Traduit de l’anglais par
Véronique Lessard et Marc Charron
Les Presses de l’Université d’Ottawa
Collection Traduction littéraire
2020
Les Presses de l’Université d’Ottawa (PUO) sont fières d’être la plus ancienne maison d’édition universitaire francophone au Canada et le plus ancien éditeur universitaire bilingue en Amérique du Nord. Depuis 1936, les PUO « enrichissent la vie intellectuelle et culturelle » en publiant, en français ou en anglais, des livres évalués par les pairs et primés dans le domaine des arts et lettres et des sciences sociales.
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada
Titre: L'alphabet des poupées / Camilla Grudova ; traduit de l'anglais par Véronique Lessard et Marc Charron.
Autres titres: Doll's alphabet. Français.
Noms: Grudova, Camilla, auteur. | Lessard, Véronique 1976- traducteur. | Charron, Marc, 1963- traducteur.
Collections: Collection Traduction littéraire.
Description: Mention de collection: Traduction littéraire | Traduction de : The doll's alphabet.
Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20190220708 | Canadiana (livre numérique) 20190220767 | ISBN 9782760330665 (couverture souple) | ISBN 9782760330672 (PDF) | ISBN 9782760330689 (EPUB) | ISBN 9782760330696 (Kindle)
Vedettes-matière: RVMGF: Nouvelles.
Classification: LCC PS8613.R86 A614 2020 | CDD C813/.6—dc23
Dépôt légal : Premier trismestre 2020
Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Camilla Grudova, 2017
La présente édition est publiée selon une entente avec Fitzcarraldo Editions en collaboration avec son représentant dûment mandaté L’Autre agence, Paris, France. Tous droits réservés.
Imprimé au Canada
Révision linguistique |
Chantal Ringuet |
Les Presses de l’Université d’Ottawa sont reconnaissantes du soutien qu’apportent, à leur programme d’édition, le gouvernement du Canada, le Conseil des arts du Canada, le Conseil des arts de l’Ontario, Ontario créatif, la Fédération canadienne des sciences humaines, et surtout, l’Université d’Ottawa.
Un après-midi, après avoir bu une tasse de café dans son salon, Greta découvrit comment se découdre. Ses vêtements, sa peau et ses cheveux se détachèrent comme la pelure d’un fruit et son vrai corps apparut. Comme Greta était très propre, elle balaya son vieux soi et le déposa dans la poubelle avant même de remarquer sa nouvelle physionomie, les difficultés à mouvoir ses nouveaux membres ne faisant aucunement obstruction à sa détermination de tenir une maison propre.
Elle ne ressemblait pas tant à une machine à coudre qu’elle en avait la forme fondamentale idéale. Une fourmi, c’est ce qui s’approchait le plus de sa forme dans le monde naturel.
Elle s’admira dans le miroir pendant un court moment puis se rendit chez Maria, sa voisine, à l’autre bout du couloir dans son immeuble. En voyant Greta, Maria n’eut pas peur, car elle se reconnut aussitôt. Elle savait qu’elle était pareille à l’intérieur, et qu’elle pouvait elle aussi se découdre, ce qu’elle fit, sans honte aucune, devant Greta.
Elles s’admirèrent l’une l’autre, et mangèrent des génoises aux amandes comme chaque après-midi, mais cette fois avec leurs vraies bouches nouvellement découvertes, qu’encadraient des mandibules métalliques noires et acérées, un agréable croisement entre des dents et une moustache.
Quand le mari de Greta rentra, il fut horrifié. Il n’avait jamais touché à la machine à coudre – elle l’effrayait – et il ne toucherait certainement pas au corps nouvellement découvert de Greta.
Elle déménagea au bout du couloir chez Maria, qui était veuve et n’avait plus de mari à effrayer. Elle emporta sa machine à coudre avec elle.
Elles ne se servaient pas de leurs machines à coudre, qui avaient une fonction ornementale dans la maison, comme les figurines des saints ou les poupées qu’elles gardaient par le passé, ou les bustes de marbre que les puissants gardaient à leur propre effigie.
Elles firent sensation la première fois qu’elles sortirent de l’immeuble faire leurs courses. Après avoir vu d’autres femmes décousues, on ne pouvait pas ne pas le faire soi-même, et bientôt toutes les femmes du quartier s’étaient départies de leur peau.
La découture apportait un grand soulagement, comme ôter son soutif avant d’aller dormir ou vider sa vessie après un long voyage.
Les hommes étaient divisés : il y avait ceux qui « avaient toujours su que quelque chose sonnait faux chez les femmes » et se sentaient désormais justifiés, et ceux qui déploraient « la perte de la forme féminine ». Un petit nombre d’hommes tentèrent de se découdre eux aussi à l’aide de lames de rasoir ou de couteaux, seulement pour finir blessés et déçus. Ils n’avaient pas de « vrai soi secret » à l’intérieur, seulement ce qui était connu et enseigné.
Sur les corps décousus des femmes, il y avait de petits anneaux, presque comme des oreilles percées, où courait en permanence un fil rouge, accélérant, ralentissant, selon l’humeur de la personne. Un fil épais et robuste, recouvert d’une substance cireuse.
Sur chaque femme, la taille et la disposition des anneaux étaient légèrement différentes, mais sinon, toutes les femmes se ressemblaient.
Après la découture, on cessa d’utiliser les machines à coudre ; leur usage, l’acte de coudre des choses ensemble, était perçu comme une forme de répression, une distraction désuète que les femmes employaient pour se refuser la découture, et les machines à coudre furent confinées à un rôle accessoire, purement esthétique, belles dans leur immobilité silencieuse.
Les expositions de couture et de machines à coudre « au fil des âges » foisonnèrent. Très populaires, elles rappelaient aux femmes leur évolution vers la conscience de découture.