Contacter l’auteur :

www.ladydaigre.jimdo.com

Lettres fatales, éditions Unicité, 2017

La clé de la vertu, éditions Books on demand, 2017

La mort dans l’âme, éditions Books on demand, 2015

Une vie de chien, éditions Books on Demand, 2015

Neitmar, éditions Books on Demand, 2014

© Martine Lady Daigre

Édition : BoD - Books on Demand GmbH

12/14 rond point des Champs Elysées

75008 Paris

Imprimé par BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt

ISBN : 9 782322 105199

Dépôt légal : 3ème trimestre 2017

À mes lecteurs.

Ce livre est un roman.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes ou d’établissements, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fruit du hasard.

Sommaire

CHAPITRE I

Vendredi 26 août.

9 h 00.

Vacances !

Mots magiques auréolés par une myriade de notes colorées telle un époustouflant feu d’artifice. Les pensées chagrines des vacanciers de tous bords allaient céder la place à l’euphorie pour un temps déterminé à l’avance, balayées un matin comme par enchantement

Depuis onze mois qu’ils cohabitaient dans la maison louée à Sainte Savine, petite ville située dans l’Aube faisant partie de l’agglomération troyenne, le commandant Jean-Louis Dorman et le lieutenant Morgane Duharec avaient, d’un commun accord, posé leurs congés annuels à la même date un trimestre avant leur départ.

Inutile de s’ennuyer en solitaire, avait avoué le quinquagénaire, un soir de vague à l’âme.

La jeune femme n’avait pas trouvé utile d’objecter.

L’évidence s’était donc imposée d’elle-même : ils partiraient ensemble pour une courte période d’évasion culturelle. Sur les dix-huit jours que leur avait accordé le commissaire divisionnaire le mois précédent, ils consacreraient leur dernière semaine à cette délicate mission, la première étant destinée aux visites familiales vosgiennes, une obligation due à l’éloignement.

Décision prise, le plus dur avait été de s’entendre sur la destination.

Les os de Dorman souhaitaient s’expatrier vers le sud.

Anticipant les réactions de sa collègue, il avait récupéré des prospectus à l’agence de voyages proche de chez eux. Il les avait éparpillés autour de lui dans le salon. Il y en avait sur le canapé, sur les deux fauteuils et à ses pieds sur le tapis en laine bouclette. Il les consultait, fébrilement, les uns après les autres. Devant cet étalage ensoleillé, il n’avait que l’embarras du choix. Le Maroc, la Tunisie, l’Espagne, tous ces pays lui tendaient les bras et lui vantaient une température garantissant trente degrés minimum. La chaleur le jour, la tiédeur la nuit. Le bonheur sans nuage vendu dans une brochure.

Imaginez donc un peu les plages de sable fin, avait-il évoqué, un brin rêveur. La peau bronzée au retour, les virées sous la voie lactée, les palmiers, les chameaux, l’oasis, le thé à la menthe et les cocktails, etc. etc.

La fougueuse trentenaire, elle, se moquait bien des fêtes nocturnes d’Ibiza et de Marrakech. Elle avait déplié sur la table basse une carte de l’Europe. Assise en tailleur, elle pointait de son index droit les contrées nordiques. Embarrassée, elle hésitait entre la Norvège, la Suède et la Finlande. Elle voulait voir les fjords.

Dorman en frissonnait à l’avance.

Discussions houleuses autour d’une latitude imaginaire.

Il fallait couper la poire en deux.

Un no man’s land s’était profilé à l’horizon, à mi-chemin entre le chaud et le froid, un compromis hasardeux pour assouplir la discorde naissante.

Le Royaume Uni, le futur Eldorado des deux D.

Ils jetèrent leur dévolu sur la cité de prédilection : Londres.

Pluvieux et venteux, avait ajouté Dorman.

Pfft, avait émis Duharec qui avait consulté un site météorologique. Durant leur période, le soleil devrait briller. Autant profiter de cette période bénie, avait-elle rétorqué.

Malgré son assentiment, avec un dernier espoir, Dorman avait défendu les médinas si chères à ses yeux. Il avait argué que, là-bas, sur cette île prisée par un public avide d’isolement insulaire, le crachin, la bruine, la " boucaille, " la flotte, quel que soit le nom donné, ce smog ruisselant s’invitait à toute heure de la journée. D’ailleurs, avait-il rajouté, histoire d’enfoncer le clou, l’emblème de l’Angleterre était le parapluie. Il avait ponctué sa phrase par un " n’est-ce pas ? " qui en disait long sur son appréhension.

Les arguments hautement justifiés du lieutenant avaient donc fini par le convaincre.

Cela faisait maintenant six jours qu’ils arpentaient les rues de la capitale sous une chaleur écrasante. Du jamais vu, foi de Londonien. Le pluviomètre affichait un zéro d’une persévérance triomphale.

Besoin de récupérer.

Sous la tonnelle faite de canisses en bambou fendues, confortablement installé dans un fauteuil en rotin, Dorman s’alanguissait à la terrasse de l’hôtel. Il dégustait une grande tasse de café noir en songeant que ce temps idyllique donnait raison à sa colocataire unique et préférée.

Le Français appréciait la vue du jardin à cette heure matinale, lequel jardin, ombragé par les différentes essences, avait permis à l’établissement de s’appeler le Green Hotel.

Il portait bien son nom. Les allées de graviers blancs structuraient l’espace à la façon d’un damier. De part et d’autre de ces voies rectilignes s’alignaient des massifs de rosiers jaune orangé où s’interpénétraient des hortensias bleus. Ces contrastes de couleurs s’harmonisaient avec les fleurs violettes d’une glycine qui était partie à l’assaut d’un vieux puits en s’enroulant autour de son armature lui servant de support. Dans ce décor apaisant, propice au farniente, le ciel bleu azur de la capitale rivalisait avec celui du pourtour méditerranéen.

Dorman ferma un instant les paupières et huma les parfums s’exhalant encore de la terre humide. La rosée persistait encore sur les feuilles en ce début de matinée et apportait cette délicate senteur. Il ouvrit les yeux en entendant claquer les talons de Duharec sur les dalles de la terrasse. Elle lui rapportait son deuxième croissant.

- Tenez, chef, dit-elle en lui tendant l’assiette où trônait la viennoiserie. Votre écart de conduite.

- Notez bien que c’est vous, lieutenant, qui m’avait autorisé cette pause dans le régime alimentaire que vous m’imposez depuis notre arrivée auboise.

- Auparavant, avec nos frimas du Doubs, j’additionnais les calories ingurgitées. Suivant la température extérieure, il nous fallait de l’énergie et nourrir la machine en conséquence. Je supputais donc. J’excusais. Maintenant, je constate et m’applique à combattre votre embonpoint en dépit de vos remarques.

- Et mon cholestérol !

- Aussi.

- Vous supplantez notre ami légiste Jefferson que je qualifierai, exceptionnellement, de médecin du vivant.

- Qui va bientôt débarquer à la maison, ne l’oublions pas. Vous feriez mieux de me remercier pour la délicate attention à votre égard. Il appuiera ma conduite envers vous, lui, au moins.

- Je n’ai pas oublié ce cher Jefferson, Duharec, mais regardez donc un peu autour de nous ! Ouvrez les yeux ! Je suis un enfant de chœur à côté d’eux. Bon Dieu ! Mais comment les Anglais, à leur soi-disant breakfast, peuvent-ils avaler du thé avec des haricots blancs à la sauce tomate accompagnés d’une saucisse cuite à la poêle et baignant dans l’huile ? Elle ruisselle de partout, cette saucisse. Que du gras, rien de maigre !

- Sans oublier le fidèle œuf à la coque ou sur le plat.

- Une variante !

- Là, je suis d’accord avec vous, chef. J’en conviens. Le mélange des saveurs est assez spécial. Ce n’est pas demain que la cuisine anglaise sera au top 50 de la gastronomie.

- Ils font tout à l’envers de notre monde, ces insulaires. Ils roulent à gauche et ils dînent à 8 h 00.

- Nos voisins de table ont l’air de s’en accommoder, pourtant.

- Sûr. Ils sont allemands. Je les ai entendus discuter hier soir lorsque nous sommes passés devant eux pour regagner nos chambres.

- J’avais omis ce détail, effectivement. Comme quoi le ventre s’adapte aux circonstances. J’aurais quand même eu du mal à le croire sans l’avoir vu. Pas vous, patron ?

- Yes, of course. Allons, hauts les cœurs, addicts à la caféine en bons français que nous sommes. Reprenons un peu de notre boisson nationale. Du patriotisme, que diable ! Un petit noir sans sucre, lieutenant ?

Mettant à profit le conseil avisé de son supérieur hiérarchique, la jeune femme se dépêcha de remplir sa tasse à ras bord avant que la cafetière ne refroidisse.

- Et pour notre dernier jour , que suggérez-vous ? demanda Dorman la bouche pleine. Shopping ?

- Pas besoin. Ma deuxième valise déborde avec les emplettes que j’ai achetées hier après-midi chez Marks and Spencer. Vous connaissez mes goûts vestimentaires, patron, à force de vivre sous le même toit. Je n’ai pas pu résister à l’étalage bariolé des vitrines. Trop alléchant pour une frenchie amoureuse de l’arc-en-ciel.

- J’avais noté ce fait en vous aidant à porter vos paquets en plus des miens.

- Remarqué qu’ici, l’hiver aura, au moins, une note estivale, pas comme chez nous. Nos stylistes feraient bien de s’en inspirer au lieu de rester accroché au gris, au marine ou au noir. La fidélité n’engendre pas l’audace. Vous parlez d’un optimisme ! De quoi alimenter le pessimisme français, je vous le dis.

- Au rayon homme, c’était plutôt le beige et l’écossais.

- Traditionnel.

- Plus classique, je dirais. Puisque nous gelons nos cartes bleues, lieutenant, si nous allions nous perdre du côté de la finance ?

- La City ?

- Une évidence, Duharec.

- Va pour les traders. Allons observer les jeunes loups qui boursicotent dans leurs beaux costumes.

- Un jeu dangereux.

- Virtuel.

- Tentation des hackers. Effondrement de l’utopie. Telle maison, tels hôtes, dixit un célèbre économiste dont ma mémoire a effacé le nom, cita Dorman.

- Une illusion s’effondrant à la moindre tempête, semblable à un château de cartes, balayé par l’ouragan monétaire. Je cerne l’idée.

- C’est cela, et en attendant des jours meilleurs, ma très chère visionnaire, si nous prenions un de leurs typiques bus anglais à deux étages au lieu du métro. Qu’en pensez-vous ?

Le commandant espérait, ainsi, diminuer le nombre de marches à monter ou à descendre du dédale souterrain underground.

- Que du bien, s’enthousiasma Duharec, et nous irons au niveau supérieur pour profiter du panorama.

- Va pour l’ascension, concéda un Dorman perclus d'arthrose, caressant un genou droit dont la douleur s’était réveillée à force d’être sollicité plus que de coutume, un mal résultant d’une activité trop sédentaire par manque d’action sur le terrain.

Y remédier absolument.

Imprégnation sportive.

Une résolution à venir.

Au regard pétillant de sa collègue, il comprit l’intériorité de sa joie.

La cohabitation a du bon malgré nos différends, se dit-il en finissant son petit-déjeuner. Derrière ses allures de garçon manqué, Morgane a bon cœur. Elle booste ma carcasse endolorie. Il ne tient qu’à moi d’inverser le processus.

Le commandant vivait sa vieillesse approchante à travers la jeunesse du lieutenant. Il buvait la vitalité qui émanait de sa personne comme un élixir de jouvence.

Il avala d’un coup les miettes du croissant qu’il venait de dévorer.

Il avait redynamisé les cellules de son corps.

Il se surprit à sourire malgré lui.

Il était prêt pour une nouvelle aventure.

9 h 00.

Elle avait enfin terminé.

Depuis qu’elle avait quitté, vers 20 h 00, le studio meublé du centre-ville de Châlons en Champagne, elle n’avait pas pu se reposer ne serait-ce qu’un quart d’heure.

Kelly Travers, âgée d’à peine 28 ans, était à bout de forces. Elle était fourbue. Les interminables va-et-vient dans le couloir l’avaient épuisée. Elle se demandait encore, en revêtant ses habits de la veille, pourquoi elle avait accepté ce boulot usant les nerfs et accaparant l’esprit.

Ne regrette rien, Kelly, se dit-elle en enfilant son jean denim indigo dans le vestiaire du personnel. Il le fallait. Être sollicitée en permanence faisait partie du contrat. J’avais besoin de ce job.

Elle attendit d’être seule pour sortir de la poche de sa blouse ce qu’elle avait délibérément volé. Dans sa main gauche, elle serra avec force le petit flacon et les trois ampoules. Elle contempla amoureusement son larcin.

Avec la cohue qu’il y a eue vers minuit, aucun responsable ne s’est aperçu de la supercherie. Le plan a fonctionné à merveille, évalua-t-elle en y réfléchissant mieux. Pour les ampoules, cela a été rapide mais casser une fiole vide, répandre un peu d’eau sur le carrelage en guise de liquide, s’emparer d’une pleine et subtiliser celle de l’autre box à l’insu de tous pour s’en servir n’était pas gagné. Pourtant, cela a été d’une facilité déconcertante. Une manipulation réussie. Score : un à zéro pour Kelly.

Elle rangea délicatement les produits dans son sac de sport jaune fluorescent et les cala dans le filet intérieur. Elle prit soin de les protéger avec des mouchoirs en papier. Elle ajouta sa tenue et ses chaussures de travail. Il fallait à tout prix amortir les chocs. Elle vérifia la dissimulation des objets et tira la fermeture à glissière.

Il ne s’agit pas de les casser maintenant. Je ne pourrais pas recommencer l’opération. Trop risqué, pensa-t-elle.

Elle se dépêcha d’attacher les lanières de ses sandales à talons plats. Elle se regarda dans le miroir fixé au mur. Elle ajusta sa tunique en soie bleu ciel et attrapa les clés de sa voiture dans son sac à main.

Masque de l’innocence. Courage, Kelly, dit-elle en se mirant. La vie est un jeu. Un coup de tampon sur la feuille de route et ce sera enfin fini, terminé, closed.

Galvanisée par ce qu’elle avait accompli quelques heures plus tôt, elle prit la direction de l’ascenseur.

Au premier étage, bureau 102, elle toqua à la porte vitrée et entra avant qu’on ne lui répondît. Surprise par tant d’insolence, la secrétaire en charge des intérimaires l’accueillit froidement.

D’allure revêche, l’employée en fin de carrière faisait comprendre à son entourage, par le timbre de sa voix, que l’idéal vers lequel elle tendait ne s’était pas réalisé durant sa vie professionnelle. Le service de la direction n’avait été qu’un mirage à ses débuts dans l’hôpital intercommunal, ayant vite été reléguée aux tâches ingrates consistant à classer des dossiers, traiter le courrier en instance d’être posté, tamponner des formulaires et s’occuper du personnel extérieur à l’établissement.

Derrière les lunettes à double foyer, l’œil perçant ne sollicitait pas la conversation ce qui arrangeait les affaires de Kelly Travers ce matin.

Dépêche-toi d’apposer ta griffe là-dessus, pensa-t-elle en lui tendant la feuille de l’agence qui l’avait embauchée.

- Est-ce que vous revenez la semaine prochaine ? demanda la secrétaire sur un ton hautain. Auquel cas, inutile que je remplisse toutes les cases.

- Non. Je suis attendue ailleurs.

- Bien sûr. Vous préférez le changement.

- Acquérir de l’expérience.

- Voici pour vous. Je garde le double. Vous timbrerez, je présume ?

- J’ai l’habitude.

- Très bien. Dans ce cas, au revoir, Mademoiselle.

Dans le couloir, Kelly Travers entendit la voix cassante du dragon en tailleur qui s’était empressée de téléphoner à son chef pour solliciter une nouvelle recrue, polie de préférence geignait-elle.

Je ne risque pas de revenir, sale toupie grincheuse, se dit Kelly en accélérant le pas. J’ai assez traîné mes guêtres ici. Il est grand temps de déguerpir de la zone.

Elle marcha à grandes enjambées jusqu’au parking du haut réservé au personnel, munie de ses deux sacs en bandoulière.

À 9 h 30, elle mit le contact.

À 9 h 35, elle stoppa devant la barrière et salua le gardien de l’entrée.

À 9 h 55, elle fit ses valises.

À 10 h 15, elle rendit les clés de l’appartement à son propriétaire comme il était convenu.

À 10 h 20, elle s’engagea sur l’autoroute, satisfaite.

À 10 h 45, elle fit une halte sur une aire pour réserver une chambre d’hôtel.

À 10 h 55, elle repartit.

Heureuse.

11 h 50.

Dorman observait le lieutenant Duharec en train de se mirer dans la façade en verre. À la regarder tournoyer, il l’imaginait défilant sur un podium vêtu d’une de ces somptueuses tenues Haute Couture qu’enviaient la plupart des femmes de la planète. Cela l’amusait de la voir si désinvolte pour une fois. Étant reconnue au sein de la brigade pour son sérieux et sa tranquillité, il la découvrait aujourd’hui, insouciante et juvénile, telle une adulte retrouvant une âme d’enfant.

Décidément, ce séjour nous procure un bien fou, pensa-t-il, réjoui. Une bouffée d’oxygène qu’il faudra réitérer dès que les batteries seront à plat pour cause de surcharge criminelle. Ne pas risquer le burn-out du policier ou le “pétage” de plombs face à des petites frappes.

Il la vit se pencher en arrière. Il calqua sa posture sur la sienne et suivit du regard le ballet des fenêtres à ouverture et fermeture automatique. Ils essayèrent, en vain, d’apercevoir la pointe du gratte-ciel. Ils durent reculer jusqu’au centre de la place afin d’apprécier les 180 m d’acier et de verre formant la structure du 30 Saint Mary Axe.

- Il porte bien son surnom de Cornichon, le building, avec sa forme aérodynamique. Vous ne trouvez pas, chef ?

- Si mais l’appellation Cornichon peut aussi nous définir de la même manière, nous autres, les clients des multinationales affectionnées par les banques du voisinage.

- Multinationales encensées aussi par les journaux que nous avons repérés dans l’autre rue.

- Le pouvoir de l’argent perdure à cet endroit précis depuis la première bourse d’échange fondée par Sir Thomas Gresham au XVIe siècle laquelle est fidèle au poste, toujours debout malgré les réformes, depuis plus de cinq cents ans. Un empire financier construit sur des ruines.

- Vous parlez du grand incendie de 1 835 qui a été immortalisé par le peintre Turner ?

- De celui-là et de l’autre aussi, le médiéval. Il détruisit une grande partie du centre historique de Londres.

- Je ne vous savais pas si érudit, chef.

- Documentation Wikipédia et Larousse. Pas de quoi pavoiser, je vous rassure. J’ai parcouru quelques pages avant de venir afin de combler mes lacunes. Je ne m’aviserais pas à étaler des connaissances qui me font défaut.

- Contrairement à vous, patron, j’ai survolé pour ne retenir que l’essentiel des quartiers à visiter et conserver intacte la fraîcheur de la découverte. À chacun sa tasse de thé.

- Nous sommes complémentaires, mon cher Watson, dans le professionnel comme dans le loisir. Faim ? questionna Dorman, souhaitant se reposer de cette marche effrénée qu’il imposait à son corps en longeant les montagnes de béton environnantes. De plus, il était en nage et assoiffé bien qu’il marchât à l’ombre.

- On regarde la carte, là-bas ?

- Pourquoi pas ? Allons-y.

Le commandant se prit au jeu de cette découverte instaurée par la jeune femme depuis leur arrivée en terre inconnue. Il allongea le pas pour suivre la cadence infligée. Il ne voulait surtout pas s’avouer vaincu par la fatigue des six jours de promenade continue. La fierté masculine l’emportait.

Ne sachant s’ils reviendraient en Grande Bretagne, le programme qu’avait planifié le lieutenant était chargé. À cette heure, une bonne partie de la liste avait déjà été rayée. Les principales activités touristiques avaient été réalisées et Dorman s’était laissé diriger dans la priorité du choix journalier. Duharec appréciait son séjour. Elle était donc aux anges mais, devant la pancarte des menus, sa joie retomba comme un soufflet sorti du four.

- Ils sont malades, ici. Vous avez vu les prix ! Deux pounds pour un expresso et trente pour un plat de spaghettis !

- Parsemés de truffes blanches coupées en lamelles, vos pâtes. Nous sommes au cœur de la City. Les papilles des hommes d’affaires s’accommodent mal du fish and chips.

- Dans quel coin se diriger, alors ? Qu’est-ce que vous proposez ?

- J’opterai pour les abords de la gare ferroviaire qui dessert le lieu. Les plats devraient être moins onéreux et nous les verrons arriver de loin, nos traders, après la clôture.

- Vous avez raison, chef. Ils n’abandonneront pas leur poste maintenant. Partons à la découverte de l’abordable.

- Je vous suis. Vous êtes notre guide. Fiez-vous à votre intuition féminine.

13 h 00.

Kelly Travers s’affala sur le lit sans prendre le soin d’enlever ses chaussures, ni d’ôter le couvre-lit. Allongée sur le dos, elle détailla le mobilier autour d’elle et constata que, décidément, quelle que soit la chaîne hôtelière, l’agencement était à quelque chose prêt identique. Une salle de bains privative avec toilettes, un bureau, un lit double, une penderie, le tout d’une impersonnalité à faire peur. Un confort minimaliste pour une vie en transit.

Toujours le strict nécessaire, rien de plus, se dit-elle. Réconfortant que le parking soit fermé la nuit. Un point non négligeable aussi, le restaurant en interne. Trop crevée pour y aller, je mangerai plus tard. Je vais dormir un peu. Je dois être d’attaque ce soir. Je dirai même que c’est primordial.

Elle attrapa la pancarte " ne pas déranger " qui se trouvait sur la table de chevet à la droite du lit, se leva et l’accrocha à la poignée extérieure de la porte.

Elle détacha ses sandales, ôta son jean et sa tunique, et se glissa sous les draps avec ses sous-vêtements.

En moins de cinq minutes, elle sombra dans un profond sommeil.

14 h 10.

Dorman et Duharec avaient réussi à trouver un fast-food dans ce quartier rupin. La richesse côtoyait le prolétaire, un mélange des genres qu’insufflait la reine, ce qui ne déplaisait pas aux deux D comme les appelaient leurs collègues de la brigade en référence aux Dupont-Dupond du dessinateur belge Hergé.

Rassasiés, ils avaient posé leurs fesses sur les marches d’un escalier proche de la Bank of England, observatoire de prédilection.

Pause digestive.

Ils n’attendirent pas très longtemps avant que leurs souhaits ne se satisfassent. Les premiers traders sortirent, fidèles à l’image que le commun des mortels puisse imaginer. Étaient bannis de la garde-robe le polo à manches courtes et le tee-shirt. Bannie, elle aussi, la chemisette. Dans leurs costumes de couleur beige ou grise, ils s’avancèrent vers eux, l’indispensable attaché-case à la main, portant haut la cravate sur une chemise à cotonnade légère. Certains échangèrent une accolade avant de se quitter, le visage irradiant la satisfaction d’avoir conclu un bénéfice juteux. Parmi cette foule, se détacha un groupe de femmes. Elles se mirent à rire soudainement, attirant vers elles le regard courroucé d’hommes mûrs offusqués.

Le commandant et le lieutenant se regardèrent, éberlués.

- Diantre ! Dire que l’économie de la planète dépend, en partie, de cette gente là, s’exclama Dorman en montrant les employés.

- Ah ! Il y en a quand même un qui se distingue. Regardez cet homme avec un sac à dos, un jean et des baskets aux pieds.

- Où ?

- Là-bas, sur la gauche, proche du kiosque à journaux. Il discute avec les autres endimanchés, désigna Duharec en pointant son index dans leur direction.

- Un préposé à la maintenance ?

- Je ne crois pas. Il leur serre la main. Ils ont l’air très familiers, vue de loin.

- Vue de très loin, alors, mais je vous laisse vos espérances, lieutenant. Nous avons assez de nos prédateurs sanguinaires, n’y ajoutons pas les pourris par l’argent.

- Je garde mes illusions. Je suis venue, j’ai vu et la suite s’écrira selon les événements mondiaux, une histoire avec un grand H.

- Des paroles réconfortantes aux oreilles de marionnettes sans fil, à savoir nous-même. Il nous suffira de ne pas tomber. Je vous reconnais bien là, à considérer le verre à moitié plein et non à moitié vide.

- Comme toujours, chef, je ne change pas outre Manche.

- Et maintenant, que suggérez-vous, optimiste pilote de notre sortie ?

- Si nous nous dirigeons vers Soho, nous nous rapprocherons de notre hôtel.

- Justement, j’ai une anecdote sur ce quartier qui fût décimé par le choléra dans la moitié du XIXe siècle.

- Laquelle ? Vous piquez ma curiosité, chef.

- Il faut se replacer dans le contexte. Les rues étaient insalubres. Le peuple marchait dans la bouse des vaches et dans les crottes des animaux de ferme qui vagabondaient.

- Beurk !

- Je ne vous le fais pas dire, mais ce n’est pas le plus croustillant. Figurez-vous que les maisons possédaient leurs fosses d’aisances sous leur plancher ce qui a eu pour conséquence, avec les années, de créer une immense nappe d’excréments humains en profondeur.

- C’est immonde.

- Attendez, Duharec, voici le meilleur. À l’époque, il n’y avait pas l’eau courante au logis. Les gens remplissaient leurs brocs à la pompe à eau commune située dans la rue principale, laquelle eau était polluée, vous vous en doutez, par ce qui se trouvait sous terre.

- La population buvait donc cette flotte. C’est dégoûtant.

- Bonne déduction, mon lieutenant. Un médecin nommé Snow observa les habitudes des gens et commença à avoir des doutes vis-à-vis d’une épidémie de choléra, maladie qui sévissait à l’époque, sans avoir de remède précis à administrer pour la vaincre. Il s’opposa au révérend en titre qui invoquait la justice divine.

- La sentence bidon.

- Exact. Un jour, désireux de mettre en pratique ses hypothèses et affirmer ses dires, il arracha la manivelle de la pompe. Il prouva qu’il avait eu raison. La contagion cessa sur le champ. Toujours partante ?

- Plutôt deux fois qu’une. Existe-t-il des vestiges ?

- Je ne crois pas mais une reproduction de ladite pompe rappelle l’épisode. Je ne me souviens plus du nom de la rue mais je présume que le Docteur Snow doit avoir une plaque commémorative. Cela devrait être facile de trouver l’endroit.

- Certainement. Il suffira d’ouvrir l’œil. Je suis impatiente de voir à quoi ressemble le quartier maintenant.

- Vous serez surprise.

- À ce point ?

- Je ne m’épancherai pas sur le sujet.

- Dans ce cas, partons de suite, annonça Duharec en se levant.

Dorman se leva à son tour.

Pour trouver la fameuse pompe, nous allons devoir nous perdre dans les chemins de traverse, croiser la luxure et le branché, s’immerger dans la babiole asiatique du Chinatown anglo-saxon, pensa le commandant en suivant sa collègue jusqu’à l’arrêt de bus. Elle ne sera pas déçue du voyage, ma colocataire, c’est certain.

19 h 00.

Elle se réveilla en criant.

Depuis plusieurs semaines, Kelly Travers dormait mal. Un cauchemar, toujours le même, empoisonnait son existence. A contrario, l’évocation malheureuse surgissait. Le désagréable rêve s’insinuait dans ses neurones et transformait sa journée en un malaise permanent. Il refaisait surface après des années de lutte pour arriver à oublier ce qui n’aurait jamais dû se produire. Les images sombres et terrifiantes se frayaient un chemin à travers sa mémoire qu’elle aurait souhaité déficiente, voire à la limite de la sénilité, à l’image de ces vieillards dont elle s’était occupée pendant la nuit et qui ne possédaient plus aucun souvenir de leur passé.

Connaître enfin l’apaisement, est-ce trop te demander, à toi, celui à qui on confie tous les maux de la terre ? dit-elle en invectivant ce Dieu absent impalpable. Elle essuya son front couvert de sueur. Où étais-tu ce jour maudit ? Ailleurs, à contempler ton œuvre pendant que les hommes s’écharpent. Rassure-toi, ce soir, ma main sera tienne. Je vais ouvrir le livre des morts et inscrire tout en haut, sur la colonne de droite, en lettres majuscules, dans celle des traîtres, celui dont on ne taira plus jamais le nom. Je remets les pendules à l’heure : transparence obligatoire.

Irritabilité perceptible.

Massage du plexus solaire.

Respiration profonde.

Maîtrise des émotions.

Le calme rassurant de la chambre enveloppa Kelly Travers, mettant une barrière entre l’extérieur et son ressenti douloureux. Elle se rasséréna, seconde après seconde.

La jeune femme s’étira langoureusement, écarta les draps et s’assit au bord du lit. Lentement, elle dégrafa son soutien-gorge et se mit debout. Elle enleva son string et se dirigea vers la douche, s’obligeant à ralentir ses gestes.

Ne pas faillir.

Doucement.

Vaincre pour ne pas être vaincu soi-même.

La tiédeur de l’eau contribuait à abaisser la tension nerveuse qui l’habitait encore. Elle appréciait d’autant plus cette eau rafraîchissante qu’elle avait éteint la climatisation avant de s’endormir. Cela avait eu pour conséquence une remontée de la température de la pièce qui avoisinait les 25° Celsius à cette heure de la soirée.

Elle sentit les gouttes bienfaisantes ruisseler le long de sa colonne vertébrale jusqu’à la raie de ses fesses. Elle termina par un shampoing et se massa le cuir chevelu.

Maintenant que je me sens mieux, dit-elle en s’essuyant, passe aux choses sérieuses ma fille. Arbore une tenue sombre pour un funeste projet et téléphone aux parents comme tous les vendredis. Surtout, ne pas déroger aux habitudes. Ces téléphones portables sont devenus le complément indispensable du mensonge éhonté. Je suis bien au bout du fil, mais où ? Grand point d’interrogation. En terres inconnues ou en enfer, allez savoir.

Elle partit d’un grand éclat de rire, preuve que la noirceur de son rêve s’était totalement dissipée. Elle tourna la tête vers l’arrière pour s’admirer dans le miroir de l’armoire. Elle trouva qu’elle avait toujours un beau cul, ce qui en ferait savourer plus d’une à l’occasion.

Toujours de bonne humeur, elle ouvrit sa valise, en extirpa une chemise en jean de couleur foncée et opta pour porter de nouveau le pantalon de la veille puisqu’il faudrait le laver ensuite. Des socquettes noires assorties aux baskets vinrent compléter l’ensemble vestimentaire.

Parfait, dit-elle en s’inspectant. Maintenant, les accessoires.

Elle attrapa les produits nichés dans le sac de sport qui se trouvait à ses pieds. Elle posa la fiole sur le bureau et décida d’emporter aussi les deux ampoules sur les trois qu’elle possédait, plus par sécurité que par nécessité. De son sac à main accroché à la chaise, elle sortit une trousse de toilette dont elle vida le contenu à côté du flacon. Elle prit ce dont elle avait besoin et mit ce nécessaire dans la trousse. Elle rangea consciencieusement les objets restants dans sa valise qu’elle verrouilla avec le système à code intégré.

Il ne lui restait plus qu’à coiffer ses cheveux mi-longs blonds cendrés qui couvraient ses épaules en deux tresses qu’elle attacherait ensemble avec une barrette afin qu’ils ne la gênassent pas dans ses mouvements.

Elle jeta un coup d’œil au radio-réveil.

19 h 45. J’ai largement le temps d’aller me restaurer en ville.

Beauté naturelle sans avoir recours à un quelconque artifice, Kelly Travers ferma la porte de sa chambre et marcha, déterminée, dans le couloir de l’hôtel avec son sac à main en cuir bleu ciel.

Elle avançait vers son destin.

20 h 00.

Devant sa pinte de bière ambrée, une Filler’s titrant à 6°3, le lieutenant Morgane Duharec ne décolérait pas. Elle avait trouvé la plaisanterie du commandant inappropriée.

- Nous faire passer par les sex-shops et les bars gays de Soho au lieu de tourner à gauche pour rejoindre directement la pompe, c’était gonflé de votre part, chef.

- Il fallait bien que je vous fasse découvrir le pittoresque. Il eut été dommage de ne pas y aller.

- Tu parles d’un raccourci ! Nous avons fait tout le tour du quartier pour revenir au point de départ.

- Se perdre était indispensable pour parfaire votre éducation anglicane. C’est typiquement londonien ce que nous avons vu. La diversion n’était pas superflue, je vous assure.

- Je ne vais sûrement pas raconter ça aux collègues en rentrant.

- Et pourquoi pas ?

- Nous avons pareil à Pigalle.