volonté semblait s’exprimer si librement sous le chêne royal se
laissât influencer à ce point par la volonté d’autrui.
— Oh ! mais la menace, Sire !
— La menace !… Qui vous menaçait ? qui osait vous menacer ?
— Ceux qui ont le droit de le faire, Sire.
— Je ne reconnais à personne le droit de menace dans mon
royaume.
— Pardonnezmoi, Sire, il y a près de Votre Majesté même des
personnes assez haut placées pour avoir ou pour se croire le droit de
perdre une jeune fille sans avenir, sans fortune, et n’ayant que sa
réputation.
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— Et comment la perdre ?
— En lui faisant perdre cette réputation par une honteuse
expulsion.
— Oh ! mademoiselle, dit le roi avec une amertume profonde,
j’aime fort les gens qui se disculpent sans incriminer les autres.
— Sire !
— Oui, et il m’est pénible, je l’avoue, de voir qu’une justification
facile, comme pourrait l’être la vôtre, se vienne compliquer devant
moi d’un tissu de reproches et d’imputations.
— Auxquelles vous n’ajoutez pas foi alors ? s’écria La Vallière.
Le roi garda le silence.
— Oh ! ditesle donc ! répéta La Vallière avec véhémence.
— Je regrette de vous l’avouer, répéta le roi en s’inclinant avec
froideur.
— La jeune fille poussa une profonde exclamation, et, frappant
ses mains l’une dans l’autre :
— Ainsi vous ne me croyez pas ? ditelle.
Le roi ne répondit rien.
Les traits de La Vallière s’altérèrent à ce silence.
— Ainsi vous supposez que moi, moi ! ditelle, j’ai ourdi ce
ridicule, cet infâme complot de me jouer aussi imprudemment de
Votre Majesté ?
— Eh ! mon Dieu ! ce n’est ni ridicule ni infâme, dit le roi ; ce
n’est pas même un complot : c’est une raillerie plus ou moins
plaisante, voilà tout.
— Oh ! murmura la jeune fille désespérée, le roi ne me croit pas,
le roi ne veut pas me croire.
— Mais non, je ne veux pas vous croire.
— Mon Dieu ! mon Dieu !
— Écoutez : quoi de plus naturel, en effet ? Le roi me suit,
m’écoute, me guette ; le roi veut peutêtre s’amuser à mes dépens,
amusonsnous aux siens, et, comme le roi est un homme de cœur,
prenonsle par le cœur.
La Vallière cacha sa tête dans ses mains en étouffant un sanglot.
Le roi continua impitoyablement ; il se vengeait sur la pauvre victime
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de tout ce qu’il avait souffert.
— Supposons donc cette fable que je l’aime et que je l’aie
distingué. Le roi est si naïf et si orgueilleux à la fois, qu’il me croira,
et alors nous irons raconter cette naïveté du roi, et nous rirons.
— Oh ! s’écria La Vallière, penser cela, penser cela, c’est
affreux !
— Et, poursuivit le roi, ce n’est pas tout : si ce prince orgueilleux
vient à prendre au sérieux la plaisanterie, s’il a l’imprudence d’en
témoigner publiquement quelque chose comme de la joie, eh bien !
devant toute la cour, le roi sera humilié ; or, ce sera, un jour, un récit
charmant à faire à mon amant, une part de dot à apporter à mon mari,
que cette aventure d’un roi joué par une malicieuse jeune fille.
— Sire ! s’écria La Vallière égarée, délirante, pas un mot de plus,
je vous en supplie ; vous ne voyez donc pas que vous me tuez ?
— Oh ! raillerie, murmura le roi, qui commençait cependant à
s’émouvoir.
La Vallière tomba à genoux, et cela si rudement, que ses genoux
résonnèrent sur le parquet.
Puis, joignant les mains :
— Sire, ditelle, je préfère la honte à la trahison.
— Que faitesvous ? demanda le roi, mais sans faire un
mouvement pour relever la jeune fille.
— Sire, quand je vous aurai sacrifié mon honneur et ma raison,
vous croirez peutêtre à ma loyauté. Le récit qui vous a été fait chez
Madame et par Madame est un mensonge ; ce que j’ai dit sous le
grand chêne…
— Eh bien ?
— Cela seulement, c’était la vérité.
— Mademoiselle ! s’écria le roi.
— Sire, s’écria La Vallière entraînée par la violence de ses
sensations, Sire, dusséje mourir de honte à cette place où sont
enracinés mes deux genoux, je vous le répéterai jusqu’à ce que la
voix me manque : j’ai dit que je vous aimais… eh bien ! je vous
aime !
— Vous ?
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— Je vous aime, Sire, depuis le jour où je vous ai vu, depuis qu’à
Blois, où je languissais, votre regard royal est tombé sur moi,
lumineux et vivifiant ; je vous aime ! Sire. C’est un crime de lèse
majesté, je le sais, qu’une pauvre fille comme moi aime son roi et le
lui dise. Punissezmoi de cette audace, méprisezmoi pour cette
imprudence ; mais ne dites jamais, mais ne croyez jamais que je vous
ai raillé, que je vous ai trahi. Je suis d’un sang fidèle à la royauté,
Sire ; et j’aime… j’aime mon roi !… Oh ! je me meurs !
Et tout à coup, épuisée de force, de voix, d’haleine, elle tomba
pliée en deux, pareille à cette fleur dont parle Virgile et qu’a touchée
la faux du moissonneur.
Le roi, à ces mots, à cette véhémente supplique, n’avait gardé ni
rancune, ni doute ; son cœur tout entier s’était ouvert au souffle
ardent de cet amour qui parlait un si noble et si courageux langage.
Aussi, lorsqu’il entendit l’aveu passionné de cet amour, il faiblit,
et voila son visage dans ses deux mains.
Mais, lorsqu’il sentit les mains de La Vallière cramponnées à ses
mains, lorsque la tiède pression de l’amoureuse jeune fille eut gagné
ses artères, il s’embrasa à son tour, et, saisissant La Vallière à bras
lecorps, il la releva et la serra contre son cœur.
Mais elle, mourante, laissant aller sa tête vacillante sur ses
épaules, ne vivait plus.
Alors le roi, effrayé, appela de SaintAignan.
De SaintAignan, qui avait poussé la discrétion jusqu’à rester
immobile dans son coin en feignant d’essuyer une larme, accourut à
cet appel du roi.
Alors il aida Louis à faire asseoir la jeune fille sur un fauteuil, lui
frappa dans les mains, lui répandit de l’eau de la reine de Hongrie en
lui répétant :
— Mademoiselle, allons, mademoiselle, c’est fini, le roi vous
croit, le roi vous pardonne. Eh ! là, là ! prenez garde, vous allez
émouvoir trop violemment le roi, mademoiselle ; Sa Majesté est
sensible, Sa Majesté a un cœur. Ah ! diable ! mademoiselle, faitesy
attention, le roi est fort pâle.
En effet, le roi pâlissait visiblement.
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Quant à La Vallière, elle ne bougeait pas.
— Mademoiselle ! mademoiselle ! en vérité, continuait de Saint
Aignan, revenez à vous, je vous en prie, je vous en supplie, il est
temps ; songez à une chose, c’est que si le roi se trouvait mal, je
serais obligé d’appeler son médecin. Ah ! quelle extrémité, mon
Dieu ! Mademoiselle, chère mademoiselle, revenez à vous, faites un
effort, vite, vite !
Il était difficile de déployer plus d’éloquence persuasive que ne le
faisait SaintAignan ; mais quelque chose de plus énergique et de
plus actif encore que cette éloquence réveilla La Vallière.
Le roi s’était agenouillé devant elle, et lui imprimait dans la
paume de la main ces baisers brûlants qui sont aux mains ce que le
baiser des lèvres est au visage. Elle revint enfin à elle, rouvrit
languissamment les yeux, et, avec un mourant regard :
— Oh ! Sire, murmuratelle, Votre Majesté m’a donc pardonné ?
Le roi ne répondit pas… il était encore trop ému.
De SaintAignan crut devoir s’éloigner de nouveau… Il avait
deviné la flamme qui jaillissait des yeux de Sa Majesté.
La Vallière se leva.
— Et maintenant, Sire, ditelle avec courage, maintenant que je
me suis justifiée, je l’espère du moins, aux yeux de Votre Majesté,
accordezmoi de me retirer dans un couvent. J’y bénirai mon roi
toute ma vie, et j’y mourrai en aimant Dieu, qui m’a fait un jour de
bonheur.
— Non, non, répondit le roi, non, vous vivrez ici en bénissant
Dieu, au contraire, mais en aimant Louis, qui vous fera toute une
existence de félicité, Louis qui vous aime, Louis qui vous le jure !
— Oh ! Sire, Sire !…
Et sur ce doute de La Vallière, les baisers du roi devinrent si
brûlants, que de SaintAignan crut qu’il était de son devoir de passer
de l’autre côté de la tapisserie.
Mais ces baisers, qu’elle n’avait pas eu la force de repousser
d’abord, commencèrent à brûler la jeune fille.
— Oh ! Sire, s’écriatelle alors, ne me faites pas repentir d’avoir
été si loyale, car ce serait me prouver que Votre Majesté me méprise
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encore.
— Mademoiselle, dit soudain le roi en se reculant plein de respect,
je n’aime et n’honore rien au monde plus que vous, et rien à ma cour
ne sera, j’en jure Dieu, aussi estimé que vous ne le serez désormais ;
je vous demande donc pardon de mon emportement, mademoiselle, il
venait d’un excès d’amour ; mais je puis vous prouver que j’aimerai
encore davantage, en vous respectant autant que vous pourrez le
désirer.
Puis, s’inclinant devant elle et lui prenant la main :
— Mademoiselle, lui ditil, voulezvous me faire cet honneur
d’agréer le baiser que je dépose sur votre main ?
Et la lèvre du roi se posa respectueuse et légère sur la main
frissonnante de la jeune fille.
— Désormais, ajouta Louis en se relevant et en couvrant La
Vallière de son regard, désormais vous êtes sous ma protection. Ne
parlez à personne du mal que je vous ai fait, pardonnez aux autres
celui qu’ils ont pu vous faire. À l’avenir, vous serez tellement au
dessus de ceuxlà, que, loin de vous inspirer de la crainte, ils ne vous
feront plus même pitié.
Et il salua religieusement comme au sortir d’un temple.
Puis, appelant de SaintAignan, qui s’approcha tout humble :
— Comte, ditil, j’espère que Mademoiselle voudra bien vous
accorder un peu de son amitié en retour de celle que je lui ai vouée à
jamais.
De SaintAignan fléchit le genou devant La Vallière.
— Quelle joie pour moi, murmuratil, si Mademoiselle me fait un
pareil honneur !
— Je vais vous renvoyer votre compagne, dit le roi. Adieu,
mademoiselle, ou plutôt au revoir : faitesmoi la grâce de ne pas
m’oublier dans votre prière.
— Oh ! Sire, dit La Vallière, soyez tranquille : vous êtes avec
Dieu dans mon cœur.
Ce dernier mot enivra le roi, qui, tout joyeux, entraîna de Saint
Aignan par les degrés.
Madame n’avait pas prévu ce dénouementlà : ni naïade ni dryade
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n’en avaient parlé.
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Tandis que La Vallière et le roi confondaient dans leur premier
aveu tous les chagrins du passé, tout le bonheur du présent, toutes les
espérances de l’avenir, Fouquet, rentré chez lui, c’estàdire dans
l’appartement qui lui avait été départi au château, Fouquet
s’entretenait avec Aramis, justement de tout ce que le roi négligeait
en ce moment.
— Vous me direz, commença Fouquet, lorsqu’il eut installé son
hôte dans un fauteuil et pris place luimême à ses côtés, vous me
direz, monsieur d’Herblay, où nous en sommes maintenant de
l’affaire de BelleÎle, et si vous en avez reçu quelques nouvelles.
— Monsieur le surintendant, répondit Aramis, tout va de ce côté
comme nous le désirons ; les dépenses ont été soldées, rien n’a
transpiré de nos desseins.
— Mais les garnisons que le roi voulait y mettre ?
— J’ai reçu ce matin la nouvelle qu’elles y étaient arrivées depuis
quinze jours.
— Et on les a traitées ?
— À merveille.
— Mais l’ancienne garnison, qu’estelle devenue ?
— Elle a repris terre à Sarzeau, et on l’a immédiatement dirigée
sur Quimper.
— Et les nouveaux garnisaires ?
— Sont à nous à cette heure.
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— Vous êtes sûr de ce que vous dites, mon cher monsieur de
Vannes ?
— Sûr, et vous allez voir, d’ailleurs, comment les choses se sont
passées.
— Mais de toutes les garnisons, vous savez cela, BelleÎle est
justement la plus mauvaise.
— Je sais cela et j’agis en conséquence ; pas d’espace, pas de
communications, pas de femmes, pas de jeu ; or, aujourd’hui, c’est
grande pitié, ajouta Aramis avec un de ces sourires qui
n’appartenaient qu’à lui, de voir combien les jeunes gens cherchent à
se divertir, et combien, en conséquence, ils inclinent vers celui qui
paie les divertissements.
— Mais s’ils s’amusent à BelleÎle ?
— S’ils s’amusent de par le roi, ils aimeront le roi ; mais s’ils
s’ennuient de par le roi et s’amusent de par M. Fouquet, ils aimeront
M. Fouquet.
— Et vous avez prévenu mon intendant, afin qu’aussitôt leur
arrivée…
— Non pas : on les a laissés huit jours s’ennuyer tout à leur aise ;
mais, au bout de huit jours, ils ont réclamé, disant que les derniers
officiers s’amusaient plus qu’eux. On leur a répondu alors que les
anciens officiers avaient su se faire un ami de M. Fouquet, et que M.
Fouquet, les connaissant pour des amis, leur avait dès lors voulu
assez de bien pour qu’ils ne s’ennuyassent point sur ses terres. Alors
ils ont réfléchi. Mais aussitôt l’intendant a ajouté que, sans préjuger
les ordres de M. Fouquet, il connaissait assez son maître pour savoir
que tout gentilhomme au service du roi l’intéressait, et qu’il ferait,
bien qu’il ne connût pas les nouveaux venus, autant pour eux qu’il
avait fait pour les autres.
— À merveille ! Et, làdessus, les effets ont suivi les promesses,
j’espère ? Je désire, vous le savez, qu’on ne promette jamais en mon
nom sans tenir.
— Làdessus, on a mis à la disposition des officiers nos deux
corsaires et vos chevaux ; on leur a donné les clefs de la maison
principale ; en sorte qu’ils y font des parties de chasse et des
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promenades avec ce qu’ils trouvent de dames à BelleÎle, et ce qu’ils
ont pu en recruter ne craignant pas le mal de mer dans les environs.
— Et il y en a bon nombre à Sarzeau et à Vannes, n’estce pas,
Votre Grandeur ?
— Oh ! sur toute la côte, répondit tranquillement Aramis.
— Maintenant, pour les soldats ?
— Tout est relatif, vous comprenez ; pour les soldats, du vin, des
vivres excellents et une haute paie.
— Très bien ; en sorte ?…
— En sorte que nous pouvons compter sur cette garnison, qui est
déjà meilleure que l’autre.
— Bien.
— Il en résulte que, si Dieu consent à ce que l’on nous renouvelle
ainsi les garnisaires seulement tous les deux mois, au bout de trois
ans l’armée y aura passé, si bien qu’au lieu d’avoir un régiment pour
nous, nous aurons cinquante mille hommes.
— Oui, je savais bien, dit Fouquet, que nul autant que vous,
monsieur d’Herblay, n’était un ami précieux, impayable ; mais dans
tout cela, ajouta — til en riant, nous oublions notre ami du Vallon :
que devientil ? Pendant ces trois jours que j’ai passés à Saint
Mandé, j’ai tout oublié, je l’avoue.
— Oh ! je ne l’oublie pas, moi, reprit Aramis. Porthos est à Saint
Mandé, graissé sur toutes les articulations, choyé en nourriture,
soigné en vins ; je lui ai fait donner la promenade du petit parc,
promenade que vous vous êtes réservée pour vous seul ; il en use. Il
recommence à marcher ; il exerce sa force en courbant de jeunes
ormes ou en faisant éclater de vieux chênes, comme faisait Milon de
Crotone, et comme il n’y a pas de lions dans le parc, il est probable
que nous le retrouverons entier. C’est un brave que notre Porthos.
— Oui ; mais, en attendant, il va s’ennuyer.
— Oh ! jamais.
— Il va questionner ?
— Il ne voit personne.
— Mais, enfin, il attend ou espère quelque chose ?
— Je lui ai donné un espoir que nous réaliserons quelque matin, et
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il vit làdessus.
— Lequel ?
— Celui d’être présenté au roi.
— Oh ! oh ! en quelle qualité ?
— D’ingénieur de BelleÎle, pardieu !
— Estce possible ?
— C’est vrai.
— Certainement ; maintenant ne seraitil point nécessaire qu’il
retournât à BelleÎle ?