Plus j’avance, plus j’observe, plus je me regarde vivre, moins je conçois qu’il soit possible de considérer l’histoire des peuples et l’histoire de l’esprit autrement que comme une série d’alternances tantôt rapides et tantôt précipitées, de désintégrations par la connaissance et d’intégrations par l’amour. C’est le rythme que Laplace, Lamarck, Spencer surprennent dans l’évolution du drame universel même, partant de la phase originelle où la nébuleuse se forme, pour aboutir à la phase terminale où les soleils brisés et les planètes mortes rentrent dans la poussière des cieux, en passant par les étapes successives qui vont de la matière à la vie, de la vie à l’esprit, de l’esprit à la matière où il se perd et se retrempe, après qu’il l’a conçue et ordonnée un moment. C’est le rythme du drame chimique où la synthèse et l’analyse s’engendrent alternativement. C’est le rythme du drame physiologique où la systole et la diastole tour à tour lancent la vie à la périphérie et l’y reprennent, empoisonnée et engourdie, pour la refaire. C’est le rythme du drame biologique où, de la cellule sexuelle, surgit l’aventure de l’organisme supérieur que la faim et l’amour portent à recréer la cellule sexuelle pour se précipiter, par elle, dans un organisme nouveau.
Cl. Giraudon.
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GRÈCE (VIIe s.)
Ce que nous savons de l’Histoire est encore et sera probablement toujours peu de chose. Peut-être, et sans doute, ne fait-elle que commencer. Mais il faut se résigner à ne rien apprendre d’elle si l’on ne se décide à chercher dans son déroulement une action, confuse à coup sûr, dont on puisse saisir l’aspect quand on la regarde de loin et qu’au lieu de la considérer selon ses soi-disant progrès, ses soi-disant reculs, ses prétendues intentions ou nos prétendus intérêts, on y cherche résolument ce rythme où l’esprit tantôt déterminé par ses événements, tantôt réagissant pour les organiser, ne joue qu’un rôle de régulateur, mais de régulateur unique. Déjà, dans ce qui reste d’elle, ce résidu d’intelligence qui persiste à la surface de ses mouvements intérieurs et y persiste seul quand tout a disparu de ces mouvements mêmes — le poème verbal qui s’inscrit dans le livre, le poème plastique qui s’inscrit dans le monument, le poème scientifique qui s’inscrit dans la formule, — il semble qu’une courbe assez nette apparaisse, dont les ascensions représentent des périodes d’association, et les descentes des périodes de dissociation morale entre les hommes, avec un maximum de cohésion aux sommets de la courbe, un maximum d’anarchie à ses points les moins élevés. Les saint-simoniens qualifiaient d’ «organique» et de «critique» ces périodes alternantes. Mais ils n’ont pas cherché à en saisir le témoignage, à mon sens irréfutable, dans les idoles, les temples, les habitations, les tombeaux. Si l’on parvient à découvrir ce caractère dans ces formes, je crois qu’on est autorisé à l’étendre à l’Histoire entière dont elles constituent pour ainsi dire la cristallisation spirituelle, la vie la plus haute de l’âme arrêtée en lettres de pierre au moment où elle se contredit et se déchire dans le drame des événements.
A coup sûr, dans les faits étudiés de trop près, ce rythme n’apparaît pas aussi simple. Il y a des brisures, des bavures, des empiétements. Il y a, dans le bronze, une paille. Une fissure zèbre l’architrave. Un sentiment nouveau s’éveille, qui fait trembler la pyramide ou trébucher le danseur. Il arrive, par exemple, que chez un peuple en pleine et régulière évolution, une invasion pacifique ou guerrière rompe, disloque, ou simplement dévie la courbe de cette évolution. Sur les thèmes essentiels de la symphonie historique, qui sont tantôt l’accord de tous les éléments spirituels introduits par la multitude dans le monument, tantôt la définition, dans les œuvres individuelles, de ces éléments dispersés à la recherche d’une communion nouvelle, d’autres thèmes s’enchevêtrent, des synthèses provisoires, des recherches d’équilibre embryonnaire aussitôt brisées, des essais qui s’ébauchent, ou avortent, ou ne durent pas. Au sein de l’analyse intellectuelle qui caractérise l’esprit hellénique décidément en dissolution à partir de Socrate, la synthèse morale qui définira le christianisme balbutie déjà, même dans la forme plastique, groupes gesticulants, yeux qui s’enfoncent sous l’orbite, jeux équivoques de lumière à la surface des statues. Au sein de l’analyse occidentale, d’autre part, quand la cathédrale se disloque en France, quand le palais florentin ou siennois lui-même perd la pureté de ses profils et s’encombre d’ornements, l’organisme moral du protestantisme tente, sur les débris de l’organisme esthétique du catholicisme, d’édifier un monument nouveau. Cependant, malgré ces accidents, ces sursauts, ces reculs, ces contradictions apparentes, l’alternance grandiose de l’illusion religieuse qui dresse les temples dans une fureur d’amour et de la connaissance critique qui les renverse pour ouvrir, par une enquête minutieuse, d’autres chemins à l’esprit, reste une réalité permanente, et décisive à mon sens.
Cl. Giraudon.
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FRANCE (XIe s.)
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Cl. Mansell.
GRÈCE (Commencement VIe s.)
Voici l’affirmation dorique, l’unité architecturale coïncidant partout avec une unité mythique indiscutée, le monument austère où la piété unanime des foules inscrit, sur les frontons et les métopes, la danse immobile des formes, la certitude rude et saine que trahit la pureté des profils. Voici les chapiteaux ornés, la colonne frêle et cannelée, la statue isolée et de plus en plus remuante, l’artiste hors du chantier commun, dans l’atelier privé et dans le monde, le drame arraché aux conventions collectives du théâtre pour entrer dans les méandres individuels de la sophistique et du roman, la religion rongée par l’analyse, la sensualité tournant à l’érotisme pour corrompre le sentiment, l’intelligence instituant l’expérience pour substituer une vérité fragmentaire à une vérité universelle. Voici, après Eschyle, Aristote. Voici l’affirmation chrétienne, le dogme catholique bloqué dans le temple roman dont l’épaisseur et la continuité expriment sa cohérence, le rythme rigoureux des figures étirées qui peuplent ses chapiteaux et ses tympans, plus tard l’essor des piliers, le planement des voûtes, l’élan du peuple entier vers l’espoir invincible que l’univers n’est que le symbole sensible d’un monde merveilleux promis à l’unanimité, à l’ingénuité de la foi. Voici, dans les arêtes mêmes de ces voûtes, dans ces figures qui s’amenuisent et se compliquent peu à peu, une curiosité qui naît, grandit, s’affirme conquérante et tyrannique, et le symbole disparu et l’objet scruté pour lui-même, la fleur naissant du germe, l’amoureuse étudiée dans la vierge-mère, l’homme jaillissant du dieu. Voici le caractère d’imprimerie remplaçant la pierre ouvragée, l’esprit rué à la conquête du bonheur terrestre, devenant cruel pour l’atteindre et découvrant, derrière le seuil paradisiaque de la connaissance où il entrait tout ébloui, l’enfer du doute et du remords. Voici Montaigne, puis Pascal, après Dante et saint Thomas. Hier, ici comme là, l’homme allait au-devant du monde, cherchant à s’y incorporer en une vaste unité religieuse où son panthéisme intuitif s’affirmait dans son instinct à concevoir le monument selon le plan universel. Aujourd’hui, ici comme là, il rétrécit le monde jusqu’à lui, cherchant à l’incorporer à son être dans une étroite unité personnelle où son anthropocentrisme raisonné s’affirme dans son application à exprimer ses sentiments. Socrate songeant, vers la fin de ses jours, à réapprendre la musique, est le symbole conscient de cette oscillation géante qui balance sans arrêt notre histoire spirituelle des cimes de l’ivresse mystique aux cimes de la raison. Quand on a parcouru en tous sens le territoire clair, mais limité de l’intelligence, on se retrouve un jour ou l’autre au bord du gouffre de l’inconnaissable où le besoin enivrant d’une illusion nouvelle reparaît.
FIG. 7.
Cl. Giraudon.
FRANCE (Première moitié XIIe s.)
Si cette ébauche vous semble un peu trop schématique, imaginez l’évolution d’une statue grecque qui serait née vers le milieu du VIIe siècle pour arriver au terme de sa croissance vers le milieu du IIIe, soit pendant quatre cents ans. Et suivez du même regard la marche du corps politique qui vous livrera, si les formes ont quelque logique, la signification du rythme auquel elle doit obéir.
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Cl. Alinari.
GRÈCE (Seconde moitié VIe s.)
FIG. 9.
Cl. Houvet.
FRANCE (Seconde moitié XIIe s.)
Dans la société hellénique telle que nous la connaissons, vers le VIIIe siècle de l’ère ancienne, par exemple, le mythe règne sans conteste. Il atteint même sa phase de pleine cristallisation. Il est, pour les hommes de la tribu, l’unique raison de naître, d’aimer, de souffrir, de mourir. Commune, universellement admise, du moins dans la même tribu, la croyance ne laisse au doute aucune prise. Certes, Dieu n’est pas un. Il est au contraire multiple. Mais la croyance est une. Et c’est cela qui est divin. C’est sur cette croyance seule que repose le principe moral unitaire sans qui ni la cité ni la famille ne seraient. Le mariage est saint, donc indissoluble. Le célibat interdit. Moralement, l’enfant n’existe qu’en fonction du père, qui lui-même n’existe qu’en fonction des ancêtres morts dont les sépultures sanctifient — et même légitiment — la propriété. Non seulement l’individu n’existe pas, mais son existence serait contraire à la conception même du foyer qui est peut-être le noyau, peut-être la contraction de la cité , en tout cas fait avec elle un organisme indissoluble dont rien, sans ruiner l’une ou l’autre, ne saurait être retranché. La liberté de l’être humain n’est ni conçue, ni concevable hors le groupement familial qui ne conçoit pas non plus la sienne hors de son enclos et de ses dieux, le groupement familial voisin la limitant de toute part. La société humaine entière plonge dans la divinité diffuse de la nature personnifiée par les dieux qui la rattachent à elle par les mille liens du rite où la loi prend son appui. La sainteté du sol est une réalité d’autant plus inexorable qu’elle représente un style spirituel plus menacé par la tribu rivale, et plus difficile à maintenir. L’univers moral est un bloc.
Or, à ce moment-là, la Xoana, l’idole primitive taillée dans du bois d’olivier, n’est qu’un embryon presque informe, une poupée pauvrement équarrie où les formes sont indiquées par le procédé symbolique de l’enfant qui dessine sans regarder et fait un grand rectangle pour le corps, un rectangle plus petit pour la tête, deux rectangles plus étroits et plus allongés pour les bras . Elle est, aux statues du siècle suivant, ce que sont aux plus vieux sanctuaires de marbre ces maisons de paysan qu’on voit encore de nos jours dans certaines campagnes grecques: quatre poteaux verticaux qui deviendront le péristyle, quatre poteaux horizontaux qui deviendront l’architrave . Elle satisfait au plus fruste des besoins spirituels, comme cette cabane au plus fruste des besoins matériels. Presque aucune différenciation n’existe encore, dans l’esprit de qui les a faites, entre les éléments naturels que l’une et l’autre utilisent pour la croyance ou l’abri et le sens de cette croyance et le confort de cet abri. La gangue qui l’étreint, c’est la croyance commune. Les membres en sont prisonniers, comme l’individu du principe social dont il n’ose, et ne peut, et ne veut pas s’affranchir, dont il ne songe même pas à s’affranchir, parce que cet affranchissement prématuré entraînerait tout de suite sa perte. Il ignore les rapports qui le rivent à ce principe, le régime des castes les lui imposant pour son bien. La société, comme l’idole, est impersonnelle, figée, pour ainsi dire symétrique. Les écrivains du temps sont des légistes que l’esprit des dieux inspire quand ils psalmodient, en prose rythmée, les versets de la sainte loi.
Un demi-siècle. Grâce aux frictions des familles entre elles, la famille, encore aussi ferme, est pourtant devenue moins rigide que la cité. Elle lui infuse une vie de plus en plus organique. La multiplication des cellules sociales élargit leur horizon, cependaut qu’une aristocratie étayée sur une morale intacte, et croyante dans l’intérêt de sa propre conservation, rappelle le ciseau qui tranche dans le marbre les plans les plus sommaires et les plus rigides profils. L’idole est devenue plus dense. Elle tend vaguement à la forme circulaire, comme pour assouvir un besoin primitif de continuité et d’unité. Un instinct architectonique aussi confus qu’essentiel s’affirme dans les bras pendants, les jambes parallèles, les épaules horizontales, le torse presque conique où les têtes des os et les masses musculaires ondulent déjà faiblement, tout un ensemble raide et dur dont les éléments symétriques accusent le souci d’un rythme élémentaire comme de deux pieds frappant en cadence le sol ou de deux mains se heurtant l’une l’autre à intervalles réguliers . Aucune individualité. Bien qu’on la dise tel athlète, elle est un monument impersonnel qui représente n’importe quel athlète, m’importe quel homme nu. Elle n’offre avec la statue ionienne, qui vient des îles de l’Egée à sa rencontre vers le même temps, qu’une différence de qualité ethnique, l’esprit restant le même et dégageant des rapports identiques des mêmes éléments interrogés. Les statues doriques sont des hommes, les statues ioniques sont des femmes, celles-là dures, tout d’une pièce, celles-ci sensuelles, équivoques, soumises à des plans plus furtifs, avec une tendance à la sphéricité plus insinuante, des membres plus emprisonnés . Mais, ici comme là, c’est toujours de l’architecture: rien ne sort, rien ne peut sortir de ce cylindre vertical où tous les mouvements et toutes les saillies se perdent, comme les nœuds de l’arbre, avant la naissance des branches, dans la masse du tronc rugueux. Serrée, tendue, gonflée dans cette gaine, la vie profonde y prend un caractère engourdi, somnolent encore, mais d’une impressionnante et irréductible unité.
FIG. 10.
Cl. Alinari.
GRÈCE (Première moitié Ve s.)
Un demi - siècle. L’antagonisme croissant des intérêts, les abus de l’aristocratie créent dans les masses populaires des courants sourds, qui secouent l’édifice faiblement d’abord, mais assez pour y éveiller des besoins nouveaux, des idées nouvelles. Si la solidité des castes semble encore inébranlée et peut paraître même accrue, car elles sentent menacée leur intégrité première, leur hermétisme est moins complet. Voici les héros, les chevaux de Delphes, les Cariatides de Cnide, les Orantes du vieux Parthénon. Dans ces statues émouvantes, où le mâle dorien et la femelle ionienne s’observent, mais refusent de s’unir, le plan s’affirme, dès l’abord, comme une idée plus définie, un peu moins noyée dans l’ensemble, parcouru d’un large frisson. Il s’efforce de sortir d’une formule architectonique anonyme pour édifier, dans l’argile qu’il sculpte, une idole autonome bougeant un peu, un étrange sourire aux lèvres, un pied ou un bras en avant. Le passage, encore rugueux, anime un peu les profils, fait onduler sourdement les surfaces. L’équilibre des masses s’ébauche, succédant à leur symétrie, et c’est au mouvement des puissances profondes parcourant la forme en dedans que les plans doivent leur vigueur . Le cylindre est vivant, les nœuds et les bourgeons affleurent, les branches vont pousser du tronc. Les écrivains du temps sont des poètes philosophes qui créent un système du monde, un appareil monumental à peine ébauché, mais grandiose et circulaire, qui émerge péniblement du mythe sans vouloir ni pouvoir se séparer de lui. En pensée, en politique, comme dans l’idole elle-même, l’individu s’esquisse dans quelques cerveaux monstrueux.
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Cl. Houvet.
FRANCE (Première moitié
du XIIIe s.)
Un demi-siècle. Par tribus, par partis, par classes, des groupes ardents s’organisent, encore raides, presque mécaniques, où, si l’instinct des intérêts et des besoins antagonistes s’affirme déjà puissant, les consciences individuelles de chacun de leurs éléments ne savent pas encore se définir. Le drame naît sur le théâtre parce qu’il naît dans le corps social. Si Eschyle fait peser sur l’homme les lois impitoyables de la coutume et du destin, une lueur grandit en lui, dont Prométhée a pris à Dieu l’étincelle animatrice. C’est elle, désormais, qui constitue le centre unique autour duquel, dans l’idole de ce temps-là, les masses gravitent, comme s’il s’agissait pour l’homme qui tente de se définir, de ne pas quitter encore le cercle profondément creusé autour de son action par les ancêtres, afin qu’il puisse approfondir et unifier cette action. Rude encore, mais moins tendu, le plan recueille la lumière qui l’unit aux plans voisins par des passages saccadés, mais continus, et de toutes parts orientés à construire, ou plutôt à suggérer la même surface tournante. On voit l’Aurige et les guerriers d’Egine émerger du moule uniforme dont la rondeur presque absolue enfermait leurs mouvements . Dégagée de l’architecture, monument complet elle-même, pleine, définie, circulaire, la statue trouve ses rapports avec la vie universelle et reconnaît sa place au milieu de tout ce qui est. Le mythe est presque intact encore, mais son sens symbolique affleure aux cimes de l’esprit.
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Cl. Giraudon.
GRÈCE (Première moitié Ve s.)
FIG. 13.
Cl. Houvet.
FRANCE (Première moitié XIIIe s.)
Un demi-siècle. Et nous touchons au point d’oscillation suprême où, dans un instant imperceptible et peut-être irréalisé, à mi-chemin de la sculpture qui raconte, aux frontons d’Olympie, la lutte antithétique entre les puissances de l’âme et les puissances de l’instinct, et des frontons déjà moins poignants de Phidias, l’hellénisme va définir le drame moral essentiel qui justifie l’existence de l’homme. Le choix s’impose à lui, un choix décisif. L’enivrement d’appartenir à un corps social cohérent qui oriente tous ses gestes, à une croyance commune qui lui indique sûrement ceux qui plaisent aux dieux et ceux qui ne leur plaisent pas, de provoquer, par tous ses actes, l’approbation unanime des morts, et d’autre part le désir d’explorer les nouvelles régions morales que la curiosité, l’intérêt, un désir vague mais ardent allume et développe dans son âme, son âme à lui, cet être personnel et sans doute unique dont les exigences s’accroissent, sont en présence dans son cœur. Entre les partis politiques à peu près d’égale force, une lutte incertaine et furieuse commence, marquée par des victoires, des défaites alternatives, parfois un accord d’une heure qu’impose un puissant esprit. La famille, solide encore, est devenue le foyer d’une autre lutte, plus sourde, où la personnalité des enfants, des femmes, qui grandit en conscience, en appétits, en dignité, ne trouvera plus ses limites que si la dignité, et la conscience, et les appétits de son chef demeurent dans le cadre de ses devoirs et de ses droits. La poursuite de la richesse, des jouissances et des honneurs publics qui s’y attachent, développent le caractère, l’audace, l’adresse, la fourberie de l’homme qui la veut. Le pouvoir de résoudre ces conflits universels qui appartient dans la famille au père, et au maître dans la cité, trouve son expression dans la fermeté héroïque qui permet à Sophocle d’introduire, face à l’ivresse confuse de la vieille unité morale représentée par le chœur, la volonté de l’homme noble où l’intelligence s’éveille pour combattre l’univers fatidique tout entier ligué contre lui, comme elle permet au sculpteur de la même époque d’établir, entre les masses contrastées et les gestes antagonistes, un équilibre victorieux du désordre et du chaos qui les force à rentrer dans un même ensemble et à les lancer du même élan dans un mouvement continu. La statue, où le mâle dorien et la femme d’Ionie se pénètrent dans une étreinte que la souplesse de Myron et la vigueur de Polyclète nouent et dénouent tour à tour, agit, marche, combat, repose dans une auguste liberté. Elle n’est plus seulement architecture par elle-même. Elle entre, avec ses voisines, dans un organisme plus complexe, ondulations monumentales combinées où les formes, pourtant séparées, réalisent, par leur succession, une mélodie plastique dont les courbes se balancent . C’est comme les rameaux déployés du même arbre — hier l’Aurige — qui se tordent et s’enchevêtrent, mais que la sève parcourt jusqu’à leur extrémité. On retrouve, dans la statue, toute l’harmonie de l’ensemble qui lui-même emprunte à la statue la loi de son autonomie. Ce sont des plans larges et nus dont toute la surface vibre, de longs passages silencieux qui les unissent et les animent dans un bercement sans fin. La poursuite ininterrompue des grandes houles expressives s’exerce avec l’énergie même qui lance le sang dans les veines et bande les aponévroses et les muscles sous la peau. La flamme spirituelle court dans les intervalles de silence, pour solidariser les formes d’un bout à l’autre du fronton.
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Cl. Buloz.
GRÈCE (Milieu Ve s.)
A cet instant, et de haut et de loin, si on se refuse à voir les accidents de la route, une harmonie puissante règne. Les partis sont animés d’une vie telle que leur nécessité respective s’engendre réciproquement. L’homme est face à face avec l’homme. Il appartient avec lui à une société dont le principe est accepté de tous si ses antagonismes et ses contradictions se vivent. Le plan, dans la technique sculpturale, n’est que la persistance nécessaire des lois religieuses et sociales que l’éveil décisif de la conscience individuelle unit au plan voisin par l’ondulation du passage et la ligne du profil. La tragédie et la sculpture vivent dans la forme harmonique de leurs éléments contrastés parce que, si l’homme s’affirme, le dieu n’a pas quitté l’homme et se confronte à lui par l’instinct et la conscience, par la sensualité et la raison, par l’idée et la réalité dans le cœur même du héros.
Un demi-siècle encore. Et voici l’homme libre, tout au moins de se définir. Il l’a voulu. Il n’a pas le droit de se plaindre si progressivement le doute, l’inquiétude, l’angoisse l’envahissent à mesure que la famille se disloque, que la loi fléchit ou change, que la cité devient tantôt trop indulgente, tantôt trop exigeante à son égard, que les mythes sont discutés et que le besoin de jouir grandit avec l’oisiveté, le célibat, la fortune, l’introduction au foyer de femmes étrangères, l’introduction sur l’agora d’esclaves affranchis, de métèques naturalisés, l’introduction dans l’esprit, qui s’effémine et se complique, d’idées, d’images inconnues inventées par les philosophes, importées par les voyageurs. Les grandes synthèses cosmiques sont oubliées ou négligées, l’homme étant rentré en lui-même et y entraînant avec lui le dieu diffus qui hier peuplait le monde et vivait sous tous ses visages où le poète primitif les cherchait ingénument. Au légiste a succédé le moraliste, au théologien le psychologue, au philosophe le sophiste. Euripide, sur le théâtre, oublie ou provoque les dieux, fouille l’être réel pour lui ravir son secret. Socrate prétend apprendre à l’homme à se connaître et n’aperçoit rien dans le monde, hors de cette connaissance, qui le puisse intéresser. Aristophane a beau livrer Socrate et Euripide aux rires de la foule, il marche du même pas qu’eux, puisque la critique sociale monte sur les planches avec lui. La dialectique de Platon ramène à l’intérieur de l’être le principe de l’unité. Ce n’est pas par hasard que la démocratie triomphe à cause du besoin croissant d’égalité politique dont le citoyen émancipé réclame l’assouvissement. Voici que devient tyrannique l’arme qu’il a réclamée — pénétration des projets et des intérêts d’autrui, ruse pour les déjouer, attention toujours en éveil pour profiter des circonstances, pour provoquer le drame ou en tirer parti, esprit critique grandissant aux dépens de l’intelligence constructive — et qu’elle isole de l’ensemble l’objet poursuivi et traqué avec une attention trop méticuleuse et le souci trop mesquin du détail. L’enquête d’Aristote disperse à l’infini l’observation la connaissance, le caractère de cet objet. Ce n’est pas non plus par hasard qu’il est le contemporain de Lysippe et que la science anatomique, qu’il fonde, apparaît à l’heure même où le modelé musculaire se substitue peu à peu au plan architectural.
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Cl. Houvet.
FRANCE (Milieu XIIIe s.)
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Cl. Anderson.
GRÈCE (Fin_Ve s.)
Non seulement, en ce temps-là, la statue est dégagée de la gangue originelle, mais elle oublie que cette gangue fut. L’inquiétude obstinée, la sensualité l’environnent. Considérée, puis caressée avec un amour insistant, elle laisse tomber les voiles qui faisaient couler sur elle des transparences et des méandres de ruisseaux . La forme gagne en sensibilité ce qu’elle perd en énergie. En outre, la statue qui, un siècle plus tôt, ayant ramassé sa puissance, aspirait à se plonger dans les groupes décoratifs, aspire à s’en isoler de nouveau et n’y reste qu’à contre-cœur. Individualisée, elle s’essaie aux gestes inédits, aux attitudes pensives. Au risque de la disloquer, ses éléments constitutifs étudient leur propre structure. Elle ne tardera pas à rencontrer Praxitèle qui éveillera tendrement en elle les centres de la volupté. Après lui le passage psychologique va profiter de l’hésitation du plan et du flottement du profil pour empiéter sur leur domaine, brouiller, dans un confusionisme grandissant, les rapports essentiels et simples qu’ils révélèrent dans l’objet, et par là s’éloigner des contacts vivifiants de cet objet avec le monde. L’individu n’est plus fonction du monde. C’est le monde qui devient fonction de l’individu. Et comme l’individu n’est pas forcément un démiurge, il ne va plus réinventer le monde qu’au hasard de ses impulsions.
FIG. 17.
Cl. Giraudon
FRANCE (Fin XIIIe s.)
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Cl. Alinari.
GRÈCE (Première moitié IVe s.)
Un demi-siècle plus tard, on saisira facilement les causes sociales profondes de la dernière étape de l’esprit. Les mythes, effondrés, ne soulèvent plus guère, hors les tout à fait humbles gens, que des révoltes, ou des risées. Les stoïciens et les cyniques poussent logiquement, en sens opposé, les tendances morales de l’homme jusqu’aux impasses spirituelles d’où il ne pourra s’évader qu’en renouvelant sa mystique. Tantôt sensuels, tantôt abstraits, les cultes de l’Est s’insinuent pour se substituer partout à la religion locale, écartelant chaque jour un peu plus l’ancienne unité de l’esprit. La croyance en l’égalité que tous proclament, en le disant ou sans le dire, puisque l’homme est l’égal de l’homme dès qu’il se considère comme gravitant exclusivement autour de l’un de ses deux pôles, — soit ses instincts dans leur bestialité la plus intransigeante, soit son esprit dans sa pureté idéale dégagée de tout lien charnel —, s’exaspère en raison directe de l’inégalité croissante des conditions. L’individu veut avoir raison contre la cité, contre la famille, bientôt contre l’individu. Son propre individualisme le désagrège peu à peu. L’idole est maintenant une image fantaisiste que le génie d’un isolé peut rendre fréquemment vivante, mais que la diffusion du métier et la vulgarisation de la culture condamnent le plus souvent à n’exprimer que les soucis médiocres de l’anecdote et de la mode aimés des âmes «libérées » cherchant à y tromper leur inquiétude, à y satisfaire leur niaiserie, à y frotter leur suffisance, à y guérir leur ennui.
FIG. 19.
Cl. Giraudon.
FRANCE (Première moitié XIVe s.)
La statue jouit désormais d’une indépendance égoïste qui vient accroître son tourment. Trop isolée, maintenant, elle appelle à son secours les éléments pittoresques. Son geste commence à briser le cercle idéal dans lequel elle s’inscrivait naguère presque machinalement. Le passage inonde le plan qui s’aveulit, hésite, contient mal la vie intérieure éparpillée dans le détail. L’étoffe drapée en tous sens en masque l’insuffisance . Le pinceau de l’ombre joue sur lui, l’efface, le rend équivoque ou menteur. Une ondulation imprécise enveloppe, comme une brume, la structure intérieure qui se dissimule et fléchit. Des parallélismes trop étroits, ou bien des mouvements trop excentriques raidissent ou désorbitent l’ensemble monumental. L’unité divague, ou se brise. Trop chargées, les branches cassent. Les rapports flottent et commencent à se nouer au hasard.
Quand règnent Rhodes et Pergame, un demi-siècle plus tard, l’organisme est décomposé. Dans l’anarchie sociale et politique grandissante, le brassage constant, sur tous les rivages d’Orient, des mystiques qui se confrontent, des sophistiques qui s’énervent, des intérêts privés qui se détruisent, des appels à la tyrannie bienfaisante et au barbare purificateur, les frontières plastiques sont forcées de toute part. L’architecture de l’idole n’est même plus un souvenir. Le modelé, ayant perdu le plan, tente de suivre pas à pas les incidents anatomiques qui brisent les profils et peuplent le silence naguère expressif des surfaces au profit de l’historiette pittoresque et du sentiment le plus banal. La gesticulation hagarde, complètement désorbitée, exprime un désordre moral d’où toute continuité de raisonnement et d’action, toute logique structurale, tout équilibre ont disparu. L’esprit qui, disloquant le plan, puis jouant avec le passage, avait quitté depuis un siècle les régions intérieures de la statue, se disperse aujourd’hui dans les mains qui se tordent, les jambes qui se tendent, les muscles qui se tétanisent, les visages qui se convulsent, les attributs envahissants et les cheveux éparpillés . Le centre d’attraction des masses n’est pas seulement perdu. Le sculpteur ne sait plus que ce centre existait jadis et qu’il déterminait la forme entière dont les mouvements et les surfaces gravitaient autour de lui. Dispersées à tous les incidents, à toutes les saillies de la statue, la petite sensibilité et la sensation médiocre tentent de substituer leurs cris et leur emphase au puissant sentiment global qui unissait, dans la forme monumentale, la connaissance et l’amour de l’objet à la croyance que l’objet fait partie d’un ensemble saint dont la religion, la cité, la famille, la guerre, la paix, l’aliment, la naissance et la mort sont des manifestations solidaires. On dirait que les gesticulations et les grimaces de l’idole clament son unité perdue. Ce n’est d’ailleurs plus une idole. C’est un article de bazar.
Si, maintenant, on suit de près l’évolution de la sculpture en France, où l’art chrétien atteint son développement le plus complet et aussi le plus émouvant, on constate qu’elle est identique, ses motifs étant mis à part, à celle de la sculpture grecque . Et cela au cours d’une période à peu près d’égale durée, de la fin du XIe à la fin du XVe siècle, soit aussi quatre cents ans. On pourrait prendre, ici et là, une statue ou un groupe décoratif, les placer vis-à-vis l’un de l’autre et suivre leur marche parallèle de demi-siècle en demi-siècle, pour constater, ici comme là, le passage de l’organisme non différencié et global à l’organisme dont les fonctions se différencient peu à peu, puis équilibrent leur antagonisme et leur solidarité, puis se séparent trop les unes des autres, puis perdent de vue leurs rapports pour rentrer dans le chaos .
Je ne suis pas dans le détail le processus de dissolution radicale, puis d’intégration progressive, par lequel le monde antique a disparu afin que puisse, de ses ruines, surgir le monde chrétien. Cela s’est fait, comme cela se fera dans l’avenir sans doute, ainsi que la constitution d’un nouveau corps chimique empruntant ses éléments à d’autres corps chimiques en analyse qui se trouvent dans le territoire où son mouvement de synthèse fixe un centre d’attraction. L’action patiente et fanatique des apôtres juifs et des cent, puis des mille, puis des cent mille disciples ingénus, matelots, colporteurs, soldats, filles publiques qui s’en allaient affirmant par les ports, les marchés, les casernes, les bouges, que la noblesse appartenait, dans ce monde avili, sceptique, jouisseur, au pauvre, au malade, à l’esclave, préparait, au cœur de l’anarchie individualiste dont l’héroïsme stoïcien avait seul la puissance de supporter le désespoir, une communion nouvelle. Il n’importe guère, au fond, que les origines de chaque communion nouvelle diffèrent des origines de celle qu’elle vient remplacer. L’essentiel est qu’elle soit. Les mobiles intéressés ont toujours revêtu le masque de prétextes idéalistes, mais c’est dans l’illusion de ces prétextes que ces mobiles fructifient. Le christianisme mit dix siècles à reconstituer, vers l’autre extrémité de l’Europe, pour assouvir des besoins analogues peut-être, en tout cas d’autres croyances, le mythe, la société, la famille que leur propre vigueur et leurs propres abus paraissaient avoir ruinés pour toujours. Une communion qui succède à une autre dans l’instinct diffus de l’espèce ressemble à un amour qui succède à un autre amour dans le cœur de l’individu. La phase critique qui sépare un amour de l’autre est abolie. La phase constructive s’ouvre. Et comme la première conduit à la seconde parce qu’elle est lasse de raisonner, d’analyser, d’amasser des matériaux de connaissance qui ne lui servent à rien, la seconde ramène à la première en ruinant peu à peu sa force par l’usage passionné et frénétique qu’elle en fait. Si l’espèce, ou l’individu, n’est pas capable de maintenir, sa vie durant, l’état d’amour dans son cœur, il suffit du moins qu’il l’ait un jour connu pour qu’il désire le connaître encore, et l’Histoire, comme l’homme, ne semble pas avoir d’autre raison d’être que la recherche, la possession, la perte, la recherche nouvelle de cet état.
Cl. Anderson.
GRÈCE (Seconde moitié IVe s.)
FIG. 21.
Cl. Arch. Phot.
FRANCE (Seconde moitié XIVe s.)
Quand les premières sculptures s’ébauchent, vers la fin du XIe siècle, sur les tympans et les chapiteaux des vieux sanctuaires romans, une société formidable, dont tous les éléments se soudent, est de nouveau constituée. La liturgie est le symbole de cet organisme parfait. La théologie enferme dans une doctrine aussi compacte que la pierre, la constitution d’une famille et d’une hiérarchie dont pas une seule pièce ne pourrait être soustraite sans en provoquer l’effondrement. Une aristocratie brutale, mais entièrement cimentée dans le même bloc, en contrebutte les murailles avec une solidité qui vient de la conscience obscure des risques redoutables qu’elle accepte de courir. L’univers est devenu un immense symbole du monde moral édifié par dix siècles de méditation au cœur du drame continu. Comme l’homme ancien en résumait dans sa foi les enseignements poétiques, l’homme nouveau y transporte sans cesse, pour les lui incorporer de la façon la plus étroite, les enseignements poétiques de sa foi.
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Cl. Mansell.
GRÈCE (IIIe s.)
FIG. 23.
Cl. Giraudon.
FRANCE (XVe s.)
Si l’on va des rigides figures d’Autun ou de Moissac qui expriment, comme une musique monotone, le rythme symétrique et précis de la construction sociale catholique, à la profusion ornementale, à l’individualisme grandissant de l’agonie flamboyante où l’église ogivale se disloque peu à peu, on passe, vers le milieu du XIIIe siècle, par un point d’équilibre où la statue, animée d’une autre expression sans doute, observe, vis-à-vis de l’ordre théocratique entier, des rapports analogues à ceux qui caractérisent sa sœur grecque, entre les frontons d’Olympie et les frontons du Parthénon, vis-à-vis de la Cité. Voici les statues humaines de Reims, d’Amiens, de Notre-Dame, des portails latéraux de Chartres. C’est la même expression mesurée, la même harmonie de proportions dans la forme, de disposition dans le groupe, le même accord entre le plan, le passage et le profil, la même fusion spontanée et parfaite de la signification symbolique et de la perception naturaliste de l’objet, le même sentiment grandiose où le statuaire est suspendu entre l’ivresse intacte des croyances qui ne sont pas encore entrées dans l’ère de la discussion, et la curiosité de vivre qui tend à s’emparer de lui. C’est aussi l’époque où la Commune atteint son maximum de vertu créatrice grâce à l’équilibre organique des groupements corporatifs, où saint Thomas d’Aquin scelle la clé de voûte du rationalisme catholique, où la Croisade répand, comme une alluvion irrésistible, la sécurité rayonnante du génie français. Enveloppant de son unité conquise et entretenue par la lutte l’antagonisme nécessaire des corporations et du clergé, du droit féodal et de la rumeur populaire, l’édifice architectural du conceptualisme chrétien atteint son point d’achèvement.
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Cl. Anderson.
GRÈCE (IIe s.)
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CL. Arch. Photo.
FRANCE (XVIe s.)
Il a fallu passer, pour le construire, par les pures et longues statues des porches centraux de Chartres, les rythmes cadencés de Saint-Trophime d’Arles, le bourgeonnement des chapiteaux d’où la fleur et le fruit n’émergent pas encore, tout ce blottissement de chrysalide encore revêtue de sa gaine à travers laquelle s’entrevoient les membres qui vont se déployer, les ailes qui vont s’ouvrir, je ne sais quel frisson qui parcourt les surfaces exquises de la forme en préparation, comme si elle allait bondir. Il a fallu que les ordres militaires fissent respecter, par toute l’Europe, afin qu’on la laissât éclore, l’unité théologique que cette éclosion allait précisément briser. Il a fallu que la Commune naissante affirmât, par l’insurrection, le droit du peuple et du métier à introduire, dans cette unité devenante, le sentiment vivant et poétique sans qui la chrysalide serait restée la larve informe emprisonnée dans le cocon. Il a fallu qu’au sein de l’Église elle-même naquît, entre Abailard et saint Bernard, ces premières controverses qui donnent à une société hermétique, avec la vie, le mouvement, la flamme, l’illusion qu’elle est assez forte pour, sans changer de forme, réaliser la liberté.
Les portraits, les tombeaux, l’individualisation rapide et pittoresque du décor constituent l’étape intermédiaire, de l’autre côté de la pente, entre l’heure où un maître d’œuvre anonyme édifiait, dans les courbes musicales et le serpentement ininterrompu des nervures et des roses de Soissons, le Parthénon du moyen âge, et la dislocation de la nef ogivale qui allait marquer le passage décisif d’une forme de civilisation collective à une forme de civilisation individuelle. La destruction des Templiers, la Jacquerie la marquent dans le corps social et politique, tandis qu’au sein des communes, à ce moment même, l’enrichissement des uns au détriment des autres, l’action corrosive du luxe, la reprise victorieuse de la tyrannie féodale ou l’organisation de l’unité monarchique rompent, en désagrégeant les éléments constitutifs de l’édifice plastique, l’échiné et le squelette du vaisseau dont les sculpteurs vont s’évertuer à orner, à fouiller, à tourmenter les débris.
Si l’évolution de cet organisme figuré que représente la sculpture, de son stade embryonnaire à sa décomposition, n’enfonçait toutes ses racines dans l’histoire même des âmes, elle n’aurait aucun sens. Le métier se transmet, certes, se perfectionne, s’affirme, se complique, se gâte, se perd. Mais le métier exprime l’homme, et c’est l’homme, en dernière analyse, qui se perfectionne, s’affirme, se complique, se gâte, se perd. La statue ne fait qu’imprimer sur le sol la trace de l’homme, comme s’il marchait dans ses pas. Elle est l’homme, l’homme intérieur dans ce qu’il a de plus candide, mais aussi de plus essentiel. Elle n’est certes pas chacun des hommes pris à part. Elle est une sublimation de l’homme en général, de sa vie secrète supérieure, le résidu spirituel moyen qu’il en laisse pour dire où il est passé.
Si j’ai pris la statue comme exemple en Grèce et en France, c’est donc parce que nous pourrons mieux saisir, en ne la perdant pas de vue, les liens qui nous attachent tous, par elle, aux formes d’expression dont elle sort, qui sortent d’elle, et au centre desquelles elle se tient, comme un témoin muet de nos diverses aventures. Celles qui la précèdent survivent précisément en elle jusqu’à l’instant où ses apparences ébauchent celles qui lui succéderont. Si je puis me permettre une définition un peu schématique sans doute, mais faite ainsi pour entrer au cœur du problème d’un-seul coup, je dirai que la sculpture étant le plan , l’architecture est le profil , la peinture le passage . Que le profil — l’architecture — correspond à un édifice social très précisément défini. Le passage — la peinture — à un individu ondoyant, progressant, régressant, subtil, pénétrant dans tous les accidents sociaux avec l’ombre et la lumière. Le plan — la sculpture — à un point d’équilibre où l’individu se rattache encore fortement au corps social qui cependant lui laisse prendre toute indépendance compatible avec leur commune sécurité. Que la sculpture, cette expression plastique transitoire entre un état organique et un état critique de la société, participe de moins en moins, à mesure qu’elle approche du point d’équilibre, de l’architecture exprimant cet état organique, et de plus en plus, à mesure qu’elle s’éloigne du point d’équilibre, de la peinture exprimant cet état critique.
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Cl. Boissonnas.
LE PROFIL (Parthénon.)
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(In Fechheimer. La Plastique égyptienne. (Cassirer. ed.).
LE PLAN (Égypte.)
Si, en effet, après avoir envisagé l’évolution de la statue dans ses rapports avec l’évolution des mœurs, de la politique, des idées, je cherche à comprendre ce qu’elle exprime relativement aux formes qui précèdent et aux formes qui suivent l’instant où elle atteint son équilibre, la signification du temple et de la toile peinte relativement à l’homme m’apparaît au premier regard. Le temple dorique ou roman est enfoncé de toutes parts dans la rigidité du mythe social qu’il exprime. A ses débuts, pas une sculpture ne l’orne. Il est aussi nu que la loi . Il est la foule à qui le légiste ou le prêtre dicte les disciplines nécessaires au maintien de l’esprit dans les frontières hors desquelles la famille et la Cité — ou la famille et l’Église — risquent de trouver devant elles les méandres de la curiosité, de l’enquête, de l’aventure où elles s’éparpilleraient. Quand les hommes croient en commun, ils bâtissent en commun. Si la sculpture naît, c’est que l’individu s’ébauche. Elle est l’individu lui-même, mais profondément religieux, abrupt, obéissant avec une sorte d’ivresse, encore tout engagé dans l’organisme originel. Les hommes croient en commun quand apparaît la sculpture. Mais déjà quelques-uns commencent à ne plus penser en commun.
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Cl. Giraudon.
LE PASSAGE (Rubens.)
La statue émerge du temple dans la mesure presque exacte où l’homme sort de la foule, et du même pas que lui. Elle n’y paraîtra pas tant que l’homme obéira aveuglément aux puissances théocratiques chargées d’organiser les bases de ses essentielles fonctions. Elle ne le quittera pas tant que l’homme cultivera son énergie, son caractère et son audace au profit de la cohésion du groupe social qui l’utilisait naguère avec l’intransigeance qu’exigeait cette organisation. L’homme, se dégageant du dieu, en est à sa phase héroïque. Ici c’est la croisade, les guerres nationales là. Au moment même où le plan réalise une heure l’accord du profil et du passage, on assiste aux balbutiements de la peinture primitive, tandis que l’architecture montre une tendance grandissante à trop animer ses surfaces et à s’associer à la lumière en agrandissant ses baies et en allégeant ses supports. Ceci est éclatant dans la révolution qui substitue à la massive église romane l’aérienne église ogivale se peuplant peu à peu de reliefs où l’ombre et la lumière jouent, semant à l’intérieur, grâce aux vitraux multicolores, des prés fleuris, des couchers d’astres, des mers illuminées et des sous-bois crépusculaires où la lueur mobile des saisons promène des ombres mouvantes de vapeurs bleues, de feuilles vertes, rouges, de neige vermeille, et des bruissements, des ramages, des murmures imaginés . Le temple grec reste plus uniforme au cours du rapide travail qui conduit la sculpture du plus fruste des archaïsmes à la mélodie de Phidias; c’est que le christianisme n’est pas encore venu peupler l’âme des multitudes de sentiments plus enchevêtrés, plus complexes, d’aspirations mystiques plus sensuelles, plus vagues, d’une accumulation plus vaste de souffrances et d’espoir. Cependant les colonnes du péristyle s’allongent et se font plus frêles, laissant entre elles plus de jour, le ruissellement des cannelures est plus profond et plus serré sur elles, la grâce ionienne contournée — en attendant la profusion corinthienne — se substitue plus fréquemment à l’austérité tranchante du Dorien, les métopes se peuplent, les murs se couvrent de peintures, l’or des boucliers suspendus étincelle au dehors parmi les bleus, les verts, les ocres et les vermillons dont les rapports deviennent plus complexes, une ouverture est pratiquée dans le toit de l’édifice pour faire jouer, à l’intérieur, le fouillis polychrome des idoles et des ex-voto.
Que le mythe et la loi, à cette heure critique, n’aient plus la force de retenir l’individu, l’architecture n’aura plus la force de retenir la sculpture. Après avoir envahi de ses multitudes croissantes, là les frises et la cella et tous les intervalles libres du rocher de la forteresse, ici, par les métiers, les saints, les fleurs, les bêtes, la façade tout entière et les porches latéraux de l’édifice ogival, la statue descend dans les rues, les appartements, les jardins. Elle est comme l’individu qui croît en quantité à mesure que ses droits s’égalisent pour masquer l’inégalité de ses moyens, mais dont la qualité sociale baisse petit à petit. Nous avons vu ses modifications irrésistibles. Le portrait apparaît. Le type s’efface. Le passage veut insinuer, dans le plan qu’il envahit, contre le profil qu’il effondre, des sensations, des sentiments et des idées que la pierre ou le marbre, même fouillés et caressés par la lumière, ne sont pas capables d’exprimer. A mesure que le statuaire, pour sa ruine, fait appel aux procédés du peintre, — valeurs, contrastes, demi-teintes, — la peinture se développe et s’élance au-devant de l’homme pour tenter de l’arracher, comme une sirène amoureuse, au navire social en perdition. C’est au ive siècle que les grands peintres d’Athènes, Parrhasios, Zeuxis, Apelles apparaissent. C’est au XVe