Il est des peuples auxquels on accorde tout, d'autres auxquels on refuse tout: dans notre vieux coin occidental de l'Europe, s'entend.
Et quand on voit, en France, bon nombre de Français refuser à leur propre pays le privilège d'avoir créé et possédé un art original tenant à son génie, on ne peut trop être surpris si l'on dénie à d'autres nations ce même privilège.
Cependant, l'objection principale opposée à l'existence d'un art russe reposait et repose encore dans beaucoup d'esprits sur ce que l'empire russe est formé d'éléments extrêmement variés, disparates, et que ces éléments n'auraient pas été, par leur diversité même, dans les conditions favorables à l'éclosion d'un art original.
Mais on pourrait en dire autant de la plupart des peuples qui ont cependant su créer des arts reconnaissables à leur caractère et à leur style.
Les Grecs étaient un composé de races assez diverses.
Les Égyptiens eux-mêmes appartiennent à plusieurs rameaux de la race humaine, et cependant on ne saurait prétendre que ces peuples n'aient su faire éclore des arts originaux.
Au contraire, nous avons souvent insisté sur cette observation, savoir: que les arts les mieux caractérisés sont le produit d'un certain mélange de races humaines, et que les expressions les plus remarquables de ces arts sont dues à la fusion des races aryenne et sémitique.
Au point de vue de l'ethnique, la nation russe ne se trouve pas dans des conditions plus défavorables que d'autres peuples, qui ont laissé les traces d'un art brillant et profondément empreint d'originalité.
Son histoire politique a-t-elle été contraire à ce développement? c'est là ce qu'il conviendra d'examiner. Mais répondons, en ne considérant la question que d'une manière générale, que la cause de l'ignorance de l'Europe à cet égard tient à ce qu'elle n'a connu la Russie qu'au moment où celle-ci, pour atteindre le niveau de la civilisation occidentale, s'empressait d'imiter l'industrie, les arts, les méthodes de l'Occident, en éloignant d'elle ce qui lui rappelait un passé considéré comme barbare.
C'est ainsi que l'art russe, qui marchait dans sa voie, a été brusquement mis de côté et a été remplacé par des pastiches empruntés à l'Italie, à la France, à l'Allemagne.
En cela, les grands fondateurs de l'empire russe ont fait une faute. Car c'est toujours une faute, lorsqu'on prétend perfectionner un état social, de commencer par étouffer ses qualités natives, et, cette faute, tôt ou tard il faut la payer.
Aller quérir en Italie, en France, en Hollande, en Allemagne les éléments d'un grand perfectionnement industriel et commercial qui manquait à l'empire russe, rien de mieux; mais, du même coup, substituer aux expressions du génie national des imitations des œuvres dues au génie particulier à ces peuples, c'était frapper pour longtemps d'impuissance les productions natives du peuple russe; c'était se soumettre à un état d'infériorité pour tout ce qui relève de l'art; c'était se rendre tributaire de cette civilisation à laquelle on devait se borner à emprunter des méthodes, des découvertes dans l'ordre matériel, non des formules toutes tracées, et encore moins des inspirations.
Après plusieurs siècles employés en imitations stériles des arts de l'Occident, la Russie se demande si elle n'a pas son génie propre, et, faisant un retour sur elle-même, fouillant dans ses entrailles, elle se dit: «Moi aussi j'ai un art tout empreint de mon génie, art que j'ai trop longtemps délaissé; recueillons-en les débris épars, oubliés, qu'il reprenne sa place!»
Cette pensée, qui mériterait d'être méditée ailleurs qu'en Russie, était trop dans nos sentiments pour que nous n'ayons pas saisi avidement l'offre qui nous a été faite de reconstituer cet art à l'aide de ces débris.
Dès lors ont été mis à notre disposition une masse énorme de documents avec un empressement qui indique assez combien le sujet tient au cœur des vrais Russes. Monuments, manuscrits, copies de tableaux, de sculptures, procédés de construction, faits historiques, textes ont été recueillis dans les vieilles provinces russes, et ces renseignements réunis nous ont bientôt permis de porter l'examen de la critique au milieu de ce chaos.
C'est ainsi que nous avons pu séparer les courants divers qui sont venus se fondre sur le territoire russe et qui ont, dès le XIIe siècle, constitué un art original, susceptible de progrès, en relation intime avec l'art byzantin, sans cependant se confondre avec celui-ci.
Mais d'abord il sera bon de définir exactement ce qu'on entend par art byzantin.
L'art byzantin est lui-même un composé d'éléments très divers, et son originalité, autant qu'il en possède, est due à l'harmonie établie entre ces éléments, les uns empruntés à l'extrême Orient, d'autres à la Perse, beaucoup à l'art de l'Asie Mineure et même à Rome.
A quelques-unes de ces sources, la Russie a été puiser directement, sans recourir à l'intermédiaire de Byzance; elle a reçu de première main des traditions orientales d'une grande valeur; puis, elle s'est assimilé les arts gréco-byzantins à une époque reculée, ainsi que nous le verrons.
On a trop souvent, nous paraît-il, considéré en Russie comme une imitation absolue de l'art byzantin une influence et une similitude d'origine, et on n'a pas tenu un compte suffisant, pour apprécier la valeur de ces origines, du développement prodigieux des arts en Orient au commencement de notre ère.
Alors les vastes territoires compris entre la mer Noire, la mer Caspienne et la mer d'Aral, et qui s'étendent au nord du grand Altaï jusqu'à la Mongolie et la Mandchourie, n'étaient pas totalement abandonnés à la barbarie. Au nord comme au sud du grand désert de Chamo ou de Mongolie, existaient des civilisations adonnées aux arts et à l'industrie. Pendant le XIIIe siècle encore, l'empire des Mongols, qui occupait cette zone étendue de l'Asie, était florissant, ainsi que le prouvent les voyages de Du Plan Carpin en 1245-1246, ceux de G. Rubruquis en 1253 et de Marco Polo en 1272-1275.
Deux de ces voyageurs suivirent à peu près le même itinéraire: le premier, de Lyon à Caracorum, au sud du lac Baïkal; le deuxième, de Crimée à la même résidence du grand Kan; le troisième, de Saint-Jean-d'Acre à Kanbalou (Pé-king), en passant par la Perse et le nord du Thibet.
Le développement de la navigation d'une part, et certainement une modification climatérique des contrées centrales de l'Asie, firent abandonner les voies de terre suivies depuis l'antiquité jusqu'au XVe siècle et qui mettaient en communication l'extrême Orient avec les contrées situées à l'ouest du Volga. Mais, avant les voyages des grands navigateurs de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe, cette voie de terre était relativement très-fréquentée et il existait au centre de l'Asie des civilisations qui aujourd'hui ont entièrement disparu.
Des déserts de sable mouvant ont pu ensevelir des cités, des forêts, combler des lits de rivières et changer des contrées habitées et fertiles en steppes à peine parcourues par des nomades.
Cet envahissement des flots sablonneux de l'est à l'ouest semble chaque jour s'étendre sur des contrées qui, de mémoire historique, étaient encore habitables.
Déjà du temps de Du Plan Carpin, qui, ayant traversé le Tanaïs et le Volga, passa au nord de la mer Caspienne, suivit les limites septentrionales des régions centrales de l'Asie et se dirigea vers le pays des Mongols où Gaïouk, fils d'Octaq et petit-fils de Gengis-Kan, venait d'être proclamé souverain, il n'existait plus une ville debout sur tout le trajet.
Les Tatars avaient détruit ce que le temps et les sables avaient respecté.
Ce voyageur et Rubruquis ne rencontrèrent que des campements et des ruines. Mais ces restes indiquaient l'établissement de civilisations disparues, étouffées sous la terrible invasion tatare qui s'étendait jusqu'aux confins de l'Europe, suivie de l'invasion non moins terrible des sables due à l'abandon de la culture et des irrigations.
La Russie avait donc pu recevoir, bien avant le XIIIe siècle, des éléments d'art de l'extrême Orient par une voie qui est encore à peu près fermée de nos jours.
Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que les grandes migrations Aryennes, qui s'étaient, à l'origine, portées au sud dans l'Hindoustan, tendirent de plus en plus à incliner vers l'ouest, lorsque les contrées méridionales furent successivement occupées par elles.
Après l'Inde, la Perse, puis la Médie, l'Asie Mineure, la Grèce, furent envahies par la race aryenne. Trouvant au sud les pays occupés et le barrage de la mer Caspienne, les derniers émigrants passèrent au nord de cette mer, s'établirent dans la Circassie et sur le Caucase, traversèrent le Don et se répandirent dans le nord de l'Europe; les derniers occupèrent la Scandinavie et les bords de la Baltique. Mais pendant bien des siècles cette voie, frayée à travers les rampes méridionales de l'Oural, dut rester ouverte et familière aux dernières migrations des tribus Aryennes, et c'est ainsi que celles-ci purent subir pendant des siècles les influences de l'extrême Orient.
Le dernier torrent aryen, en passant entre les rampes méridionales de l'Oural et la mer Caspienne, avait laissé à sa droite, le long des contrées occidentales de l'Oural, les races finnoises qui occupaient probablement ces territoires et, s'avançant droit devant lui, avait envahi la vieille Russie, la Lithuanie, la Livonie, puis enfin le Danemark et la Suède. Et, sur cette zone, on trouve la trace caractérisée d'un art dont les origines sont tout orientales.
Que ces populations aient été demander à Byzance des artistes, des objets de luxe, des étoffes, cela n'est pas douteux.
Elles étaient voisines de la capitale de l'empire, qu'elles firent trembler souvent; tantôt ennemies, tantôt alliées de la cour de Byzance, elles tiraient de cette double situation des avantages qui se traduisaient par des présents ou des sommes considérables.
Le goût de l'art byzantin pénétrait ainsi chez les Russes; mais il n'étouffait pas ces germes empruntés à la source orientale qui restaient vivaces et dont on suit les influences jusqu'à nos jours.
Ce sont ces origines qu'il est bon d'abord de signaler.
De notre temps, par un de ces retours dont l'histoire de l'humanité montre des exemples, les Russes ont une tendance à reprendre peu à peu possession de leur berceau: on les a vus se diriger de Kasan à Perm en remontant la Kama; franchir l'Oural; descendre dans les contrées d'où sortirent les Hongrois, à l'est de ces montagnes; traverser la rivière de Tobol; occuper toute la Sibérie jusqu'à la mer d'Okhotsk, les rives du fleuve Amour, longeant ainsi toute la chaîne du petit Altaï, et dépasser les monts Stanovoy.
Entre eux et l'Inde, le grand Thibet, la Chine, et le grand désert de Chamo forment la seule barrière naturelle qui les empêche de descendre vers le sud.
Il n'y a pas lieu de s'étonner si, parallèlement à ce mouvement national qui est dans l'ordre des choses, il se manifeste en Russie un désir très-vif et légitime de ressaisir l'art national si longtemps dominé par l'imitation des arts occidentaux!
Dès le VIe siècle de l'ère chrétienne, les Slaves occupaient une grande partie de l'Europe, depuis la mer Baltique jusqu'à la mer Noire. Les historiens byzantins les dépeignent comme des peuples différant essentiellement des Germains et des Sarmates Caucasiens. Déjà du temps de Justinien, s'étant alliés aux Ougres et aux Antes, ils attaquent l'empire qui finit par acheter leurs services. Vers la fin de ce siècle, les Avars entrant en scène et, en 568, leur puissance s'étendait du Volga à l'Elbe.
Ces Avars étaient sous la conduite d'un Kan avec lequel la cour de Byzance fut obligée de traiter. Ils semblent avoir atteint un degré de civilisation assez avancé, car on trouve en Sibérie, au milieu de l'Altaï d'où ils étaient sortis, des tombeaux qui renferment quantité d'objets précieux.
Pendant les dernières années du VIe siècle, les Avars soumettent les Antes et les Slaves du sud. Ceux de Bohême se révoltent bientôt et recouvrent leur indépendance. Au VIIe siècle, on trouve les Slaves établis dans la Thrace, dans la Moesie et la Bulgarie actuelle, dans le Péloponnèse, en Bithynie, en Phrygie, en Dardanie et même en Syrie.
Ainsi formaient-ils autour de Constantinople des agglomérations, tantôt combattant, tantôt aidant l'empire.
En 635, les Avars du Danube sont chassés par les Slaves qui redeviennent possesseurs de leur ancien territoire.
Quant aux territoires de la Russie actuelle, des populations finnoises ou tchoudes les occupaient au nord, sous les dénominations de Mériens autour de Rostov; de Mouromiens, sur l'Oka, à son embouchure dans le Volga; de Tchérémisses, Mechtchères et Mordviens, au sud-est des Mériens; de Liviens, en Livonie; de Tchoudes, en Esthonie et à Test, vers le lac Ladoga; de Naroviens, sur le territoire de Narva; de Jamiens ou Emiens en Finlande; de Vesses sur le lac Bielo-Osero; de Permiens dans le gouvernement de Perm; de Yougres ou Ostiaks actuels de Bérézof sur l'Obi et la Sozva, et de Petchores sur la Petchora.
Ces populations, de mœurs douces, dépourvues d'initiative, abandonnèrent peu à peu les immenses territoires qu'elles occupaient, soit au nord de la Russie, soit en Norvège, aux races conquérantes Slaves et Varègues (Scandinaves).
Les Khosars ou Khasars, qui habitaient les côtes occidentales de la mer Caspienne et qui ravagèrent l'Arménie, l'Ibérie et la Médie sans que les empereurs d'Orient essayassent de s'y opposer, apparurent les armes à la main au commencement du VIIIe siècle sur les rives du Dnjeper et subjuguèrent les populations slaves Kiéviens[1], Sévériens[2], Radimitches et Viatitches[3].
Qu'étaient ces Khosars? Ils appartenaient à ces races hunniques, à ces Turks descendus de la région de l'Altaï, dans les plaines du Touran des Iraniens, et qui, du temps de Khosroès, étaient maîtres des contrées situées entre le nord-ouest de la Chine et les frontières de la Perse. Ils obéissaient au Khâ Kan ou Grand Khan des Turks[4].
Encore au temps de Constantin Porphyrogénète (911-959), les populations qui occupaient les rivages de la mer Noire, sur une grande profondeur, étaient les Petchenègues, les Khosars, les Ouses, les Ziches, les Alains et, derrière ces peuples, vers le nord, les Bulgares noirs ou Bulgares de la Kama[5].
Il ne paraît pas que les Khosars, les plus civilisés parmi ces nations, aient imposé un joug très-dur aux races slaves au milieu desquelles ils s'établirent. Les Novgorodiens et les Krivitches, au delà de l'Oka, conservèrent leur indépendance.
Mais, en 859, apparurent au nord les Varègues qui, traversant la Baltique, imposèrent des tributs aux Tchoudes, aux Slaves d'Ilmen, aux Krivitches et aux Mériens.
Suivant leur coutume, ces peuplades normandes paraissent s'être présentées d'abord plutôt en pirates qu'en conquérants.
Cependant, d'après l'annaliste Nestor, les Slaves, en proie aux discordes et à l'anarchie, auraient appelé, en 862, trois frères Varègues pour leur remettre le pouvoir. Ces trois frères s'appelaient Rurick, Sinéous et Trouvor[6].
Sans attacher à ces traditions plus d'importance qu'il ne convient, on constate cependant la présence des Varègues en Russie jusqu'au commencement du règne de Vladimir, comme mercenaires, alliés souvent gênants, parfois utiles; mais possédant une influence notable.
Le récit de Nestor rapporte à la seconde moitié du IXe siècle la conversion des Russes au christianisme, et, dès lors, les relations avec Constantinople deviennent de plus en plus fréquentes.
«Les Russes, dit le patriarche Photius dans ses lettres aux évoques d'Orient[7], si célèbres par leur cruauté, vainqueurs de leurs voisins, et qui, dans leur orgueil, osèrent attaquer l'Empire romain, ont déjà renoncé à leurs superstitions et professent maintenant la religion de Jésus-Christ. Naguère nos ennemis les plus redoutables, ils sont devenus nos fidèles amis; déjà nous leur avons donné un évêque et un prêtre et ils témoignent du plus grand zèle pour le christianisme[8].»
D'autre part, Constantin Porphyrogénète écrit que les Russes ne furent baptisés que du temps de Basile le Macédonien et du patriarche Ignace, c'est-à-dire vers l'an 867.
Cependant il fallut un temps assez long pour que la religion nouvelle pénétrât sur toute l'étendue de ce territoire occupé dès lors par les Russes, et les Varègues paraissent avoir persisté très-tard encore dans l'observation du culte Scandinave.
Au commencement du Xe siècle, un fait important est signalé par l'annaliste Nestor. Pendant les expéditions brillantes d'Oleg et ses conquêtes entreprises pour donner de la cohésion aux diverses provinces occupées par des populations vivant à peu près à l'état d'indépendance les unes envers les autres, la nouvelle capitale du prince russe, Kiew, vit dresser devant ses murs les tentes des Ougres[9] qui, sortis des rampes orientales de l'Oural, s'étaient établis pendant le IXe siècle dans la Libédie à l'orient de Kiew. Ces Ougres pendant leur longue migration, poussés par les Petchenègues, s'étaient divisés.
Une partie avait passé le Don, se dirigeant vers la Perse; l'autre se présentait devant les rives du Dnjeper.
Qu'ils aient traversé la province de Kiew de gré ou de force, le fait est qu'ils allèrent s'établir le long du Danube, dans la Moldavie et la Valachie.
Oleg, d'origine Scandinave, tolérait le christianisme dans les provinces russes soumises à son pouvoir, mais n'était pas chrétien. Suivant les habitudes de piraterie si chères aux peuplades scandinaves, il réunit les Novgorodiens, les Finnois de Bielo-Osero, les Mériens de Rostov, les Krivitches, les Polanes de Kiew, les Radimitches, les Doulèbes, les Gorvates et les Tivertses; il embarque son armée sur des bateaux légers qui descendent le Dnjeper, suivent les côtes du nord-ouest de la mer Noire et se présentent devant Byzance. L'empereur Léon effrayé, après avoir vu saccager les environs de sa capitale, achète la paix.
Cette expédition et ses conséquences ont des rapports trop intimes avec ce que les Normands de Scandinavie pratiquaient alors sur les côtes occidentales de l'Europe, pour que nous ne signalions pas ce fait.
Cette armée, très-nombreuse, embarquée sur dès bateaux transportés à bras pour franchir les cataractes du fleuve, bateaux qui côtoient le rivage que suit à cheval la cavalerie protégée par la flotte, mis à terre près de Byzance et montés sur des rouleaux, se convertissant ainsi en un camp: tous ces détails, donnés par l'annaliste Nestor, sont si conformes aux habitudes des Normands, connues d'ailleurs et par d'autres sources qu'on ne saurait en contester la réalité.
Si nous insistons sur ce fait qui s'était déjà présenté une fois, lorsque les Varègues de Kiew tentèrent une première expédition contre Byzance, vers 865, c'est qu'il concorde singulièrement avec les éléments d'art que nous rencontrons dominants à l'origine de la puissance russe, savoir: l'élément slave, l'élément byzantin et une trace scandinave.
Mais il nous faut définir clairement d'abord ce qu'était l'art byzantin à l'époque où les Russes se trouvaient en communication incessante avec la capitale de l'empire d'Orient, soit comme alliés, soit comme ennemis ou envahisseurs.
Des origines très-diverses ont composé ce que l'on est convenu d'appeler l'art byzantin. L'empire romain, en venant établir sa nouvelle capitale sur les bords du Bosphore, trouvait là une civilisation très-avancée, mélange de traditions orientales de l'Asie Mineure, modifiées par le génie grec. La dynastie des Arsacides avait porté la culture des arts chez les Perses à un haut degré de splendeur et Rome qui était toujours disposée à s'approprier les éléments d'art qu'elle trouvait chez les peuples conquis, tout en imposant les grandes dispositions commandées par ses habitudes administratives, n'hésita pas à se servir des méthodes de structure adoptées chez les nations au milieu desquelles l'empire s'établissait.
L'art byzantin, comme tous les arts, comprend deux parties distinctes, surtout s'il s'agit de l'architecture: 1° la pratique, la structure, le moyen matériel; 2° le choix de la forme, le style, l'apparence. Les Romains, pourvu qu'on remplit les programmes qu'ils imposaient, surtout à la fin de l'empire, se souciaient assez peu des moyens employés pour y satisfaire. Tous les modes de structure d'une voûte, par exemple, leur étaient indifférents, pourvu que la voûte se fît. Ce scepticisme s'étendait jusqu'à un certain point à la décoration, depuis que les traditions de la belle époque grecque, si fort prisées à la fin de la République, s'étaient effacées sous l'apport d'éléments orientaux de plus en plus nombreux et puissants, et que les Grecs eux-mêmes s'étaient emparés de l'art asiatique pour le diriger dans une voie nouvelle.
On sait aujourd'hui que la voûte était employée dans les constructions des Ninivites et des Babyloniens, c'est-à-dire chez les peuples assyriens qui jetèrent un si vif éclat; non-seulement la voûte en berceau, mais la coupole et la demi-coupole. Mais ce qu'on n'a peut-être pas assez étudié, ce sont les moyens pratiques employés pour élever ces voûtes. Encore aujourd'hui nous voyons dans tout l'Orient élever des voûtes sans le secours de cintres, et, en examinant les monuments anciens, c'est-à-dire qui datent de l'époque des Sassanides, on retrouve exactement l'emploi des mêmes procédés, tant l'Orient change peu.
Un jeune voyageur français, ingénieur, M. Choisy, envoyé depuis peu en Asie Mineure, a rapporté, sur la construction des voûtes dites byzantines et d'après les indications qu'il avait bien voulu nous demander, des renseignements d'une haute valeur, en ce qu'ils expliquent l'adoption de certaines formes qui se développent en Russie à dater du XIIe siècle, mais dont l'origine se trouve dans la structure byzantine proprement dite.
Les architectes byzantins des premiers siècles avaient donc, tout en conservant à peu près les apparences de la voûte romaine, substitué au mode de structure adopté par les Romains un mode de structure oriental et dont nous trouvons les éléments dans les ruines de Khorsabad; c'est-à-dire un mode de structure qui permettait de se passer de cintres en charpente. En effet, les égouts du palais de Khorsabad montrent des voûtes en berceau ogival, elliptique ou plein-cintre, composées de briques placées de champ, mais suivant un plan incliné, de telle sorte que ces voûtes présentent le diagramme ci-dessus (fig. 1 et 2).
Eh bien, à Mossoul, les voûtes se construisent encore aujourd'hui d'après ce système qui évite la dépense des cintres; et les Byzantins de Salonique et d'Éphèse, au IVe siècle, employaient la même méthode pour bander des voûtes en berceau, méthode qui n'est nullement romaine, comme chacun sait[10].
En un mot, ces voûtes en berceau donnent, en projection horizontale, le diagramme (fig. 3). En A (fig. 4), sont posés des rangs de briques (sommiers) sur un simple gabarit; ces rangs-sommiers tiennent par la seule adhérence des mortiers.
Quand le constructeur est arrivé aux points a et b, alors il procède par tranches de briques posées de champ suivant un plan incliné à 60 degrés (fig. 5), en faisant simplement avancer son gabarit.
Ces briques reposent l'une sur l'autre par l'inclinaison des lits et sont retenues par l'adhérence du mortier jusqu'à ce que le rang soit complet, ce qui s'obtient en peu de minutes. Le rang bandé ne peut plus se déformer.
Ce système pouvait s'appliquer de diverses manières; à des voûtes d'arêtes, par exemple, sur plan carré ou sur plan barlong. Soit (fig. 6), une voûte d'arête sur plan barlong, c'est-à-dire composée d'un demi-cylindre sur le grand côté et d'une courbe elliptique sur le petit, le constructeur établit en même temps les deux berceaux, ainsi que le montre notre projection horizontale. Alors les rangs sont tronc-coniques[11], et les épais enduits couverts de peintures ou de mosaïques masquaient les redans des rangs de briques. Les constructeurs byzantins, ne trouvant pas assez de stabilité à ces voûtes d'arêtes dont les clefs sont horizontales, ainsi que le montre la section A (fig. 6, ci-contre), imaginèrent de prendre pour courbe génératrice des deux berceaux se pénétrant, un plein cintre tracé sur la diagonale, ce qui les conduisit parfois à obtenir des arêtes creuses près de la clef au lieu d'arêtes saillantes.
Mais ces voûtes étaient toujours bandées au moyen de rangs, reposant les uns sur les autres.
Lorsqu'ils firent des coupoles, ils procédèrent du même système. Pour eux, ainsi que M. Choisy a pu le reconnaître dans ses récentes recherches et que je l'avait indiqué moi-même[12], la coupole sur pendentifs n'est qu'un dérivé de la voûte d'arête, engendré par l'arc diagonal plein cintre (fig. 7). A[13], projection horizontale d'un quart; B, section. L'arête a b n'est qu'une ligne de jonction des surfaces tronc-coniques, mais ne présente aucune saillie.
Il est une autre solution, mais tendant au même résultat et en employant des moyens pratiques analogues, c'est-à-dire en faisant toujours reposer les rangs de briques ou de moellons sur les rangs voisins de manière à éviter les cintres.
Cette deuxième méthode s'applique aux coupoles sur pendentifs aussi bien qu'aux coupoles sur tambour. Les rangées de briques ou de moellons semblent être horizontales, mais les joints ne sont pas normaux à la courbe de la voûte (fig. 8) et cherchent toujours à se rapprocher d'un plan peu incliné, ainsi que l'indique la section en A. Aussi les constructeurs byzantins, ayant grand'peine à construire les derniers rangs annulaires a b, s'arrêtèrent parfois en a, et, à partir de ce niveau, reprirent une seconde coupole en matériaux très-légers, ainsi que l'indique le tracé B[14].
Les Persans procédèrent plus franchement et adoptèrent la forme de coupole indiquée en C. Nous ne mentionnerons que pour mémoire les coupoles à section horizontale bulbeuse (fig. 9) (Saint-Serge et monastère de Chora à Constantinople). Celles construites au moyen de trompillons à rangs tronc-coniques, s'enchevêtrant (fig. 10), (tombeau de saint Dimitri à Salonique) et celles construites en poteries, telle que la voûte de Saint-Vital de Ravenne.
Toutes ces voûtes sont construites à l'aide d'une simple tige directrice, de bois ou de fer, sous-tendue par un fil et sans qu'il soit besoin de cintres.
Ce que nous voulons établir ici, c'est que, pour ce qui touche la construction des voûtes, objet si important dans l'architecture byzantine, l'influence orientale, asiatique ou iranienne est bien autrement puissante que n'est l'influence occidentale romaine. Il en est de même pour l'ornementation. La tradition de l'architecture romaine se perd, s'efface promptement à Byzance sous l'apport iranien. De même qu'à Rome les monuments étaient confiés le plus souvent à des artistes grecs, car les Romains n'ont jamais fourni d'artistes, de même, à Byzance, le gouvernement impérial s'adressait à des artistes asiatiques qui, depuis longtemps, possédaient leurs méthodes, leur art, dont il serait trop long d'énumérer les origines diverses, mais toutes issues du centre de l'Asie aux époques les plus reculées.
Il est évident, par exemple, que les chapiteaux les plus anciens de Sainte-Sophie de Constantinople ne rappellent guère les chapiteaux grecs et romains ioniques et corinthiens de l'époque des premiers Césars, mais qu'ils appartiennent à un autre art dont nous retrouvons les éléments en Asie et jusque dans l'extrême Orient. De même pour toute l'ornementation. Au lieu de dériver immédiatement d'une inspiration de la flore, comme dans l'architecture grecque des beaux temps et jusque sous les premiers empereurs de Rome, elle est toute empreinte d'un hiératisme vieilli, dont on a longtemps usé et abusé. On peut en dire autant de la peinture, des harmonies obtenues par la juxtaposition des tons: cela ne rappelle ni l'antiquité grecque, ni l'antiquité romaine, c'est asiatique.
L'art byzantin, quittant la voie tracée par l'antiquité grecque païenne dans la statuaire et la peinture, abandonnant cette recherche de plus en plus exacte de la nature qui penchait déjà, sous les Antonins, vers le réalisme, se rattache aux traditions archaïques de l'Asie. Il prétend immobiliser les types, suspendre le libre arbitre de l'artiste, l'astreindre à des formules invariables. En un mot, le propre de l'art byzantin, à un point de vue philosophique, est de quitter la voie occidentale ouverte par les Grecs, pour se rattacher entièrement à l'esprit asiatique porté vers l'immobilité en toutes choses.
Merveilleusement placé pour opérer cette transformation, le nouveau siège de l'empire était au centre des voies qui, de tous les points de l'Asie, aboutissaient au Bosphore pour communiquer avec l'Occident. Ajoutons à cela que l'Europe occidentale allait être sillonnée par les incursions des Barbares et que la vieille machine romaine se disloquait de toutes parts.
Byzance devenait donc le point central, comme le résumé de tous les éléments d'art du monde connu. Et c'était à cette capitale que, pendant des siècles, l'Europe devait recourir pour trouver ces éléments. Aussi l'influence de Byzance se faisait-elle sentir encore, au XIIe siècle, jusqu'aux limites de l'Occident, et les arts italiens, français, anglais, rhénans et germains se constituèrent à son école.
Les croisades et les rapports journaliers politiques qui en résultèrent avec Constantinople contribuèrent à activer ce mouvement. Toutefois, c'est précisément après cette sorte d'enseignement que l'Occident recueillait au centre de l'Empire d'Orient qu'il s'affranchit assez brusquement de l'influence byzantine pour prendre des voies différentes.
Mais ces nations occidentales possédaient encore, même au XIIe siècle, des traditions romaines, qui n'avaient cessé d'exercer leur action, puis des apports nouveaux appartenant aux populations barbares qui avaient sillonné l'Europe du Ve au VIIe siècle. Si faibles qu'ils fussent, ces apports ne laissaient pas moins des traces encore visibles de nos jours.
Ainsi, ne perdons pas de vue ce point important: l'art byzantin, dans sa constitution pratique aussi bien que dans sa forme, est un résumé d'éléments très-divers dont le régime impérial prétendit former un tout immuable, une formule hiératique soumise à des lois rigoureuses. Mais comme, en ce monde, ce qui ne se transforme pas atteint fatalement la décrépitude et la mort, l'art byzantin était condamné, après avoir jeté un vif éclat, à s'éteindre peu à peu et ses dernières expressions, bien que les écoles subsistassent, bien que les causes de production fussent entretenues, sont loin d'avoir la valeur de celles formées du Ve au VIIe siècle.
Quant au peuple Russe, composé d'éléments divers mais où dominaient les Slaves, au moment où ce vaste Empire commença de se constituer, sous les grands princes, au milieu de luttes incessantes, il était en communication trop directe avec Byzance pour n'avoir pas été soumis jusqu'à un certain point aux arts byzantins; mais cependant ces éléments n'étaient pas sans posséder chacun, des notions d'art qu'on ne saurait négliger.
Les Slaves, comme les Varègues, ne connaissaient guère que la structure de bois; mais, dès une époque reculée, ils avaient poussé assez loin l'art de la charpenterie, bien que dans des voies différentes.
Les Slaves (ainsi que le démontrent les traditions encore vivantes) procédaient par empilages dans leurs constructions de bois: les Scandinaves par assemblages. Aussi ces derniers avaient-ils atteint de bonne heure une grande habileté dans l'art des constructions navales.
Ces deux modes d'employer le bois dans les constructions se fondirent et persistent jusqu'à nos jours, ce qu'il est facile de constater en examinant les habitations rurales de la Russie.
Mais encore les Slaves, aussi bien que les Varègues, possédaient certaines expressions d'art que tous les jours les études archéologiques permettent de constater avec plus de certitude et qui dénotent une origine asiatique.
Ces Slaves, aussi bien que ces Scandinaves, n'étaient-ils pas sortis, comme la plupart des peuples qui occupent le continent européen, d'un tronc commun?
N'étaient-ils pas descendants des Aryas?
Les Scandinaves, arrivés tard au nord de l'Europe, établis d'abord sur les rivages de la Baltique, de la mer du Nord, puis sur le sol du Danemark actuel, de l'Islande, de la Normandie et enfin de l'Angleterre, ont laissé des traces de ces premières occupations; traces qui ont leur physionomie caractérisée, que l'on retrouve également sur les monuments les plus anciens de la Russie et que l'on ne saurait confondre avec les influences germaniques, non plus qu'avec les éléments turks et grecs byzantins.
Mais il y avait dans l'art byzantin même, en ce qui touche l'ornementation, des origines évidemment communes avec celles qui se faisaient sentir dans les arts slaves. Cela, au premier abord, peut passer pour un paradoxe; l'examen des monuments ne doit guère cependant laisser de doutes à cet égard. Et ces origines, on les retrouve dans le centre du continent asiatique.
Nous venons de démontrer que l'art byzantin, dans le domaine de la structure architectonique, n'a fait qu'adopter des méthodes et procédés appartenant à l'Asie, à cette belle civilisation des Assyriens, Perses ou Mèdes, comme on voudra les appeler, en y mêlant quelques éléments grecs et romains.
Mais les peuplades grecques qui s'étaient établies dès les derniers temps de l'empire en Asie Mineure et notamment sur cette route si fréquentée par les caravanes partant du golfe Persique pour aboutir à Antioche, et qui nous ont laissé des édifices religieux et civils si remarquables dans la Syrie centrale, possédaient une ornementation qui ne rappelle nullement l'ornementation grecque proprement dite, mais se rapproche des arts de l'Orient iranien, dont il faut aller chercher la source dans l'Inde supérieure.
Cette ornementation, composée d'entrelacs et d'une flore de conventions, sèche, découpée, métallique et qui fut adoptée à Byzance, où elle étouffa bientôt les derniers vestiges de l'art romain, apparaît aussi dans les monuments les plus anciens des Slaves et même dans les objets qu'en France on attribue aux Mérovingiens, c'est-à-dire aux Francs venus des bords de la Baltique.
Ainsi, la Russie allait prendre ses arts, au moins en ce qui touche l'ornementation, à deux rameaux fort éloignés l'un de l'autre par la distance et le temps, mais sortis d'un tronc commun.
Il n'existe, parmi les diverses races dont se compose l'humanité, qu'un nombre restreint de principes d'art, soit au point de vue de la structure, soit au point de vue de l'ornementation. Quant à la structure, il n'est que deux méthodes principales.