Honoré de Balzac
(1799-1850)
En 1845, Balzac décida de réunir toute son œuvre sous le titre : La Comédie Humaine, titre qu’il emprunta peut-être à Vigny...
En 1845, quatre-vingt-sept ouvrages étaient finis sur quatre-vingt-onze, et Balzac croyait bien achever ce qui restait en cours d’exécution. Lorsqu’il mourut, on retrouva encore cinquante projets et ébauches plus ou moins avancés. « Vous ne figurez pas ce que c’est que La Comédie Humaine ; c’est plus vaste littérairement parlant que la cathédrale de Bourges architecturalement », écrit-il à Mme Carreaud.
Dans l’Avant-Propos de la gigantesque édition, Balzac définit son œuvre : La Comédie Humaine est la peinture de la société.
Expliquez-moi... Balzac.
Édition de référence :
Paris, Alexandre Houssiaux, Éditeur, 1855.
Que votre nom, vous dont le portrait est le plus bel ornement de cet ouvrage, soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison.
De Balzac.
Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l’aridité des landes et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu’un étranger les croirait inhabitées, s’il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d’une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l’appui de la croisée, au bruit d’un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d’un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l’étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l’originalité qui recommande cette partie de Saumur à l’attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d’un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d’entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d’un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l’action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d’argile brune d’où s’élancent les œillets ou les rosiers d’une pauvre ouvrière. Plus loin, c’est des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L’Histoire de France est là tout entière. À côté de la tremblante maison à pans hourdés où l’artisan a déifié son rabot, s’élève l’hôtel d’un gentilhomme où sur le plein-cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du moyen-âge y retrouveraient l’ouvrouère de nos pères en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n’ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossièrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l’inférieure armée d’une sonnette à ressort va et vient constamment. L’air et le jour arrivent à cette espèce d’antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l’espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d’appui dans lequel s’encastrent de solides volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur des rayons. Entrez. Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possède en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes ; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l’Anjou ; il sait, à une planche près, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne ; un coup de soleil l’enrichit, un temps de pluie le ruine : en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l’atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers sont tous à l’affût d’un rayon de soleil ; ils tremblent en se couchant le soir d’apprendre le lendemain matin qu’il a gelé pendant la nuit ; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l’eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. D’un bout à l’autre de cette rue, l’ancienne Grand-rue de Saumur, ces mots : Voilà un temps d’or ! se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin : Il pleut des louis, en sachant ce qu’un rayon de soleil, ce qu’une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n’obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là, tout étant prévu, l’achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n’achète pas une perdrix sans que les voisins ne demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tête à sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n’ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air : chaque ménage s’assied à sa porte, y déjeune, y dîne, s’y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d’Angers qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d’un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les mœurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l’effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet.
Monsieur Grandet jouissait à Saumur d’une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n’ont point, peu ou prou, vécu en province. Monsieur Grandet, encore nommé par certaines gens le père Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, était en 1789 un maître-tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter. Dès que la République française mit en vente, dans l’arrondissement de Saumur, les biens du clergé, le tonnelier, alors âgé de quarante ans, venait d’épouser la fille d’un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d’or, au district, où, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-père au farouche républicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de l’arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommé membre de l’administration du district de Saumur, et son influence pacifique s’y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protégea les ci-devant et empêcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés ; commercialement, il fournit aux armées républicaines un ou deux milliers de pièces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dépendant d’une communauté de femmes que l’on avait réservée pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore ; sous l’Empire, il fut monsieur Grandet. Napoléon n’aimait pas les républicains : il remplaça monsieur Grandet, qui passait pour avoir porté le bonnet rouge, par un grand propriétaire, un homme à particule, un futur baron de l’Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l’intérêt de la ville d’excellents chemins qui menaient à ses propriétés. Sa maison et ses biens, très avantageusement cadastrés, payaient des impôts modérés. Depuis le classement de ses différents clos, ses vignes, grâce à des soins constants, étaient devenues la tête du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la première qualité de vin. Il aurait pu demander la croix de la Légion-d’Honneur. Cet événement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrâce administrative, hérita successivement pendant cette année de madame de La Gaudinière, née de La Bertellière, mère de madame Grandet ; puis du vieux monsieur La Bertellière, père de la défunte ; et encore de madame Gentillet, grand-mère du côté maternel : trois successions dont l’importance ne fut connue de personne. L’avarice de ces trois vieillards était si passionnée que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux monsieur La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérêts dans l’aspect de l’or que dans les bénéfices de l’usure. La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies d’après les retenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d’égalité n’effacera jamais : il devint le plus imposé de l’arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les années plantureuses, lui donnaient sept à huit cents poinçons de vin. Il possédait treize métairies, une vieille abbaye, où, par économie, il avait muré les croisées, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva ; et cent vingt-sept arpents de prairies où croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. Ainsi établissait-on sa fortune visible. Quant à ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer l’importance : l’une était monsieur Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de monsieur Grandet ; l’autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait à sa convenance et secrètement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possédassent cette profonde discrétion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils témoignaient publiquement à monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l’étendue des capitaux de l’ancien maire d’après la portée de l’obséquieuse considération dont il était l’objet. Il n’y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que monsieur Grandet n’eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnât nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d’une grande masse d’or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d’un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérêt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux qui n’échappent point à ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l’estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la précision d’un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents ; qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours des tonneaux à vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée à recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq louis. Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres. Financièrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus ; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d’écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d’admiration mélangé de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n’avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d’acier ? à celui-ci maître Cruchot avait procuré l’argent nécessaire à l’achat d’un domaine, mais à onze pour cent ; à celui-là monsieur des Grassins avait escompté des traites, mais avec un effroyable prélèvement d’intérêts. Il s’écoulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet fût prononcé soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était l’objet d’un orgueil patriotique. Aussi plus d’un négociant, plus d’un aubergiste disait-il aux étrangers avec un certain contentement : « Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires ; mais, quant à monsieur Grandet, il ne connaît pas lui-même sa fortune ! » En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme à près de quatre millions ; mais, comme terme moyen, il avait dû tirer par an, depuis 1793 jusqu’en 1817, cent mille francs de ses propriétés, il était présumable qu’il possédait en argent une somme presque égale à celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu’après une partie de boston, on quelque entretien sur les vignes, on venait à parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils : – Le père Grandet ?... le père Grandet doit avoir cinq à six millions. – Vous êtes plus habile que je ne le suis, je n’ai jamais pu savoir le total, répondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s’ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rotschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s’ils étaient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dédaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tête d’un air d’incrédulité. Une si grande fortune couvrait d’un manteau d’or toutes les actions de cet homme. Si d’abord quelques particularités de sa vie donnèrent prise au ridicule et à la moquerie, la moquerie et le ridicule s’étaient usés. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l’autorité de la chose jugée. Sa parole, son vêtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, où chacun, après l’avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de l’instinct chez les animaux, avait pu reconnaître la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. – L’hiver sera rude, disait-on, le père Grandet a mis ses gants fourrés : il faut vendanger. – Le père Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette année. Monsieur Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d’œufs, de beurre et de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu’elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-même tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s’était arrangé avec les maraîchers, ses locataires, pour qu’ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu’il en faisait vendre une grande partie au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses à moitié pourries qu’il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout débité, le rangeaient par complaisance dans son bûcher et recevaient ses remerciements. Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le paiement de leurs chaises à l’église ; la lumière, les gages de la grande Nanon, l’étamage de ses casseroles ; l’acquittement des impositions, les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois récemment achetés qu’il faisait surveiller par le garde d’un voisin, auquel il promettait une indemnité. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les manières de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d’une voix douce. Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d’une manière fatigante aussitôt qu’il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l’incohérence de ses paroles, le flux de mots où il noyait sa pensée, son manque apparent de logique attribués à un défaut d’éducation étaient affectés et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire. D’ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algébriques lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce : Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ni non, et n’écrivait point. Lui parlait-on ? il écoutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il méditait longuement les moindres marchés. Quand, après une savante conversation, son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir, il lui répondait : – Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme. Sa femme, qu’il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent le plus commode. Il n’allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules ; son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole ; son menton était droit, ses lèvres n’offraient aucunes sinuosités, et ses dents étaient blanches ; ses yeux avaient l’expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives ; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d’une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mœurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractère de bronze. Toujours vêtu de la même manière, qui le voyait aujourd’hui le voyait tel qu’il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir, il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d’argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puces, boutonné carrément, un large habit marron à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage.
Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. Le plus considérable des trois premiers était le neveu de monsieur Cruchot. Depuis sa nomination de président au tribunal de première instance de Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons, et travaillait à faire prévaloir Bonfons sur Cruchot. Il signait déjà C. de Bonfons. Le plaideur assez malavisé pour l’appeler monsieur Cruchot s’apercevait bientôt à l’audience de sa sottise. Le magistrat protégeait ceux qui le nommaient monsieur le président, mais il favorisait de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient monsieur de Bonfons. Monsieur le président était âgé de trente-trois ans, possédait le domaine de Bonfons (Boni Fontis), valant sept mille livres de rente ; il attendait la succession de son oncle le notaire et celle de son oncle l’abbé Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin de Tours, qui tous deux passaient pour être assez riches. Ces trois Cruchot, soutenus par bon nombre de cousins, alliés à vingt maisons de la ville, formaient un parti, comme jadis à Florence les Médicis ; et, comme les Médicis, les Cruchot avaient leurs Lazzi. Madame des Grassins, mère d’un fils de vingt-trois ans, venait très assidument faire la partie de madame Grandet, espérant marier son cher Adolphe avec mademoiselle Eugénie. Monsieur des Grassins le banquier favorisait vigoureusement les manœuvres de sa femme par de constants services secrètement rendus au vieil avare, et arrivait toujours à temps sur le champ de bataille. Ces trois des Grassins avaient également leurs adhérents, leurs cousins, leurs alliés fidèles. Du côté des Cruchot, l’abbé, le Talleyrand de la famille, bien appuyé par son frère le notaire, disputait vivement le terrain à la financière, et tentait de réserver le riche héritage à son neveu le président. Ce combat secret entre les Cruchot et les des Grassins, dont le prix était la main d’Eugénie Grandet, occupait passionnément les diverses sociétés de Saumur. Mademoiselle Grandet épousera-t-elle monsieur le président ou monsieur Adolphe des Grassins ? À ce problème, les uns répondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni à l’un ni à l’autre. L’ancien tonnelier rongé d’ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, à qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux passés, présents et futurs des Grandet. D’autres répliquaient que monsieur et madame des Grassins étaient nobles, puissamment riches, qu’Adolphe était un bien gentil cavalier, et qu’à moins d’avoir un neveu du pape dans sa manche, une alliance si convenable devait satisfaire des gens de rien, un homme que tout Saumur avait vu la doloire en main, et qui, d’ailleurs, avait porté le bonnet rouge. Les plus sensés faisaient observer que monsieur Cruchot de Bonfons avait ses entrées à toute heure au logis, tandis que son rival n’y était reçu que les dimanches. Ceux-ci soutenaient que madame des Grassins, plus liée avec les femmes de la maison Grandet que les Cruchot, pouvait leur inculquer certaines idées qui la feraient, tôt ou tard, réussir. Ceux-là répliquaient que l’abbé Cruchot était l’homme le plus insinuant du monde, et que femme contre moine la partie se trouvait égale. – Ils sont manche à manche, disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays prétendaient que les Grandet étaient trop avisés pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle Eugénie Grandet de Saumur serait mariée au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. À cela les Cruchotins et les Grassinistes répondaient : – D’abord les deux frères ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prétentions pour son fils. Il est maire d’un arrondissement, député, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce ; il renie Grandet de Saumur, et prétend s’allier à quelque famille ducale par la grâce de Napoléon. Que ne disait-on pas d’une héritière dont on parlait à vingt lieues à la ronde et jusque dans les voitures publiques, d’Angers à Blois inclusivement ? Au commencement de 1818, les Cruchotins remportèrent un avantage signalé sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable château, ses fermes, rivières, étangs, forêts, et valant trois millions, fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond obligé de réaliser ses capitaux. Maître Cruchot, le président Cruchot, l’abbé Cruchot, aidés par leurs adhérents, surent empêcher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un marché d’or en lui persuadant qu’il y aurait des poursuites sans nombre à diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots ; il valait mieux vendre à monsieur Grandet, homme solvable, et capable d’ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoyé vers l’œsophage de monsieur Grandet, qui, au grand étonnement de Saumur, le paya, sous escompte, après les formalités. Cette affaire eut du retentissement à Nantes et à Orléans. Monsieur Grandet alla voir son château par l’occasion d’une charrette qui y retournait. Après avoir jeté sur sa propriété le coup d’œil du maître, il revint à Saumur, certain d’avoir placé ses fonds à cinq, et saisi de la magnifique pensée d’arrondir le marquisat de Froidfond en y réunissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son trésor presque vide, il décida de couper à blanc ses bois, ses forêts, et d’exploiter les peupliers de ses prairies.
Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot, la maison à monsieur Grandet, cette maison pâle, froide, silencieuse, située en haut de la ville, et abritée par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voûte formant la baie de la porte avaient été, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particulière au littoral de la Loire, et si molle que sa durée moyenne est à peine de deux cents ans. Les trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat y avaient bizarrement pratiqués donnaient au cintre et aux jambages de la baie l’apparence des pierres vermiculées de l’architecture française et quelque ressemblance avec le porche d’une geôle. Au dessus du cintre régnait un long bas-relief de pierre dure sculptée, représentant les quatre Saisons, figures déjà rongées et toutes noires. Ce bas-relief était surmonté d’une plinthe saillante, sur laquelle s’élevaient plusieurs de ces végétations dues au hasard, des pariétaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut déjà. La porte, en chêne massif, brune, desséchée, fendue de toutes parts, frêle en apparence, était solidement maintenue par le système de ses boulons qui figuraient des dessins symétriques. Une grille carrée, petite, mais à barreaux serrés et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bâtarde et servait, pour ainsi dire, de motif à un marteau qui s’y rattachait par un anneau, et frappait sur la tête grimaçante d’un maître-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancêtres nommaient Jacquemart, ressemblait à un gros point d’admiration ; en l’examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvé quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu’il représentait jadis, et qu’un long usage avait effacée. Par la petite grille, destinée à reconnaître les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d’une voûte obscure et verdâtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d’arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart sur lequel s’élevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussée de la maison, la pièce la plus considérable était une salle dont l’entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochère. Peu de personnes connaissent l’importance d’une salle dans les petites villes de l’Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l’antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger ; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun ; là, le coiffeur du quartier venait couper deux fois l’an les cheveux de monsieur Grandet ; là entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier. Cette pièce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée ; des panneaux gris, à moulures antiques, la boisaient de haut en bas ; son plafond se composait de poutres apparentes également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrusté d’arabesques en écaille ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdâtre dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer l’épaisseur, reflétaient un filet de lumière le long d’un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobèches, et dont la maîtresse-branche s’adaptait au piédestal de marbre bleuâtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal formait un chandelier pour les petits jours. Les sièges de forme antique étaient garnis en tapisseries représentant les fables de La Fontaine ; mais il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espèces de buffets terminés par de crasseuses étagères. Une vieille table à jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenêtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromètre ovale, à bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, où les mouches avaient si licencieusement folâtré que la dorure en était un problème. Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l’aïeul de madame Grandet, le vieux monsieur de La Bertellière, en lieutenant des gardes françaises, et défunt madame Gentillet en bergère. Aux deux fenêtres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie à glands d’église. Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été comprise dans l’achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d’élever madame Grandet à une hauteur qui lui permit de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l’embrasure, et le petit fauteuil d’Eugénie Grandet était placé tout auprès. Depuis quinze ans, toutes les journées de la mère et de la fille s’étaient paisiblement écoulées à cette place, dans un travail constant, à compter du mois d’avril jusqu’au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d’hiver à la cheminée. Ce jour-là seulement Grandet permettait qu’on allumât du feu dans la salle, et il le faisait éteindre au trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni à ceux de l’automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur réservait en usant d’adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet à passer les matinées ou les soirées les plus fraîches des mois d’avril et d’octobre. La mère et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d’ouvrière, que, si Eugénie voulait broder une collerette à sa mère, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son père pour avoir de la lumière. Depuis longtemps l’avare distribuait la chandelle à sa fille et à la Grande Nanon, de même qu’il distribuait dès le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journalière.