François le Bossu

Comtesse de Ségur



À MA PETITE FILLE CAMILLE DE MALARET


Chère et bonne Camille, la Christine dont tu vas lire l’histoire te ressemble trop par ses beaux côtés pour que je me prive du plaisir de te dédier ce volume. Tu as sur elle l’avantage d’avoir d’excellents parents ; puisses­tu, comme elle, trouver un excellent François qui sache t’aimer et t’apprécier comme mon François aime et apprécie Christine ! C’est le vœu de ta grand’mère, qui t’aime tendrement. 


COMTESSE DE SÉGUR, née ROSTOPCHINE.


I – COMMENCEMENT D’AMITIÉ

 

Christine était venue passer sa journée chez sa cousine Gabrielle ; elles travaillaient toutes deux avec ardeur, pour habiller une poupée que Mme de Cémiane, mère de Gabrielle et tante de Christine, venait de lui donner : elles avaient taillé une chemise et un jupon, lorsqu’un domestique   entra.   « Mesdemoiselles,   Mme   de   Cémiane   vous demande au jardin, sur la terrasse couverte ».

GABRIELLE. – Faut­il y aller tout de suite ? Y a­t­il quelqu’un ?

LE DOMESTIQUE. – De suite, mademoiselle ; il y a un monsieur avec madame.

GABRIELLE. – Allons, Christine, viens.

CHRISTINE. – C’est ennuyeux ! je ne pourrai pas habiller ma poupée, qui est nue et qui a froid.

GABRIELLE. – Que veux­tu ! il faut bien aller joindre maman, puisqu’elle nous fait demander.

CHRISTINE.   – Moi,   seule   à   la   maison,   je   ne   pourrai   pas l’habiller ;   je   ne   sais   pas   travailler.   Mon   Dieu !   que   je   suis malheureuse de ne savoir rien faire.

GABRIELLE. – Pourquoi ne demanderais­tu pas à ta bonne de lui faire une robe ?

CHRISTINE. – Ma bonne ne voudra pas : elle ne fait jamais rien pour m’amuser.

GABRIELLE. Comment faire, alors ?… Si je t’en faisais une ?

– Toi, tu pourrais ? dit Christine, en relevant la tête et en souriant.

GABRIELLE. – Je crois que oui ; j’essayerai toujours.

CHRISTINE. – Tout de suite ?

GABRIELLE.   – Non,   pas   tout   de   suite,   puisque   maman   nous attend   pour   promener ;   mais   quand   nous   serons   revenues,   nous travaillerons à ta robe.

CHRISTINE. – Mais, en attendant, ma pauvre fille a froid.

GABRIELLE. – Je vais l’envelopper dans ce vieux petit manteau tu vas voir ; donne­la­moi.

Gabrielle prend la poupée, l’enveloppe de son mieux et la met dans un fauteuil.

GABRIELLE. – Là ! elle est très bien ! Viens, à présent ; maman nous attend. Dépêchons­nous.

Christine embrasse Gabrielle, qui l’entraîne hors de la chambre ; elles arrivent en courant à une allée couverte où se promenait leur maman avec un monsieur et un petit garçon qui  était un peu en arrière. Gabrielle et Christine le regardent avec surprise. Il était un peu plus grand qu’elles, gros, d’une tournure singulière ; sa figure était jolie, ses yeux doux et intelligents, il avait une physionomie très agréable, mais l’air craintif et embarrassé.

Christine s’approche, lui prend la main :

– Viens, mon petit, jouer avec nous ; veux­tu ?

L’enfant ne répond pas ; il regarde d’un air timide Gabrielle et Christine.

– Est­ce   que   tu   es   sourd,   mon   petit ?   demanda   Gabrielle amicalement.

– Non, répondit l’enfant à voix basse.

GABRIELLE. – Et pourquoi ne parles­tu pas ? Pourquoi ne viens­ tu pas avec nous ?

L’ENFANT. – Parce que j’ai peur que vous ne vous moquiez de moi comme les autres.

GABRIELLE.   – Nous   moquer   de   toi ?   Et   pourquoi   cela ? Pourquoi les autres se moquent­ils de toi ?

– Vous ne voyez donc pas ! dit le petit garçon en relevant la tête et les regardant avec surprise.

GABRIELLE. – Je te vois, mais je ne comprends pas pourquoi on se moque de toi. Et toi, Christine, vois­tu quelque chose ?

CHRISTINE. – Non, pas moi ; je ne vois rien.

 – Alors, vous voudrez bien m’embrasser et jouer avec moi ? dit le petit garçon en souriant et en hésitant encore.

– Certainement, s’écrièrent les deux cousines en l’embrassant de tout leur cœur.

Le petit garçon semblait si heureux, que Gabrielle et Christine se sentirent aussi toutes joyeuses. Au moment où ils s’embrassaient tous les trois, la maman et le monsieur se retournèrent. Ce dernier poussa une exclamation joyeuse.

– Ah ! les  bonnes petites  filles ! Ce sont les vôtres,  madame ? Elles veulent bien embrasser mon pauvre François ! Pauvre enfant ! il en a l’air tout heureux !

MADAME   DE   CÉMIANE.   – Pourquoi   donc   paraissez­vous surpris que ma fille et ma nièce accueillent bien votre petit François ! Je m’étonnerais du contraire.

M. DE NANCÉ. – Je serais bien heureux, madame, que tout le monde pensât comme vous ; mais l’infirmité de mon pauvre enfant le rend si timide ! Il est si habitué à se voir l’objet des railleries et de l’aversion de tous les enfants, qu’il doit être heureux de se voir fêté et embrassé par vos bonnes et charmantes petites filles.

– Pauvre   enfant !   dit   Mme   de   Cémiane   en   le   regardant   avec attendrissement.

Les enfants s’étaient rapprochés.

Gabrielle et Christine tenaient chacune une main du petit garçon qu’elles faisaient courir, et qui riait de tout son cœur de cette course forcée.

GABRIELLE.   – Maman,   le   petit   garçon   nous   a   dit   qu’on   se moquait de lui et que personne ne voulait l’embrasser. Pourquoi ? il est très bon et très gentil.

Mme de Cémiane ne répondit pas ; le petit François la regardait avec anxiété ; M. de Nancé soupirait et se taisait également.

CHRISTINE.   – Monsieur,   pourquoi   se   moque­t­on   du   petit garçon ?

M. DE NANCÉ. – Parce que le bon Dieu a permis qu’il fût bossu à la suite d’une chute, mes enfants ; et il y a des gens assez méchants pour se moquer des bossus, ce qui est très mal.

 GABRIELLE.   – Certainement,   c’est   très   mal ;   ce   n’est   pas   sa faute s’il est bossu, il est très bien tout de même.

– Où donc est­il bossu ? Je ne vois pas, dit Christine en tournant autour de François.

Le pauvre François était rouge et inquiet pendant cette inspection de Christine.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! pensait­il, si elle voit ma bosse, elle fera comme les autres, elle se moquera de moi ! »

Mme de Cémiane était embarrassée pour faire finir Christine sans que   M.   de   Nancé   s’en   aperçût :   Gabrielle   commençait   aussi   à examiner le dos de François, lorsque Christine s’écria :

« Voilà !   voilà !   je   vois !   C’est   là,   sur   le   dos !   Vois­tu Gabrielle ? »

GABRIELLE. – Oui, je vois ; mais ce n’est rien du tout. Pauvre garçon ! tu croyais que nous nous moquerions de toi ? Ce serait bien méchant ! Tu n’as plus peur, n’est­ce pas ? Comment t’appelles­tu ? Où est ta maman ?

FRANÇOIS. – Je m’appelle François ; maman est morte, je ne l’ai jamais vue : et voilà papa avec votre maman.

CHRISTINE. – Comment, c’est ce monsieur qui est ton papa ?

M.   DE   NANCÉ.   – Pourquoi   cela   vous   étonne­t­il,   ma   bonne petite ?

CHRISTINE. – Parce que vous êtes très grand et lui est si petit, vous êtes maigre et lui est si gras.

MADAME DE CÉMIANE. – Quelle bêtise tu dis, Christine ! Est­ ce qu’un enfant est jamais grand comme son papa ? Si vous alliez vous amuser avec François, ce serait mieux que de rester ici à dire des niaiseries.

M.   DE   NANCÉ.   – Laissez­moi   vous   embrasser,   mes   bonnes petites filles ; je vous remercie de tout mon cœur d’être bonnes pour mon pauvre petit François.

M. de Nancé embrassa à plusieurs reprises Gabrielle et Christine, et   il   alla   rejoindre   Mme   de   Cémiane.   Les   enfants,   de   leur   côté, entrèrent dans le bois pour ramasser des fraises.

CHRISTINE. – Tiens, François, viens par ici : voici une bonne place ; regarde, que de fraises ! Prends. Prends tout.

FRANÇOIS. – Merci, ma petite amie. Comment vous appelez­ vous toutes deux ?

GABRIELLE. – Je m’appelle Gabrielle.

CHRISTINE. – Et moi, Christine.

FRANÇOIS. – Quel âge avez­vous ?

GABRIELLE.   – Moi   j’ai   sept   ans,   et   Christine,   qui   est   ma cousine, a six ans. Et toi, quel âge as­tu ?

– Moi… j’ai… déjà dix ans, répondit François en rougissant.

GABRIELLE. – C’est beaucoup, dix ans ! C’est plus que Bernard.

FRANÇOIS. – Qui est Bernard ?

GABRIELLE.   – C’est   mon   frère.   Il   est   très   bon.   Je   l’aime beaucoup, Il n’est pas ici à présent ; il prend une leçon chez M. le curé.

FRANÇOIS. – Ah ! moi aussi je dois aller prendre une leçon chez le curé, tout près d’ici, à Druny.

GABRIELLE. – C’est comme Bernard ; il y va aussi à Druny. Tu es donc près de Druny.

FRANÇOIS. – Tout près ! Il faut dix minutes pour aller de chez nous chez le curé.

GABRIELLE. – Pourquoi n’es­tu jamais venu nous voir ?

FRANÇOIS. Parce que je ne demeurais pas ici ; papa était en Italie pour ma santé ; les médecins disaient que je deviendrais droit et grand en Italie ; et, au contraire, je suis plus bossu qu’avant, ce qui me chagrine beaucoup.

GABRIELLE. – Écoute, François, ne pense pas à cela ; je t’assure que tu es très gentil ; n’est­ce pas Christine ?

CHRISTINE. – Je l’aime beaucoup, il a l’air si bon !

Toutes   deux   embrassèrent   François   qui   riait   et   qui   avait   l’air heureux ; et tous les trois se mirent à cueillir des fraises.

Gabrielle   et   Christine   eurent   toujours   soin   de   désigner   les meilleures places à François pour qu’il se fatiguât moins à chercher.

Au bout d’un quart d’heure, ils avaient rempli un petit panier que Gabrielle tenait à son bras.

« À présent nous allons manger, dit Gabrielle en s’essuyant le front. Il fait chaud, cela nous rafraîchira. Tiens, François, assois­toi là, sous le sapin, près de Moi, et toi, Christine, mets­toi de l’autre côté ; c’est François qui va partager. »

FRANÇOIS. – Et dans quoi les mettrons­nous ? nous n’avons pas d’assiettes.

GABRIELLE. – Nous allons en avoir tout à l’heure. Que chacun prenne une grande feuille de châtaigner ; en voici trois.

Chacun   prit   sa   feuille,   et   François   commença   le   partage ;   les petites filles le regardaient faire. Quand il eut fini :

« C’est très mal partagé, dît Gabrielle ; tu nous as presque tout donné ; et il t’en reste à peine. »

– Tiens, mon bon petit, en voici des miennes, dit Christine en versant une part de ses fraises dans la feuille de François.

– Et   en   voilà   des   miennes,   dit   Gabrielle   en   faisant   comme Christine.

FRANÇOIS. – C’est trop, beaucoup trop, mes bonnes amies.

GABRIELLE. – Du tout, c’est très bien : mangeons.

FRANÇOIS.  – Comme  vous  êtes  bonnes !  Quand  je   suis  avec d’autres enfants, ils prennent tout et ne m’en laissent presque pas.


II – PAOLO.

 

Les enfants finissaient de manger leurs fraises et ils sortaient du bois, quand ils virent arriver un jeune homme de dix­huit à vingt ans qui tenait son chapeau  à la main, et qui saluait  à chaque pas en s’approchant des enfants. Puis il resta debout devant eux, sans parler.

Les enfants le regardaient et ne disaient rien non plus.

« Signora, signor, me voilà », dit le jeune homme saluant encore.

Les enfants saluèrent aussi, mais un peu effrayés.

« Sais­tu qui c’est », dit François à l’oreille de Gabrielle.

GABRIELLE. – Non ; j’ai peur. Si nous nous sauvions ?

« Signora,   signor,   sé   souis   venou,   mé   voici »,   recommença l’étranger saluant toujours.

Pour toute réponse, Gabrielle prit la main de Christine et se mit à courir en criant :

« Maman, maman, un monsieur ! »

Elles ne tardèrent pas à rencontrer Mme de Cémiane et M, de Nancé   qui   les   avaient   entendues   crier   et   qui   accouraient   aussi, craignant quelque accident.

« Qu’y a­t­il ? Où est François ? » demanda M. de Nancé avec anxiété.

– Là, là, dans le bois, avec un monsieur fou qui va lui faire du mal, dit Christine tout essoufflée.

M. de Nancé partit comme une flèche et aperçut François debout et souriant devant l’étranger, qui se mit à saluer de plus belle ?

M. DE NANCÉ. – Qui êtes­vous, monsieur ? Que voulez­vous ?

L’ÉTRANGER, saluant. – Moi, zé souis invité de venir sé signor  conté. C’est vous, signor Cémiane.

M. DE NANCÉ. – Non, ce n’est pas moi, monsieur ; mais voici Mme de Cémiane.

L’étranger   s’approcha   de   Mme   de   Cémiane,   recommença   ses saluts, et répéta la phrase qu’il venait de dire à M. de Nancé.

MADAME DE CÉMIANE. – Mon mari est absent, monsieur, il va rentrer ; mais veuillez me dire votre nom, car je ne crois pas avoir encore reçu votre visite.

– Moi, Paolo Peronni, et voilà une lettre dé signor conté Cémiane.

Il   tendit   à   Mme   de   Cémiane   une   lettre,   qu’elle   parcourut   en réprimant un sourire.

« Ce n’est pas l’écriture de mon mari », dit­elle.

PAOLO. – Pas écritoure ! Alors, quoi faire ? Il invite à dîner, et moi, povéro Paolo, z’étais très satisfait. Z’ai marcé fort ; z’avais peur de venir tard. Quoi faire ?

MADAME  DE CÉMIANE.  – Il  faut  rester   à  dîner  avec  nous, monsieur ; vos amis ont voulu sans doute vous jouer un tour, et vous le leur rendrez en dînant ici et en faisant connaissance avec nous.

PAOLO. – Ça est bon à vous ; merci, madame ; moi, zé souis pas depuis longtemps ici ; moi, zé connais personne.

Le jeune homme raconta comme quoi il  était médecin, Italien, échappé à un affreux massacre du village de Liepo, qu’il défendait avec deux cents jeunes Milanais contre Radetzki.

« Eux sont restés presque tous toués, coupés en morceaux ; moi zé mé souis sauvé en mé zétant sous les amis morts ; quand la nouit est venoue, moi ramper longtemps, et puis zé mé souis levé debout et z’ai couru, couru ; lé zour, zé souis cacé dans les bois, z’ai manzé les frouits des oiseaux, et la nouit courir encore zousqu’à Zènes ; pouis z’ai marcé et z’ai dit Italiano !

Et les amis m’ont donné du pain, des viandes, oune lit ; et moi zé souis arrivé  en vaisseau en  bonne France ;  les bons Français ont donné   tout   et   m’ont   amené   ici   à   Arzentan ;   et   moi,   zé   connais personne, et quand est arrivée oune lettre dou signor conté Cimiano, moi z’étais content, et les camarades de rire et toussoter, et oune me dit : « Va pas, c’est pour rire » ; mais moi, z’ai pas écouté et z’ai fait deux   lieues   en   oune   heure ;   et   voilà   comment   Paolo   est   venu zousqu’ici…   Vous   riez   comme   les   camarades ;   c’est   drôle,   pas vrai ? »

Mme de Cémiane riait de bon cœur ; M. de Nancé souriait et regardait le pauvre Italien avec un air de profonde pitié.

« Pauvre jeune homme ! » dit­il avec un soupir, Et où sont vos parents ?

« Mes parents ?… »

Et le visage du jeune homme prit une expression terrible.

« Mes parents, morts, toués par les féroces Autrichiens ; fousillés avec les sœurs, frères, amis, dans les maisons à eux ! Tout est brûlé ! et avant battous, pour les punir eux, parce que moi, Italien, z’ai allé avec les amis pour touer les Autrichiens méssants et barbares. Voici l’Autrice ! voilà le Radetzki !»

MADAME DE CÉMIANE. – Pauvre garçon ! C’est affreux !

M.  DE  NANCÉ.   – Malheureux   jeune  homme !  Être  ainsi   sans parents, sans patrie, sans fortune ! Mais il faut avoir courage. Tout s’arrangera avec l’aide de Dieu ; ayons confiance en lui, mon cher monsieur. Courage ! Vous voyez que vous voilà chez Mme de Cémiane   sans   savoir   comment.   C’est   un   commencement   de protection. Tout ira bien ; soyez tranquille.

Le   pauvre   Paolo   regarda   M.   de   Nancé   d’un   air   sombre   et   ne répondit pas ; il ne parla plus jusqu’au retour au château.

Les enfants restèrent un peu en arrière pour ne pas se trouver trop près de ce Paolo qui inspirait aux petites filles une certaine terreur.

– Qu’est­ce qu’il disait donc des Autrichiens ? demanda Christine.

Il avait l’air si en colère.

GABRIELLE. – Il disait que les Italiens brûlaient des Autrichiens, et que ses sœurs battaient… leurs habits, je crois ; et puis qu’ils tuaient tout, même les parents et les maisons.

CHRISTINE. – Qui tuait ?

GABRIELLE. – Eux tous.

CHRISTINE. – Comment, eux tous ? Qu’est­ce qu’ils tuaient ? Et le Maréchal   autrichien,   célèbre   par   la   répression   cruelle   de   la   révolte   des Lombards en 1849. Pourquoi les sœurs battaient­elles les habits ? Je ne comprends pas du tout.

GABRIELLE. – Tu ne comprends rien, toi. Je parie que François comprend.

FRANÇOIS. – Oui, je comprends, mais pas comme tu dis. C’est les Autrichiens qui tuaient les pauvres Italiens, et qui brûlaient tout, et qui ont tué les parents et les sœurs de l’homme et ont brûlé sa maison. Comprends­tu, Christine ?

CHRISTINE. – Oui, très bien ; parce que tu le dis très bien ; mais Gabrielle disait très mal.

GABRIELLE. – Ce n’est pas ma faute si tu es bête et que tu ne comprends rien. Tu sais bien que ta maman te dit toujours que tu es bête comme une oie.

Christine baissa la tête tristement et se tut. François s’approcha d’elle et lui dit en l’embrassant :

– Non, tu n’es pas bête, ma petite Christine. Ne crois pas ce que te dit Gabrielle.

CHRISTINE. – Tout le monde me dit que je suis laide et bête, je crois qu’ils disent vrai.

GABRIELLE, l’embrassant. – Pardon, ma pauvre Christine, je ne voulais pas te faire de peine ; j’en suis fâchée ; non, non, tu n’es pas bête ; pardonne­moi, je t’en prie.

Christine sourit et rendit à Gabrielle son baiser. La cloche sonna pour le dîner, et les enfants coururent à la maison pour se nettoyer et arranger   leurs   cheveux.   Le   dîner   se   passa   gaiement,   grâce   à l’aventure de l’Italien, que Mme de Cémiane avait présenté à son mari, et à l’appétit vorace du pauvre Paolo, qui ne se laissait pas oublier. Quand le rôti fut servi, il n’avait pas encore fini l’énorme portion   de   fricassée   de   poulet   qui   débordait   son   assiette.   Le domestique   avait   déjà   servi   à   tout   le   monde   un   gigot   juteux   et appétissant,   pendant   que   Paolo   avalait   sa   dernière   bouchée   de poulet ; il regardait le gigot avec inquiétude ; il le dévorait des yeux, espérant toujours qu’on lui en donnerait. Mais, voyant le domestique s’apprêter à passer un plat d’épinards, il rassembla son courage, et, s’adressant à M. de Cémiane, il dit d’une voix émue :

 

– Signor conté, voulez­vous m’offrir zigot, s’i vous plait ?

– Comment donc ! très volontiers, répondit le comte en riant.

Mme de Cémiane partit d’un éclat de rire ; ce fut le signal d’une explosion générale.

Paolo regardant d’un air ébahi, riait aussi, sans savoir pourquoi et mangeait tout en riant ; excité par la gaieté, par les rires des enfants, il rit si fort qu’il s’étrangla ; une bouchée trop grosse ne passait pas.

Il   devint   rouge,   puis   violet ;   ses   veines   se   gonflaient ;   ses   yeux s’ouvraient démesurément. François, qui était à sa gauche, voyant sa détresse,   se   précipita   vers   lui,   et,   introduisant   ses   doigts   dans   la bouche ouverte de Paolo, en retira une énorme bouchée de gigot.

Immédiatement tout rentra dans l’ordre ; les yeux, les veines, le teint reprirent   leur   aspect   ordinaire,   l’appétit   revint   plus   vorace   que jamais. Les rires avaient cessé devant l’angoisse de l’étranglement ; mais ils reprirent de plus belle quand Paolo, se tournant la bouche pleine vers François, lui saisit la main, la baisa à plusieurs reprises.

– Bon signorino ! Pauvre petit ! tou m’as sauvé la vie, et moi zé té ferai grand comme ton père. Quoi c’est ça ? ajouta­t­il en passant sa main sur la bosse de François. Pas beau, pas zoli. Zé souis médecin, tout partira. Sera droit comme papa.

Et il se mit à manger sans plus parler à personne ; il se garda bien de rire jusqu’à la fin du dîner. Bernard avait aussi fait connaissance avec François pendant le dîner.

– Je suis bien fâché de n’avoir pas pu rentrer plus tôt, dit Bernard. J’étais chez le curé ; j’y vais tous les jours prendre une leçon.

FRANÇOIS.   – Et   moi   aussi,   je   dois   aller   chez   le   curé   pour apprendre le latin. Je suis bien content que tu y ailles ; nous nous verrons tous les jours.

BERNARD. – J’en suis bien aise aussi ; nous ferons les devoirs probablement.

FRANÇOIS. – Je ne crois pas ; quel age as­tu ?

BERNARD. – Moi, j’ai huit ans.

FRANÇOIS. – Et moi dix ans.

BERNARD. – Dix ans ! Comme tu es petit !

François baissa la tête, rougit et se tut. Peu de temps après qu’on  fut sorti de table, on vint annoncer à Christine que sa bonne venait la chercher pour la ramener à la maison. Christine lui fit demander si elle pouvait rester encore un quart d’heure, pour emporter sa poupée vêtue de la robe que lui faisait Gabrielle ; mais, habituée à la sévérité de sa bonne, elle se disposa à partir et à dire adieu à sa tante et à son oncle.

GABRIELLE. – Attends un peu, Christine ; je vais finir la robe dans dix minutes.

CHRISTINE. – Je ne peux pas ; ma bonne attend.

GABRIELLE. – Qu’est­ce que ça fait ? elle attendra un peu.

CHRISTINE. – Mais maman me gronderait et ne me laisserait plus venir.

GABRIELLE. – Ta maman ne le saura pas.

CHRISTINE. – Oh oui ! ma bonne lui dit tout.

La tête de la bonne apparut à la porte.

– Allons donc, Christine, dépêchez­vous !

CHRISTINE. – Me voici, ma bonne, me voici !

Christine courut à sa tante pour dire adieu. François et Bernard voulurent l’embrasser ; ils n’eurent pas le temps ; la bonne entra dans le salon.

LA BONNE. – Christine, vous ne voulez donc pas venir ? Il est tard ; votre maman ne sera pas contente.

CHRISTINE. – Me voici, ma bonne, me voici !

GABRIELLE. – Et ta poupée ? tu la laisses ?

– Je n’ai pas le temps, répondit tout bas Christine effarée ; finis la robe, je t’en prie ; tu me la donneras quand je reviendrai.

La bonne prit le bras de Christine, et, sans lui donner le temps d’embrasser   Gabrielle,   elle   l’emmena   hors   du   salon.   La   pauvre Christine   tremblait ;   elle   craignait   beaucoup   sa   bonne,   qui   était injuste et méchante. La bonne la poussa dans la carriole qui venait la chercher, y monta elle­même ; la carriole partit.

Christine pleurait tout bas ; la bonne la grondait, la menaçait en allemand, car elle était Allemande.

LA   BONNE.   – Je   dirai   à   votre   maman   que   vous   avez   été méchante ; vous allez voir comme je vous ferai gronder.

 CHRISTINE. – Je vous assure, ma bonne, que je suis venue tout de   suite.   Je   vous   en   prie,   ne   dites   pas   à   maman   que   j’ai   été méchante ; je n’ai pas voulu vous désobéir, je vous assure.

LA BONNE. – Je le dirai, mademoiselle, et, de plus, que vous êtes menteuse et raisonneuse.

CHRISTINE, pleurant. – Pardon, ma bonne ; je vous en prie, ne dites pas cela à maman, parce que ce n’est pas vrai.

– Allez­vous   bientôt   finir   vos   pleurnicheries ?   Plus   vous   serez méchante et maussade, plus j’en dirai.

Christine essuya ses yeux, retint ses sanglots, étouffa ses soupirs, et,   après   une   demi­heure   de   route,   ils   arrivèrent   au   château   des Ormes, où demeuraient les parents de Christine.

La bonne l’entraîna au salon ; M. et Mme des Ormes y étaient ; elle la fit entrer de force. Christine restait près de la porte, n’osant parler. Mme des Ormes leva la tête.

– Approchez, Christine ; pourquoi restez­vous à la porte comme une coupable ? Mina. est­ce que Christine a été méchante ?

MINA. – Comme à l’ordinaire, madame ; madame sait bien que mademoiselle Christine ne m’écoute jamais.

CHRISTINE, pleurant. – Ma bonne, je vous assure…

MADAME DES ORMES. – Laissez parler votre bonne. Qu’a­t­ elle fait, Mina ?

MINA. – Elle ne voulait pas revenir, madame ; après m’avoir fait longtemps   attendre,   elle   se   débattait   encore   pour   rester   avec   sa cousine ; il a fallu que je l’entraînasse de force.

Mme des Ormes s’était levée ; elle s’approcha de Christine.

MADAME DES ORMES. – Vous m’aviez promis d’être sage, Christine ?

CHRISTINE.   – Je…   vous   assure,…   maman,…   que   j’ai   été… sage,… répondit la pauvre Christine en sanglotant.

– Oh ! mademoiselle, reprit la bonne en joignant les mains, ne mentez pas ainsi ! C’est bien vilain de mentir, mademoiselle.

MADAME DES ORMES,  à Christine. – Ah ! vous allez encore mentir comme vous faites toujours ! Vous voulez donc le fouet ?

M.   des   Ormes,   qui   n’avait   rien   dit   jusque­là,   approcha   de   sa femme.

M. DES ORMES. – Ma chère, je demande grâce pour Christine. Si elle a été désobéissante, elle ne recommencera pas…

MADAME   DES   ORMES.   – Comment,   si ?   Mina   s’en   plaint continuellement et ne peut pas en venir à bout… à ce qu’elle dit.

M. DES ORMES, avec impatience. – Mina, Mina !… Avec nous, Christine est toujours parfaitement sage ; elle obéit avec la docilité d’un chien d’arrêt.

MADAME DES ORMES. – Parce qu’elle a peur d’être punie. Voyons, Mina, vous m’ennuyez avec vos plaintes continuelles ; vous exagérez toujours.

Mme des Ormes questionna Christine, malgré l’humeur visible de Mina,   dont   M.   des   Ormes   examina   la   physionomie   fausse   et méchante.

Mme des Ormes finit par douter de la culpabilité de Christine, qu’elle remit à Mina pour la faire coucher, en lui recommandant de ne   pas   la   gronder.   Quand   M.   des   Ormes   se   trouva   seul   avec   sa femme, il lui dit avec émotion :

– Vous êtes sévère pour cette pauvre enfant, vous croyez trop aux accusations de cette bonne, qui se plaint pour un rien.

MADAME DES ORMES. – Vous appelez la désobéissance un rien ?

M. DES ORMES. – À savoir si elle a désobéi.

MADAME DES ORMES. – Comment, si elle a désobéi ? Puisque Mina le dit !

M. DES ORMES. – Mina ne m’inspire aucune confiance ; je l’ai surprise déjà plus d’une fois à mentir ; et, de plus, je crois qu’elle déteste cette petite.

MADAME DES ORMES. – Ce n’est pas étonnant ! Avec elle, Christine est toujours désagréable et maussade.

M. DES ORMES. – Ce qui prouve que Mina s’y prend mal. Mais, vous êtes trop sévère avec Christine, parce que vous ne surveillez pas assez ce qui se passe, et que vous ajoutez foi aux plaintes de la bonne,   Christine   a   une   peur   affreuse   de   cette   Mina !   De   grâce, mettez­y plus de soin et de surveillance.

 

MADAME DES ORMES. – Ah ! je vous en prie, parlons d’autre chose. Ce sujet m’impatiente.

M. des Ormes soupira, quitta le salon, et, curieux de voir ce que faisait Mina, il alla voir si Christine se consolait de sa triste journée ; il entra chez elle. Christine était dans son lit, et, seule, elle pleurait tout bas. M. des Ormes s’approcha, se pencha vers le lit de sa fille.

– Où est ta bonne, Christine ?

CHRISTINE. – Elle est sortie, papa

M. DES ORMES. – Comment ? elle te laisse toute seule ?

CHRISTINE. – Oui, toujours quand je suis couchée.

M. DES ORMES. – Veux­tu que je l’appelle ?

– Oh !   non !   non !   Laissez­la,   je   vous   en   prie,   papa,   s’écria Christine avec effroi.

– Pourquoi as­tu peur d’elle ?

Christine ne répondit pas. Son père insista pour savoir la cause de sa frayeur ; la petite finit par répondre bien bas :

– Je ne sais pas.

Ne pouvant en obtenir autre chose, il quitta Christine, triste et préoccupé. Sa conscience lui reprochait son insouciance pour elle et le peu de soin qu’il prenait de son bien­être, sa femme ne s’en occupant pas du tout. Quand il rentra au salon, il trouva Mme des Ormes d’assez mauvaise humeur ; il ne lui reparla plus de Christine ni de Mina, mais il forma le projet de surveiller la bonne et de la faire partir à la première méchanceté ou calomnie dont elle se rendrait coupable.


III – DEUX ANNÉES QUI FONT DEUX AMIS

Peu de jours après, M. des Ormes fut appelé à Paris pour une affaire importante ; il aurait désiré y aller seul, mais sa femme voulut absolument l’accompagner, disant qu’elle avait à faire des emplettes indispensables ; elle se rendit en toute hâte chez sa belle­sœur de Cémiane pour lui annoncer son départ.

MADAME DE CÉMIANE. – Et Christine, l’emmenez­vous ?

MADAME DES ORMES. – Certainement non ; que voulez­vous que j’en fasse pendant mes courses, mes emplettes ? Je n’emmène que ma femme de chambre et un domestique.

MADAME DE CÉMIANE. – Que deviendra donc, Christine ?

MADAME DES ORMES. – D’abord, mon absence durera à peine quinze jours ; elle restera avec sa bonne, qui n’a pas autre chose à faire qu’à la soigner.

MADAME DE CÉMIANE. – Il me semble que Christine la craint beaucoup ; ne pensez­vous pas qu’elle soit trop sévère ?

MADAME DES ORMES. – Pas du tout ! Elle est ferme, mais très bonne. Christine a besoin d’être menée un peu sévèrement ; elle est raisonneuse, impertinente même, et toujours prête à résister.

MADAME DE CÉMIANE. – Je ne l’aurais pas cru ! elle parait si douce, si obéissante ! Je la ferai venir souvent chez moi pendant votre absence, n’est­ce pas ?

MADAME DES ORMES. – Tant que vous voudrez, ma chère ; faites comme vous voudrez et tout  ce que vous voudrez,  pourvu qu’elle reste établie aux Ormes avec sa bonne. Adieu, je me sauve, je pars demain, et j’ai tant à faire !

 Mme des Ormes rentra, s’occupa de ses paquets, recommanda à Mina de mener souvent Christine chez sa tante de Cémiane, et partit le lendemain de bonne heure.

Cette absence devait être de quinze jours ; elle se prolongea de mois en mois pendant deux ans, à cause d’un voyage à la Martinique que dut faire M. des Ormes, qui avait placé là une grande partie de sa fortune. Mme des Ormes voulut à toute force l’accompagner, car elle aimait   tout   ce   qui   était   nouveau,   extraordinaire,   et   surtout   les voyages.  Pendant  ces  deux ans,  les  Cémiane  et  M.  de  Nancé  ne quittèrent pas la campagne, heureusement pour Christine, qui voyait sans cesse Gabrielle, Bernard et leur ami François. Christine conçut une amitié très vive pour François dont la bonté et la complaisance la touchaient et lui donnaient le désir de l’imiter. Elle allait souvent passer des mois entiers chez sa tante, qui avait pitié de son abandon.

Mina était hypocrite aussi bien que méchante, de sorte qu’elle sut se contenir   en   présence   des   étrangers,   et   que   personne   ne   devina combien la pauvre Christine avait à souffrir de sa dureté et de sa négligence.   Christine   n’en   parlait   jamais,   parce   que   Mina   l’avait menacée des plus terribles punitions si elle s’avisait de se plaindre à ses cousins où à quelque autre.

Paolo   aimait   et   protégeait   Christine ;   il   aimait   aussi   François, auquel il donnait des leçons de musique et d’italien, ce qui lui faisait gagner   cinquante   francs   par   Mois,   somme   considérable   dans   sa position,   et   suffisante   pour   le   faire   vivre.   Il   avait   aussi   quelques malades qui l’appelaient, le sachant médecin et peu exigeant pour le payement de ses visites.

D’ailleurs, il passait des semaines entières chez M. de Nancé. Ces deux années se passèrent donc heureusement pour tous nos amis. On avait tous les mois  à peu près des nouvelles de M. et Mme des Ormes ; ils annoncèrent enfin leur retour pour le mois de juillet, et cette   fois   ils   furent   exacts.   L’entrevue   avec   Christine   ne   fut   pas attendrissante ; son père et sa mère l’embrassèrent sans émotion, la trouvèrent très grande et embellie : elle avait huit ans, avec la raison et l’intelligence d’un enfant de dix pour le moins. Son instruction ne recevait pas le même développement ; Mina ne lui apprenait rien, pas même à coudre ; Christine avait appris à lire presque seule, aidée de Gabrielle et de François, mais elle n’avait de livres que ceux que lui prêtait Gabrielle ; François ignorait son dénûment, sans quoi il lui eût donné toute sa bibliothèque.

Le lendemain du retour de M. et Mme des Ormes, ils reçurent un mot de Mme de Cémiane, qui leur demandait de venir passer la journée suivante avec eux et d’amener Christine.

« Il faut, disait­elle, que je vous présente un nouveau voisin de campagne,   M.   de   Nancé,   qui   est   charmant ;   et   un   demi­médecin italien, fort original, qui vous amusera ; il me fait savoir, par un billet attaché au collier de mon chien de garde, qu’il viendra chez moi demain.   Amenez­nous   Christine ;   Gabrielle   vous   le   demande instamment. »

MADAME DES ORMES. – Je suis bien aise que votre sœur fasse quelques   nouvelles   connaissances   dans   le   voisinage ;   nous   en profiterons et nous les engagerons à dîner pour la semaine prochaine.

M. DES ORMES. – Comme vous voudrez, ma chère ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux attendre qu’ils nous eussent fait une visite.

MADAME   DES   ORMES.   – Pourquoi   attendre ?   Si   l’un   est charmant et l’autre original, comme dit notre sœur, je veux les avoir chez moi ; ils nous amuseront.