Marcel Prévost

L'automne d'une femme

Publié par Good Press, 2020
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066084851

Table des matières


À M. LOUIS LEBLOIS
PREMIÈRE PARTIE
I
II
III
IV
DEUXIÈME PARTIE
I
II
III
IV
V
TROISIÈME PARTIE
I
II
III
IV
V
VI
VII

À M. LOUIS LEBLOIS

Table des matières

Je suis heureux, mon cher ami, de pouvoir vous offrir, avec ce roman, un témoignage de mon affection reconnaissante. Vous avez pris la peine de lire, en manuscrit, la plupart de mes livres, et, avec une patience que ne rebutait aucun de leurs défauts, vous leur avez fait subir ce suprême examen, qui n'est vraiment utile que s'il n'est point celui d'un confrère.

Vous vous êtes ainsi associé à mon œuvre; elle a bénéficié de votre connaissance des réalités morales, et de votre goût si sûr. Puissiez-vous trouver, dans les pages que vous allez relire, un peu de cette grâce sentimentale, de ce romanesque du réel où vous croyez voir, comme moi, le principal mérite, le plus aimable attrait des œuvres d'imagination.

MARCEL PRÉVOST.

Mars 1893.


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PREMIÈRE PARTIE

Table des matières

I

Table des matières

Àcôté des grandes églises paroissiales ouvertes à la prière du peuple, il est, dans chaque quartier du Paris élégant, des asiles de recueillement plus discrets, plus intimes, plus luxueux aussi, où la piété mondaine, lorsqu'elle s'en avise, peut converser avec Dieu. C'est, pour le faubourg Saint-Germain, le Gésu de la rue de Sèvres; pour les Champs-Élysées, l'oratoire dominicain de l'avenue Friedland; la plaine Monceau a les Barnabites de la rue Legendre. Le quartier de l'Europe est le mieux partagé avec la jolie chapelle rococo de la rue de Turin.

Elle appartient aux Rédemptoristes, ordre féminin, fondé au dernier siècle par la marquise de Saint-Yvert-Leroy. Ces religieuses, toutes recrutées parmi les riches du monde, ne soignent point de malades, ne visitent point les pauvres. Elles enseignent un petit nombre d'élèves, choisies comme elles-mêmes dans la société; mais leur fondatrice leur a principalement destiné le rôle de Marie en la maison de Lazare: l'adoration aux pieds du Maître divin. Sur l'autel miroitant d'émeraudes,—telle la châsse des rois mages à Cologne,—le cercle pâle de l'hostie luit perpétuellement parmi les rayons de l'ostensoir. Elles, les Rédemptoristes, le corps chastement chemisé de blanc, un manteau de velours bleu, ceint d'or, les revêt en face de l'Époux: et remplacées par d'autres lorsque la fatigue les épuise, elles demeurent deux par deux agenouillées en muette prière devant le tabernacle illuminé.

Un silence profond s'exhale de la chapelle: sur les murs épais, sur les portes à matelas, tous les bruits de la Ville se brisent et meurent. La rue, d'ailleurs, est paisible, au moins dans la portion contiguë à la rue de Berlin, où est bâti le couvent.

Il est bien rare, hors même les heures d'offices, que les bancs de la chapelle soient vides, et qu'une silhouette de Parisienne ne s'encadre pas entre les agenouilloirs et les mains-courantes. Elles y viennent volontiers à pied, comme à un mystérieux rendez-vous qu'il vaut mieux tenir secret entre Dieu et soi. Quelle femme dans le monde, à Paris, n'a connu ces brusques à-coups de piété, ces retours subits à la dévotion dans l'effarement d'un déboire de cœur? Oh! les étranges grâces qu'implorent ces mains gantées, entre-closes comme un livre sur les visages voilés, et quels parfums suspects doivent monter au ciel avec les flammes des petits cierges fichés sur les ifs de l'autel! Quels appels désespérés vers l'amour en fuite se mêlent aux sincères éjaculations du remords! Et comme il faut là-haut un Dieu indulgent et intelligent pour trier le bon grain parmi tant d'ivraie!

...Ce n'était pas à coup sûr une telle pénitente qu'un coupé venait d'amener à la chapelle de la rue de Turin par cette fin d'après-midi d'octobre, sombrée dans la pluie.

À peine entrée, elle s'était agenouillée dans l'un des derniers bancs, sous la tribune, soit qu'elle fût très pressée de prier, soit que, comme le Publicain de l'Écriture, elle ne se sentît pas digne de pénétrer plus avant dans la maison de son Seigneur. Depuis de longues minutes elle restait là, le visage caché dans ses mains, ou bien les mains jointes au bout des bras tendus, dans la pose de la Béatrice de Rosetti, et le visage levé vers les lumières fixes du chœur. Comme à l'ordinaire, l'hostie brillait au centre des tiges d'or irradiées, et deux statues de l'immobilité, à genoux sur la dernière marche, en velours bleu ceinturé d'or, fixaient sur elle des yeux d'extase.

La pluie avait dissous les dernières pâleurs du jour; le fond de la chapelle plongeait dans l'ombre. Une converse sortit de la sacristie; elle tenait dans sa main une hampe à feu: d'un pas de velours elle glissa de pilier en pilier, allumant furtivement le gaz des lampes. La dernière allumée, juste au-dessus de cette femme qui priait, la surprit, lui fit brusquement lever la tête. Son regard rencontra les yeux de la converse; elles échangèrent un sourire discret de connaissance. Du même pas velouté, la sœur s'éloignait, gagnait les marches du chœur; l'autre essaya de prier encore, mais la clarté subite avait chassé le recueillement avec l'obscurité. Vainement la pénitente voulut renouer le fil rompu de sa prière; elle y renonça et demeura quelque temps à réfléchir, les yeux vagues, la figure bien éclairée par le globe dépoli du pilier voisin.

L'élégance heureuse de sa toilette, l'art de décorer sa beauté, la revêtaient de la grâce

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un peu impersonnelle des Parisiennes du monde; et sous cette patine, l'âge vrai de la femme disparaissait. Pourtant, si ce n'était pas une femme très jeune, c'était assurément une jeune femme, même en deçà du sens indulgent que Paris accorde à ces mots. Les cheveux, qu'une imperceptible capote, faite de pervenches entrelacées autour d'un caducée d'or, couvrait à peine, avaient une franche couleur de jeunesse, châtains très clairs, mêlés de mèches dorées ou rouillées. La voilette, teintée de brun, estompait un visage doux, aux lignes pleines, un peu grasses, évoquant par les contours, sinon par la couleur, ces faces d'Italiennes, à l'ovale large, au fin menton, aux lèvres courtes et épaisses, au nez droit, au front bas: le visage des vierges qui puisent l'eau des citernes à Albano ou à Nemi. Comme il ne faisait point froid dans la chapelle, la jeune femme avait laissé retomber son manteau sur le dossier du banc: sa posture dessinait toute sa forme, riche et définitive. Le cou découvert, parfaitement blanc, rejoignait la nuque sous des frisons cuivrés, et le menton par une courbe un peu amollie, qu'on devinait plus affinée naguère, avant l'enflouement d'un embonpoint léger. Elle portait une robe unie de foulard prune, et comme corsage une simple chemisette pareille, ornée aux basques, au cou et aux manches, de dentelle noire. La chemisette drapait la ligne médiane du dos, l'entre-deux des seins, les bras, et moulait, dans une ceinture noire, la taille singulièrement étroite pour l'épanouissement des hanches.

Telle qu'elle était là, il eût fallu un visiteur bien distrait ou bien fervent pour passer près d'elle sans lui accorder un regard. Elle était la beauté féminine achevée, que les années échues, ont constamment perfectionnée, remplaçant par une affirmation du type ce qui disparaissait en charme indécis de jeunesse, en grâce de bouton. Mais les yeux surtout attachaient les yeux. L'âme y était pour ainsi dire affleurante, à la surface des prunelles indéfinissables, presque bleues, point bleues pourtant, de cette couleur pas nommée qu'ont certains métaux lorsqu'on les coupe.

Oui, toute l'âme de cette femme en prière était réfléchie dans les yeux, dévoilés maintenant, qu'elle levait vers l'Invisible, vers le doux Ami des inquiètes, des désorientées, des désolées: Dieu paternel aux amoureuses, qu'elles se plaisent à imaginer, suivant le mot des saints livres, le plus beau à la fois et le plus tendre des enfants des hommes. Dans ces yeux brillait une clarté d'innocence extraordinaire, illuminant le visage jusqu'à lui donner l'expression juvénile, ignorante, étonnée des petites filles qu'on voit sortir de l'école, vers l'heure de midi, bavardant et se tenant par la main. Il y vivait aussi une tendresse débordante, le besoin passionné de protéger, d'aimer, de répandre son cœur en aumône.

La converse, ayant allumé tous les globes de la chapelle, s'agenouilla devant l'autel et y pria quelque temps dans une humble attitude. Puis elle salua le tabernacle et regagna la sacristie. Le bruit de la porte refermée s'exagéra dans le silence de la chapelle: il réveilla la pénitente de son hypnose. Elle se leva, rajusta son manteau et se dirigea à son tour vers la sacristie. C'était une pièce lambrissée de bois clair qui ressemblait à une lingerie; la converse s'y trouvait encore occupée à examiner des rochets d'enfants de chœur; elle lui sourit d'un sourire de bienvenue plus franc que tout à l'heure, qu'autorisait la moindre sainteté du lieu: car pour les religieuses, il est une hiérarchie, même de sourires.

—Bonjour, sœur Zyte. L'abbé Huguet est-il chez lui?

La sœur chuchota, comme au confessionnal:

—Je pense... J'ai vu rentrer M. l'aumônier il y a trois quarts d'heure, et je ne l'ai pas vu ressortir.

—Il peut me recevoir?

—Si Madame veut monter... Mais ce n'est pas l'heure des confessions de M. l'aumônier.

—Oh! je ne viens pas pour me confesser.

La visiteuse attendit un instant une réponse plus précise; mais sœur Zyte, trouvant sans doute qu'elle avait assez parlé pour la journée, s'était remise à examiner ses rochets et se taisait. Alors la jeune femme se décida, et, avec la sûreté d'allures de quelqu'un image qui connaît bien la maison, sortit de la sacristie par la porte opposée au chœur.

La fraîcheur de la pluie l'imprégna aussitôt, lui fit serrer les pans de son manteau; car la porte donnait sur un petit cloître carré, et l'eau fouaillée par le vent poussait des incursions jusqu'au milieu des arcades. Le petit cloître dormait sous cette pluie: quatre allées sablées menu, autour d'un carré de buis d'où émergeait la blancheur indécise d'une statue. Deux autres statues garnissaient des encognures; à leurs socles on avait accroché des lampes en verres de couleurs. Et le cloître n'était éclairé que par ces lueurs clignotantes et le reflet de quelques fenêtres.

La visiteuse courut vivement au bout des arcades, monta un étage. Une porte matelassée l'arrêta; elle l'ouvrit, trouva derrière une seconde porte en bois plein et frappa.

—...Trez! fit une voix douce, un peu nasale.

Elle entra. Une tête grise apparut derrière un bureau d'acajou, puis un grand corps se dressa.

—Madame Surgère!... Quelle bonne surprise... Veuillez donc vous asseoir, ma chère dame.

Le prêtre indiqua un fauteuil. C'était un homme de haute taille, accusant une soixantaine d'années, soigneusement tenu. Dans la chambre, les panneaux peints à la colle, le simple mobilier, le lit de fer vulgaire entrevu derrière les rideaux de l'alcôve, contrastaient avec les objets très précieux dont la cheminée, les meubles et même les murs étaient encombrés. Mme Surgère s'assit. L'abbé la regarda à travers ses lunettes et répéta:

—Quelle bonne surprise! Qu'est-ce qui vous amène à cette heure-ci? Rien de grave dans votre chère famille, j'espère?

—Oh! non, dit Mme Surgère, seulement je passais rue de Saint-Pétersbourg, en revenant d'une visite. Je suis entrée dans la chapelle. Sœur Zyte m'a dit que vous étiez là... et...

Le prêtre, s'inclinant, acquiesça à cette explication provisoire; il savait bien qu'il aurait l'autre, tout à l'heure, la vraie: quelque triste péché de chair, sans doute!... Il l'attendit un instant, puis comme elle ne venait pas, il rompit le silence.

—M. Surgère ne va pas plus mal?

—Non... La même chose toujours. Ce temps humide ne lui vaut rien. Malgré cela il va partir incessamment pour Luxembourg. Vous savez? la succursale de notre maison de banque de Paris. Il faut qu'il soit là avant la liquidation de janvier.

L'abbé demanda d'un air indifférent:

—Mais M. Surgère n'est pas seul... Il a bien un associé, n'est-ce pas? Ce monsieur très grand que j'ai eu l'honneur d'avoir à côté de moi, à votre table?... le père d'une charmante jeune fille, Melle Claire, je crois?...

—Oui, M. Esquier. Il suffirait parfaitement à mener la banque tout seul, d'autant que nous avons un administrateur excellent à Luxembourg... Mais on ne peut pas faire entendre cela à mon mari, il y met de l'amour-propre et veut être là.

Le prêtre fit un «hum» prolongé qui lui était ordinaire et qui signifia clairement, cette fois: «Je sais quel homme est votre mari et qu'on ne le mène pas comme on voudrait.»

—Et Mlle Claire, reprit-il, avez-vous eu de ses nouvelles récemment?

—Elle dîne à la maison ce soir.

—C'est juste, fit l'abbé en jetant un coup d'œil sur l'éphéméride suspendu au mur... C'est aujourd'hui le premier mercredi du mois, la sortie des pensionnaires de Sion.

Il toussa, puis reprit, jouant avec un coupe-papier:

—C'est une bien aimable personne: je puis le dire, puisque j'ai eu le plaisir de faire sa connaissance quand j'ai prêché une retraite à Sion. Très droite, très courageuse. Ce sera une grande chrétienne dans la vie. Elle est un peu votre parente, n'est-ce pas?

Mme Surgère rougit.

—Non. Claire est la fille de M. Jean Esquier, justement, ce grand monsieur, l'associé de mon mari. Nous sommes de très vieux amis, pas des parents.

Elle avait laissé glisser son manteau sur le dossier de sa chaise, envahie par la chaleur douillette de la chambre. Il y eut un court silence... L'abbé et la mondaine cherchaient un accès vers le vrai entretien demandé par elle, attendu par lui.

Mais cette fois encore ils ne trouvèrent point. L'abbé dit seulement, riant comme d'un propos spirituel:

—Alors, vous êtes tout à fait en famille, ce soir, place Wagram?

—Tout à fait, répondit Mme Surgère...

Elle hésita un instant, puis dit précipitamment:

—Nous avons même un nouvel hôte en ce moment, Maurice Artoy, M. Maurice Artoy, le fils de l'ancien directeur de la Banque de Paris et de Luxembourg.

—Celui qui s'est...?

—Oui... celui qui s'est suicidé.

—Et le pauvre jeune homme habite avec vous? fit l'abbé en marquant l'étonnement.

—Oh! non. Il habite le pavillon du fond avec M. Esquier.

Toutes sortes de lueurs passèrent dans les yeux innocents de Mme Surgère. Elle sentait rivé sur elle le regard de l'abbé, condensé pour ainsi, dire par les lunettes. Lasse de se contraindre, son inquiétude, son chagrin, ses remords remontèrent de son cœur à ses lèvres et à ses yeux; sans un sanglot, elle s'appuya du coude au coin du bureau, et fondit en pleurs. L'abbé Huguet la laissa pleurer quelques minutes. Il l'observait, il réfléchissait. Comme il les connaissait, les pauvres âmes de ces Parisiennes, ballottées par la houle des compromissions et des lâchetés ambiantes, sans fond solide où ancrer leurs résistances! Il connaissait cette âme-ci particulièrement, étant le confident en titre de ses menues fautes, et il l'aimait parce qu'elle se reflétait vraiment dans l'innocence et la tendresse de ces beaux yeux.

Mme Surgère ne sanglotait pas, ne remuait pas. Même son visage, que sa main laissait à demi découvert, à la lueur de la lampe, était à peine rougi par les pleurs.

L'abbé Huguet se leva, se pencha, et mettant sa main sur le bras de la jeune femme:

—Qu'y a-t-il, mon enfant? Vous souffrez?

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Déjà il tirait d'un tiroir un flacon de cristal rose taillé, soulevait la capsule de vieil argent, car son métier de pasteur d'âmes féminines l'avait depuis longtemps muni de tout l'attirail destiné à combattre, à calmer les nerfs des femmes.

Mais Mme Surgère fit «non» de la tête; elle essuyait ses yeux et souriait déjà.

—Merci, je vous demande pardon... J'ai si mal aux nerfs depuis quelques jours! Il me semble, à certains moments, que j'ai un poids sur le cœur, une sorte de boule très lourde qui l'écrase, pèse sur lui et se soulève alternativement. Puis cela remonte à ma tête et cela se fond en larmes, comme tout à l'heure.

L'abbé murmura du ton d'un homme qui attend:

—Vous avez raison; c'est nerveux.

Mme Surgère achevait d'essuyer ses larmes. Elle dit:

—Je voudrais justement, monsieur l'abbé, vous parler à ce sujet.

La phrase était vague; l'abbé la comprit.

—Est-ce que vous désirez que je vous entende au saint tribunal?

—Oh! non. Je veux seulement vous consulter, vous demander conseil... Je suis très troublée en ce moment.

L'abbé vit que des larmes lui remontaient aux yeux. Il lui prit la main.

—Voyons, ma chère fille, ayez confiance... Parlez-moi... C'est le confesseur qui vous écoute.

Et comme pour remplacer le décor absent du confessionnal, de l'église silencieuse et sombre, de la grille qui sépare les visages, il éloigna la lampe, modéra la flamme, appuyant un mouchoir sur sa tempe, cachant ses yeux.

—Je vous écoute.

Elle parla, entrant dans son aveu par les voies les plus lointaines, comme font toutes les femmes, s'attardant aux menues circonstances, glissant sur les faits... «Vous savez, mon père, ma situation vis-à-vis de mon mari. J'ai bien souffert autrefois à cause de lui, puis j'ai pris mon parti de la séparation effective... Sa maladie l'a rendue toute naturelle. Nous vivons tranquillement l'un près de l'autre, et la présence de M. Esquier, notre ami à tous deux, amortit les chocs. Ce n'est pas, assurément, le rêve du mariage qu'une jeune fille se forme... mais c'est supportable...»

Le prêtre doucement l'empêcha de s'égarer.

—Oui, ma chère fille, je sais tout cela. Eh bien, y a-t-il quelque chose de nouveau dans votre intérieur? Est-ce que M. Surgère a changé d'attitude vis-à-vis de vous? Est-ce que...?»

Il avait soupçonné un instant l'aveu effaré d'un de ces retours offensifs qu'ont parfois les maris vers leur femme longtemps délaissée: retours plus redoutés de celles-ci que l'abandon et contre lesquels elles recourent tout d'abord à leurs alliés naturels, le prêtre et le médecin.

Mme Surgère le comprit.

—Oh! non... fit-elle. Grâce à Dieu, non!... Elle chercha à reprendre ses confidences, puis, ne trouvant plus, elle se résolut brusquement et, rejetant sa figure dans ses mains:

—C'est, dit-elle... c'est Maurice Artoy, le jeune homme dont je vous ai parlé... le fils de l'ancien associé de mon mari, qui habite le pavillon maintenant...

Le prêtre pensa:

«J'avais raison d'abord, décidément.»

Et pour aider l'aveu, il dit tout haut, avec des pauses, avec cette recherche d'expression où les prêtres excellent:

—Ce jeune homme, sans doute, vivant près de vous, a été frappé par votre extérieur... sympathique, par votre douceur de caractère, ma chère enfant?... Il vous a entourée, poursuivie de ses attentions...

Elle le laissait parler, acquiesçant par son silence. Ses larmes séchaient au bord des paupières.

—Sans doute, continua l'abbé, de cette voix blanche qui démonétise les mots, les émousse, les annule presque, c'est un jeune homme sans principes religieux, que la pensée de l'adultère (il pesa avec intention sur ce mot) ne ferait pas hésiter?

Elle l'interrompit vivement:

—Oh! non, mon père! ne dites pas cela... Je vous assure que le pauvre enfant n'est pas coupable!... ou du moins je le suis autant que lui... Mon Dieu! Je ne sais pas comment cela s'est fait. Je l'avais vu plus d'une fois sans prendre garde à lui. Il vivait à Cannes avec sa mère...

—Une Espagnole, n'est-ce pas? fit l'abbé. Une dame très élégante, toujours malade?

—Oui; il l'a perdue voilà bientôt deux ans: ça été pour lui le premier coup. Nous ne l'avons pas revu pendant des mois; il s'était enfui en Italie et ne voulait plus revenir. Il est revenu pourtant en février dernier, et presque tout de suite ces affreux événements sont arrivés... la faillite de la banque anglaise où son père avait de gros capitaux, le coup de revolver qu'il s'est tiré se croyant ruiné. Le jeune homme a tout appris le même jour. Il est tombé malade; nous l'avons recueilli et soigné.

—Et depuis?

—Depuis, il demeure avec nous, naturellement... ou du moins avec M. Esquier, et prend ses repas à la maison... Pauvre enfant, ajouta-t-elle attendrie au rappel de ses souvenirs, si vous l'aviez vu à ce moment-là! On ne pouvait pas ne pas en avoir pitié. Du jour au lendemain la perte du père et la ruine, à vingt-quatre ans...

—La ruine complète?

—Non, heureusement. Nous l'avions tous cru d'abord... Mais les créances ont été payées en partie. Il reste à Maurice douze mille francs de rente.

—Douze mille francs! s'écria l'abbé, mais c'est presque la richesse pour un jeune homme qui travaille.

—Oh! songez qu'il avait été élevé princièrement, qu'il se croyait destiné à cent mille francs de rente. On ne lui a pas enseigné de métier... C'est un artiste... Il compose de la musique, il écrit des vers... Enfin, désespéré, il est tombé malade dangereusement. Une méningite... Sa convalescence a été longue. Sans y prendre garde, je me suis attachée à lui, à ce moment-là. Quand il fut mieux, nous avons commencé à sortir ensemble, à passer des après-midi ensemble... Maintenant... il va tout à fait bien... un peu de nervosité, d'irritabilité, seulement; mais l'habitude est prise, nous ne nous quittons guère.

Elle s'interrompit. Sa pensée errait autour des souvenirs de ces promenades à deux, Maurice assis contre sa robe, sur la banquette du coupé, le coupé suivant au pas les allées du Bois découronnées par l'automne ou fendant droit la foule affairée et gaie, aux abords des boulevards. La voix de l'abbé Huguet, obscurcie par un vrai chagrin, interrogea:

—Et alors, ma pauvre enfant, vous avez succombé?

Mme Surgère releva sur lui ses yeux innocents, élargis par la surprise.

—Succombé, mon père?

—Vous vous êtes... abandonnée... à ce jeune homme?

Elle répondit: «Oh! non!» avec un élan si violent, une défense des mains jetées en avant si instinctive, que le prêtre pensa aussitôt: «Elle dit vrai.» Les confesseurs, du reste, doutent rarement de la sincérité d'un pénitent; ils savent que, seul à seul, et sûr du secret, le pécheur aime à crier sa faute.

L'abbé prit les mains de Mme Surgère et les serra.

—Ah! mon enfant, je suis heureux de ce que vous me dites là!... Mais alors, si vous n'avez pas succombé, si vous n'avez pas même été tentée, ce que je crois comprendre, pourquoi ces larmes... pourquoi?...

Elle, rassérénée maintenant, pesait ses mots pour bien préciser sa pensée.

—Mon Dieu, mon père... c'est vrai que je n'ai pas été absolument tentée... Voyez-vous, il me semble impossible que je succombe jamais de cette façon-là, impossible... (elle chercha une comparaison) impossible, comme de prendre chez une de mes amies un billet de banque oublié sur une table... comme de faire souffrir quelqu'un... tout à fait impossible. Mais en conscience, ce que je ressens pour Maurice me paraît mal tout de même, m'inquiète et me chagrine. Oh! dire pourquoi, je ne saurais pas, et c'est pour cela, justement, que je m'adresse à vous... Je souffre de ne pas distinguer mon devoir... vraiment, je souffre.

—Vous aimez ce jeune homme? dit le prêtre.

—Est-ce l'aimer?... je ne suis pas bien habile à démêler ce qui se passe en moi... Il y a des moments où je me dis: «Quelle folie de me tourmenter! j'aime Maurice comme j'aimerais un fils, si j'avais eu le bonheur d'en avoir un» (et je pourrais presque en avoir un de son âge).—À d'autres moments, je trouve qu'il y a tout de même dans mon affection quelque chose de... pas permis; quelque chose de pareil à ce que je rêvais de ressentir, étant jeune fille, pour mon futur mari... Et puis, Maurice surtout m'inquiète. Il n'est pas raisonnable; il me demande des choses que je ne dois pas lui accorder.

—Quelles choses? questionna l'abbé.

—Mais, fit Mme Surgère en inclinant son visage où une buée rose s'évapora... il veut, par exemple, garder ma main dans sa main, ou sa tête sur ma poitrine, ou bien...

Elle hésitait; l'abbé suggéra:

—Des baisers?

Elle fit un signe de tête affirmatif.

—Même sur les lèvres?

—Non... Jusqu'à hier, du moins... Hier, pour la première fois... Et c'est ce qui a réveillé mes scrupules, je crois.

Il n'insista pas. Ils furent silencieux quelques instants.

—Et ces... contacts vous énervent... physiquement?

—Oui.

Encore une fois le silence plana dans la pièce lourdement chauffée. L'abbé Huguet s'essuya le visage, posa son mouchoir sur la table. Mme Surgère attendait, les yeux attachés à terre.

—Ma chère fille, dit-il après un instant de méditation, vous avez une âme droite, et elle vous a inspiré de venir me trouver à temps... Certes, dans votre tendresse pour ce jeune homme, vos intentions sont pures, j'en suis certain; mais les siennes ne le sont point, n'est-ce pas? et alors, ou bien vous aurez à soutenir une lutte de plus en plus difficile, une de ces luttes dans lesquelles une honnête femme laisse à chaque fois un peu de sa pudeur... ou bien vous succomberez... Oui, mon enfant, vous succomberez, répéta-t-il en accentuant le mot pour répondre à un tressaillement de Mme Surgère... Vous me dites aujourd'hui que c'est impossible... vous le croyez, vous avez raison. C'est effectivement impossible aujourd'hui, mais un peu moins qu'hier, et cela le sera encore un peu moins demain,—jusqu'à ce qu'il suffise d'un rien, d'un choc imperceptible pour vous faire tomber.

Il arrangea symétriquement quelques porte-plumes sur son bureau, puis il reprit, non sans émotion dans la voix:

—Vous tomberez, et ce sera un grand malheur, ma chère fille. Vous avez su traverser le monde sans rien perdre de votre pureté, ce qui est rare. Vous êtes parmi les âmes confiées à ma direction une de celles à qui je pense volontiers pour me reposer de toutes sortes de tristes choses que je vois ou que j'entrevois autour de moi... Je me dis alors: «Celle-là, au moins, est tout à fait intacte,» et j'en rends grâce à Dieu. Vous êtes restée parfaitement pure et vous y avez eu du mérite, puisque votre mari n'a pas été pour vous un compagnon fidèle, d'abord, et que depuis sa maladie c'est un infirme dans votre maison... Si j'apprenais un jour que vous avez cédé, comme les autres, il me semblerait qu'on m'annonce la mort de votre âme.

Il avait volontiers ces paroles enveloppantes, ces sortes de caresses spirituelles, qui troublent les femmes dans leurs nerfs. Mme Surgère pleurait. Il lui prit la main:

—J'aurais beaucoup de chagrin... Ne croyez pas que vous serez heureuse, vous non plus. Vous aurez une fièvre qui vous obscurcira les yeux; vous voudrez vous persuader que c'est du bonheur, parce que vous aurez peur de vous avouer à vous-même que votre déchéance n'est pas, au moins, payée par du bonheur. Mais vous connaîtrez de cruels retours sur vous-même. Toutes les femmes qui tombent les éprouvent, les plus folles même. Elles ont beau se monter la tête, s'étourdir, elles se rendent compte qu'elles font mal, à certains moments. Ah! j'en ai vu qui raisonnaient, qui se rebellaient contre cet arrêt de leur conscience, qui se disaient: «Mais, enfin, qu'est-ce que je fais de coupable?... Je suis libre;» ou bien: «Mon mari me trompe, ma conduite lui est indifférente... J'aime un homme qui m'aime, je lui suis fidèle... Où est le mal?...» Et leur raison n'a pas d'argument à opposer. Seulement, au fond de leur conscience, une voix un peu sourde, mais opiniâtre, réplique: «C'est mal, c'est mal!...» et l'on dirait d'un tic-tac d'horloge qu'on oublie le jour parmi le bruit ambiant, mais qui s'exaspère dans le silence et l'obscurité de la nuit jusqu'à chasser le sommeil... C'est que, malgré tous les raisonnements du monde, il y a ici-bas quelque chose de mal dans l'amour, dès qu'il est à lui-même son but. L'humanité devine cela vaguement et ne se l'explique point. L'Église seule tranche la question en disant: «C'est mal parce que c'est interdit...» Et des philosophes comme Pascal, après avoir fait le tour de leur esprit, s'arrêtent à la raison de l'Église. Voilà, ma chère fille, la déchéance dont je ne veux pas pour vous.

Mme Surgère murmura:

—Soit... mais que faire? Dites-moi ce que je dois faire, mon père, je le ferai...

Elle était sincère. Les paroles de l'abbé sur la chute possible, sur la déchéance par l'amour, l'avaient épouvantée, comme si on lui eût montré un précipice de boue ouvert devant elle.

—Il faut éloigner ce jeune homme!

Elle pâlit; et son émotion fut si violente que ses lèvres se tordirent sans pouvoir prononcer un mot.

—Vous voyez bien que vous l'aimez déjà! dit l'abbé tristement.

Elle balbutia, sans oser regarder le prêtre:

—Mais c'est impossible de l'éloigner, mon père! cela ne dépend pas de moi. Je n'ai aucune autorité sur lui. Et puis, même s'il y consent, quelles raisons donner à mon mari et à M. Esquier, qui désirent le garder à la maison?

—Aussi n'est-ce pas à M. Esquier ni à votre mari que vous vous adresserez... C'est à ce jeune homme lui-même... Vous lui ordonnerez... vous le prierez de partir.

—Et s'il ne veut pas?

—Il voudra, si vous lui parlez d'une certaine façon... Représentez-lui que vous êtes résolue sincèrement, sans aucun artifice de coquetterie, à ne jamais lui céder... que dès lors un rapprochement de toutes les heures ne peut que le faire inutilement souffrir, et que dans l'intérêt de son repos, dans l'intérêt de votre réputation, vous lui demandez...

—Pauvre enfant! interrompit-elle, la voix obscurcie par les larmes. Que va-t-il devenir quand je lui aurai demandé cela?...

—Aimez-vous mieux être sa maîtresse? dit l'abbé.

Le mot la cingla. Elle se redressa:

—Je le lui dirai!

Ses yeux lâchèrent impétueusement les pleurs jusque-là contenus: elle pleura à grosses gouttes, à gros sanglots. L'abbé Huguet s'était approché d'elle, image et ne trouvait devant cette grande douleur que ces mots:

—Ma fille! ma chère fille!

Quand elle parut un peu apaisée, il lui demanda:

—Voulez-vous, pour vous fortifier, que je vous donne l'absolution?

Elle répondit «oui», parmi ses larmes; chancelante, elle alla s'agenouiller sur un prie-Dieu placé près de l'alcôve. L'abbé la suivit et s'assit à côté d'elle.

—Faut-il me confesser? dit-elle.

—Non... Vous n'avez rien de particulier à vous reprocher, n'est-ce pas, hors les petites négligences ordinaires et ce que vous m'avez dit?

—Non, mon père...

—Eh bien, ma fille, faites votre acte de contrition, je vais vous absoudre...

Leurs bouches dirent des paroles latines, ensemble, lui de sa voix uniforme de prêtre, elle mouillant ses mots de ses larmes, un tel poids sur le cœur qu'il lui semblait ne pouvoir jamais se relever... Elle se releva pourtant, absoute. Quelque temps elle demeura à se sécher les yeux devant la pieuse gravure qui surmontait le prie-Dieu, et dont la vitre miroitante lui renvoyait son image.

Le prêtre, pour la laisser réparer son désordre, s'était éloigné et affectait d'écrire, assis à son bureau. Quand elle eut rajusté son manteau, rabattu sa voilette, elle revint vers lui et dit, très vite:

—Au revoir...

—À bientôt, chère madame. Mes respectueux souvenirs à tous, chez vous...

Ils se serrèrent la main. Tandis que l'abbé, resté dans sa chambre douillette, malgré lui cessait d'écrire et réfléchissait, une certitude lui venait de la chute prochaine de cette femme, une certitude confirmée par la fréquente expérience de telles épreuves. Alors à quoi bon ces discours, ces larmes, cette cruelle et loyale comédie de repentirs et de fermes propos?

Cependant la pénitente, ayant traversé la sacristie et la chapelle sans s'y arrêter, sentait en franchissant la porte de l'église, en remontant dans son coupé qui repartait sous la pluie, une allégeance, une libération, comme une fin de cauchemar, à n'être plus murée dans ce cloître, hypnotisée par ce prêtre. Pourtant elle voulait encore, bien fermement, tenir sa promesse et se déchirer l'âme en éloignant son aimé.

Oh! ténébreux et troubles, nos cœurs humains, même les plus sincères!

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II

Table des matières

Déja le coupé traversait le pont de l'Europe, incendié par les reflets jaunes et mauves de la gare Saint-Lazare, quand elle s'avisa que vraiment elle était trop émue pour reparaître chez elle, les yeux gonflés, les joues brûlées par les larmes. Baissant la vitre d'avant, elle dit au cocher:

—Passez chez Moreri, place de l'Opéra.

Elle s'était rappelé qu'il n'y avait plus de ravioli à l'office, de ces petits gâteaux italiens, faits d'un peu de pâte autour d'une noix de hachis. Car Julie Surgère était une maîtresse de maison bien informée, de celles qui connaissent mieux que leurs gens le service de chacun et peuvent leur en remontrer. Paresseuse aux choses de l'esprit, lente aux conversations mondaines qui l'intimidaient et la troublaient, elle occupait plus volontiers son temps aux soins intérieurs, aux menues besognes des doigts féminins; et elle y excellait, avec beaucoup de bonne humeur et de simplicité.

Le coupé avait rebroussé chemin, descendant la rue de Londres, traversant la place de la Trinité. Là, il se mit au pas, tant les voitures se pressaient à l'entrée de la Chaussée-d'Antin; même il dut stationner quelque temps, juste sous le transparent où on lisait en lettres noires: Banque de Paris et de Luxembourg. Julie avait vécu là les vingt-deux années qui suivirent son mariage. Maintenant, les directeurs ayant installé place Wagram leur domicile particulier, le personnel occupait toujours les bureaux de l'ancien immeuble... Le cheval repartit, au pas. Par les vitres hachurées d'eau, Mme Surgère regardait Paris, l'amusant Paris des jours de pluie.

Depuis plusieurs mois qu'ils sortaient ensemble, en voiture, presque chaque jour, Maurice lui avait appris à observer cette physionomie mobile, divertissante et émouvante de Paris; et désormais il n'était guère de coin familier à ces courses quotidiennes, qui ne lui rappelât les mots du jeune homme devant les rues, les maisons, les gens près desquels elle passait naguère indifférente, comme sans les voir. Vraiment, à l'heure présente, il lui semblait qu'elle les voyait avec les yeux de Maurice. L'esprit de Maurice, plus alerte, avait peu à peu occupé tous les chemins, toutes les issues de son propre esprit; si bien que la Ville et la vie lui semblaient autres aujourd'hui, intéressantes comme jamais, plus nouvelles même que du temps où, petite fille, on l'avait menée pour la première fois hors de son Berry natal. C'est qu'en toute chose, à présent, elle voyait le cher ami, elle voyait Maurice. En toute chose elle se sentait faire pour lui comme un acte de tendresse, et c'était divin, cette possession par une idée unique, qui pour la première fois emplissait son cœur puéril et maternel.

Elle s'enlisait dans le souvenir des promenades communes, quand, d'un trait de flèche, la pensée lui revint de la promesse qu'elle avait faite tout à l'heure. Voilà qu'elle l'avait oubliée, reprise à vivre, à aimer, passé le seuil des Rédemptoristes.

«J'ai promis cela, j'ai promis de me séparer de lui, de l'éloigner. Mais c'est affreux! Pauvre chéri, lui si nerveux, si prompt à souffrir!... Et pourquoi le chasser, pourquoi?...»

Les raisons lui revinrent, dont Maurice usait pour vaincre ses premières résistances:

«Prouvez-moi qu'il y a quelque chose de mal dans un baiser?... Vous souffrez mes lèvres sur votre main, devant tous, devant votre mari et Claire... et vous me refusez vos lèvres... pourquoi? Toutes ces distinctions sont des chimères...»

Qui avait raison: l'enfant raisonneur ou le vieux prêtre austère?

«Il y a quelque chose de mal dans l'amour.» Malgré tout, ces mots lui demeuraient étampés dans le cerveau, seuls de tout le discours de l'abbé. Oui, l'abbé avait dit juste. Une voix intérieure, complice de cette voix sévère, prononçait le même arrêt.

De nouveau elle sentait sourdre des larmes, quand le coupé s'arrêta place de l'Opéra. Elle essuya vivement ses yeux. La diversion de la descente, sous la pluie menue, venait à point pour la calmer.

Dans la boutique, largement éclairée, beaucoup de passants s'étaient réfugiés, grignotant des pâtisseries d'Italie et d'Autriche, trempées de vins lombards ou siciliens. Mme Surgère fit sa commande, choisissant lentement, dans les coupes qu'on lui tendait, les petits cercles de pâte; et elle goûtait la sensation apaisante d'oublier, de rentrer dans l'existence ordinaire interrompue par sa visite à l'abbé.

Remontée en voiture, elle regardait les maisons, les arbres, la découpure du ciel rougeâtre et pluvieux autour de la lourde silhouette du cocher; elle regardait cela obstinément, pour occuper sa pensée avec ses yeux, bâillonnant la voix qui disait: «Tout à l'heure, tout à l'heure...» Eh bien, soit, tout à l'heure! Mais d'abord, au moins, elle allait revoir l'aimé: il l'attendait, lisant le Temps, dans le petit boudoir du premier étage, qu'on appelait le «salon mousse» à cause de la nuance des tentures. Encore un tournant de rue, puis la station des voitures, puis la grande trouée de la place Wagram, et voici la maison: les roues frôlent légèrement le trottoir, le cheval s'arrête, s'ébrouant sous l'averse.

...C'était un vaste hôtel, au bord d'un jardin touffu comme un bois, édifié d'hier, pour une comédienne célèbre, par un directeur amoureux. L'artiste s'y était installée, les peintures à peine sèches, les tentures à demi posées; et comme l'hôtel était immense, avec des surfaces inusitées à décorer, des hauteurs de fenêtres qui défiaient les tapissiers, elle avait achevé sa liaison avant son installation, et un matin, tout craquant, le théâtre et l'amour à la fois, elle était partie, emportant les bijoux, laissant les meubles. Quelques semaines après, les deux directeurs associés de la Banque de Paris et de Luxembourg achetaient la maison et le mobilier. On annonça dans les journaux cette installation princière; il fallait relever aux yeux du public une Société que le suicide récent de M. Artoy et sa ruine personnelle avaient discréditée.

L'hôtel proprement dit, dont la façade donnait sur la place, fut affecté à M. et à Mme Surgère, qui y eurent chacun son appartement séparé. M. Surgère, impotent, incapable de marcher, de monter un escalier, habita le rez-de-chaussée, qui contenait encore les cuisines, l'office et le logement de Tonia, la nourrice corse de Julie, affectée maintenant au service de la porte. Le premier étage comprenait les salons, la salle de billard, la salle à manger, le boudoir mousse. L'appartement de Julie était au second, avec la bibliothèque et quelques chambres inoccupées. Un pavillon Louis XVI, maison de campagne de quelque Parisien d'autrefois, respecté au milieu du jardin par les démolisseurs, fut réservé à M. Esquier.

Deux portes monumentales ouvraient sur la place Wagram. Mme Surgère sonna à celle de droite, tandis que le cocher, virant court, criait: «Porte!» à celle de gauche.

Tout de suite, sous une marquise, le perron offrait des marches arrondies, jusqu'au lanterneau du vestibule, vrai vestibule de palais, avec ses quatre colonnes cannelées, les frises des corniches et l'escalier de pierre à double volée, tendu de tapisseries Renaissance.

Julie monta vite, jetant au passage, à la femme de chambre qui l'attendait, son parapluie avec un rapide: «Merci, Mary.»

En passant devant le salon mousse, son cœur battit si fort qu'elle s'appuya un instant au mur... Il était là, le pauvre ami; il attendait, ignorant qu'elle avait tout à l'heure trahi leur tendresse, qu'elle revenait armée contre lui!...image Elle se remit en marche, atteignit sa chambre. Elle y entra au moment où Mary la rejoignait par un autre escalier. Tandis qu'on la débarrassait de ses vêtements mouillés, elle pensa avec une netteté absolue, comme si une voix étrangère eût prononcé les mots à son oreille: «Cela ne se fera pas, Maurice restera près de moi... certainement!»

...La glace triple de l'armoire anglaise mirait de la jeune femme ses épaules découvertes, ses bras nus, sa silhouette rajeunie par les jupons courts et le décolletage du corset. Avec la blancheur sans rides, sans macules, les courbes solides de ses épaules, certes elle était infiniment désirable et charmante. Naguère assez insoucieuse de sa beauté, elle s'en occupait aujourd'hui pour Maurice, parce qu'elle souhaitait dans ses yeux la flamme de contentement qu'allumait la vue d'une robe heureuse, d'une coiffure réussie, parce qu'elle voulait entendre ces mots à mi-voix, quand il s'asseyait près d'elle à table: «Vous êtes jolie»; parce qu'elle était image femme après tout, encore que sans coquetterie, sans souci de plaire aux indifférents. La femme en trouble d'amour est une fiancée; la nature entend qu'elle se pare, qu'elle se couronne pour l'union prochaine.

—Quelle robe Madame mettra-t-elle pour dîner?

—Ma robe de grenadine noire, Mary.

Elle portait surtout ces deux nuances, mauve ou noir. Chavannes, le couturier, prétendait que les couleurs trop claires la grossissaient. Quant à Maurice, expert en toilettes féminines, il professait l'horreur des nuances vives dans les appartements demi-obscurs, sous la lumière rare de Paris.

Lorsqu'elle fut prête, la jupe agrafée, le corsage épinglé, elle renvoya Mary; un instant elle s'agenouilla sur le, prie-Dieu, au chevet de son lit; et là, ralliée par un puissant appel de sa conscience, elle demanda franchement à Dieu la grâce d'être forte et de faire tout son devoir. Elle prit heure avec soi-même: «Ce sera après le dîner, quand Esquier s'en va et que mon mari dort sur son fauteuil...»

Mais une voix appelait, d'en bas, une voix de fillette au timbre musical et grave:

—Mary!

—Mademoiselle?

—Est-ce que Madame est rentrée?

—Oui, mademoiselle, elle descend.

C'était Claire Esquier. Mme Surgère avait oublié, dans la tourmente de cette après-midi, qu'aujourd'hui, jour de sortie chez les dames de Sion, Claire devait dîner et coucher à la maison. La présence de la jeune fille lui fit plaisir, comme si son innocence devait la fortifier. Brusquement, la porte s'ouvrit; Mme Surgère vit dans la glace la triple image de Claire, trois jeunes filles identiques, vêtues de cet uniforme sombre dont les couvents se plaisent à endeuiller la jeunesse.

Claire était grande, moins que Julie cependant, étroite de taille et d'attaches, point encore dessinée tout à fait de la gorge et des hanches. Elle gardait un air de printemps, une sorte de grâce puérile par la minceur des bras, du cou, par l'extraordinaire fraîcheur de la peau. On la trouvait plutôt étrange que jolie, la peau trop blanche, les cheveux trop noirs, les yeux si obscurs que l'iris mangeait toute la pupille, la bouche rouge et les dents bleuâtres comme l'ivoire mince. Elle semblait à la fois délicate et musclée, volontaire et timide.

Elle dit de sa voix singulière:

—Je ne vous dérange pas?

—Mais non. Entre, petite.

Mme Surgère se retourna et embrassa Claire.

Elle aimait bien la fille d'Esquier, son plus cher ami, le témoin de sa vie intime depuis son mariage. Quand Esquier devint veuf, Claire atteignait cinq ans. Julie, qui passionnément et vainement avait rêvé d'être mère, dépensa sur Claire tous les trésors de tendresse que son cœur tenait en réserve. L'enfant lui rendit son affection, mais elle n'avait pas le goût d'être caressée et se dérobait d'instinct. C'était une de ces puériles histoires qui amusent deux générations dans une famille, qu'étant petite, quand des étrangers l'embrassaient, elle s'en allait après dans un coin du salon et s'essuyait furtivement les joues... Aujourd'hui, grande fille, à dix-sept ans, elle ne s'essuyait plus les joues, mais elle restait d'apparence sérieuse, concentrée, parlant peu, jalouse de sa pensée, comme intéressée par un rêve intérieur, par un secret où elle ne souhaitait point de participant.

En ce moment, attentive, elle regardait Julie.

—Comme vous êtes belle! dit-elle.

—Tu trouves?image

Mme Surgère se regarda et pensa:

«Elle a raison, je suis belle.»

Sur ses joues, en larmes tout à l'heure, s'était posé de nouveau ce masque que l'habitude mondaine met aux plus sincères, ce masque nécessaire qui ne laisse rien transparaître de l'intérieure physionomie de l'âme, ni chagrin, ni peur, ni tendresse, rien.

—Et toi aussi, tu es belle, fit-elle en parcourant la jeune fille du regard. Pour rester jolie, ainsi fagotée...

L'enfant rougit.

—Tu seras ravissante quand nous t'habillerons. Toujours pour février la sortie définitive?

—Pour le commencement de mars... oui.

—Cela te fait plaisir?

Elle eut une moue incertaine. Bien vrai, sondant son cœur, elle n'y rencontrait aucun désir précis. Combien de jeunes filles renonceraient volontiers à connaître le monde, pour ne pas quitter le cher asile de leur enfance! Claire apercevait seulement, en cette sortie du couvent, un moyen de voir plus souvent quelqu'un qu'elle avait à la fois le désir et la crainte de rencontrer. Mais cela, c'était son secret.

Elle déclara, du ton décidé d'une femme qui comprend et accepte à l'avance son rôle dans la vie:

—Plaisir ou non, il le faut, n'est-ce pas?

La femme de chambre entrait discrètement:

—Madame, fit-elle, l'Allemande Hélo me dit que Monsieur est en bas avec M. Esquier et qu'il s'impatiente.

—Vite, Mary, un mouchoir... Claire, va prévenir Maurice qu'il descende. Il est dans le salon mousse.

Un peu de sang bistra la peau blanche de Claire. Elle hésita.

—Nous le préviendrons en passant, dit-elle.

Elles étaient prêtes; elles quittèrent la chambre, se tenant la main. Devant le salon mousse, Mme Surgère poussa la porte entre-bâillée:

--- Maurice, on dîne!

Elle semblait parfaitement calme, rassérénée par la présence de Claire.

Maurice se montra aussitôt. Elle ne put se défendre de l'envelopper d'un regard tendre qui la transfigurait, d'un regard d'amoureuse irrassasiée, souhaitant d'un seul coup boire tout l'être aimé... Petit et mince, extrêmement beau, Maurice semblait, tant le type de son visage s'imprégnait d'exotisme, quelque prince arabe vêtu à la dernière façon de Londres. Son teint mat s'avivait au noir luisant de ses cheveux, de sa moustache, de sa barbe légère; mais deux yeux admirables, aux prunelles d'ambre clair, donnaient à ce visage d'Oriental la mobilité, l'inquiétude, la nervosité de l'Occident... C'était un de ces hommes qui font à la fois envie et peur aux femmes, et qui dans leur vie sont destinés à plus d'admirations que d'aventures.

L'air préoccupé, mécontent, il salua Mme Surgère, sans répondre d'un sourire à son sourire.

—Vous vous êtes bien amusée, cette après-midi? fit-il.

Le ton de cette phrase condensait toute la rancune gardée à son amie d'avoir refusé de l'emmener avec elle, aujourd'hui, et refusé même d'avouer où elle allait.

Elle répondit:

—Mais non!—Vous savez bien que j'avais des courses ennuyeuses...

Il ne dit plus rien et suivit les deux femmes. Comme ils atteignaient la porte de la salle à manger, Claire les précéda; Maurice saisit la main de Mme Surgère, il la serra d'une pression qui signifiait:

«N'importe. Je ne vous en veux pas. Je vous aime.»

Elle n'eut pas le temps de répondre; Esquier venait à elle, et lui disait d'une voix bourrue et souriante:

—Eh bien! eh bien! qu'est-ce qu'on fait donc là-haut, les trois enfants? Nous allions dîner au cabaret, un peu plus, Surgère et moi.

Son grand corps, vêtu d'étoffes fines, coupées à son goût et hors de toute mode, barrait l'entrée, un corps robuste et pourtant un peu ployé par la vie, une tête bonne, intelligente et ravagée, avec des prunelles bleues d'enfant, avec des cheveux blonds et gris mêlés, très fins, qui semblaient flamber sur sa tête, une flamme plus drue et plus haute au milieu du front...

—C'est ma faute, déclara Mme Surgère, c'est moi qui suis rentrée en retard.