1
Alexandre Dumas père
2
Vers le milieu du mois de mai de l’année 1660, à neuf heures du
matin, lorsque le soleil déjà chaud séchait la rosée sur les ravenelles
du château de Blois, une petite cavalcade, composée de trois hommes
et de deux pages, rentra par le pont de la ville sans produire d’autre
effet sur les promeneurs du quai qu’un premier mouvement de la
main à la tête pour saluer, et un second mouvement de la langue pour
exprimer cette idée dans le plus pur français qui se parle en France :
— Voici Monsieur qui revient de la chasse.
Et ce fut tout.
Cependant, tandis que les chevaux gravissaient la pente raide qui
de la rivière conduit au château, plusieurs courtauds de boutique
s’approchèrent du dernier cheval, qui portait, pendus à l’arçon de la
selle, divers oiseaux attachés par le bec.
À cette vue, les curieux manifestèrent avec une franchise toute
rustique leur dédain pour une aussi maigre capture, et après une
dissertation qu’ils firent entre eux sur le désavantage de la chasse au
vol, ils revinrent à leurs occupations. Seulement un des curieux, gros
3
garçon joufflu et de joyeuse humeur, ayant demandé pourquoi
Monsieur, qui pouvait tant s’amuser, grâce à ses gros revenus, se
contentait d’un si piteux divertissement :
— Ne saistu pas, lui futil répondu, que le principal
divertissement de Monsieur est de s’ennuyer ?
Le joyeux garçon haussa les épaules avec un geste qui signifiait
clair comme le jour : « En ce cas, j’aime mieux être GrosJean que
d’être prince. » Et chacun reprit ses travaux.
Cependant Monsieur continuait sa route avec un air si
mélancolique et si majestueux à la fois qu’il eût certainement fait
l’admiration des spectateurs s’il eût eu des spectateurs ; mais les
bourgeois de Blois ne pardonnaient pas à Monsieur d’avoir choisi
cette ville si gaie pour s’y ennuyer à son aise ; et toutes les fois qu’ils
apercevaient l’auguste ennuyé, ils s’esquivaient en bâillant ou
rentraient la tête dans l’intérieur de leurs chambres, pour se soustraire
à l’influence soporifique de ce long visage blême, de ces yeux noyés
et de cette tournure languissante. En sorte que le digne prince était à
peu près sûr de trouver les rues désertes chaque fois qu’il s’y
hasardait.
Or, c’était de la part des habitants de Blois une irrévérence bien
coupable, car Monsieur était, après le roi, et même avant le roi peut
être, le plus grand seigneur du royaume En effet, Dieu, qui avait
accordé à Louis XIV, alors régnant, le bonheur d’être le fils de Louis
XIII, avait accordé à Monsieur l’honneur d’être le fils de Henri IV.
Ce n’était donc pas, ou du moins ce n’eût pas dû être un mince sujet
d’orgueil pour la ville de Blois, que cette préférence à elle donnée
par Gaston d’Orléans, qui tenait sa cour dans l’ancien château des
États.
Mais il était dans la destinée de ce grand prince d’exciter
médiocrement partout où il se rencontrait l’attention du public et son
admiration.
Monsieur en avait pris son parti avec l’habitude. C’est peutêtre ce
qui lui donnait cet air de tranquille ennui. Monsieur avait été fort
occupé dans sa vie.
On ne laisse pas couper la tête à une douzaine de ses meilleurs
4
amis sans que cela cause quelque tracas. Or, comme depuis
l’avènement de M. Mazarin on n’avait coupé la tête à personne,
Monsieur n’avait plus eu d’occupation, et son moral s’en ressentait.
La vie du pauvre prince était donc fort triste. Après sa petite chasse
du matin sur les bords du Beuvron ou dans les bois de Cheverny,
Monsieur passait la Loire, allait déjeuner à Chambord avec ou sans
appétit, et la ville de Blois n’entendait plus parler, jusqu’à la
prochaine chasse, de son souverain et maître. Voilà pour l’ennui
extramuros ; quant à l’ennui à l’intérieur, nous en donnerons une
idée au lecteur s’il veut suivre avec nous la cavalcade et monter
jusqu’au porche majestueux du château des États. Monsieur montait
un petit cheval d’allure, équipé d’une large selle de velours rouge de
Flandre, avec des étriers en forme de brodequins ; le cheval était de
couleur fauve ; le pourpoint de Monsieur, fait de velours cramoisi, se
confondait avec le manteau de même nuance, avec l’équipement du
cheval, et c’est seulement à cet ensemble rougeâtre qu’on pouvait
reconnaître le prince entre ses deux compagnons vêtus l’un de violet,
l’autre de vert. Celui de gauche, vêtu de violet, était l’écuyer ; celui
de droite, vêtu de vert, était le grand veneur.
L’un des pages portait deux gerfauts sur un perchoir, l’autre un
cornet de chasse, dans lequel il soufflait nonchalamment à vingt pas
du château.
Tout ce qui entourait ce prince nonchalant faisait tout ce qu’il
avait à faire avec nonchalance.
À ce signal, huit gardes qui se promenaient au soleil dans la cour
carrée accoururent prendre leurs hallebardes, et Monsieur fit son
entrée solennelle dans le château. Lorsqu’il eut disparu sous les
profondeurs du porche, trois ou quatre vauriens, montés du mail au
château derrière la cavalcade, en se montrant l’un à l’autre les
oiseaux accrochés, se dispersèrent, en faisant à leur tour leurs
commentaires sur ce qu’ils venaient de voir ; puis, lorsqu’ils furent
partis, la rue, la place et la cour demeurèrent désertes. Monsieur
descendit de cheval sans dire un mot, passa dans son appartement, où
son valet de chambre le changea d’habits ; et comme Madame
n’avait pas encore envoyé prendre les ordres pour le déjeuner,
5
Monsieur s’étendit sur une chaise longue et s’endormit d’aussi bon
cœur que s’il eût été onze heures du soir.
Les huit gardes, qui comprenaient que leur service était fini pour
le reste de la journée, se couchèrent sur des bancs de pierre, au
soleil ; les palefreniers disparurent avec leurs chevaux dans les
écuries, et, à part quelques joyeux oiseaux s’effarouchant les uns les
autres, avec des pépiements aigus, dans les touffes des giroflées, on
eût dit qu’au château tout dormait comme Monseigneur.
Tout à coup, au milieu de ce silence si doux, retentit un éclat de
rire nerveux, éclatant, qui fit ouvrir un œil à quelquesuns des
hallebardiers enfoncés dans leur sieste. Cet éclat de rire partait d’une
croisée du château, visitée en ce moment par le soleil, qui l’englobait
dans un de ces grands angles que dessinent avant midi, sur les cours,
les profils des cheminées. Le petit balcon de fer ciselé qui s’avançait
audelà de cette fenêtre était meublé d’un pot de giroflées rouges,
d’un autre pot de primevères, et d’un rosier hâtif, dont le feuillage,
d’un vert magnifique, était diapré de plusieurs paillettes rouges
annonçant des roses. Dans la chambre qu’éclairait cette fenêtre, on
voyait une table carrée vêtue d’une vieille tapisserie à larges fleurs de
Harlem ; au milieu de cette table, une fiole de grès à long col, dans
laquelle plongeaient des iris et du muguet ; à chacune des extrémités
de cette table, une jeune fille. L’attitude de ces deux enfants était
singulière : on les eût prises pour deux pensionnaires échappées du
couvent. L’une, les deux coudes appuyés sur la table, une plume à la
main, traçait des caractères sur une feuille de beau papier de
Hollande ; l’autre, à genoux sur une chaise, ce qui lui permettait de
s’avancer de la tête et du buste pardessus le dossier et jusqu’en
pleine table, regardait sa compagne écrire. De là mille cris, mille
railleries, mille rires, dont l’un, plus éclatant que les autres, avait
effrayé les oiseaux des ravenelles et troublé le sommeil des gardes de
Monsieur. Nous en sommes aux portraits, on nous passera donc, nous
l’espérons, les deux derniers de ce chapitre.
Celle qui était appuyée sur la chaise, c’estàdire la bruyante, la
rieuse, était une belle fille de dixneuf à vingt ans, brune de peau,
brune de cheveux, resplendissante, par ses yeux, qui s’allumaient
6
sous des sourcils vigoureusement tracés, et surtout par ses dents, qui
éclataient comme des perles sous ses lèvres d’un corail sanglant.
Chacun de ses mouvements semblait le résultat du jeu d’une mime ;
elle ne vivait pas, elle bondissait.
L’autre, celle qui écrivait, regardait sa turbulente compagne avec
un œil bleu, limpide et pur comme était le ciel ce jourlà. Ses
cheveux, d’un blond cendré, roulés avec un goût exquis, tombaient
en grappes soyeuses sur ses joues nacrées ; elle promenait sur le
papier une main fine, mais dont la maigreur accusait son extrême
jeunesse. À chaque éclat de rire de son amie, elle soulevait, comme
dépitée, ses blanches épaules d’une forme poétique et suave, mais
auxquelles manquait ce luxe de vigueur et de modelé qu’on eût
désiré voir à ses bras et à ses mains.
— Montalais ! Montalais ! ditelle enfin d’une voix douce et
caressante comme un chant, vous riez trop fort, vous riez comme un
homme ; non seulement vous vous ferez remarquer de MM. les
gardes, mais vous n’entendrez pas la cloche de Madame, lorsque
Madame appellera.
La jeune fille qu’on appelait Montalais, ne cessant ni de rire ni de
gesticuler à cette admonestation, répondit :
— Louise, vous ne dites pas votre façon de penser, ma chère ;
vous savez que MM. les gardes, comme vous les appelez,
commencent leur somme, et que le canon ne les réveillerait pas ;
vous savez que la cloche de Madame s’entend du pont de Blois, et
que par conséquent je l’entendrai quand mon service m’appellera
chez Madame. Ce qui vous ennuie, c’est que je ris quand vous
écrivez ; ce que vous craignez, c’est que Mme de SaintRemy, votre
mère, ne monte ici, comme elle fait quelquefois quand nous rions
trop ; qu’elle ne nous surprenne, et qu’elle ne voie cette énorme
feuille de papier sur laquelle, depuis un quart d’heure, vous n’avez
encore tracé que ces mots : Monsieur Raoul. Or vous avez raison, ma
chère Louise, parce que, après ces mots, Monsieur Raoul, on peut en
mettre tant d’autres, si significatifs et si incendiaires, que Mme de
SaintRemy, votre chère mère, aurait droit de jeter feu et flammes.
Hein ! n’estce pas cela, dites ?
7
Et Montalais redoublait ses rires et ses provocations turbulentes.
La blonde jeune fille se courrouça tout à fait ; elle déchira le feuillet
sur lequel, en effet, ces mots, Monsieur Raoul, étaient écrits d’une
belle écriture, et, froissant le papier dans ses doigts tremblants, elle le
jeta par la fenêtre.
— Là ! là ! dit Mlle de Montalais, voilà notre petit mouton, notre
Enfant Jésus, notre colombe qui se fâche !… N’ayez donc pas peur,
Louise ; Mme de SaintRemy ne viendra pas, et si elle venait, vous
savez que j’ai l’oreille fine.
D’ailleurs, quoi de plus permis que d’écrire à un vieil ami qui date
de douze ans, surtout quand on commence la lettre par ces mots :
Monsieur Raoul ?
— C’est bien, je ne lui écrirai pas, dit la jeune fille.
— Ah ! en vérité, voilà Montalais bien punie ! s’écria toujours en
riant la brune railleuse. Allons, allons, une autre feuille de papier, et
terminons vite notre courrier. Bon ! voici la cloche qui sonne, à
présent ! Ah ! ma foi, tant pis ! Madame attendra, ou se passera pour
ce matin de sa première fille d’honneur !
Une cloche sonnait, en effet ; elle annonçait que Madame avait
terminé sa toilette et attendait Monsieur, lequel lui donnait la main au
salon pour passer au réfectoire. Cette formalité accomplie en grande
cérémonie, les deux époux déjeunaient et se séparaient jusqu’au
dîner, invariablement fixé à deux heures.
Le son de la cloche fit ouvrir dans les offices, situées à gauche de
la cour, une porte par laquelle défilèrent deux maîtres d’hôtel, suivis
de huit marmitons qui portaient une civière chargée de mets couverts
de cloches d’argent.
L’un de ces maîtres d’hôtel, celui qui paraissait le premier en titre,
toucha silencieusement de sa baguette un des gardes qui ronflait sur
un banc ; il poussa même la bonté jusqu’à mettre dans les mains de
cet homme, ivre de sommeil, sa hallebarde dressée le long du mur,
près de lui ; après quoi, le soldat, sans demander compte de rien,
escorta jusqu’au réfectoire la viande de Monsieur, précédée par un
page et les deux maîtres d’hôtel.
Partout où la viande passait, les sentinelles portaient les armes.
8
Mlle de Montalais et sa compagne avaient suivi de leur fenêtre le
détail de ce cérémonial, auquel pourtant elles devaient être
accoutumées. Elles ne regardaient au reste avec tant de curiosité que
pour être sûres de n’être pas dérangées. Aussi marmitons, gardes,
pages et maîtres d’hôtel une fois passés, elles se remirent à leur table,
et le soleil, qui, dans l’encadrement de la fenêtre, avait éclairé un
instant ces deux charmants visages, n’éclaira plus que les giroflées,
les primevères et le rosier.
— Bah ! dit Montalais en reprenant sa place, Madame déjeunera
bien sans moi.
— Oh ! Montalais, vous serez punie, répondit l’autre jeune fille en
s’asseyant tout doucement à la sienne.
— Punie ! ah ! oui, c’estàdire privée de promenade ; c’est tout
ce que je demande, que d’être punie ! Sortir dans ce grand coche,
perchée sur une portière ; tourner à gauche, virer à droite par des
chemins pleins d’ornières où l’on avance d’une lieue en deux
heures ; puis revenir droit sur l’aile du château où se trouve la fenêtre
de Marie de Médicis, en sorte que Madame ne manque jamais de
dire : « Croiraiton que c’est par là que la reine Marie s’est sauvée…
Quarantesept pieds de hauteur !… La mère de deux princes et de
trois princesses ! » Si c’est là un divertissement, Louise, je demande
à être punie tous les jours, surtout quand ma punition est de rester
avec vous et d’écrire des lettres aussi intéressantes que celles que
nous écrivons.
— Montalais ! Montalais ! on a des devoirs à remplir.
— Vous en parlez bien à votre aise, mon cœur, vous qu’on laisse
libre au milieu de cette cour. Vous êtes la seule qui en récoltiez les
avantages sans en avoir les charges, vous plus fille d’honneur de
Madame que moimême, parce que Madame fait ricocher ses
affections de votre beaupère à vous ; en sorte que vous entrez dans
cette triste maison comme les oiseaux dans cette tour, humant l’air,
becquetant les fleurs, picotant les graines, sans avoir le moindre
service à faire, ni le moindre ennui à supporter. C’est vous qui me
parlez de devoirs à remplir ! En vérité, ma belle paresseuse, quels
sont vos devoirs à vous, sinon d’écrire à ce beau Raoul ? Encore
9
voyonsnous que vous ne lui écrivez pas, de sorte que vous aussi, ce
me semble, vous négligez un peu vos devoirs.
Louise prit son air sérieux, appuya son menton sur sa main, et
d’un ton plein de candeur :
— Reprochezmoi donc mon bienêtre, ditelle. En aurezvous le
cœur ? Vous avez un avenir, vous ; vous êtes de la cour ; le roi, s’il
se marie, appellera Monsieur près de lui ; vous verrez des fêtes
splendides, vous verrez le roi, qu’on dit si beau, si charmant.
— Et de plus je verrai Raoul, qui est près de M. le prince, ajouta
malignement Montalais.
— Pauvre Raoul ! soupira Louise.
— Voilà le moment de lui écrire, chère belle ; allons,
recommençons ce fameux Monsieur Raoul, qui brillait en tête de la
feuille déchirée.
Alors elle lui tendit la plume, et, avec un sourire charmant,
encouragea sa main, qui traça vite les mots désignés.
— Maintenant ? demanda la plus jeune des deux jeunes filles.
— Maintenant, écrivez ce que vous pensez, Louise, répondit
Montalais.
— Êtesvous bien sûre que je pense quelque chose ?
— Vous pensez à quelqu’un, ce qui revient au même, ou plutôt ce
qui est bien pis.
— Vous croyez, Montalais ?
— Louise, Louise, vos yeux bleus sont profonds comme la mer
que j’ai vue à Boulogne l’an passé. Non, je me trompe, la mer est
perfide, vos yeux sont profonds comme l’azur que voici làhaut,
tenez, sur nos têtes.
— Eh bien ! puisque vous lisez si bien dans mes yeux, ditesmoi
ce que je pense, Montalais.
— D’abord, vous ne pensez pas Monsieur Raoul ; vous pensez
Mon cher Raoul.
— Oh !
— Ne rougissez pas pour si peu. Mon cher Raoul, disonsnous,
vous me suppliez de vous écrire à Paris, où vous retient le service de
M. le prince. Comme il faut que vous vous ennuyiez làbas pour
10
chercher des distractions dans le souvenir d’une provinciale…
Louise se leva tout à coup.
— Non, Montalais, ditelle en souriant, non, je ne pense pas un
mot de cela. Tenez, voici ce que je pense.
Et elle prit hardiment la plume et traça d’une main ferme les mots
suivants :
« J’eusse été bien malheureuse si vos instances pour obtenir de
moi un souvenir eussent été moins vives. Tout ici me parle de nos
premières années, si vite écoulées, si doucement enfuies, que jamais
d’autres n’en remplaceront le charme dans le cœur. »
Montalais, qui regardait courir la plume, et qui lisait au rebours à
mesure que son amie écrivait, l’interrompit par un battement de
mains.
— À la bonne heure ! ditelle, voilà de la franchise, voilà du cœur,
voilà du style ! Montrez à ces Parisiens, ma chère, que Blois est la
ville du beau langage.
— Il sait que pour moi, répondit la jeune fille, Blois a été le
paradis.
— C’est ce que je voulais dire, et vous parlez comme un ange.
— Je termine, Montalais.
Et la jeune fille continua en effet :
« Vous pensez à moi, ditesvous, monsieur Raoul ; je vous en
remercie ; mais cela ne peut me surprendre, moi qui sais combien de
fois nos cœurs ont battu l’un près de l’autre. »
— Oh ! oh ! dit Montalais, prenez garde, mon agneau, voilà que
vous semez votre laine, et il y a des loups làbas.
Louise allait répondre, quand le galop d’un cheval retentit sous le
porche du château.
— Qu’estce que cela ? dit Montalais en s’approchant de la
fenêtre. Un beau cavalier, ma foi !
— Oh ! Raoul ! s’écria Louise, qui avait fait le même mouvement
que son amie, et qui, devenant toute pâle, tomba palpitante auprès de
sa lettre inachevée.
— Voilà un adroit amant, sur ma parole, s’écria Montalais, et qui
arrive bien à propos !
11
— Retirezvous, retirezvous, je vous en supplie ! murmura
Louise.
— Bah ! il ne me connaît pas ; laissezmoi donc voir ce qu’il vient
faire ici.
12
Mlle de Montalais avait raison, le jeune cavalier était bon à voir.
C’était un jeune homme de vingtquatre à vingtcinq ans, grand,
élancé, portant avec grâce sur ses épaules le charmant costume
militaire de l’époque. Ses grandes bottes à entonnoir enfermaient un
pied que Mlle de Montalais n’eût pas désavoué si elle se fût travestie
en homme. D’une de ses mains fines et nerveuses il arrêta son cheval
au milieu de la cour, et de l’autre souleva le chapeau à longues
plumes qui ombrageait sa physionomie grave et naïve à la fois.
Les gardes, au bruit du cheval, se réveillèrent et furent
promptement debout.
Le jeune homme laissa l’un d’eux s’approcher de ses arçons, et
s’inclinant vers lui, d’une voix claire et précise, qui fut parfaitement
entendue de la fenêtre où se cachaient les deux jeunes filles :
— Un messager pour Son Altesse Royale, ditil.
— Ah ! ah ! s’écria le garde ; officier, un messager !
Mais ce brave soldat savait bien qu’il ne paraîtrait aucun officier,
attendu que le seul qui eût pu paraître demeurait au fond du château,
13
dans un petit appartement sur les jardins.
Aussi se hâtatil d’ajouter :
— Mon gentilhomme, l’officier est en ronde, mais en son absence
on va prévenir M. de SaintRemy, le maître d’hôtel.
— M. de SaintRemy ! répéta le cavalier en rougissant.
— Vous le connaissez ?
— Mais oui… Avertissezle, je vous prie, pour que ma visite soit
annoncée le plus tôt possible à Son Altesse.
— Il paraît que c’est pressé, dit le garde, comme s’il se parlait à
luimême, mais dans l’espérance d’obtenir une réponse.
Le messager fit un signe de tête affirmatif.
— En ce cas, reprit le garde, je vais moimême trouver le maître
d’hôtel.
Le jeune homme cependant mit pied à terre, et tandis que les
autres soldats observaient avec curiosité chaque mouvement du beau
cheval qui avait amené ce jeune homme, le soldat revint sur ses pas
en disant :
— Pardon, mon gentilhomme, mais votre nom, s’il vous plaît ?
— Le vicomte de Bragelonne, de la part de Son Altesse M. le
prince de Condé.
Le soldat fit un profond salut, et, comme si ce nom du vainqueur
de Rocroi et de Lens lui eût donné des ailes, il gravit légèrement le
perron pour gagner les antichambres.
M. de Bragelonne n’avait pas eu le temps d’attacher son cheval
aux barreaux de fer de ce perron, que M. de SaintRemy accourut
hors d’haleine, soutenant son gros ventre avec l’une de ses mains,
pendant que de l’autre il fendait l’air comme un pêcheur fend les
flots avec une rame.
— Ah ! monsieur le vicomte, vous à Blois ! s’écriatil ; mais
c’est une merveille ! Bonjour, monsieur Raoul, bonjour !
— Mille respects, monsieur de SaintRemy.
— Que Mme de La Vall… je veux dire que Mme de SaintRemy
va être heureuse de vous voir ! Mais venez. Son Altesse Royale
déjeune, fautil l’interrompre ? la chose estelle grave ?
— Oui et non, monsieur de SaintRemy. Toutefois, un moment de
14
retard pourrait causer quelques désagréments à Son Altesse Royale.
— S’il en est ainsi, forçons la consigne, monsieur le vicomte.
Venez. D’ailleurs, Monsieur est d’une humeur charmante
aujourd’hui. Et puis, vous nous apportez des nouvelles, n’estce pas ?
— De grandes, monsieur de SaintRemy.
— Et de bonnes, je présume ?
— D’excellentes.
— Venez vite, bien vite, alors ! s’écria le bonhomme, qui se
rajusta tout en cheminant.
Raoul le suivit son chapeau à la main, et un peu effrayé du bruit
solennel que faisaient ses éperons sur les parquets de ces immenses
salles.
Aussitôt qu’il eut disparu dans l’intérieur du palais, la fenêtre de
la cour se repeupla, et un chuchotement animé trahit l’émotion des
deux jeunes filles ; bientôt elles eurent pris une résolution, car l’une
des deux figures disparut de la fenêtre : c’était la tête brune ; l’autre
demeura derrière le balcon, cachée sous les fleurs, regardant
attentivement, par les échancrures des branches, le perron sur lequel
M. de Bragelonne avait fait son entrée au palais.
Cependant l’objet de tant de curiosité continuait sa route en
suivant les traces du maître d’hôtel. Un bruit de pas empressés, un
fumet de vin et de viandes, un cliquetis de cristaux et de vaisselle
l’avertirent qu’il touchait au terme de sa course.
Les pages, les valets et les officiers, réunis dans l’office qui
précédait le réfectoire, accueillirent le nouveau venu avec une
politesse proverbiale en ce pays ; quelquesuns connaissaient Raoul,
presque tous savaient qu’il venait de Paris, On pourrait dire que son
arrivée suspendit un moment le service. Le fait est qu’un page qui
versait à boire à Son Altesse, entendant les éperons dans la chambre
voisine, se retourna comme un enfant, sans s’apercevoir qu’il
continuait de verser, non plus dans le verre du prince, mais sur la
nappe.
Madame, qui n’était pas préoccupée comme son glorieux époux,
remarqua cette distraction du page.
— Eh bien ! ditelle.
15
M. de SaintRemy, qui introduisait sa tête par la porte, profita du
moment.
— Pourquoi me dérangeraiton ? dit Gaston en attirant à lui une
tranche épaisse d’un des plus gros saumons qui aient jamais remonté
la Loire pour se faire prendre entre Paimbœuf et SaintNazaire.
— C’est qu’il arrive un messager de Paris. Oh ! mais, après le
déjeuner de Monseigneur, nous avons le temps.
— De Paris ! s’écria le prince en laissant tomber sa fourchette ; un
messager de Paris, ditesvous ? Et de quelle part vient ce messager ?
— De la part de M. le prince, se hâta de dire le maître d’hôtel.
On sait que c’est ainsi qu’on appelait M. de Condé.
— Un messager de M. le prince ? fit Gaston avec une inquiétude
qui n’échappa à aucun des assistants, et qui par conséquent redoubla
la curiosité générale.
Monsieur se crut peutêtre ramené au temps de ces bienheureuses
conspirations où le bruit des portes lui donnait des émotions, où toute
lettre pouvait renfermer un secret d’État, où tout message servait une
intrigue bien sombre et bien compliquée. Peutêtre aussi ce grand
nom de M. le prince se déployatil sous les voûtes de Blois avec les
proportions d’un fantôme.
Monsieur repoussa son assiette.
— Je vais faire attendre l’envoyé ? demanda M. de SaintRemy.
Un coup d’œil de Madame enhardit Gaston, qui répliqua :
— Non pas, faitesle entrer surlechamp, au contraire. À propos,
qui estce ?
— Un gentilhomme de ce pays, M. le vicomte de Bragelonne.
— Ah ! oui, fort bien !… Introduisez, SaintRemy, introduisez.
Et lorsqu’il eut laissé tomber ces mots avec sa gravité
accoutumée, Monsieur regarda d’une certaine façon les gens de son
service, qui tous pages, officiers et écuyers, quittèrent la serviette, le
couteau, le gobelet, et firent vers la seconde chambre une retraite
aussi rapide que désordonnée. Cette petite armée s’écarta en deux
files lorsque Raoul de Bragelonne, précédé de M. de SaintRemy,
entra dans le réfectoire. Ce court moment de solitude dans lequel
cette retraite l’avait laissé avait permis à Monseigneur de prendre une
16
figure diplomatique. Il ne se retourna pas, et attendit que le maître
d’hôtel eût amené en face de lui le messager.
Raoul s’arrêta à la hauteur du basbout de la table, de façon à se
trouver entre Monsieur et Madame. Il fit de cette place un salut très
profond pour Monsieur, un autre très humble pour Madame, puis se
redressa et attendit que Monsieur lui adressât la parole.
Le prince, de son côté, attendait que les portes fussent
hermétiquement fermées, il ne voulait pas se retourner pour s’en
assurer, ce qui n’eût pas été digne ; mais il écoutait de toutes ses
oreilles le bruit de la serrure, qui lui promettait au moins une
apparence de secret. La porte fermée, Monsieur leva les yeux sur le
vicomte de Bragelonne et lui dit :
— Il paraît que vous arrivez de Paris, monsieur ?
— À l’instant, monseigneur.
— Comment se porte le roi ?
— Sa Majesté est en parfaite santé, monseigneur.
— Et ma bellesœur ?
— Sa Majesté la reine mère souffre toujours de la poitrine.
Toutefois, depuis un mois, il y a du mieux.
— Que me disaiton, que vous veniez de la part de M. le prince ?
On se trompait assurément.
— Non, monseigneur. M. le prince m’a chargé de remettre à
Votre Altesse Royale une lettre que voici, et j’en attends la réponse.
Raoul avait été un peu ému de ce froid et méticuleux accueil ; sa
voix était tombée insensiblement au diapason de la voix basse. Le
prince oublia qu’il était cause de ce mystère, et la peur le reprit.
Il reçut avec un coup d’œil hagard la lettre du prince de Condé, la
décacheta comme il eût décacheté un paquet suspect, et, pour la lire
sans que personne pût en remarquer l’effet produit sur sa
physionomie, il se retourna.
Madame suivait avec une anxiété presque égale à celle du prince
chacune des manœuvres de son auguste époux. Raoul, impassible, et
un peu dégagé par l’attention de ses hôtes, regardait de sa place et par
la fenêtre ouverte devant lui les jardins et les statues qui les
peuplaient.
17
— Ah ! mais, s’écria tout à coup Monsieur avec un sourire
rayonnant, voilà une agréable surprise et une charmante lettre de M.
le prince ! Tenez, madame.
La table était trop large pour que le bras du prince joignît la main
de la princesse ; Raoul s’empressa d’être leur intermédiaire ; il le fit
avec une bonne grâce qui charma la princesse et valut un
remerciement flatteur au vicomte.
— Vous savez le contenu de cette lettre, sans doute ? dit Gaston à
Raoul.
— Oui, monseigneur : M. le prince m’avait donné d’abord le
message verbalement, puis Son Altesse a réfléchi et pris la plume.
— C’est d’une belle écriture, dit Madame, mais je ne puis lire.
— Voulezvous lire à Madame, monsieur de Bragelonne, dit le
duc.
— Oui, lisez, je vous prie, monsieur.
Raoul commença la lecture à laquelle Monsieur donna de nouveau
toute son attention.
La lettre était conçue en ces termes :
« Monseigneur, Le roi part pour la frontière ; vous aurez appris
que le mariage de Sa Majesté va se conclure ; le roi m’a fait
l’honneur de me nommer maréchal des logis pour ce voyage, et
comme je sais toute la joie que Sa Majesté aurait de passer une
journée à Blois, j’ose demander à Votre Altesse Royale la permission
de marquer de ma craie le château qu’elle habite.
Si cependant l’imprévu de cette demande pouvait causer à Votre
Altesse Royale quelque embarras, je la supplierai de me le mander
par le messager que j’envoie, et qui est un gentilhomme à moi, M. le
vicomte de Bragelonne. Mon itinéraire dépendra de la résolution de
Votre Altesse Royale, et au lieu de prendre par Blois, j’indiquerai
Vendôme ou Romorantin. J’ose espérer que Votre Altesse Royale
prendra ma demande en bonne part, comme étant l’expression de
mon dévouement sans bornes et de mon désir de lui être agréable. »
— Il n’est rien de plus gracieux pour nous, dit Madame, qui s’était
consultée plus d’une fois pendant cette lecture dans les regards de
son époux. Le roi ici ! s’écriatelle un peu plus haut peutêtre qu’il
18
n’eût fallu pour que le secret fût gardé.
— Monsieur, dit à son tour Son Altesse, prenant la parole, vous
remercierez M. le prince de Condé, et vous lui exprimerez toute ma
reconnaissance pour le plaisir qu’il me fait.
Raoul s’inclina.
— Quel jour arrive Sa Majesté ? continua le prince.
— Le roi, monseigneur, arrivera ce soir, selon toute probabilité.
— Mais comment alors auraiton su ma réponse, au cas où elle eût
été négative ?
— J’avais mission, monseigneur, de retourner en toute hâte à
Beaugency pour donner contrordre au courrier, qui fût luimême
retourné en arrière donner contrordre à M. le prince.
— Sa Majesté est donc à Orléans ?
— Plus près, monseigneur : Sa Majesté doit être arrivée à Meung
en ce moment.
— La cour l’accompagne ?
— Oui, monseigneur.
— À propos, j’oubliais de vous demander des nouvelles de M. le
cardinal.
— Son Éminence paraît jouir d’une bonne santé, monseigneur.
— Ses nièces l’accompagnent sans doute ?
— Non, monseigneur ; Son Éminence a ordonné à Mlles de
Mancini de partir pour Brouage. Elles suivent la rive gauche de la
Loire pendant que la cour vient par la rive droite.
— Quoi ! Mlle Marie de Mancini quitte aussi la cour ? demanda
Monsieur, dont la réserve commençait à s’affaiblir.
— Mlle Marie de Mancini surtout, répondit discrètement Raoul.
Un sourire fugitif, vestige imperceptible de son ancien esprit
d’intrigues brouillonnes, éclaira les joues pâles du prince.
— Merci, monsieur de Bragelonne, dit alors Monsieur ; vous ne
voudrez peutêtre pas rendre à M. le prince la commission dont je
voudrais vous charger, à savoir que son messager m’a été fort
agréable ; mais je le lui dirai moimême. Raoul s’inclina pour
remercier Monsieur de l’honneur qu’il lui faisait.
Monseigneur fit un signe à Madame, qui frappa sur un timbre
19
placé à sa droite.
Aussitôt M. de SaintRemy entra, et la chambre se remplit de
monde.
— Messieurs, dit le prince, Sa Majesté me fait l’honneur devenir
passer un jour à Blois ; je compte que le roi, mon neveu, n’aura pas à
se repentir de la faveur qu’il fait à ma maison.
— Vive le roi ! s’écrièrent avec un enthousiasme frénétique les
officiers de service, et M. de SaintRemy avant tous.
Gaston baissa la tête avec une sombre tristesse ; toute sa vie, il
avait dû entendre ou plutôt subir ce cri de : « Vive le roi ! » qui
passait audessus de lui. Depuis longtemps, ne l’entendant plus, il
avait reposé son oreille, et voilà qu’une royauté plus jeune, plus
vivace, plus brillante, surgissait devant lui comme une nouvelle,
comme une plus douloureuse provocation.
Madame comprit les souffrances de ce cœur timide et
ombrageux ; elle se leva de table, Monsieur l’imita machinalement,
et tous les serviteurs, avec un bourdonnement semblable à celui des
ruches, entourèrent Raoul pour le questionner.
Madame vit ce mouvement et appela M. de SaintRemy.
— Ce n’est pas le moment de jaser, mais de travailler, ditelle
avec l’accent d’une ménagère qui se fâche.
M. de SaintRemy s’empressa de rompre le cercle formé par les
officiers autour de Raoul, en sorte que celuici put gagner
l’antichambre.
— On aura soin de ce gentilhomme, j’espère, ajouta Madame en
s’adressant à M. de SaintRemy.
Le bonhomme courut aussitôt derrière Raoul.
— Madame nous charge de vous faire rafraîchir ici, ditil ; il y a
en outre un logement au château pour vous.
— Merci, monsieur de SaintRemy, répondit Bragelonne. Vous
savez combien il me tarde d’aller présenter mes devoirs à M. le
comte mon père.
— C’est vrai, c’est vrai, monsieur Raoul, présentezlui en même
temps mes bien humbles respects, je vous prie.
Raoul se débarrassa encore du vieux gentilhomme et continua son
20
chemin.
Comme il passait sous le porche tenant son cheval par la bride,
une petite voix l’appela du fond d’une allée obscure.
— Monsieur Raoul ! dit la voix.
Le jeune homme se retourna surpris, et vit une jeune fille brune
qui appuyait un doigt sur ses lèvres et qui lui tendait la main. Cette
jeune fille lui était inconnue.
21
Raoul fit un pas vers la jeune fille qui l’appelait ainsi.
— Mais mon cheval, madame, ditil.
— Vous voilà bien embarrassé ! Sortez ; il y a un hangar dans la
première cour, attachez là votre cheval et venez vite.
— J’obéis, madame.
Raoul ne fut pas quatre minutes à faire ce qu’on lui avait
recommandé ; il revint à la petite porte, où, dans l’obscurité, il revit
sa conductrice mystérieuse qui l’attendait sur les premiers degrés
d’un escalier tournant.
— Êtesvous assez brave pour me suivre, monsieur le chevalier
errant ? demanda la jeune fille en riant du moment d’hésitation
qu’avait manifesté Raoul.
Celuici répondit en s’élançant derrière elle dans l’escalier
sombre. Ils gravirent ainsi trois étages, lui derrière elle, effleurant de
ses mains, lorsqu’il cherchait la rampe, une robe de soie qui frôlait
aux deux parois de l’escalier. À chaque faux pas de Raoul, sa
conductrice lui criait un chut ! sévère et lui tendait une main douce et
22
parfumée.
— On monterait ainsi jusqu’au donjon du château sans
s’apercevoir de la fatigue, dit Raoul.
— Ce qui signifie, monsieur, que vous êtes fort intrigué, fort las et
fort inquiet ; mais rassurezvous, nous voici arrivés.
La jeune fille poussa une porte qui, surlechamp, sans transition
aucune, emplit d’un flot de lumière le palier de l’escalier au haut
duquel Raoul apparaissait, tenant la rampe.
La jeune fille marchait toujours, il la suivit ; elle entra dans une
chambre, Raoul entra comme elle. Aussitôt qu’il fut dans le piège, il
entendit pousser un grand cri, se retourna, et vit à deux pas de lui, les
mains jointes, les yeux fermés, cette belle jeune fille blonde, aux
prunelles bleues, aux blanches épaules, qui, le reconnaissant, l’avait
appelé Raoul.
Il la vit et devina tant d’amour, tant de bonheur dans l’expression
de ses yeux, qu’il se laissa tomber à genoux tout au milieu de la
chambre, en murmurant de son côté le nom de Louise.
— Ah ! Montalais ! Montalais ! soupira celleci, c’est un grand
péché que de tromper ainsi.
— Moi ! Je vous ai trompée ?
— Oui, vous me dites que vous allez savoir en bas des nouvelles,
et vous faites monter ici Monsieur.
— Il le fallait bien. Comment eûtil reçu sans cela la lettre que
vous lui écriviez ?
Et elle désignait du doigt cette lettre qui était encore sur la table.
Raoul fit un pas pour la prendre ; Louise, plus rapide, bien qu’elle se
fût élancée avec une hésitation classique assez remarquable, allongea
la main pour l’arrêter. Raoul rencontra donc cette main toute tiède et
toute tremblante ; il la prit dans les siennes et l’approcha si
respectueusement de ses lèvres, qu’il y déposa un souffle plutôt
qu’un baiser.
Pendant ce temps, Mlle de Montalais avait pris la lettre, l’avait
pliée soigneusement, comme font les femmes, en trois plis, et l’avait
glissée dans sa poitrine.
— N’ayez pas peur, Louise, ditelle ; Monsieur n’ira pas plus la
23
prendre ici, que le défunt roi Louis XIII ne prenait les billets dans le
corsage de Mlle de Hautefort.
Raoul rougit en voyant le sourire des deux jeunes filles, et il ne
remarqua pas que la main de Louise était restée entre les siennes.
— Là ! dit Montalais, vous m’avez pardonné, Louise, de vous
avoir amené Monsieur ; vous, monsieur, ne m’en voulez plus de
m’avoir suivie pour voir Mademoiselle. Donc, maintenant que la
paix est faite, causons comme de vieux amis. Présentezmoi, Louise,
à M. de Bragelonne.
— Monsieur le vicomte, dit Louise avec sa grâce sérieuse et son
candide sourire, j’ai l’honneur de vous présenter Mlle Aure de
Montalais, jeune fille d’honneur de Son Altesse Royale Madame, et
de plus mon amie, mon excellente amie.
Raoul salua cérémonieusement.
— Et moi ! Louise, ditil, ne me présentezvous pas aussi à
Mademoiselle ?
— Oh ! elle vous connaît ! elle connaît tout !
Ce mot naïf fit rire Montalais et soupirer de bonheur Raoul, qui
l’avait interprété ainsi : Elle connaît tout notre amour.
— Les politesses sont faites, monsieur le vicomte, dit Montalais ;
voici un fauteuil, et ditesnous bien vite la nouvelle que vous nous
apportez ainsi courant.
— Mademoiselle, ce n’est plus un secret. Le roi, se rendant à
Poitiers, s’arrête à Blois pour visiter Son Altesse Royale.
— Le roi ici ! s’écria Montalais en frappant ses mains l’une contre
l’autre ; nous allons voir la cour ! Concevezvous cela, Louise ? la
vraie cour de Paris ! Oh ! mon Dieu ! Mais quand cela, monsieur ?
— Peutêtre ce soir, mademoiselle ; assurément demain.
Montalais fit un geste de dépit.
— Pas le temps de s’ajuster ! pas le temps de préparer une robe !
Nous sommes ici en retard comme des Polonaises ! Nous allons
ressembler à des portraits du temps de Henri IV !… Ah ! monsieur,
la méchante nouvelle que vous nous apportez là !
— Mesdemoiselles, vous serez toujours belles.
— C’est fade !… nous serons toujours belles, oui, parce que la
24
nature nous a faites passables ; mais nous serons ridicules, parce que
la mode nous aura oubliées… Hélas ! ridicules ! on me verra ridicule,
moi ?
— Qui cela ? dit naïvement Louise.
— Qui cela ? vous êtes étrange, ma chère !…
Estce une question à m’adresser ? On, veut dire tout le monde ;
on, veut dire les courtisans, les seigneurs ; on, veut dire le roi.
— Pardon, ma bonne amie, mais comme ici tout le monde a
l’habitude de nous voir telles que nous sommes…
— D’accord ; mais cela va changer, et nous serons ridicules,
même pour Blois ; car près de nous on va voir les modes de Paris, et
l’on comprendra que nous sommes à la mode de Blois ! C’est
désespérant !
— Consolezvous, mademoiselle.
— Ah bast ! au fait, tant pis pour ceux qui ne me trouveront pas à
leur goût ! dit philosophiquement Montalais.
— Ceuxlà seraient bien difficiles, répliqua Raoul fidèle à son
système de galanterie régulière.
— Merci, monsieur le vicomte. Nous disions donc que le roi vient
à Blois ?
— Avec toute la cour.
— Mlles de Mancini y serontelles ?
— Non pas, justement.
— Mais puisque le roi, diton, ne peut se passer de Mlle Marie ?
— Mademoiselle, il faudra bien que le roi s’en passe. M. le
cardinal le veut. Il exile ses nièces à Brouage.
— Lui ! l’hypocrite !
— Chut ! dit Louise en collant son doigt sur ses lèvres roses.
— Bah ! personne ne peut m’entendre. Je dis que le vieux
Mazarino Mazarini est un hypocrite qui grille de faire sa nièce reine
de France.
— Mais non, mademoiselle, puisque M. le cardinal, au contraire,
fait épouser à Sa Majesté l’infante MarieThérèse.
Montalais regarda en face Raoul et lui dit :
— Vous croyez à ces contes, vous autres Parisiens ? Allons, nous
25
sommes plus forts que vous à Blois.
— Mademoiselle, si le roi dépasse Poitiers et part pour l’Espagne,
si les articles du contrat de mariage sont arrêtés entre don Luis de