© 2018, AOJB

Édition : BoD – Books on Demand GmbH,

12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

ISBN : 978-2-3221-2562-3

Dépôt légal : juin 2018

Avant-propos

Ce petit recueil se dédie de préférence aux personnes qui n’ont point de système et sont absentes des partis ; qui par là sont libres encore de douter de ce qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l’est pas.

D’ailleurs, ce ne sont ici que des études de circonstance. Il en est de 1895, il en est d’hier, il en est d’aujourd’hui. Elles ont ce caractère commun d’être des essais, au sens le plus véritable de ce terme. On n’y trouvera que le dessein de préciser quelques idées qu’il faudrait bien nommer politiques, si ce beau mot de politique, très séduisant et excitant pour l’esprit, n’éveillait de grands scrupules et de grandes répugnances dans l’esprit de l’auteur. Il n’a voulu que se rendre un peu plus nettes les notions qu’il avait reçues de tout le monde, ou qu’il s’était formées comme tout le monde, et qui servent à tout le monde à penser aux groupes humains, à leurs relations réciproques et à leurs gênes mutuelles.

Essayer de préciser en ces matières n’est assurément pas le fait des hommes qui s’y entendent ou qui s’en mêlent : il s’agit donc d’un amateur.

Je ne sais pourquoi les entreprises du Japon contre la Chine et des Etats-Unis contre l’Espagne qui se suivirent d’assez près, me firent, dans leur temps1, une impression particulière. Ce ne furent que des conflits très restreints où ne s’engagèrent que des forces de médiocre importance ; et je n’avais, quant à moi, nul motif de m’intéresser à ces choses lointaines, auxquelles rien de mes occupations ni dans mes soucis ordinaires ne me disposait à être sensible. Je ressentis toutefois ces événements distincts non comme des accidents ou des phénomènes limités, mais comme des symptômes ou des prémisses, comme des faits significatifs dont la signification passait de beaucoup l’importance intrinsèque et la portée apparente. L’un était le premier acte de puissance d’une nation asiatique réformée et équipée à l’européenne ; l’autre, le premier acte de puissance d’une nation déduite et comme développée de l’Europe, contre une nation européenne.

Un choc qui nous atteint dans une direction imprévue nous donne brusquement une sensation nouvelle de l’existence de notre corps en tant qu’inconnu ; nous ne savions pas tout ce que nous étions, et il arrive que cette sensation brutale nous rende elle-même sensibles, par un effet secondaire, à une grandeur et à une figure inattendues de notre domaine vivant. Ce coup indirect en Extrême-Orient, et ce coup direct dans les Antilles me firent donc percevoir confusément l’existence de quelque chose qui pouvait être atteinte et inquiétée par de tels événements. Je me trouvai « sensibilisé » à des conjonctures qui affectaient une sorte d’idée virtuelle de l’Europe que j’ignorais jusqu’alors porter en moi.

Je n’avais jamais songé qu’il existât véritablement une Europe. Ce nom ne m’était qu’une expression géographique. Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de votre vie ; nous ne les percevons qu’au moment qu’elles s’altèrent tout à coup. J’aurai l’occasion de montrer tout à l’heure à quel point notre inconscience à l’égard des conditions les plus simples et les plus constantes de notre existence et de nos jugements rend notre conception de l’histoire si grossière, notre politique si vaine, et parfois si naïve dans ses calculs. Elle conduit les plus grands hommes à concevoir des desseins qu’ils évaluent par imitation et par rapport à des conventions dont ils ne voient pas l’insuffisance.

J’avais en ce temps-là le loisir de m’engager dans les lacunes de mon esprit. Je me pris à essayer de développer mon sentiment ou mon idée infuse de l’Europe. Je rappelai à moi le peu que je savais. Je me fis des questions, je rouvris, j’entrouvris des livres.

Je croyais qu’il fallait étudier l’histoire, et même l’approfondir, pour se faire une idée juste du jour même. Je savais que toutes les têtes occupées au lendemain des peuples en étaient nourries. Mais quant à moi je n’y trouvai qu’un horrible mélange. Sous le nom d’histoire de l’Europe, je ne voyais qu’une collection de chroniques parallèles qui s’entremêlaient par endroits. Aucune méthode ne semblait avoir précédé le choix des « faits », décidé de leur importance, déterminé nettement l’objet poursuivi. Je remarquai un nombre incroyable d’hypothèses implicites et d’entités mal définies.

L’histoire, ayant pour matière la quantité des événements ou des états qui dans le passé ont pu tomber sous le sens de quelque témoin, la sélection, la classification, l’expression des faits qui nous sont conservés ne nous sont pas imposées par la nature des choses ; elles devraient résulter d’une analyse et de décisions explicites ; elles sont pratiquement toujours abandonnées à des habitudes et à des manières traditionnelles de penser ou de parler dont nous ne soupçonnons pas le caractère accidentel ou arbitraire. Cependant nous savons que dans toutes les branches de la connaissance, un progrès décisif se déclare au moment que des notions spéciales, tirées de la considération précise des objets mêmes du savoir, et faites exactement pour relier directement l’observation à l’opération de la pensée et celle-ci à nos pouvoirs d’action, se substituent au langage ordinaire, moyen de première approximation que nous fournissent l’éducation et l’usage. Ce moment capital des définitions et des conventions nettes et spéciales qui viennent remplacer les significations d’origine confuse et statistique n’est pas arrivé pour l’histoire.

En somme, ces livres où je cherchais ce qu’il me fallait pour apprécier l’effet singulier que me produisaient quelques nouvelles, ne m’offraient qu’un désordre d’images, de symboles et de thèses dont je pouvais déduire ce que je voulais, mais non ce qu’il me fallait. Me résumant mes impressions, je me disais qu’une partie des œuvres historiques s’applique et se réduit à nous colorer quelques scènes, étant convenu que ces images doivent se placer dans le « passé ». Cette convention a de tout temps engendré de très beaux livres ; et parmi ces livres, il n’y a pas lieu de distinguer (puisqu’il ne s’agit que du plaisir ou de l’excitation qu’ils procurent), entre ceux de témoins véritables et ceux de témoins imaginaires. Ces ouvrages sont parfois d’une vérité irrésistible ; ils sont pareils à ces portraits dont les modèles sont poussière depuis des siècles, et qui nous font toutefois crier à la ressemblance. Rien, dans leurs effets instantanés sur le lecteur, ne permet de distinguer, sous le rapport de l’authenticité, entre les peintures de Tacite, de Michelet, de Shakespeare, de Saint-Simon ou de Balzac. On peut à volonté les considérer tous comme inventeurs, ou bien tous comme reporteurs. Les prestiges de l’art d’écrire nous transportent fictivement dans les époques qui leur plaisent. C’est pourquoi, entre le pur conte et le livre d’histoire pure, tous les tirages, tous les degrés existent romans historiques, biographies romanesques, etc... On sait d’ailleurs que dans l’histoire même, parfois paraît le surnaturel. La personnalité du lecteur est alors directement mise en cause ; car c’est lui dont le sentiment admettra ou rejettera certains faits, décidera ce qui est histoire et ce qui ne l’est point.

Une autre catégorie d’historiens construit des traités si bien raisonnés, si sagaces, si riches en jugements profonds sur l’homme et sur l’évolution des affaires, que nous ne pouvons penser que les choses se soient engagées et développées différemment.

De tels travaux sont des merveilles de l’esprit. Il en est que rien ne passe dans la littérature et dans la philosophie ; mais il faut prendre garde que les affections et les couleurs dont les premiers nous séduisent et nous amusent, la causalité admirable dont les seconds nous persuadent, dépendent essentiellement des talents de l’écrivain et de la résistance critique du lecteur.

Il n’y aurait qu’à jouir de ces beaux fruits de l’art historique et nulle objection ne s’élèverait contre leur usage, si la politique n’en était toute influencée. Le passé plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organisé après coup, agit sur le futur avec une puissance comparable à celle du présent même. Les sentiments et les ambitions s’excitent de souvenirs de lectures, de souvenirs de souvenirs, bien plus qu’ils ne résultent de perceptions et de données actuelles. Le caractère réel de l’histoire est de prendre part à l’histoire même. L’idée du passé ne prend un sens et ne constitue une valeur que pour l’homme qui se trouve en lui-même une passion de l’avenir. L’avenir, par définition, n’a point d’image. L’histoire lui donne les moyens d’être pensé. Elle forme pour l’imagination une table de situations et de catastrophes, une galerie d’ancêtres, un formulaire d’actes, d’expressions, d’attitudes, de décisions offerts à notre instabilité et à notre incertitude, pour nous aider à devenir. Quand un homme ou une assemblée, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état même des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté jusque-là, qu’elle ne consulte ses souvenirs imaginaires. Obéissant à une sorte de loi de moindre action, répugnant à créer, à répondre par l’invention à l’originalité de la situation, la pensée hésitante tend à se rapprocher de l’automatisme ; elle sollicite les précédents et se livre à l’esprit historique qui l’induit à se souvenir d’abord, même quand il s’agit de disposer pour un cas tout à fait nouveau. L’histoire alimente l’histoire.

Il est probable que Louis XVI n’eût pas péri sur l’échafaud sans l’exemple de Charles Ier, et que Bonaparte, s’il n’eût médité le changement de la République romaine en un empire fondé sur le pouvoir militaire, ne se fût point fait empereur. Il était un amateur passionné de lectures historiques ; il a rêvé toute sa vie d’Annibal, de César, d’Alexandre et de Frédéric ; et cet homme fait pour créer, qui s’est trouvé en possession de reconstruire une Europe politique que l’état des esprits après trois siècles de découvertes, et au sortir du bouleversement révolutionnaire, pouvait permettre d’organiser, s’est perdu dans les perspectives du passé et dans des mirages de grandeurs mortes. Il a décliné dès qu’il a cessé de dérouter. Il s’est ruiné pour s’être rendu semblable à ses adversaires, pour avoir adoré leurs idoles, imité de toute sa force ce qui faisait leur faiblesse, et substitué à sa vision propre et directe des choses l’illusion du décor de la politique historique.

Bismarck, au Congrès de Berlin, dominé par cet esprit historique qu’il prend pour esprit réaliste, ne veut considérer que l’Europe, se désintéresse de l’Afrique, n’use de son génie, de son prestige qui le faisait maître de l’instant, que pour engager les puissances dans des intérêts coloniaux qui les opposassent et les maintinssent rivales, jalousement divisées, sans prévoir que l’heure était toute proche où l’Allemagne devrait convoiter ardemment ce qu’elle avait excité les autres nations à se partager, et les assemblerait par là contre elle-même, trop tard venue. Il a bien pensé au lendemain, mais point à un lendemain qui ne se fût jamais présenté.

A cette exagération du rôle des souvenirs d’autrui, plus ou moins exacts, plus ou moins significatifs, correspond et s’accorde une absence ou une insuffisance de méthode dans le choix, la classification, la détermination des valeurs des choses enregistrées. En particulier, l’histoire semble ne tenir aucun compte de l’échelle des phénomènes qu’elle représente. Elle omet de signaler les relations qui doivent nécessairement exister entre la figure et la grandeur des événements ou des situations qu’elle rapporte ; les nombres et les grandeurs sont toutefois des éléments essentiels de description. Elle ne s’inquiète pas des problèmes de similitude. C’est là une des causes qui font si fallacieux l’usage politique de l’histoire. Ce qui était possible dans l’étendue d’une cité antique ne l’est plus dans les dimensions d’une grande nation ; ce qui était vrai dans l’Europe de 1870 ne l’est plus quand les intérêts et les liaisons s’élargissent à toute la terre. Les notions mêmes dont nous nous servons pour penser aux objets politiques et pour en discourir, et qui sont demeurées invariables malgré le changement prodigieux de l’ordre de grandeur et du nombre des relations, sont insensiblement devenues trompeuses ou incommodes. Le mot peuple, par exemple, avait un sens précis quand on pouvait rassembler tous les citoyens d’une cité autour d’un tertre, dans un Champ de Mars. Mais l’accroissement du nombre, le passage de l’ordre des mille à celui des millions, a fait de ce mot un terme monstrueux dont le sens dépend de la phrase où il entre ; il désigne tantôt la totalité indistincte et jamais présente nulle part ; tantôt le plus grand nombre, opposé au nombre restreint des individus plus fortunés ou plus cultivés...

Les mêmes observations s’appliquent aux durées. Rien de plus aisé que de relever dans les livres d’histoire l’absence de phénomènes considérables que la lenteur de leur production rendit imperceptibles. Ils échappent à l’historien, car aucun document ne les mentionne expressément. Ils ne pourraient être perçus et relevés que par un système préétabli de questions et de définitions préalables qui n’a jamais été conçu jusqu’ici. Un événement qui se dessine en un siècle ne figure dans aucun diplôme, dans aucun recueil de mémoires. Tel, le rôle immense et singulier de la ville de Paris dans la vie de la France à partir de la Révolution. Telle, la découverte de l’électricité et la conquête de la terre par ses applications. Ces événements sans pareils dans l’histoire humaine n’y paraissent, quand ils y paraissent, que moins accusés que telle affaire plus scénique, et surtout plus conforme à ce que l’histoire traditionnelle a coutume de rapporter. L’électricité, du temps de Napoléon, avait à peu près l’importance que l’on pouvait donner au christianisme du temps de Tibère. Il devient peu à peu évident que cette innervation générale du monde est plus grosse de conséquences, plus capable de modifier la vie prochaine que tous les événements « politiques » survenus depuis Ampère jusqu’à nous.

On voit par ces remarques à quel point notre pensée historique est dominée par des traditions et des conventions inconscientes, combien peu elle a été influencée par le travail général de révision et de réorganisation qui s’est produit dans tous les domaines du savoir dans les temps modernes. Sans doute la critique historique a-t-elle fait de grands progrès ; mais son rôle se borne en général à discuter des faits et à établir leur probabilité ; elle ne s’inquiète pas de leur qualité. Elle les reçoit et les exprime à son tour en termes traditionnels, qui impliquent eux-mêmes toute une formation historique de concepts, par quoi s’introduit dans l’histoire le désordre initial qui résulte d’une infinité de points de vue ou d’observateurs. Tout chapitre d’histoire contient un nombre quelconque de données subjectives et de « constantes arbitraires ». Il en résulte que le problème de l’historien demeure indéterminé dès qu’il ne se borne plus à établir ou à contester l’existence d’un fait qui eût pu tomber sous le sens de quelque témoin. La notion d’événement, qui est fondamentale, ne semble pas avoir été reprise et repensée comme il conviendrait, et c’est ce qui explique que des relations de première importance n’ont jamais été signalées ou n’ont pas été mises en valeur, comme je le montrerai tout à l’heure. Tandis que dans les sciences de la nature, les recherches multipliées depuis trois siècles nous ont refait une manière de voir, et substitué à la vision et à la classification naïve de leurs objets, des systèmes de notions spécialement élaborées, nous en sommes demeurés dans l’ordre historico-politique à l’état de considération passive et d’observation désordonnée. Le même individu qui peut penser physique ou biologie avec des instruments de pensée comparables à des instruments de précision, pense politique au moyen de termes impurs, de notions variables, de métaphores illusoires. L’image du monde, telle qu’elle se forme et agit dans les têtes politiques des divers genres et des différents degrés est fort loin d’être une représentation satisfaisante et méthodique du moment.

Désespérant de l’histoire, je me mis à songer à l’étrange condition où nous sommes presque tous, simples particuliers de bonne foi et de bonne volonté, qui nous trouvons engagés dès la naissance dans un drame politico-historique inextricable. Nul d’entre nous ne peut intégrer, reconstituer la nécessité de l’univers politique où il se trouve, au moyen de ce qu’il peut observer dans sa sphère d’expérience. Les plus instruits, les mieux placés peuvent même se dire, en évoquant ce qu’ils savent, en le comparant à ce qu’ils voient, que ce savoir ne fait qu’obscurcir le problème politique immédiat qui consiste après tout dans la détermination des rapports d’un homme avec la masse des hommes qu’il ne connaît pas. Quelqu’un de sincère avec soi-même et qui répugne à spéculer sur des objets qui ne se raccordent pas rationnellement à sa propre expérience, à peine ouvre-t-il son journal, le voici qui pénètre dans un monde métaphysique désordonné. Ce qu’il lit, ce qu’il entend excède étrangement ce qu’il constate ou pourrait constater. S’il se résume son impression : Point de politique sans mythes, pense-t-il.

Ayant donc fermé tous ces livres écrits en un langage dont les conventions étaient visiblement incertaines pour ceux-là mêmes qui l’employaient, j’ouvris un atlas et feuilletai distraitement cet album des figures du monde. Je regardai et je songeai. J’ai songé tout d’abord au degré de précision des cartes que j’avais sous les yeux. Je trouvais là un exemple simple de ce qu’on nommait le progrès, il y a soixante ans. Un portulan de jadis, une carte du XVIème siècle, une moderne, marquent nettement des étapes, me dis-je...

L’œil de l’enfant s’ouvre d’abord dans un chaos de lumières et d’ombres, tourne et s’oriente à chaque instant dans un groupe d’inégalités lumineuses ; et il n’y a rien de commun encore entre ces régions de lueurs et les autres sensations de son corps. Mais les petits mouvements de ce corps lui imposent d’autre part un tout autre désordre d’impressions : il touche, il tire, il presse ; en son être, peu à peu, se dégrossit le sentiment total de sa propre forme. Par moments distincts et progressifs, s’organise cette connaissance ; l’édifice de relations et de prévisions se dégage des contrastes et des séquences. L’œil, et le tact, et les actes se coordonnent en une table à plusieurs entrées, qui est le monde sensible, et il arrive enfin — événement capital ! — qu’un certain système de correspondances soit nécessaire et suffisant pour ajuster uniformément toutes les sensations colorées à toutes les sensations de la peau et des muscles. Cependant les forces de l’enfant s’accroissent, et le réel se construit comme une figure d’équilibre en laquelle la diversité des impressions et les conséquences des mouvements se composent.

L’espèce humaine s’est comportée comme cet être vivant le fait quand il s’anime et se développe dans un milieu dont il explore peu à peu et assemble par tâtonnements et raccords successifs les propriétés et l’étendue. L’espèce a reconnu lentement et irrégulièrement la figure superficielle de la terre ; visité et représenté de plus en plus près ses parties ; soupçonné et vérifié sa convexité fermée ; trouvé et résumé les lois de son mouvement ; découvert, évalué, exploité les ressources et les réserves utilisables de la mince couche dans laquelle toute vie est contenue...

Accroissement de netteté et de précision, accroissement de puissance, voilà les faits essentiels de l’histoire des temps modernes ; et que je trouve essentiels, parce qu’ils tendent à modifier l’homme même, et que la modification de la vie dans ses modes de conservation, de diffusion et de relation me paraît être le critérium de l’importance des faits à retenir et à méditer. Cette considération transforme les jugements sur l’histoire et sur la politique, y fait apparaître des disproportions et des lacunes, des présences et des absences arbitraires.

A ce point de mes réflexions, il m’apparut que toute l’aventure de l’homme jusqu’à nous devait se diviser en deux phases bien différentes : la première, comparable à la période de ces tâtonnements désordonnés, de ces pointes et de ces reculs dans un milieu informe, de ces éblouissements et de ces impulsions dans l’illimité, qui est l’histoire de l’enfant dans le chaos de ses premières expériences. Mais un certain ordre s’installe ; une ère nouvelle commence. Les actions en milieu fini, bien déterminé, nettement délimité, richement et puissamment relié, n’ont plus les mêmes caractères ni les mêmes conséquences qu’elles avaient dans un monde informe et indéfini.

Observons toutefois que ces périodes ne peuvent se distinguer nettement dans les faits. Une fraction du genre humain vit déjà dans les conditions de la seconde, cependant que le reste se meut encore dans la première. Cette inégalité engendre une partie notable des complications actuelles.

Considérant alors l’ensemble de mon époque, et tenant compte des remarques précédentes, je m’efforçai de ne percevoir que les circonstances les plus simples et les plus générales, qui fussent en même temps des circonstances nouvelles.

Je constatai presque aussitôt un événement considérable, un fait de première grandeur, que sa grandeur même, son évidence, sa nouveauté, ou plutôt sa singularité essentielle avaient rendu imperceptible à nous autres ses contemporains.

Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée entre des nations. L’ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l’ère de libre expansion est close. Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont les affaires n’engendrent quelque dossier et ne dépendent, par les maléfices de l’écriture, de divers humanistes lointains dans leurs bureaux. Le temps du monde fini commence. Le recensement général des ressources, la statistique de la main-d’œuvre, le développement des organes de relation se poursuivent. Quoi de plus remarquable et de plus important que cet inventaire, cette distribution et cet enchaînement des parties du globe ? Leurs effets sont déjà immenses. Une solidarité toute nouvelle, excessive et instantanée, entre les régions et les événements est la conséquence déjà très sensible de ce grand fait. Nous devons désormais rapporter tous les phénomènes politiques à cette condition universelle récente ; chacun d’eux représentant une obéissance ou une résistance aux effets de ce bornage définitif et de cette dépendance de plus en plus étroite des agissements humains. Les habitudes, les ambitions, les affections contractées au cours de l’histoire antérieure ne cessent point d’exister — mais insensiblement transportées dans un milieu de structure très différente, elles y perdent leur sens et deviennent causes d’efforts infructueux et d’erreurs.

La reconnaissance totale du champ de la vie humaine étant accomplie, il arrive qu’à cette période de prospection succède une période de relation. Les parties d’un monde fini et connu se relient nécessairement entre elles de plus en plus.

Or, toute politique jusqu’ici spéculait sur l’isolement des événements. L’histoire était faite d’événements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se développait comme dans un milieu illimité ; ses effets étaient nuls à distance suffisamment grande ; tout se passait à Tokyo comme si Berlin fût à l’infini. Il était donc possible, il était même raisonnable de prévoir, de calculer et d’entreprendre. Il y avait place dans le monde pour une ou plusieurs grandes politiques bien dessinées et bien suivies.

Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d’événements immédiats, un désordre de résonance dans une enceinte fermée. Les effets des effets, qui étaient autrefois insensibles ou négligeables relativement à la durée d’une vie humaine, et à l’air d’action d’un pouvoir humain, se font sentir presque instantanément à toute distance, reviennent aussitôt vers leurs causes, ne s’amortissent que dans l’imprévu. L’attente du calculateur est toujours trompée, et l’est en quelques mois ou en peu d’années.

En quelques semaines, des circonstances très éloignées changent l’ami en ennemi, l’ennemi en allié, la victoire en défaite. Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne.

Il n’est de prudence, de sagesse ni de génie que cette complexité ne mette rapidement en défaut, car il n’est plus de durée, de continuité ni de causalité reconnaissable dans cet univers de relations et de contacts multipliés. Prudence, sagesse, génie ne sont jamais identifiés que par une certaine suite d’heureux succès ; dès que l’accident et le désordre dominent, le jeu savant ou inspiré devient indiscernable d’un jeu de hasard ; les plus beaux dons s’y perdent.

Par là, la nouvelle politique est à l’ancienne ce que les brefs calculs d’un agioteur, les mouvements nerveux de la spéculation dans l’enceinte du marché, ses oscillations brusques, ses retournements, ses profits et ses pertes instables sont à l’antique économie du père de famille, à l’attentive et lente agrégation des patrimoines... Les desseins longuement suivis, les profondes pensées d’un Machiavel ou d’un Richelieu auraient aujourd’hui la consistance et la valeur d’un « tuyau de Bourse ».

Ce monde limité et dont le nombre des connexions qui en rattachent les parties ne cesse de croître, est aussi un monde qui s’équipe de plus en plus. L’Europe a fondé la science, qui a transformé la vie et multiplié la puissance de ceux qui la possédaient. Mais par sa nature même, elle est essentiellement transmissible ; elle se résout nécessairement en méthodes et en recettes universelles. Les moyens qu’elle donne aux uns, tous les autres les peuvent acquérir.

Ce n’est pas tout. Ces moyens accroissent la production, et non seulement en quantité. Aux objets traditionnels du commerce viennent s’adjoindre une foule d’objets nouveaux dont le désir et le besoin se créent par contagion ou imitation. On arrive bientôt à exiger de peuples moins avancés qu’ils acquièrent ce qu’il leur faut de connaissances pour devenir amateurs et acheteurs de ces nouveautés. Parmi elles, les armes les plus récentes. L’usage qu’on en fait contre eux les contraint d’ailleurs à s’en procurer. Ils n’y trouvent aucune peine ; on se bat pour leur en fournir ; on se dispute l’avantage de leur prêter l’argent dont ils les paieront.

Ainsi l’inégalité artificielle de forces sur laquelle se fondait depuis trois siècles la prédominance européenne tend à s’évanouir rapidement. L’inégalité fondée sur les caractères statistiques bruts tend à reparaître.

L’Asie est environ quatre fois plus vaste que l’Europe. La superficie du continent américain est légèrement inférieure à celle de l’Asie. La population de la Chine est à soi seule au moins égale à celle de l’Europe ; celle du Japon, supérieure à celle de l’Allemagne.

Or, la politique européenne locale, dominant et rendant absurde la politique européenne universalisée, a conduit les Européens concurrents à exporter les procédés et les engins qui faisaient de l’Europe la suzeraine du monde. Les Européens se sont disputé le profit de déniaiser, d’instruire et d’armer des peuples immenses, immobilisés dans leurs traditions, et qui ne demandaient qu’à demeurer dans leur état.

De même que la diffusion de la culture dans un peuple y rend peu à peu impossible la conservation des castes, et de même que les possibilités d’enrichissement rapide de toute personne par le commerce et l’industrie ont rendu illusoire et caduque toute hiérarchie sociale stable — ainsi en sera-t-il de l’inégalité fondée sur le pouvoir technique.

Il n’y aura rien eu de plus sot dans toute l’histoire que la concurrence européenne en matière politique et économique, comparée, combinée et confrontée avec l’unité et l’alliance européenne en matière scientifique. Pendant que les efforts des meilleures têtes de l’Europe constituaient un capital immense de savoir utilisable, la tradition naïve de la politique historique de convoitise et d’arrière-pensées se poursuivait, et cet esprit de Petits-Européens livrait, par une sorte de trahison, à ceux mêmes qu’on entendait dominer, les méthodes et les instruments de puissance. La lutte pour des concessions ou pour des emprunts, pour introduire des machines ou des praticiens, pour créer des écoles ou des arsenaux — lutte qui n’est autre chose que le transport à longue distance des dissensions occidentales —, entraîne fatalement le retour de l’Europe au rang secondaire que lui assignent ses dimensions, et duquel les travaux et les échanges internes de son esprit l’avaient tirée. L’Europe n’aura pas eu la politique de sa pensée.

Il est inutile de se représenter des événements violents, de gigantesques guerres, des interventions à la Témoudjine, comme conséquence de cette conduite puérile et désordonnée. Il suffit d’imaginer le pire. Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe quand il existera par ses soins, en Asie, deux douzaines de Creusot ou d’Essen, de Manchester, ou de Roubaix, quand l’acier, la soie, le papier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et le reste y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde, favorisée dans son accroissement par l’introduction des pratiques de l’hygiène.

Telles furent mes réflexions très simples devant mon atlas, quand les deux conflits dont j’ai parlé, et d’autre part, l’occasion de la petite étude que j’ai dû faire à cette époque sur le développement méthodique de l’Allemagne, m’eurent induit à ces questions.

Les grandes choses survenues depuis lors ne m’ont pas contraint de modifier ces idées élémentaires qui ne dépendaient que de constatations bien faciles et presque purement quantitatives. La Crise de l’Esprit que j’ai écrite au lendemain de la paix, ne contient que le développement de ces pensées qui m’étaient venues plus de vingt ans auparavant. Le résultat immédiat de la Grande Guerre fut ce qu’il devait être : il n’a fait qu’accuser et précipiter le mouvement de décadence de l’Europe. Toutes ses plus grandes nations affaiblies simultanément ; les contradictions internes de leurs principes devenue éclatantes ; le recours désespéré des deux partis aux non-Européens, comparable au recours à l’étranger qui s’observe dans les guerres civiles ; la destruction réciproque du prestige des nations occidentales par la lutte des propagandes, et je ne parle point de la diffusion accélérée des méthodes et des moyens militaires, ni de l’extermination des élites — telles ont été les conséquences, quant à la condition de l’Europe dans le monde, de cette crise longuement préparée par une quantité d’illusions, et qui laisse après elle tant de problèmes, d’énigmes et de craintes, une situation plus incertaine, les esprits plus troublés, un avenir plus ténébreux qu’ils ne l’étaient en 1913. Il existait alors en Europe un équilibre de forces ; mais la paix d’aujourd’hui ne fait songer qu’à une sorte d’équilibre de faiblesses, nécessairement plus instable.


1 1895 et 1898

Notes sur la grandeur et la décadence
de l’Europe

Dans les temps modernes, pas une puissance, pas un empire en Europe n’a pu demeurer au plus haut, commander au large autour de soi, ni même garder ses conquêtes pendant plus de cinquante ans. Les plus grands hommes y ont échoué ; même les plus heureux ont conduit leurs nations à la ruine. Charles Quint, Louis XIV, Napoléon, Metternich, Bismarck, durée moyenne quarante ans. Point d’exception.

L’Europe avait en soi de quoi se soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés. Fort au-dessous de ceux-ci étaient ceux qui disposaient d’elle. Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su que faire du passé. L’occasion aussi est passée. Son histoire et ses traditions politiques ; ses querelles de villages, de clochers et de boutiques ; ses jalousies et rancunes de voisins ; et, en somme, le manque de vues, le petit esprit hérité de l’époque où elle était aussi ignorante et non plus puissante que les autres régions du globe, ont fait perdre à l’Europe cette immense occasion dont elle ne s’est même pas doutée en temps utile qu’elle existait. Napoléon semble être le seul qui ait pressenti ce qui devait se produire et ce qui pourrait s’entreprendre. Il a pensé à l’échelle du monde actuel, n’a pas été compris, et l’a dit. Mais il venait trop tôt ; les temps n’étaient pas mûrs ; ses moyens étaient loin des nôtres. On s’est remis après lui à considérer les hectares du voisin et à raisonner sur l’instant.

Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent.

L’Europe sera punie de sa politique ; elle sera privée de vins et de bière et de liqueurs. Et d’autres choses...

L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige.

Ne sachant nous défaire de notre histoire, nous en serons déchargés par des peuples heureux qui n’en ont point ou presque point. Ce sont des peuples heureux qui nous imposeront leur bonheur.

L’Europe s’était distinguée nettement de toutes les parties du monde. Non point par sa politique, mais malgré cette politique, et plutôt contre elle, elle avait développé à l’extrême la liberté de son esprit, combiné sa passion de comprendre à sa volonté de rigueur, inventé une curiosité précise et active, créé, par la recherche obstinée de résultats qui se pussent comparer exactement et ajouter les uns aux autres, un capital de lois et de procédés très puissants. Sa politique, cependant, demeura telle quelle ; n’empruntant des richesses et des ressources singulières dont je viens de parler que ce qu’il fallait pour fortifier cette politique primitive et lui donner des armes plus redoutables et plus barbares.

Il apparut donc un contraste, une différence, une étonnante discordance entre l’état du même esprit selon qu’il se livrait à son travail désintéressé, à sa conscience rigoureuse et critique, à sa profondeur savamment explorée, et son état quand il s’appliquait aux intérêts politiques. Il semblait réserver à sa politique ses productions les plus négligées, les plus négligeables et les plus viles : des instincts, des idoles, des souvenirs, des regrets, des convoitises, des sons sans signification et des significations vertigineuses... tout ce dont la science, ni les arts, ne voulaient pas, et même qu’ils ne pouvaient plus souffrir.

Toute politique implique (et généralement ignore qu’elle implique) une certaine idée de l’homme, et même une opinion sur le destin de l’espèce, toute une métaphysique qui va du sensualisme le plus brut jusqu’à la mystique la plus osée.

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Supposez quelquefois que l’on vous remette le pouvoir sans réserve. Vous êtes honnête homme, et votre ferme propos est de faire de votre mieux. Votre tête est solide ; votre esprit peut contempler distinctement les choses, se les présenter dans leurs rapports ; et enfin vous êtes détaché de vous-même, vous êtes placé dans une situation si élevée et si puissamment intéressante que les propres intérêts de votre personne en sont nuls ou insipides au prix de ce qui est devant vous et du possible qui est à vous. Même, vous n’êtes pas troublé par ce qui troublerait tout autre, par l’idée de l’attente qui est dans tous, et vous n’êtes intimidé ni accablé par l’espoir que l’on met en vous.

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Eh bien ! Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire AUJOURD’HUI ?

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Il y a des victoires per se et des victoires per accidens.

La paix est une victoire virtuelle, muette, continue, des forces possibles contre les convoitises probables.

Il n’y aurait de paix véritable que si tout le monde était satisfait. C’est dire qu’il n’y a pas souvent de paix véritable. Il n’y a que des paix réelles, qui ne sont comme les guerres que des expédients.

Les seuls traités qui compteraient sont ceux qui concluraient entre les arrière-pensées.

Tout ce qui est avouable est comme destitué de tout avenir.

On se flatte d’imposer sa volonté à l’adversaire. Il arrive qu’on y parvienne. Mais ce peut être une néfaste volonté. Rien ne me paraît plus difficile que de déterminer les vrais intérêts d’une nation, qu’il ne faut pas confondre avec ses vœux. L’accomplissement de nos désirs ne nous éloigne pas toujours de notre perte.

Une guerre dont l’issue n’a été due qu’à l’inégalité des puissances totales des adversaires, est une guerre suspendue.

Les actes de quelques hommes ont pour des millions d’hommes des conséquences comparables à celles qui résultent pour tous les vivants des perturbations et des variations de leur milieu. Comme des causes naturelles produisent la grêle, le typhon, les épidémies, ainsi des causes intelligentes agissent sur des millions d’hommes, dont l’immense majorité les subit comme elle subit les caprices du ciel, de la mer, de l’écorce terrestre. L’intelligence et la volonté affectant les masses en tant que causes physiques et aveugles — ce qu’on nomme politique.

Des Nations

Ce n’est jamais chose facile de se représenter nettement ce qu’on nomme une nation. Les traits les plus simples et les plus forts échappent aux gens du pays, qui sont insensibles à ce qu’ils ont toujours vu. L’étranger qui les perçoit, les perçoit trop puissamment, et ne ressent pas cette quantité de correspondances intimes et de réciprocités invisibles par quoi s’accomplit le mystère de l’union profonde de millions d’hommes.

Il y a donc deux grandes manières de se tromper au sujet d’une nation donnée.

D’ailleurs, l’idée même de nation en général ne se laisse pas capturer aisément. L’esprit s’égare entre les aspects très divers de cette idée ; il hésite entre des modes très différents de définition. A peine a-t-il cru trouver une formule qui le contente, elle-même aussitôt lui suggère quelque cas particulier qu’elle a oublié d’enfermer.

Cette idée nous est aussi familière dans l’usage et présente dans le sentiment qu’elle est complexe ou indéterminée devant la réflexion. Mais il en est ainsi de tous les mots de grande importance. Nous parlons facilement du droit, de la race, de la propriété. Mais qu’est-ce que le droit, que la race, que la propriété ? Nous le savons et ne le savons pas !

Ainsi toutes ces notions puissantes, à la fois abstraites et vitales, et d’une vie parfois si intense et si impérieuse en nous, tous ces termes qui composent dans les esprits des peuples et des hommes d’Etat, les pensées, les projets, les raisonnements, les décisions auxquels sont suspendus les destins, la prospérité ou la ruine, la vie ou la mort des humains, sont des symboles vagues et impurs à la réflexion... Et les hommes, toutefois, quand ils se servent entre eux de ces indéfinissables, se comprennent l’un l’autre fort bien. Ces notions sont donc nettes et suffisantes de l’un à l’autre ; obscures et comme infiniment divergentes dans chacun pris à part.

Les nations sont étranges les unes aux autres, comme le sont des êtres de caractères, d’âges, de croyances, de mœurs et de besoins différents. Elles se regardent entre elles curieusement et anxieusement ; sourient ; font la moue ; admirent un détail et l’imitent ; méprisent l’ensemble ; sont mordues de jalousie ou dilatées par le dédain. Si sincère que puisse être quelquefois leur désir de s’entretenir et de se comprendre, l’entretien s’obscurcit et cesse toujours à un certain point. Il y a je ne sais quelles limites infranchissables à sa profondeur et à sa durée.

Plus d’une est intimement convaincue qu’elle est en soi et par soi la nation par excellence, l’élue de l’avenir infini, et la seule à pouvoir prétendre, quels que soient son état du moment, sa misère ou sa faiblesse, au développement suprême des virtualités qu’elle s’attribue. Chacune a des arguments dans le passé ou dans le possible ; aucune n’aime à considérer ses malheurs comme ses enfants légitimes.

Suivant qu’elles se comparent aux autres sous les rapports ou de l’étendue, ou du nombre, ou du progrès matériel, ou des mœurs, ou des libertés, ou de l’ordre public, ou bien de la culture et des œuvres de l’esprit, ou bien même des souvenirs et des espérances, les nations se trouvent nécessairement des motifs de se préférer. Dans la partie perpétuelle qu’elles jouent, chacune d’elles tient ses cartes. Mais il en est de ces cartes qui sont réelles et d’autres imaginaires. Il est des nations qui n’ont en main que des atouts du Moyen Age, ou de l’Antiquité, des valeurs mortes et vénérables ; d’autres comptent leurs beaux-arts, leurs sites, leurs musiques locales, leurs grâces ou leur noble histoire, qu’elles jettent sur le tapis au milieu des vrais trèfles et des vrais piques.

Toutes les nations ont des raisons présentes, ou passées, ou futures de se croire incomparables. Et d’ailleurs, elles le sont. Ce n’est pas une des moindres difficultés de la politique spéculative que cette impossibilité de comparer ces grandes entités qui ne se touchent et ne s’affectent l’une l’autre que par leurs caractères et leurs moyens extérieurs. Mais le fait essentiel qui les constitue, leur principe d’existence, le lien interne qui enchaîne entre eux les individus d’un peuple, et les générations entre elles, n’est pas, dans les diverses nations, de la même nature. Tantôt la race, tantôt la langue, tantôt le territoire, tantôt les souvenirs, tantôt les intérêts, instituent diversement l’unité nationale d’une agglomération humaine organisée. La cause profonde de tel groupement peut être d’espèce toute différente de la cause de tel autre.

Il faut rappeler aux nations croissantes qu’il n’y a point d’arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse grandir et s’élargir indéfiniment.

De l’Histoire

L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. II fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.

L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout.

Que de livres furent écrits qui se nommaient : « La Leçon de ceci, les Enseignements de cela !... » Rien de plus ridicule à lire après les événements qui ont suivi les événements que ces livres interprétaient dans le sens de l’avenir.

Dans l’état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut.

Les phénomènes politiques de notre époque s’accompagnent et se compliquent d’un changement d’échelle sans exemple, ou plutôt d’un changement d’ordre des choses. Le monde auquel nous commençons d’appartenir, hommes et nations, n’est qu’une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s’étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement ; il n’y a plus de questions finies pour être finies sur un point.

L’Histoire, telle qu’on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, entre lesquelles quelquefois des transversales accidentelles étaient çà et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n’avaient pas donné de résultats, si ce n’est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l’Histoire mélodique n’est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables.

La politique d’un Richelieu ou d’un Bismarck se perd et perd son sens dans ce nouveau milieu. Les notions dont ils se servaient dans leurs desseins, les objets qu’ils pouvaient proposer à l’ambition de leurs peuples, les forces qui figuraient dans leurs calculs, tout ceci devient peu de chose. La grande affaire des politiques était, elle est encore pour quelques-uns, d’acquérir un territoire. On y employait la contrainte, on enlevait à quelqu’un cette terre désirée, et tout était dit. Mais qui ne voit que ces entreprises qui se limitaient à un colloque, suivi d’un duel, suivi d’un pacte, entraîneront dans l’avenir de telles généralisations inévitables que rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle, et que l’on ne pourra jamais prévoir ni circonscrire les suites presque immédiates de ce qu’on aura engagé.

Tout le génie des grands gouvernements du passé se trouve exténué, rendu impuissant et même inutilisable par l’agrandissement et l’accroissement de connexions du champ des phénomènes politiques ; car il n’est point de génie, point de vigueur du caractère et de l’intellect, point de traditions, même britanniques, qui puissent désormais se flatter de contrarier ou de modifier à leur guise l’état et les réactions d’un univers humain auquel l’ancienne géométrie historique et l’ancienne mécanique politique ne conviennent plus du tout.

L’Europe me fait songer à un objet qui se trouverait brusquement transporté dans un espace plus complexe, où tous les caractères qu’on lui connaissait, et qui demeurent en apparence les mêmes, se trouvent soumis à des liaisons toutes différentes. En particulier, les prévisions que l’on pouvait faire, les calculs traditionnels sont devenus plus vains que jamais ils ne l’ont été.

Les suites de la guerre récente2 nous font voir des événements qui jadis eussent déterminé pour un long temps, et dans le sens de leur décision, la physionomie et la marche de la politique générale, être en quelques années, par la suite du nombre des parties, de l’élargissement du théâtre, de la complication des intérêts, comme vidés de leur énergie, amortis ou contredits par leurs conséquences immédiates.

Les grandeurs, les superficies, les masses en présence, leurs connexions, l’impossibilité de localiser, la promptitude des répercussions imposeront de plus en plus une politique bien différente de l’actuelle