René Boylesve

Le bonheur à cinq sous

Publié par Good Press, 2020
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066085506

Table des matières


A JEAN-LOUIS VAUDOYER
LE BONHEUR A CINQ SOUS
LES DEUX AVEUGLES
«ON PEUT LUI DIRE…»
LE P'TIOT
«CHERCHEZ!»
LE RAYON DE SOLEIL
LE COUP D'ADRIENNE
UN MIRACLE
CE MONSIEUR OU L'EXCÈS DE ZÈLE
L'HOMME JEUNE
«COMME JE NE TE CACHE RIEN»
LES POMMES DE TERRE
AH! LE BEAU CHIEN!
LE PRISONNIER
L'OBSTACLE
«ÇA ME RAPPELLE QUELQUE CHOSE!…»
AMÉLIE OU UNE HUMEUR DE GUERRE
LES SIX JOURS
LE CONSEIL DE FAMILLE
LE PERMISSIONNAIRE
MATERNITÉ
MONSIEUR QUILIBET
LE BOUILLON DE POULET
LEUR CŒUR
LE PRINCE BEL-AVENIR ET LE CHIEN PARLANT
DIXIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

A JEAN-LOUIS VAUDOYER

Table des matières

_De votre observatoire d'artillerie, mon cher ami, vous m'avez, à plusieurs reprises, affirmé que le journal qui vous apportait ces contes était pour vous et pour certains de vos camarades une cause de détente heureuse. D'autres lettres, reçues du front et de combattants que je n'avais pas l'honneur de connaître, ont contribué avec les vôtres à me laisser croire que notre vieille besogne littéraire, ingrate à accomplir par le temps qui court, pouvait cependant n'être pas tout à fait vaine. C'est ce qui me donne l'audace, en un moment pareil, de réunir ces feuilles disparates, certaines écrites avant la guerre, les autres inspirées par ses lointains échos, quelques-unes volontairement étrangères à ce grand sujet, afin de procurer aux pauvres hommes, durant cinq minutes, l'illusion qu'il en existe encore un autre.

B._

Juillet 1917.

LE BONHEUR A CINQ SOUS

Table des matières

Un jeune ménage rêvait à une maison de campagne.

C'était, bien entendu, un jeune ménage parisien, ou du moins digne d'être ainsi qualifié, puisqu'il habitait rue Henri-Martin, dans le XVIe arrondissement, un tout petit appartement, il est vrai, et bien que la jeune femme fût de Granville et le mari d'Issoudun. Mais en trois ans d'application acharnée, monsieur et madame Jérôme Jeton s'étaient fait ce que l'on appelle des relations, et Jérôme Jeton se déclarait homme de lettres.

Jérôme avait plus de peine à justifier sa qualité d'homme de lettres que Sylvie, sa chère «associée», à se faufiler «dans le monde» ainsi qu'elle disait, et à attirer à son petit appartement quelques couples lancés dans le tourbillon de la vie élégante et même, comme elle aimait à le dire encore plus volontiers, «quelques noms connus». Et Jérôme, pour son avenir littéraire, comptait beaucoup plus sur les efforts de Sylvie à se constituer un milieu singeant autant que possible le monde, que sur son talent qu'il niait lui-même carrément, dans l'intimité, car c'était un très brave garçon.

Mais l'activité déployée par la gracieuse Granvillaise pour être une Parisienne accomplie, et par l'honnête enfant d'Issoudun pour loger de tristes articles dans les feuilles, les harassait parfois l'un et l'autre; et, lorsqu'ils avaient un rare moment de répit, ils rêvaient avec une nostalgie, ardente au plaisir, lui de faire la sieste l'après-midi, en bras de chemise, sous un pommier, et elle d'aller distribuer du grain aux poules, suivie jusqu'à la grille de la basse-cour par un beau chien gambadant.

Evidemment, ils n'avaient pas le moyen de s'offrir une maison de campagne dans un lieu habitable et de conserver en même temps, si étroit fût-il, l'appartement où ils avaient adopté la tâche commune, opiniâtre et touchante, de faire connaître le nom de Jérôme Jeton. Chacun sait que le problème de vivre à Paris devient de plus en plus difficile à résoudre et il offrait les plus grands obstacles au ménage des Jérôme Jeton. Sylvie le résolvait par des prodiges d'ingéniosité, sinon d'économie,—car il faut à tout prix donner l'illusion d'une situation un peu supérieure à l'aisance,—et Jérôme, provisoirement, en vendant chaque année quelques titres de rente; la rémunération de la «copie» placée, ici ou là, dans les journaux, on en parlait, certes; Dieu sait si l'on en parlait! mais ce n'était pas la peine d'en parler.

Malgré tout, ni Jérôme, ni Sylvie, en leurs courses, ne manquaient guère de s'arrêter devant les agences de location où l'on voit un étalage de photographies poussiéreuses et pâlottes, généralement prises en hiver, afin qu'au travers des branchages dénudés soient mieux mis en évidence les détails de l'architecture, et qui représentent, pour tant de passants, des châteaux en Espagne. Quelques lignes, écrites à la main, en belle ronde, indiquent, au bas de l'épreuve, la contenance, les charmes de l'endroit, les «chasses» qui y sont possibles ou «l'étang poissonneux» dont il jouit, rarement le prix demandé, afin de vous obliger à entrer, jamais le nom du lieu. A l'aspect de la construction, aux essences d'arbres environnants, les Jeton étaient passés maîtres en l'art de deviner la contrée, la province, le département, et ils pénétraient quelquefois dans le bureau, non pour s'informer sérieusement d'un prix toujours déconcertant pour eux, mais pour vérifier leur perspicacité. Ils n'avaient point de goût déterminé pour une région ni pour une autre; la campagne, à leurs yeux, était la campagne; en réalité ils aimaient tout ce qui était à l'antipode et d'un quartier parisien et de la vie que l'on mène.

* * * * *

Un beau jour, un ménage ami, que des raisons de santé avaient obligé de se retirer momentanément en province, arriva rue Henri-Martin, avec des mines totalement restaurées, une santé reconquise et, qui plus est, un délicieux enfant qu'ils avaient jadis négligé d'avoir à Paris. D'où venait ce ménage? Mais d'un endroit paradisiaque, d'une bonne et vieille maison du Loiret, sise à l'entrée du village de Souzouches, avec un jardin ombragé descendant jusqu'à la rivière; sept à huit cents francs l'an; on laisserait à un peu moins que la moitié pour la saison.

D'enthousiasme, sans plus ample examen, les Jérôme Jeton louèrent la maison du Loiret pour la saison d'été qui venait. C'était une aubaine. On sait que l'aubaine, comme la déveine, d'ailleurs, ne se présente jamais seule.

Dans les trois jours où avait été conclu cet heureux marché, Jérôme Jeton recevait une lettre de M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, un de ces magazines illustrés qui ont conquis la faveur du public et répandent aux quatre coins du monde la pensée des plus grands savants et l'imagination des écrivains les plus notoires. M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, homme avisé, partout répandu, ne faisant fi de rien, à l'affût de toute nouveauté, s'était rencontré dans un «thé» avec madame Jérôme Jeton, et, frappé, tant par la grâce de la jeune femme que par l'âpre volonté qu'elle manifestait de faire «arriver» son mari, avait été porté à lire une nouvelle de celui-ci. Or, il demandait aujourd'hui au jeune écrivain s'il n'aurait pas en ses cartons un petit roman pour la rentrée d'octobre, quelque chose dans le genre de la nouvelle récemment lue et qu'il voulait bien juger «délicate et de bon ton». Il désirait seulement «plus développé». Quelques lignes quasi confidentielles suivaient, qui mirent le comble à l'étonnement de Jérôme: un des «maîtres du roman contemporain», avec qui l'on comptait inaugurer brillamment la saison, manquait à son engagement et, d'autre part, d'innombrables manuscrits d'ailleurs remarquables étaient présentement impubliables à cause de la liberté des sujets ou de la crudité de l'expression. Ceci était un avis. Jérôme Jeton ne faisait guère que débuter, il est vrai; mais que fallait-il pour que le public accueillît un nom nouveau? qu'il lui fût recommandé par qui de droit. On laissait entendre à Jérôme qu'il serait suppléé à l'éclat du nom par celui du «lancement»,—dont le tirage du Bonheur à cinq sous était un sûr garant;—effort si large, ajoutait-on, que le tout jeune écrivain y voudrait voir, on n'en doutait pas, sa juste rémunération.

Et c'était en effet une proposition non seulement acceptable, mais inespérée pour un inconnu.

Jérôme Jeton n'avait pas le moindre bout de roman dans ses cartons; il écrivait, au jour le jour, une nouvelle, quand sa femme avait entendu raconter une bonne histoire ou été témoin de quelque scène digne de mémoire, et il étendait là-dessus le voile gris de l'ennui qu'écrire lui causait; sans le faire exprès, il excellait à émousser, à affadir une anecdote et à la laisser du moins dépourvue des aspérités dont l'une toujours peut blesser quelqu'un. Le loyal Jérôme n'allait-il pas répondre la vérité à M. le Directeur du Bonheur à cinq sous, attendu que deux mois à peine le séparaient de la date fixée pour la livraison du roman! Sylvie s'y opposa vertement: «Comment, nigaud! tu vas rater une occasion pareille—car ils se tutoyaient dans l'intimité—c'était bien la peine que je me mette en frais pour faire la conquête de ce bonze!… Deux mois? mais ignores-tu le temps qu'a mis Balzac à écrire César Birotteau?… Deux mois? mais songe que précisément nous allons les passer à la maison du Loiret, dans des conditions idéales?… Fais-moi le plaisir d'écrire dare dare que tu acceptes «malgré les conditions peu lucratives pour un romancier qui vit de sa plume»—je tiens absolument à ces termes;—que tu crois avoir précisément parmi tes travaux en cours ce qui convient au Bonheur à cinq sous, mais que «ta conscience d'écrivain» t'interdit de te séparer du manuscrit avant la dernière minute, afin de le revoir et mettre au point… Je me charge, moi, de lui parler, à ce vieux ladre, de tes scrupules, si je le rencontre demain chez madame X, car il faut reconnaître qu'il fait une affaire; mais, en attendant, toi, mon bonhomme, saute à pieds joints sur l'occasion qu'il t'offre de répandre ton nom!»

* * * * *

Là-dessus, les Jérôme Jeton partaient pour la maison du Loiret.

C'était une bonne grosse maison bourgeoise située à l'entrée du faubourg d'un petit chef-lieu de canton appelé Souzouches, et qu'on nommait Le Bout du Pont. On passait la rivière sur un pont de pierre d'où l'on apercevait le jardin touffu, la terrasse au-dessus de la berge et le toit d'ardoise avec le sommet d'une lucarne, deux cheminées énormes et des girouettes, l'une en forme de canot à deux rameurs et l'autre de chasseur épaulant, une petite fumée opaque à l'extrémité du canon de son fusil. A main droite, au bout du pont, passé la boulangerie qui sentait bon et le maréchal-ferrant qui répandait parmi des étincelles l'odeur de la corne brûlée, on pouvait tirer l'antique et crasseux pied de biche qui faisait tinter au loin la sonnette de la maison du Loiret.

Quand le jeune ménage arriva là, tout fut pour lui sujet d'enchantement. D'abord, au seul rez-de-chaussée eût tenu quatre fois tout l'appartement de la rue Henri-Martin; il y avait une grande pièce dallée, à gauche du corridor qui décelait à l'odorat l'inquiétante présence de souris: «Ça sent la province!…» dit Sylvie, les narines frémissantes, tandis que son mari était en train de découvrir dans le salon, à droite, un mobilier de la Restauration, authentique, et des tentures de vieille perse bleue qui correspondaient exactement à ce que les plus modernes décorateurs sont en train d'inventer. Sylvie poussait un cri d'extase et, en femme accoutumée à fréquenter les antiquaires, évaluait chaque pièce, d'un coup d'œil. Et l'on passa au jardin.

La maison était un peu enfouie sous le jasmin de Virginie et la clématite qui devaient faciliter l'entrée des insectes dans les chambres à coucher,—ah! dame, c'était la campagne!—et elle manquait totalement de vue: «Tant mieux! tu seras moins distrait!…» On pénétra sous ces ombrages plus d'une fois «séculaires» et, en abattant les fils et toiles d'araignées tendus là comme les gazes, au théâtre, pour communiquer au spectacle un air de mystérieuse féerie, on parvint à l'allée qui, sous des tilleuls épais, longeait la berge, le chemin de halage et avait vue sur la rivière. Celle-ci, avec un calme imposant, roulait son onde profonde et noire, éclaircie tout à coup par endroits, où des myriades d'ablettes filaient en petits traits parallèles semblables au plan d'une revue navale de Cowes, et viraient de bord soudain pour disparaître «dans une direction inconnue». Il y avait là, autour d'une table de fer, de vieux fauteuils de châtaignier: «Un bureau de verdure!» déclara Jérôme. «Je ne travaille plus ailleurs qu'ici!» Le sol, humidifié par l'ombre et couvert, comme le mur bas, de lichens, était çà et là soulevé par les galeries des taupinières où le pied, surpris, enfonçait; des noisetiers, chargés de fruits, tendaient leurs bogues; Sylvie les déchirait rapidement, de ses fins doigts, à la manière des singes, et brisait les coques entre ses molaires; on l'entendait à la fois croquer la noisette et en cracher les détritus, comme une gamine qui va à l'école.

Au bout de l'allée une douzaine de marches descendaient à la porte marine: on pouvait par là se rendre à la pêche!…

—C'est un paradis, fut-il déclaré, d'un commun accord, avant même que l'on n'eût vu le potager.

Or ce paradis contenait par surcroît un potager! Il n'est pas de potager ordinaire; le plus pauvre d'entre eux est exquis. Celui-ci était le classique, l'idéal potager avec la pompe et les bassins, avec les très vieux poiriers à chaque angle, avec les cordons de pommiers nains, dans l'allée principale, les contre-allées étant bordées d'oseille, les unes, et les autres de thym et de ciboule; le potager à l'odeur d'oignon, de chou, de rave et de persil, le potager avec ruches d'abeilles, le potager avec brugnons en espalier et beaux chasselas encore durs qui deviendront transparents puis dorés en septembre et qu'il faudra disputer aux guêpes, le potager avec lézards sur la muraille!

—Tu vas commencer ton roman tout de suite! s'écria Sylvie.

—Pourquoi? demanda Jérôme.

—Pour que nous puissions ne rien faire après.

* * * * *

Mais Jérôme commença au contraire par ne rien faire. Tout était trop bon, trop beau; on n'a pas idée de faire travailler un homme qui a le moyen de louer une maison comme celle-ci.

—Le fait est, dit Sylvie, que si on louait à l'année…

—Et si on envoyait au diable la rue Henri-Martin et le Bonheur à cinq sous

—On aurait ici le bonheur tout simplement!

—Je veux m'informer, dit Jérôme, si notre inventaire comporte des accessoires de pêche…

* * * * *

Au bout d'une semaine, Jérôme Jeton n'avait pas écrit la première ligne de son roman, mais il avait rapporté de la berge mainte excellente friture. Et Sylvie avait fait connaissance avec tout le pays.

Ce n'étaient pas du tout des sauvages, que les habitants du petit pays de Souzouches. La profession d'homme de lettres, mise aussitôt en avant par Sylvie, avait bien tout d'abord inspiré quelque appréhension: «Quand la plume sert à composer de bons ouvrages, disait madame de Dracézaire, certes, c'est une belle chose que la renommée, mais, hormis ce cas, quelle vanité!… J'espère que votre mari, madame, n'est pas de ces écrivains…»

—Oh! rassurez-vous, madame, dit aussitôt Sylvie, mon mari écrit en ce moment pour Le Bonheur à cinq sous

Le magazine était sur toutes les tables. «Ah! s'écrièrent dix personnes à la fois, et aurons-nous bientôt le plaisir de voir son nom au sommaire!… Quel est le genre de monsieur votre mari?…»

—Oh! je parie qu'il écrit des romans, dit madame de Dracézaire: d'abord il a une jeune femme joliment élégante et lui-même n'a guère l'aspect d'un rat de bibliothèque… Il ne faut pas être une devineresse pour prédire le sujet de son prochain livre!

—Mon Dieu, madame, dit Sylvie, je crois que nous y mettrons bien en effet un peu d'amour; il en faut si l'on veut être lu; mais légitime et très décent.

Sylvie avait eu la chance de ne pas déplaire à madame de Dracézaire qui faisait la pluie et le beau temps dans l'endroit; et, cette conquête étant accomplie, il n'y avait point de maison qui ne lui fût ouverte. On jugeait sa toilette et sa coiffure un tout petit peu excentriques, mais elle savait passer pour extrêmement «correcte» et elle était fort bonne joueuse de tennis. Son mari avait aussi l'air si sage, toute la journée la ligne à la main, sur la berge! Est-ce qu'il «pensait» en s'adonnant à son plaisir favori? Madame de Dracézaire, qui s'enorgueillissait beaucoup d'avoir cinq petits-fils en bas-âge, était étonnée qu'un si charmant ménage fût sans enfants:

—Eh! grand Dieu! Où les logerais-je? s'écriait Sylvie.

—Ah! Eh bien, ma belle dame, il faut rester au Bout du Pont: le petit aura de quoi gambader dans votre jardin…

Sylvie rentrait au «Bout du Pont» un peu songeuse, tout en faisant par-dessus le parapet des signes à son mari immobile et béat à côté de son filet à poissons et de sa boîte d'asticots. Elle traversait le jardin, jusqu'à l'endroit où la table de fer et les fauteuils de châtaignier constituaient ce que Jérôme avait nommé «son bureau» et où il n'avait jamais écrit; et, accoudée au mur bas tapissé de mousse, elle venait apporter des nouvelles de la ville, demander celles de la pêche.

—Dis donc! Sais-tu ce qu'elle m'a dit, madame de Dracézaire? que «le petit» aurait de quoi gambader dans notre jardin!

—Quel petit?

—Celui que nous aurions si on habitait là…

Jérôme regardait au loin. Il eût aimé avoir un «petit».

—Le fait est, dit-il, que, pour m'enfiler ces sales vers de terre, un gamin ne serait pas de trop.

Il traduisait, par pudeur, en langage vulgaire le sentiment qui lui serrait le cœur.

—Oh! pour te seconder à la pêche, quant à ça, il faudrait quelques années.

—Elles passeraient vite…

Non seulement, comme grand nombre d'hommes, il avait l'instinct paternel, mais comme beaucoup, il était paresseux. L'engourdissement inspiré par cette eau si doucement courante, le plaisir de la pêche, le bien-être de la calme maison de province, la tentation supérieure, qui nous vient on ne sait d'où, de faire en sorte que «cela dure» et même que d'autres après nous, dans des conditions analogues, durent encore, cet instinct si puissant et si sûr, que l'adaptation saugrenue de la vie humaine à la trépidation mécanique a détruit, tout cela contribuait à l'attacher à ce coin de terre où il lui serait si simple et si aisé de passer la vie.

En dînant, l'un vis-à-vis de l'autre, dans une petite salle à manger d'acajou où une vieille servante, nommée la mère Coinquin, leur préparait des petits plats selon d'antiques recettes, ils parlèrent de l'attrait qu'ils subissaient l'un comme l'autre. Tous deux, nés en province, issus de familles provinciales, retrouvaient les coutumes et les mœurs ancestrales à peine modifiées, et Sylvie affirmait que les gens de Souzouches n'étaient pas plus bêtes que ceux de Paris:

—Je te garantis que madame Faisand est une femme qui a infiniment de bon sens; sais-tu bien que madame Vaucoque a suivi son mari dans toutes les colonies? que monsieur Babin est membre de l'Institut? que monsieur le curé a refusé par humilité d'être évêque? Quant aux gens jeunes que je rencontre ici, ils ont l'esprit aussi ouvert que ceux que nous pouvons voir dans les meilleures maisons… Au point de vue économique, si j'en arrive à ce chapitre, l'avantage est prodigieux.

—Mais qui est-ce qui te dit le contraire? faisait Jérôme, en goûtant avec volupté le salmis de la mère Coinquin; moi, je me trouve très bien ici, et j'ai horreur de tous les embarras que tu m'obliges à faire à Paris…

—Que je t'oblige à faire! j'aime beaucoup ça. Mais si je t'oblige à les faire, c'est parce qu'il n'y a pas moyen de vivre à Paris autrement; veux-tu arriver ou bien non!

—Arriver à quoi?

—Arriver à te faire un nom, comme tout le monde, ou bien végéter misérablement dans l'obscurité!

—Me faire un nom, me faire un nom! Si c'était en accomplissant de grandes actions ou de grandes œuvres; mais me faire un nom comme on se fait un nom aujourd'hui: comment? en prenant des tasses de thé avec des quantités de gens qui se fichent les uns des autres et qui se moquent aussi de moi; en écrivant—moi qui ne sais seulement pas écrire—des niaiseries qui me font mal au cœur!…

—Si ces gens se moquent les uns des autres, pourquoi ne peuvent-ils se quitter? s'ils se moquent de toi, pourquoi viennent-ils à la maison? Et pourquoi écrirais-tu, toi, des choses plus bêtes que ne font les autres?

—Ces gens se voient tous les jours et me voient pour la raison qui fait que les enfants vont à Guignol et les grandes personnes au théâtre. Ils ont besoin de spectacle, de comédie et de pièces, et ils aiment à revoir les mêmes grimaceries tous les jours… J'écris des choses plus ineptes que personne parce que, bien que presque tout le monde écrive, il en est du moins qui s'amusent à le faire, tandis que je n'en ai, moi, aucune envie, aucun besoin naturel, et n'y éprouve aucun plaisir; enfin, parce que, c'est une chose bien connue, tout le monde a du talent aujourd'hui, tandis que, moi, je le sais, je n'ai pas de talent, je n'ai aucun talent, je n'ai pas un soupçon de talent.

—Jérôme…, tais-toi! tu prononces des paroles…! Si on t'entendait…

—Je dis la vérité: je n'ai pas l'ombre de talent!… As-tu peur que la mère Coinquin comprenne ce que cela veut dire et aille le répéter? Je n'ai aucun talent et je n'aurai jamais de talent!

—Et après? qu'est-ce que ça fait?

—Comment! Qu'est-ce que ça fait?…

—Oui. Du moment que l'on croit que tu en as.

—Ah! ah! tu en as de bonnes!

—On le croira si tu le veux. On le croira si je m'en mêle. On le croit puisqu'un directeur te commande un roman… Enfin, pourquoi te commande-t-il un roman? Il y a trente-six mille personnes qui ont fait un roman; il y a toi qui n'en as jamais fait, et c'est à toi qu'il commande un roman… Voilà quelque chose dont il faut tenir compte. Et pour la suite, sois tranquille: j'ai déjà pris mes précautions. J'ai posé mes jalons. Avant de quitter Paris, j'avais parlé à trois critiques de ton futur roman; ils m'ont donné leur parole; je parierais que leur article est déjà fait…, ébauché, enfin, dans les grandes lignes; je m'entends…

—Mais le roman, le roman, lui, il n'est pas commencé. Je n'en ai même pas la première idée!…

—J'ai dit que tu le portais depuis toujours… que tu serais peut-être l'homme d'un seul livre, mais que ce serait de celui-là.

—C'est de la canaillerie; c'est tout simplement répugnant.

—Mon cher, c'est tout simplement ce qui se fait. En tous pays, il s'agit de se conformer à l'usage. Ah! tu es organisé pour vivre, toi, parlons-en!

—Je suis organisé pour vivre en pêchant à la ligne, dans un petit chef-lieu de canton, avec, si vous voulez, un tout petit emploi… J'aurais pu transporter des moellons, à la rigueur construire une maison, peut-être administrer tant bien que mal une propriété; et j'aurais fait, oui, j'en suis sûr, un très bon père de famille; et il y en a des centaines de mille, des millions, qui sont comme moi, pas plus malins que moi et dont le nom ne mérite pas d'être connu hors des limites de la commune; vous feriez bien mieux de l'y laisser.

—Moi, je ferai ce que tu voudras. Je suis bonne aussi bien à demeurer ici qu'à te faire valoir à Paris; mais il faudrait prendre un parti. Réfléchis aussi que tu as un engagement, que tu as promis d'écrire un roman…

—Mais ne dois-je pas l'écrire ici?

—Admettons. Mais, écrit ici, inséré même dans le Bonheur à cinq sous, si quelqu'un ne s'en mêle pas, malgré mes trois critiques, si quelqu'un n'est pas sur les lieux pour le faire mousser, c'est le four, c'est l'enterrement de première classe…

—Il y a eu des types comme George Sand, comme Flaubert, qui écrivaient en province…

—Taratata! Essaye. Si tu avais du génie, oui; avec un grand talent, peut-être…

—Ah! tu avoues que je n'ai même pas cela.

—Tu l'as peut-être, mais il faut qu'on le dise…

—Et «qu'on le dise» est ce qu'il y a de plus important?…

—Dame!…

—Tout ça, tout ça…

—Hein?

—Je dis: tout ça, tout ça ne vaut pas une bonne friture.

* * * * *

Et les jours s'écoulaient, en mangeant d'excellentes fritures et en s'adonnant à mille occupations si agréables et qui paraissaient à la vérité si indispensables, que l'on n'avait pas le loisir de penser seulement au roman.

Une lettre du Secrétaire de la rédaction du Bonheur à cinq sous vint sur ces entrefaites agiter le jeune ménage.

En l'absence de M. le Directeur, qui prenait ses vacances, le Secrétaire croyait devoir avertir Jérôme Jeton, que le photographe du Magazine, étant en tournée en province, à la recherche de sites pittoresques, et devant précisément faire quelques haltes sur le cours du Loiret, profiterait de la circonstance pour prendre une demi-douzaine de clichés du jeune maître travaillant dans son cottage à la confection du roman déjà annoncé aux lecteurs.

Jérôme fut atterré; mais Sylvie galvanisée au contraire.

—Je vais écrire, dit Jérôme, que j'ai attrapé une fièvre typhoïde. Non, ça pourrait porter malheur; mettons un rhumatisme, la coqueluche, enfin quelque chose qui m'empêche non seulement d'écrire, mais de concevoir deux idées… Et c'est bien le cas, ajouta-t-il.

—Ça n'est pas possible, dit Sylvie. Pour le Directeur, ton roman est déjà fait, depuis longtemps écrit; et tu n'as, pendant ces deux mois, qu'à lui donner le coup de fion.

—Alors, dit froidement Jérôme Jeton, je sais ce qu'il me reste à faire…

—Il te reste à faire tout ce qu'on croit déjà fait, parbleu!

—Il me reste à me jeter à l'eau.

Et déjà il enjambait le mur bas qui dominait la berge.

—Ah! s'écria Sylvie, dans ce cas, tu me ferais le plaisir de passer par la porte marine et de ne pas aller te casser les jambes en tombant de cette terrasse… Mais j'ai une idée: d'abord, si tu n'étais décidément pas prêt à temps, j'ai la ressource de pouvoir dire qu'un scrupule excessif t'a fait brûler ton manuscrit; Dieu merci, nous n'en sommes pas là: tu vas te mettre à écrire ton roman.

—Mais quel roman?

—Commence toujours. N'importe quoi. Tiens! tu vas écrire l'histoire d'une petite fille… Oui, d'une petite fille. Ça intéresse toujours les lecteurs et du premier coup: d'abord ceux qui ont une petite fille, et ensuite ceux qui n'en ont pas, parce qu'ils en voudraient une. Bon. Une petite fille qui aurait habité une maison comme celle-ci, par exemple… Mais, bien entendu, une maison comme celle-ci, en beaucoup plus beau…

—Pourquoi, en beaucoup plus beau?

—Mais, pour que ça séduise davantage! Imagine des portiques, des escaliers de marbre, des statues, des paons, des valets nombreux aussi, etc. Bref, cette petite fille, adorable, cela va sans dire, soudain a disparu.

—Ah! mon Dieu!

—Tu vois, tu es pincé toi-même; ça mord. Attends un peu! On la cherche; les gens accourent—les gens: il y a des quantités de serviteurs, je t'ai dit…—Énumération, costumes, émotions diverses. La nourrice, n'oublie pas!… Cela, tu comprends, fait des pages et des pages de description. Le jour baisse… Crépuscule… Silence… Écoute bien: On entend un cri du côté de la rivière. Toute la maison s'exclame. Il n'y a qu'un avis: on croit la petite fille tombée à l'eau.

—Mais si elle était tombée à l'eau, depuis tantôt, elle ne crierait pas!

—Moi je te parie que si on entend un cri du côté de la rivière, quelqu'un sera là pour affirmer qu'il parvient de la petite fille tombée à l'eau.—De petits détails observés, comme cela, ne font pas mal dans un récit, pourvu que le principal soit plus beau que la vérité. Embellir, embellir toujours!

—C'est commode à dire…

—Ce n'est rien du tout à exécuter: on emploie des mots superbes, et on les empile, en voulez-vous? en voilà. Ah! faire beau, c'est autre chose, à ce qu'il paraît: alors ça, ce n'est pas à la portée de tout le monde… Mais, en revanche, c'est bien moins compris.

* * * * *

Pour quelques jours, Jérôme abandonna la pêche, et Sylvie tant les plaisirs de la maison rustique que ceux de la société de Souzouches; et l'on échafauda une extraordinaire histoire, afin de pouvoir au moins exhiber un cahier de paperasses lorsque viendrait le photographe du Bonheur à cinq sous.