© 2019 Sigmund FREUD (Domaine Public)
Edition : Books on Demand GmbH, 12/14, Rond‐Point des
Champs-Elysées, 75008 Paris (France)
Impression : Books on Demand GmbH, Norderstedt (Allemagne).
ISBN : 9782322130436
Dépôt légal : mai 2019
À une époque que nous pouvons nommer pré-scientifique, l’humanité n’était pas en peine d’interpréter ses rêves. Ceux dont on se souvenait au réveil, on les considérait comme une manifestation bienveillante ou hostile des puissances supérieures, dieux ou démons. Avec l’éclosion de l’esprit scientifique, toute cette ingénieuse mythologie a cédé le pas à la psychologie, et de nos jours tous les savants, à l’exception d’un bien petit nombre, sont d’accord pour attribuer le rêve à l’activité psychique du dormeur lui-même.
Toutefois, l’hypothèse mythologique se trouvant rejetée, il est devenu nécessaire de chercher au rêve de nouvelles interprétations. Dans quelles conditions se produit le rêve ? Quelles sont ses relations avec la vie psychique à l’état de veille ? Comment les excitations venues du dehors sont-elles susceptibles d’influencer le dormeur ? Pourquoi ces détails qui trop souvent répugnent à la pensée de l’homme éveillé, et cette discordance entre les moyens d’expression du rêve et les états affectifs qu’il accompagne ? D’où vient enfin l’instabilité du rêve ? Pourquoi, dès le réveil, est-il rejeté par la pensée comme un élément étranger, et s’efface-t-il, en tout ou en partie, dans la mémoire ? Ces problèmes qui, depuis des siècles, réclament une solution, n’en ont pas trouvé de satisfaisante jusqu’à ce jour.
Le problème qui nous intéresse en premier lieu, celui de la signification du rêve, se présente sous deux aspects : on cherche ce que signifie le rêve au point de vue psychologique et quelle est sa place dans le série des phénomènes psychiques. On veut savoir en outre si le rêve est susceptible d’interprétation et si le contenu du rêve, comme tout autre produit psychique auquel nous serions tentés de l’assimiler, présente un « sens ».
Considérant l’état actuel de la question, nous nous trouvons en présence de trois tendances bien distinctes. La première, qui semble un écho attardé de l’époque où l’on attribuait au rêve une origine surnaturelle, trouve son expression chez un certain nombre de philosophes. Pour eux, la vie du rêve aurait son principe dans un état spécial d’activité psychique ; ce serait une sorte d’ascension de l’âme vers un état supérieur. Telle est, par exemple, l’opinion de Schubert : « Par le rêve, l’esprit se dégage des entraves de la nature extérieure, l’âme échappe aux chaînes de la sensualité. » Sans aller si loin, d’autres affirment pourtant que les rêves sont, par essence, des excitations psychiques ; qu’ils sont des manifestations de certaines forces psychiques, que l’état de veille empêche de se développer librement. Il est de fait que dans certains domaines (par exemple celui de la mémoire) la plupart des observateurs attribuent aux manifestations de la vie de rêve une supériorité évidente.
Quant aux médecins qui écrivent sur le rêve, ils professent généralement une opinion diamétralement opposée à celle1 des philosophes. C’est à peine s’ils accordent au rêve la valeur d’un phénomène psychique. Il serait provoqué, d’après eux, par les excitations corporelles et sensorielles qui viennent au dormeur tant du monde extérieur que de ses propres organes internes. En ce cas, le contenu du rêve serait aussi dépourvu de sens et aussi impossible à interpréter que les notes frappées au hasard sur le clavier par une main inexperte en musique, et la définition du rêve serait simplement celle-ci : « Un processus matériel toujours inutile et très souvent morbide » (Bing). Tous les signes caractéristiques de la vie de rêve s’expliquent alors par l’activité incohérente de certains groupes de cellules qui restent à l’état de veille dans le cerveau, sous l’empire de ces excitations physiologiques, tandis que le reste de l’organisme est plongé dans le sommeil.
Le sentiment populaire, médiocrement influencé par ces jugements de la science et peu soucieux des origines profondes du rêve, s’obstine dans son antique croyance. Pour lui, le rêve a un sens, et ce sens renferme une prédiction. Pour la dégager du contenu du rêve qui est trop souvent confus et énigmatique, il est nécessaire de mettre en œuvre certains procédés d’interprétation, et ces procédés consistent généralement à remplacer le contenu du rêve, tel qu’il est resté dans la mémoire, par un autre contenu. La transposition peut se faire en détail, au moyen d’une « clef » qui ne doit pas varier ; on peut aussi remplacer d’un coup l’objet essentiel du rêve par un autre objet dont le premier n’aura été que le symbole.
Les gens sérieux sourient de ces enfantillages, car nous savons tous que « songe et mensonge ».
1 Traumphantasie de Scherner, Volkelt.
Quelle ne fut pas ma surprise de m’apercevoir un jour que la plus juste conception du rêve, ce n’est pas chez les médecins qu’il faut la chercher, mais chez les profanes où elle reste encore à demi voilée de superstition ! J’étais arrivé, concernant le rêve, à des conclusions imprévues qui m’avaient été fournies par une nouvelle méthode d’investigation psychologique, la même qui m’a rendu de grands services dans le traitement des angoisses, obsessions, idées délirantes et autres conflits, et qui depuis lors a été adoptée sous le nom de « Psychanalyse » par toute une école de chercheurs. La plupart de ces praticiens n’ont pas été sans reconnaître les nombreuses analogies qui existent entre la vie de rêve et les troubles psychologiques de toutes sortes que l’on observe dans l’état de veille. Il nous a donc paru intéressant d’appliquer aux images du rêve le même procédé d’investigation qui avait fait ses preuves à l’égard des images psychopathiques. Les idées d’angoisse et les idées d’obsession sont étrangères à une conscience normale, exactement comme le sont les rêves à une conscience à l’état de veille ; leur origine comme celle du rêve plonge encore dans l’inconscient. Si l’on a jugé intéressant au point de vue pratique d’étudier la naissance et le développement de ces images psychopathiques, c’est qu’il avait été démontré expérimentalement qu’il suffirait de découvrir les voies inconscientes par où les idées morbides d’un individu rejoignent le reste de son contenu psychique, pour que le symptôme névrotique soit résolu et que l’idée morbide devienne parfaitement répressible. C’est donc à la psychothérapie qu’est dû le procédé dont je me suis servi pour résoudre le problème du rêve.
Ce procédé est facile à décrire, mais son application exige de l’acquis et de l’habileté. Supposons que l’on ait affaire à un malade atteint d’idée d’angoisse. On l’invitera à fixer son attention sur cette idée, non pas, comme il l’a fait à d’autres moments, pour y rêver, mais pour en scruter clairement toutes les faces et faire part au médecin, sans restriction, de tout ce qui lui viendra à l’esprit. Le malade, le plus souvent, commence par répondre que son attention est incapable de rien saisir. Il faut le démentir et affirmer énergiquement qu’il est impossible que les images lui fassent défaut. Et, de fait, on verra bientôt se produire une foule d’idées et d’associations d’idées ; mais elles seront régulièrement précédées d’une remarque du patient qui les déclarera absurdes ou insignifiantes, ou bien prétendre qu’elles lui sont venues à l’esprit par hasard sans que rien les rattache au thème proposé. On s’aperçoit alors que c’est précisément cette autocritique qui a empêché le malade d’extérioriser ses images ou même d’en prendre conscience. Si l’on peut obtenir de lui que, renonçant à critiquer ses idées, il continue simplement à énoncer toutes les associations qu’un effort soutenu d’attention lui fera venir à l’esprit, on obtient un matériel psychique qui est en relation directe avec l’idée morbide primitive, qui permet de découvrir les associations existant entre cette idée et la vie psychique du malade, et grâce auquel le médecin finira par substituer à l’idée morbide une idée nouvelle exactement adaptée aux exigences psychologiques de son client.
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les hypothèses sur lesquelles repose cette expérience, ni les conclusions à tirer du fait qu’elle est infaillible. Qu’il nous suffise de dire qu’en fixant notre attention sur les associations « involontaires », sur celles « qui empêchent de réfléchir », sur celles que l’autocritique se hâte de rejeter comme trop insignifiantes, nous obtenons, à côté de l’idée morbide, un matériel qui nous permet de la résoudre. Si l’on essaie le procédé sur soi-même, le meilleur moyen de soutenir l’expérience est de noter par écrit, au fur et à mesure qu’elles se présentent, les idées dont on ne s’explique pas l’apparition.
Je voudrais maintenant montrer le résultat auquel on peut arriver en appliquant cette méthode à l’interprétation du rêve. En principe, le premier rêve venu se prêterait également à ma démonstration ; mais je préfère, pour différents motifs, choisir celui que j’ai fait la nuit dernière. Il est court, ce qui nous permet de l’utiliser, et ce que j’en ai retenu est absurde et confus à souhait. Voici le contenu de ce rêve que j’ai noté tout de suite après le réveil :
Une réunion à table ou à table d’hôte. On sert des épinards. Mme E. L. est assise auprès de moi et toutes tournée de mon côté. Elle me passe familièrement la main sur le genou. Je fais un geste pour écarter sa main. Alors elle me dit : « Vous avez toujours eu de si beaux yeux ! » Et je distingue confusément quelque chose qui ressemble à un dessin représentant deux yeux, ou bien aux verres d’une paire de lunettes.
Voilà le rêve, ou du moins, voilà ce que j’ai pu en noter. Je le trouve obscure, insignifiant et quelque peu surprenant. Mme E. L. est une personne avec qui j’ai eu de vagues relations d’amitié et n’en ai, que je sache, jamais désiré d’autres. Il y a longtemps que je ne l’ai plus vue, et je ne crois pas avoir entendu parler d’elle ces dernier temps. Je ne rencontre, dans le processus de ce rêve, aucune trace d’affectivité.
Plus j’y réfléchis, et moins il me semble intelligible Je vais procéder maintenant à mon examen introspectif et noter, sans parti pris, comme sans critique, les idées qui me viendront. Mais je ne tarde pas à m’apercevoir que ce travail est notablement plus facile si je décompose d’abord le rêve et ses éléments et si je groupe, autour de ces fragments isolés, les idées qui s’y rattachent.
Réunion, Table ou Table d’hôte. Je me souviens tout d’abord de l’incident qui a clos la soirée d’hier. Comme je quittais une petite réunion en compagnie d’un ami, celui-ci offrit de prendre une voiture et de me déposer chez moi. « J’aime assez, ajouta-t-il, l’invention du taximètre. On le suit des yeux, on s’occupe, on se distrait… » Quand nous fûmes en voiture et que le cocher eut disposé la vitre de manière qu’on pût lire le chiffre : 60 heller, je