© 2019 Lady Daigre Martine

Édition : BoD - Books on Demand GmbH

12/14 rond-point des Champs Elysées 75 008 Paris

Imprimé : BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt

ISBN : 9 782 322 130 542

Dépôt légal : 2e trimestre 2019

À mes fidèles lecteurs et lectrices de par le monde.
Un Grand Merci.

Ce livre est un roman.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes ou d’établissements, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fruit du hasard.

Sommaire

Prologue

L’aube se lève doucement. Je n’ai pas réussi à m’endormir. Je passe ma main sur mon visage. Je frotte mes yeux. Mes paupières sont gonflées, je les sens sous mes doigts. Manque de sommeil. Déjà qu’en vieillissant des poches sont apparues, je dois ressembler à un poisson-globe maintenant. On ne me reconnaîtra pas, c’est un mal pour un bien.

Je discerne les premières lueurs du jour à travers le carreau encrassé. La nuit s’est étirée de secondes en minutes, et de minutes en heures ; je les ai toutes comptées, las d’attendre que le jour se lève, profondeur d’un son répercuté émis par le clocher d’en face, celui que j’aperçois en me hissant sur la pointe des pieds en m’accrochant aux barreaux. Il est près et il me paraît pourtant si loin.

Je tourne et me retourne sur ma couchette. Mon voisin râle que je l’empêche de dormir. Cela m’est égal, ses remarques désobligeantes ne m’atteignent pas, et je roule dans mes draps comme un bateau ivre.

Le temps, malgré mon impatience, s’éternisait cette nuit. J’ai aussi compté les étoiles à défaut de moutons, en vain ; alors j’ai essayé d’analyser la situation, et je cherche encore l’instant où tout a dérapé. Ne me demandez pas ni pourquoi, ni comment. Je suis avare de mots aujourd’hui. Les belles phrases viendront plus tard, en noircissant la première page de mon inexistence, celle qui s’achève, celle que j’ai endurée sans rechigner, linéaire à en mourir. Car quelqu’un va venir. Je l’ai appris la semaine dernière. Il ouvrira une grille, puis deux, puis trois, et je le suivrai docilement jusqu’à atteindre la lumière au bout du tunnel. Enfin, je foulerai le sol qui m’a vu naître. Je regarderai le ciel. Ce ne sera plus un carré aux bords arrêtés, ce sera, à mes yeux, une immensité azuréenne en dépit des nuages qui se profilent à l’horizon. L’horizon : j’en ai rêvé pendant des mois, et il est là, à portée de main, si je tends le bras, je sens que je pourrais le saisir.

Tout à l’heure, je laisserai l’empreinte de mes pas sur l’asphalte. Dix ans. J’attends ce moment.

Tout à l’heure, je marcherai librement dans la rue.

Un aboutissement.

B. S

1

La fête battait son plein depuis plus d’une heure sous un ciel d’un bleu intense, d’une puissance à vous faire cligner les paupières malgré vous, ciel clément dépourvu du moindre nuage, ciel qui enchante le regard et repousse l’inquiétude d’une noce arrosée selon le dicton narré par les anciens : « Mariage pluvieux, mariage heureux venteux malheureux ».

En dépit de la distance à parcourir depuis la route jusqu’au point de ralliement, à savoir le buffet, on pouvait entendre les flonflons dès qu’on franchissait le portail du haras ayant pour nom celui du petit-fils : « Trémière », écrit en grosses lettres noires sur une planche en forme de flèche, laquelle était cloutée sur un tronc d’arbre à l’entrée du domaine, panneau indicateur pour les étourdis, car ladite entrée, difficile d’accès, se situait malheureusement dans un virage aux environs de la bourgade « Villeloup ».

Pour sûr, des retardataires, ce jour, il y en avait un certain nombre et de toutes les catégories sociales : des messieurs en jeans et chemisettes ou en costumes trois-pièces, chaussés de baskets ou de souliers en cuir cirés de la veille reluisant d’éclats, des dames vêtues à la dernière mode, en robes longues ou en jupes courtes et corsages échancrés, juchées sur des talons hauts ou bien portant les sandales à la dernière mode, chapeautées ou alors tête nue aux cheveux colorés. S’y ajoutaient des gens qui s’étaient abstenus d’assister à la bénédiction nuptiale en prétextant un motif bidon de dernière minute, des athées ou pas.

À peine sortis de leurs voitures, unis par un même instinct, ils se précipitaient vers la table dressée dans la cour en s’ignorant les uns les autres, ce qui était normal, ils ne se connaissaient pas. Ayant déjà manqué le vin d’honneur à la sortie de la messe, conséquence de leur regrettable décision, ils voulaient à tout prix combler ce manque. On les voyait saisir d’un geste leste, de peur qu’un quidam ne subtilise le dernier verre, la flûte remplie à ras bord par un serveur prévoyant qu’ils portaient à leurs lèvres avec gourmandise.

Les éleveurs de la race Pur-Sang anglais, se résumant au grand-père Gustave Lévy, petit être chétif aux jambes cagneuses et arquées de surcroît, et au petit-fils Yves Trémière, un bedonnant de quarante ans à la taille normale, portant tous les jours ou presque un polo de la marque Ralph Lauren, un pantalon à pinces et des mocassins à pompons, avaient offert le lieu des réjouissances et les « bulles » ; les Fiorentini, un père ventripotent à peine plus âgé qu’Yves nommé Diego, cuisinier restaurateur accompagné de sa fille Natalia âgée de seize ans, une enfant belle et mince, en pleine crise d’adolescence qu’il élevait seul depuis son divorce, avaient fourni de quoi se sustenter jusqu’à la tombée de la nuit ; quant au sieur Michot Bernard, personnage principal de la fête à la chevelure rousse, la trentaine, d’allure sportive, il remerciait chaleureusement ses deux amis d’enfance et témoins à chaque fois qu’il les croisait, prodiguant de fortes poignées de mains, des embrassades et des claques dans le dos. C’était un réel plaisir de voir les trois compères réunis.

Les invités formaient donc une foule hétéroclite déambulant dans un site enchanteur. Circulaient d’un groupe à l’autre les notables de la contrée pour la plupart, les acheteurs potentiels de poulains à la lignée irréprochable, les propriétaires fortunés possédant les chevaux pensionnaires de l’établissement, mais aussi les collègues de travail, surtout ceux de la mariée qui était une infirmière anesthésiste appréciée au bloc opératoire, le marié exerçant la profession d’éducateur spécialisé. Tout en mastiquant et buvant, le notaire côtoyait Monsieur le Maire, l’endocrinologue et le cardiologue ; le chirurgien bavardait avec plusieurs membres du milieu paramédical ; les autres écoutaient en se promenant. On ne craindrait pas le malaise vagal, aujourd’hui, ni la crise de foie. D’ailleurs, le vieux Gustave âgé de quatre-vingt-deux ans l’avait bien compris. Reconnaissable entre mille avec son costume Pierre Lanvin bleu marine datant d’une dizaine d’années à la vue de la coupe et devenu beaucoup trop grand et trop large pour lui, il remplissait son estomac de petits fours salés en toute confiance, les engloutissant les uns après les autres sous l’œil inquiet de son fils qui en délaissait sa maîtresse du moment, une Anglaise pure souche, Maud Larson, une femme plantureuse convoitée par les célibataires et les hommes en quête d’une aventure extraconjugale sous le regard courroucé de leurs compagnes ou épouses, provocante avec sa jupe longue droite fendue sur le côté jusqu’à mi-cuisse et son chemisier transparent dévoilant un soutien-gorge à dentelle. Cette dernière, ayant remarqué que son amant était fort occupé à surveiller l’ancêtre, riait aux éclats en écoutant les blagues grivoises du très respectable avocat, Maître Chauvet, passablement éméché à cette heure. L’homme de loi à la cinquantaine portait bien son nom. Il n’avait pas un poil sur le caillou depuis sa naissance, un authentique chauve à la pilosité absente, pour preuve : les sourcils s’avéraient être inexistants. Il avait ôté sa cravate bleu ciel et l’avait posée sur le dossier d’une chaise avec sa veste de couleur assortie. Un pan de sa chemise blanche sortait de son pantalon à force de faire des effets de manches en racontant ces histoires osées qui n’étaient pas du goût de tout le monde, projetant par la même occasion des gouttelettes de champagne autour de lui. D’ailleurs, le cercle relationnel « bon chic bon genre » s’élargissait au fur et à mesure qu’il déclamait, ce qui amusait encore un peu plus la demoiselle de trente-huit ans qui n’avait pas bougé d’un pouce, mais qui fit preuve d’une grande sagesse en bloquant le passage du serveur avec son corps, modifiant de cette manière le parcours du plateau chargé de flûtes pleines, source de tentation pour le poivrot qui se tenait en face d’elle. D’autorité, elle entraîna son interlocuteur vers le plan de table afin de connaître leurs emplacements respectifs. De ce fait, ils tournèrent le dos à l’attraction du moment : la calèche des mariés que le palefrenier était en train de manœuvrer, tant bien que mal, sous le hangar.

Dimitri Froissart, le visage buriné par plus de cinquante ans passés au grand air, un barbu à l’allure athlétique, chemise en coton aux motifs écossais, jean délavé et tennis aux pieds, libéra les deux trotteurs qu’il avait harnachés pour l’occasion, et les emmena au pré accompagné par le beau-fils du marié vêtu dans un style semblable au sien, Guillaume Clément du nom de jeune fille de sa mère, chacun une longe dans une main. Dès que les chevaux furent lâchés, ils hennirent, satisfaits d’avoir été libérés de leur entrave, et se roulèrent dans l’herbe jaunie comme s’ils souhaitaient se débarrasser de l’affront qu’ils leur avaient été faits en les traitant comme de vulgaires percherons.

À leur retour dans la sellerie, Dimitri expliqua au gamin de onze ans comment disposer le harnais sur un des portoirs arrondis en prenant soin de ne pas emmêler les rênes et les sangles sous peine d’avoir à recommencer l’opération, sans son aide, la prochaine fois qu’il viendrait lui rendre visite.

Dimitri, sous ses airs bourrus d’homme habitué à donner des ordres à longueur de journée, appréciait la vivacité de Guillaume, et ce dernier le lui rendait bien. Sa soif d’apprendre était à l’opposé des petits délinquants paresseux et bagarreurs qui avaient été confiés au centre équestre en tant que lads. Ceux-ci étaient arrivés en renâclant, munis d’un contrat d’apprentissage dûment signé par l’équipe éducative, par leurs parents, par le juge et par eux, sous prétexte que le contact animalier, en particulier les équidés, leur serait bénéfique. Leur attitude désinvolte contrariait fortement le palefrenier, particulièrement un jour comme celui-là.

Dimitri acceptait difficilement la démarche du père Lévy vis-à-vis de cette engeance irrécupérable selon lui. Au fil de ces trente-deux années passées à côté de son patron, il en avait déduit que le dévouement de Gustave pour la bonne cause était une résurgence de son passé : né de parents juifs déportés au début de la Seconde Guerre mondiale et certainement gazés car disparus sans laisser de trace, son patron avait été confié à des agriculteurs dans la zone libre à l’âge de quinze ans par un heureux concours de circonstance, puis, ne sachant où aller après l’armistice, il y était resté. Il y avait appris l’amour de la terre et des bêtes au sein de cette famille d’adoption. Adulte, il avait souhaité retrouver ses racines. Dans l’Est de la France, il développa un élevage équin, modeste à ses débuts jusqu’à devenir le magnifique haras d’aujourd’hui. Gustave Lévy rendait à sa façon ce que les braves fermiers lui avaient donné. Il avait donc ouvert sa porte aux rebuts de la société, mais Dimitri avait l’œil, surtout avec cet alcool qui coulait à flots et qui pouvait tenter les cinq enfants placés en ce moment. Ce dernier craignait la rixe. Il surveillait.

— Tiens, voilà maman qui vient vers nous.

— Guillaume, je te cherche partout pour la photo de famille, appela Jocelyne Michot dans son joli tailleur beige dégriffé de la marque Chanel si on détaillait les boutons, avançant à petits pas en se tordant les chevilles sur les graviers de la cour.

— Bien sûr, marmonna-t-il en haussant les épaules. La traditionnelle photographie qui trônera sur le buffet et remplacera celle de papa.

— Ta mère est heureuse. Elle rayonne. Tu ne devrais pas parler comme ça, petit.

— Ouais, ben, quand même, ce n’est pas cool de le remplacer aussi vite.

— Trois ans après le divorce, ce n’est pas du jour au lendemain qu’elle s’est mis en ménage, ta mère.

— Bon, j’avoue qu’il est sympa, le Michot, quand il joue à la PlayStation avec moi.

— Ah, tu vois qu’il a de bonnes intentions et des qualités, cet homme. Il ne pense qu’à faire votre bonheur à tous les deux, j’en suis sûr. Bernard, c’est un bon gars. Crois-moi.

— Alors mon chéri, tu papotes avec Dimitri.

— J’apprends le métier, maman, répondit-il fièrement en bombant le torse.

— C’est un peu tôt, tu ne crois pas. Allez, venez tous les deux, on vous réclame.

— Prenez mon bras, proposa Dimitri. Vous avez l’air d’avoir des difficultés à marcher avec vos souliers.

— Ce n’est pas de refus. J’ai hâte de me changer après la séance du photographe. Je serais plus à l’aise dans un pantalon en lin avec des ballerines aux pieds, et tant pis pour le protocole qu’impose la cérémonie.

Il a peut-être étalé un peu trop de cailloux, le fils du patron, à force de vouloir absolument recouvrir la plus petite trace de crottin, ironisa en lui-même Dimitri en avançant avec lenteur. Quand je pense qu’avant-hier on livrait le fumier à la coopérative et que trois heures après, Yves ne souhaitait pas que ces messieurs se salissent le bout de leurs coûteuses chaussures et ces dames leurs jolis petons peinturlurés. On est dans un haras, que diable ! Déjà que tous les chevaux sont à l’extérieur pour ne pas incommoder ces gens de la haute. Ils ne pourront pas se plaindre du parfum des occupants en approchant des boxes vides.

— Ah ! Enfin, vous voilà ! s’exclama Yves. On réclame les élus de la fête. Tout le monde s’est regroupé sous la tonnelle. Avis du photographe au nom imprononçable : avec la glycine en fleurs qui pend, il assure que les photos seront superbes. Ce n’est pas moi qui vais le contrarier, à moins que les mariés suggèrent un autre endroit.

— Non, non, c’est parfait, et, au plus vite on aura fini, au mieux ça ira, se dit Jocelyne en se collant à son mari. Viens à côté de moi, Guillaume.

— Je suis avec grand-mère. Je la soutiens.

— Laisse. Ne le force pas, murmura Bernard dans le creux de l’oreille de sa femme. C’est vrai qu’elle vacille un tantinet, ta mère.

— C’est d’avoir bu en ayant l’estomac vide. Il est temps de passer à table. Regarde l’avocat, là-bas, il est couleur pivoine.

— Celui qui est assis avec la compagne d’Yves ?

— Oui.

— Effectivement. Il en tient une bonne.

— Chut. Je n’entends pas ce que nous dit Monsieur Smerdjhak.

Ayant plaqué son objectif contre son œil droit, le professionnel shootait en rafales en quémandant les sourires réglementaires. Chacun y allait de son « ouistiti » ou de son « cheese », selon sa préférence. Suivirent les poses : « grands-parents, mariés », « cousins, cousines, mariés », « oncles, tantes, mariés », pour s’achever par un interminable défilé des deux arbres généalogiques qui éreinta les participants. Ce fut avec soulagement que tous entendirent la phrase - c’est terminé, je vous remercie Messieurs, Mesdames - comme un signal de départ du marathon de la fringale. Affamés, ils se ruèrent sur les plats, tendant leurs assiettes aux serveurs avec empressement, n’hésitant pas à se bousculer autour du buffet.

Le comportement des convives divertissait les cinq gamins en charge au haras au point que ceux-ci rigolaient à gorge déployée en se donnant du coude.

— C’est l’éclate, ici ! Je kiffe trop !

— Et t’as vu la rombière ?

— Ouais. Une grosse vache. Elle est pareille à son clébard. On ne différencie pas la tête de son cul.

— Et les bagnoles ? Tu les as vues ?

— Non.

— Viens, on va s’en griller une à côté de leurs tires.

— T’es sûr que le vieux ne va pas se foutre en pétard ?

— Mais non, on ne risque rien. Aujourd’hui, c’est quartier libre, je te dis avec la teuf de sa majesté.

Inquiet, Dimitri s’approcha du groupe.

— Pas question que vous fassiez les cons. Allez vous asseoir à la table ronde qui vous a été réservée, et toi, tu me ranges ton paquet de cigarettes.

— On est dehors.

— Tu fumes là où il y a des cendriers et pas ailleurs, c’est compris. Je ne veux pas voir un mégot par terre. Il ne manquerait plus qu’il me mette le feu à la paille cet abruti de gosse, pensa Dimitri en les accompagnant. Quand les invités auront tous été servis, vous irez vous aussi.

— Et après, on fera quoi ?

— La même chose qu’hier, vous vérifierez les auges et le foin. Exceptionnellement, on ne rentre pas les chevaux ce soir non plus, annonça-t-il en s’en allant.

— On se la coule douce. C’est le kif, mon pote.

— Arrête tes conneries. Le kif, ce serait d’être chez nous et pas dans ce trou à rat, et maintenant, allons bouffer. À nous de nous empiffrer maintenant que les connards et les pouffiasses sont partis.

— T’as raison, j’ai la dalle, et je vais me gaver jusqu’à m’en écœurer. Je vais prendre ce qu’il y a de plus cher. Ça va bien les faire chier de me donner du caviar à la louche.

— T’es con ou quoi ? Y a sûrement pas de caviar. Ils ont des thunes, mais faut pas exagérer.

— Parce que tu connais peut-être le prix du caviar, Monsieur le savant qui se croit supérieur à nous autres ?

— Arrêtez un peu vous deux. On va finir par se faire remarquer et on n’aura plus rien à grailler.

— Oh, toi, ce n’est pas parce que tu étais là avant nous que tu dois faire ton chef. Tu ne vaux pas mieux que moi sinon tu crécherais ailleurs qu’ici.

L’arrivée du grand-père Lévy, qui venait s’enquérir de leur bien-être, mit fin à l’altercation. Le vieux, ils l’aimaient bien. Sans lui, ils seraient en détention et ça, ils l’avaient saisi dès que le juge avait prononcé la sentence.

Respect.

La suite se déroula sans encombre. Danse. Farniente. Discussion à bâtons rompus. Volutes de cigares et de pétards. Sieste sous un arbre. Et ce, jusque tard dans la nuit. Les étoiles brillaient déjà au firmament lorsque les cinq adolescents appuyés contre la barrière du pré, les mains dans les poches, reluquèrent les superbes carrosseries quittant le domaine en file indienne tout en faisant ronfler les moteurs. Ils allèrent se coucher dès que le modèle Mercedes coupé sport eut disparu de leur champ de vision, voiture qui appartenait à l’avocat imbibé de caféine afin de dessoûler.

Les jeunes étaient galvanisés par l’étalage de richesse qu’avait donné à voir le mariage. Les conversations allèrent bon train dans le dortoir sous les combles de la maison de gardien, celle où vivait aussi Dimitri. Au rez-de-chaussée, la cuisine et la salle à manger étaient communes, à l’étage, il y avait la chambre de leur soi-disant geôlier et deux salles d’eau avec toilettes, au-dessus les lits. On évoqua les différentes marques de voitures dans le grenier aménagé, et comment arriver à s’en procurer une. Dans un futur proche, posséder un bolide, au minimum dans cette catégorie et pas en dessous sinon la bande qualifierait la bagnole de minable. Alors, on rêva d’un gros coup, de celui qui vous apportera la fortune sur un plateau en une seule fois, histoire d’en avoir plein des flûtes sur un plateau comme aujourd’hui, une idée qui aurait assurément déçu Gustave Lévy si son oreille avait capté pareils propos et qui aurait donné raison à Dimitri. À l’unanimité, ils décidèrent qu’épouser le métier de lad ne serait jamais inscrit dans la programmation de leur avenir.

2

Un trimestre venait de s’écouler depuis la noce des Michot. Quatre-vingt-dix jours radieux, enfin presque, si on ne tenait pas compte des esprits échauffés qui coulaient dans les veines de la jeunesse, un état d’esprit ayant rendu l’atmosphère pénible à supporter malgré le départ du gamin le plus hargneux. Les quatre restants contredisaient les ordres de Dimitri à longueur de journée. Ce n’était pas vraiment de mauvais bougres, ceux-là, le vieux Gustave avait connu pire, seulement, par jeu, ils cherchaient en permanence à outrepasser les autorisations en provoquant le palefrenier.

Conséquence du conflit, Dimitri était enragé du matin au soir, et l’ancêtre temporisait, freinant les coléreux à chaque altercation.

Le vieillard dynamita les contestations durant quinze jours au fur et à mesure qu’elles se présentaient jusqu’à ce que sa sensibilité atteigne la limite de ce qu’il pouvait supporter. Un après-midi, après une dispute plus violente que d’habitude, il s’écroula, genoux pliés, la tête plongeant dans la brouette pleine de fumier prête à être déversée, une main sur le cœur, à l’image du soldat combattant l’ennemi, dévorant à pleines dents les excréments de ses chers compagnons à quatre pattes, l’histoire de sa vie. La posture n’était pas des plus nobles.

L’espace d’un éclair, les railleries se turent, un silence se fit, puis vint cet instant de panique issu de la surprise. La course de l’un vers les écuries, la course de l’autre vers la maison, un troisième essayant de relever le fringant grand-père, du moins l’avait-il cru la minute précédente. Gustave Lévy était devenu un poids mort aussi lourd que trois sacs d’orge. De plus, il s’agrippait encore au brancard comme à une planche de salut. La difficulté à le soulever surpassa la force de l’adolescent, il le lâcha en lançant une tirade de jurons.

Arrivé sur les lieux, Dimitri eut du mal à ouvrir les doigts calleux. Il chercha le pouls par réflexe tout en sachant pertinemment qu’en voyant le rictus de cette mâchoire aux lèvres décolorées, son patron avait rendu l’âme de manière quasi instantanée. La teinte cadavérique du visage confirma ses soupçons lorsqu’il le déposa sur le lit d’Yves situé au rez-de-chaussée. Les soupçons furent certifiés par le médecin de la ville voisine une heure après la chute fatale en remplissant le formulaire de décès.

Ce soir-là, on chuchota dans le dortoir. Plus question de se disputer pour des broutilles, l’affaire était sérieuse. La chance avait-elle tourné ? La grande faucheuse allait-elle bouleverser la décision de la justice ? Allait-on se retrouver à la case départ ? Plutôt mourir que d’être emprisonnés, clamèrent les jeunes en chœur.

— Le Trémière passe son temps à se pavaner au volant de sa Porsche 911. Ce n’est pas lui qui va gérer la baraque et s’occuper de nous. On risque de voir débarquer cet enfoiré d’éducateur pour un oui ou pour un non.

— Le Michot ?

— Ben, ouais, qui veux-tu envoyer à sa place ? Y a que lui dans le coin de disponible. Enfin, je crois, d’après ce qu’il a raconté.

Ils votèrent. Pas d’abstention, ni d’opposition. On se tiendrait tranquille. On essayerait de se faire oublier, du moins au début, puisque Dimitri Froissart serait seul aux commandes.

— Le plus difficile sera d’amadouer l’autre connard après ce qu’on lui en a fait baver. Y aura plus que lui. On va en chier.

— Eh, merde. C’est pas de bol qu’il est crevé, le vieux.

— La poisse !

— On verra demain. On ne va pas se prendre le chou avant. On agira en conséquence.

Pendant ce temps, le fils et le palefrenier calculaient le montant des obsèques, brochure posée sur la table basse du salon, un verre de whisky pur malt entre les doigts.

— On va respecter ses volontés, au père, décréta Yves. Pas de fleur, ni de couronne, un cercueil en sapin avec les poignées en plastique, incinération, urne basique.

— Qu’est-ce qu’on fait pour le concours ?

— On continue. Il n’aurait pas aimé que le haras arrête de fonctionner sous prétexte qu’il est mort. Ce haras, c’était l’œuvre de sa vie, sa raison d’exister, et les concours sa place sur le podium. Le client est roi, tel était sa devise, je ne t’apprends rien, et puis on est prêt à recevoir la délégation. On s’y prépare depuis longtemps, on ne va pas annuler. Un concours hippique de cette renommée, c’est bon pour les affaires.

— Si tu le dis, mais il faudra être discret lorsqu’on procédera à la levée du corps.

— L’entreprise des pompes funèbres passe demain matin. Je préparerai les fringues après avoir déjeuné, et j’accueillerai les cavaliers ensuite. On aura le temps. Il faudra juste tenir les gosses à l’écart.

— Ça, je m’en occupe. Ils ne la ramèneront pas, crois-moi. Remarque, ils sont un peu choqués. Ils n’en menaient pas large tout à l’heure dans le dortoir. Profil bas dans les pyjamas.

— Jamais vu de mort dans leur milieu ? C’est étonnant avec leur fréquentation.

— Sans doute.

— Comme pour moi. Je n’ai pas vu les parents. J’étais trop petit, dixit le grand-père. Cela ne m’a pas manqué. Ils ne devaient pas être beaux à regarder après avoir été écrabouillés dans leur BMW. Au moins, j’ai gardé en mémoire une belle image d’eux.

— Ce n’est pas faux. Parfois, il vaut mieux s’abstenir, mais, là, ils n’ont pas eu le choix. Ils étaient aux premières loges. Au mauvais endroit au mauvais moment, comme on dit toujours. Qui prévient-on ?

— J’ai déjà téléphoné aux copains Michot et Fiorentini, quant à Maud, elle est à Deauville. Elle monte en amazone dans le domaine de je ne sais pas qui, et cela m’est complètement égal de savoir qui elle fréquente. Il y a des fois où elle m’insupporte avec ses principes, son côté snobinard et vénal.

— D’où Deauville ?

— D’où Deauville.

— Et en ce qui concerne les connaissances de ton père ?

— Avis de décès dans le journal, viendra, qui veut. À mon avis, pas plus de trente pour un lundi en milieu d’après-midi. Ce ne sera pas comme au mariage.

— On offre à boire après la cérémonie ?

— J’y ai pensé sinon cela jasera dans les chaumières et on n’a pas besoin qu’on salisse notre réputation. On respectera les traditions ancestrales en mémoire du père. On servira du vin en carafe avec des toasts, genre apéritif dînatoire. On sera proche de dix-huit heures. Ce sera de circonstance. Je demanderai à Maud de m’envoyer quelqu’un pour préparer cette collation. Elle connaît du monde. Elle nous trouvera une aide et sera fière de colporter que c’est grâce à elle que la cérémonie s’est déroulée correctement. Elle va s’en glorifier ; quant à moi, je m’en fous du moment qu’elle m’enlève cette corvée et qu’elle brille par son absence, c’est l’essentiel.

— Dans ce cas, puisque c’est réglé, je regarde si les jeunes dorment par acquit de conscience et je vais me pieuter.

— Idem. Je te suis. Je vais prendre la chambre du Père en attendant. Dans la précipitation, on n’a pas fait attention en le couchant sur mon lit, on a inversé nos pieux. Cela ne m’enchante guère, mais est-ce que j’ai le choix ? Je n’ai pas envie de le déplacer maintenant qu’il est raide, et toi non plus je présume.

— Non.

— Alors, salut, à demain Dimitri.

— Salut, Yves.

3

Dans la lueur matinale, les barres de différentes couleurs en partie recouvertes de sable et de rosée scintillaient. Elles semblaient avoir été lâchement abandonnées dans la carrière au sol piétiné durant le week-end. La multitude d’empreintes de sabots montrait le nombre de cavaliers, hommes et femmes de tous les âges, qui avaient concouru. Après l’effervescence de ce semblant de fête, interrompue par le passage du croque-mort, venait le rangement et celui-ci incombait aux jeunes lads sous l’œil attentif de Dimitri. Il entendait les jérémiades qui fusaient et ne pipait mot. Il préférait s’abstenir d’émettre une réflexion plutôt que d’élever la voix par respect pour son patron qui serait enterré tout à l’heure.

— Ils auraient pu nous filer un bifton, ces connards, en remerciement. Plus ils ont du blé, moins ils en filent. On s’est démené pendant deux jours sans toucher le moindre fric. Et que je te ramène un seau d’eau pour le canasson, et que je te montre l’enclos où le parquer en attendant ton tour, et que je te ramasse leur merde pour que la cour reste en permanence propre. On a été des esclaves. Le vieux, il n’aurait pas toléré ça.

— Ouais, t’as raison mon pote, seulement, le vieux, il est plus là. Va falloir t’y faire.

— Ne cause pas si fort, l’autre, il tend l’oreille.

— Je n’ai pas peur de dire ce que je pense. Tous des enfoirés à se pavaner dans leur belle tenue.

— Ouais. Suis d’accord avec toi, moi.

— Et je me suis bien marré quand le mec s’est cassé la gueule par-dessus la haie et qu’il est tombé sur le cul. La tronche qu’il tirait. Il faisait moins le fier devant le public à brosser son froc et replacer son casque sur la tête.

— Ça s’appelle une bombe, là, tu n’as pas tort, mon frère. Porter un pantalon blanc, c’est complètement con. Il ne faut pas s’étonner de se salir.

— Et tu as vu leur veste ? Et leurs pompes bien cirées ?

— Vous trois, héla Dimitri, au lieu de bavarder dans votre coin, bougez-vous un peu. Finissez d’entasser ces barres dans l’angle et après, vous irez aider votre camarade à panser les chevaux avant de les emmener au pré.

— OK chef, rigola celui qui se tenait accoudé au chandelier. Quelle connerie ! Le pré, il n’a plus d’herbe. Ils ont tout bouffé cet été, dit-il en se tournant vers son acolyte.

— Putain, j’y crois pas. Il va nous faire trimer.

— Tu croyais que c’était relâche aujourd’hui.

— Ben, ouais, quand même, à cause du macchabée.

— T’es bête ou quoi ? Tu auras la fourche, la pelle et le râteau, le foin dans les râteliers, la paille dégueulasse à ramasser et la fraîche à étaler. Tout un programme de réjouissances. Tu piges ?

— Ouais, je pige et suis vénère rien qu’à y songer.

— Alors, magne-toi qu’on puisse s’en griller une après. Merde ! Il se pointe.

Dimitri avançait vers eux en essayant de maîtriser sa colère. Des tire-au-flanc, ces deux-là, pensa-t-il, et ils entraînent le troisième.

— Alors, vous n’avez toujours pas fini ?

— On est crevé avec le boulot qu’on a abattu ce week-end, protestèrent-ils d’une seule voix, le numéro trois s’étant tu à l’arrivée du palefrenier.

— Et vous vous croyez des hommes ! Dépêchez-vous, déclara Dimitri en attrapant le chandelier.

Quelle bande d’incapables ! C’est plus facile de brosser la bête que de soulever ces morceaux de bois, murmura l’adulte en s’éloignant.

Trente minutes de labeur. La tâche fut enfin terminée. Ils rejoignirent l’écurie en soufflant.

Dimitri resta avec les quatre jeunes, maniant l’outil, évacuant son chagrin au contact du docile Darkness, un étalon âgé de 11 ans à la robe noire pangaré, le pur-sang aux multiples victoires dans les concours hippiques, monté par le fils du patron pendant quelques années. Connu internationalement grâce à son palmarès, il était maintenant réclamé pour les saillies des juments de pure race. Dédaigné par Yves qui le jugeait trop vieux, celui-ci préférait le Saddlebred bai, un fougueux hongre de cinq ans qui s’appelait Anekin. C’était donc à lui, Dimitri, que revenaient les soins et les promenades du reproducteur. Il étrilla son poil, bouchonna ses flancs, peigna sa crinière, cura la sole de ses sabots et graissa la corne.

Les cinq œuvrèrent séparément dans les boxes jusqu’au repas de midi.

Vers seize heures, une smart blanche franchit le portail. Elle vint se garer juste devant le manège couvert qui se situait en face de la maison. En sortit une femme aux cheveux coupés courts, vêtue d’un jean, de bottes et d’une veste trois quarts en velours marine. Lorsqu’elle s’approcha de la porte d’entrée, Dimitri reconnut une des serveuses de Fiorentini engagée comme extra trois mois auparavant.

— Bonjour, c’est l’agence d’intérim qui m’envoie. Comme je connaissais l’endroit, j’ai accepté la mission.

Elle n’est pas allée chercher bien loin, la Maud, pensa-t-il. Téléphoner à une boîte d’intérimaires, on aurait su. Ce n’était pas sorcier.

— Puisque vous avez déjà pris vos marques dans la cuisine, ce sera donc plus simple pour vous, effectivement. Vous avez à préparer un repas sommaire avec les denrées qui sont dans le frigidaire et sur la table. Monsieur Gustave Lévy étant décédé, c’est pour la traditionnelle collation.

— Oh, toutes mes condoléances. Je n’ai pas été prévenue.

— Cela n’a pas dû être précisé lors de la demande, mais ne vous inquiétez pas, inutile de s’habiller en noir. Vos habits conviennent parfaitement. Il y aura peut-être quelques personnes qui viendront après le cimetière. Nous les avons estimées à une trentaine avec le patron. Faîtes en sorte qu’il y ait assez à manger, quitte à restreindre la quantité sur les toasts pour en augmenter le nombre. Je vous précède.

La femme entra dans la demeure observée par quatre paires d’yeux en provenance du bâtiment principal.