Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc

De la décoration appliquée aux édifices

Publié par Good Press, 2021
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EAN 4064066332044

Table des matières


La première de couverture
Page de titre
Texte

I

IL est une locution moderne qui me paraît fausse de tous points: les Arts décoratifs. Qu’entend-on par là? Où commencent et où finissent les arts décoratifs? Les métopes du Parthénon, la voûte de la Sixtine appartiennent-elles à l’art décoratif puisque ces œuvres sont incontestablement des œuvres d’art et qu’elles sont destinées à décorer des édifices, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur? L’œuvre d’art cesse-t-elle d’être décorative quand elle est isolée et qu’elle n’est pas dépendante d’un monument, comme est un tableau ou une statue dont la place n’est pas désignée d’avance et qu’on peut mettre indifféremment dans un salon, une galerie, un boudoir?

Art industriel, art décoratif sont des désignations qui appartiennent à notre époque, qui semblent acceptées par ceux-là mêmes qui auraient intérêt à n’établir nulle distinction dans les productions d’art. Cela a cependant plus d’importance qu’on ne paraît le croire.

On aurait, certes, grandement surpris Michel-Ange, nos artistes du moyen âge et ceux de la Grèce antique, si l’on se fût avisé de leur parler de l’art décoratif; car ces producteurs croyaient faire de l’art, tout simplement, s’ils sculptaient la frise d’un monument ou un panneau de porte, s’ils modelaient une statue ou un vase, s’ils faisaient couler en bronze un groupe ou s’ils composaient un bijou. Mais c’est que ces artistes n’avaient point la fortune de vivre sous le régime des académies.

Celles-ci, depuis le règne du Roi Soleil, ont eu cette prétention, inconnue jusqu’alors, d’avoir un art à elles, un art officiel, en reléguant dans le métier ou l’industrie, comme on dirait aujourd’hui, ce qu’elles étaient hors d’état de concevoir et d’exécuter, et en se bornant à la production de ce qu’elles ont considéré comme œuvres d’art, savoir: tableaux, statues ou bas-reliefs, ne tenant compte que médiocrement de la place que devaient occuper ces ouvrages, en tant qu’ils en dussent occuper une spéciale. L’art, le grand art, l’art officiel s’est tenu ainsi en dehors, a fait bande à part, dédaignant ou feignant de dédaigner toute production d’art ayant une destination spéciale.

Cette étrange manie, qui n’est, à tout prendre, qu’un aveu d’impuissance, a eu sur le développement de l’art en France une influence désatreuse en établissant une démarcation, absolument fictive d’ailleurs, entre les diverses expressions de l’art et en rejetant dans le métier toute une série de ces expressions.

Au total, la décoration de nos édifices en a souffert ; elle a perdu l’unité qui, dans toutes les belles époques, fait son principal mérite. L’architecte n’a pas tenu compte de la peinture qui devait décorer ses salles, le peintre ne s’est pas préoccupé de l’architecture au milieu de laquelle venait poser son œuvre, le fabricant de meubles ne s’est soucié ni de peintre ni de l’architecte, et le tapissier a tenu surtout à ce que ses tentures ne laissassent voir autre chose que ce qui sortait de ses ateliers.

J’espère démontrer que cette anarchie, produit des prétentions académiques, n’existe que depuis le jour où ces prétentions se sont affirmées et sont devenues maîtresses dans le domaine de l’art, et je voudrais, sans trop d’espoir d’obtenir satisfaction, que ces lignes pussent provoquer une définition de ce qu’on entend par «l’art décoratif».


Je comprends et j’admets qu’un artiste, comme Michel-Ange, comme la plupart des artistes du moyen âge et de la Renaissance, soit à la fois architecte, peintre et sculpteur, qu’il soit en état de concevoir un palais, de décorer la bâtisse de sculptures et de peintures, de la meubler et au besoin même de dessiner pour les possesseurs la vaisselle dont ils se serviront et les bijoux qu’ils porteront. Pour cet artiste, à quelle heure quittera-t-il le domaine de l’art pur pour entrer dans celui de l’art décoratif? Encore une fois, je voudrais bien qu’on répondît clairement à cette question; mais on n’y répondra pas plus. que les dieux ne répondent aux mortels quand ceux-ci ont l’indiscrétion de leur adresser des questions. Il leur suffit d’être dieux et c’est assez. Laissons-les donc dans leur Olympe, ne leur posons pas de questions, mais examinons comment on procédé les peuples doués du sentiment de l’art, dans la décoration de leurs édifices, quitte à en tirer les conséquences logiques.

II

Sans remonter jusqu’au déluge, passons en Égypte, dans cette contrée unique au monde par sa constitution géodésique comme par les aptitudes particulières du peuple qui remplissait la vallée du Nil et avait atteint un haut degré de civilisation, alors que sur le sol gaulois nous passions probablement le temps à déjeuner et diner de nos semblables.

L’art égyptien est, pourrait-on dire, tout d’une pièce, et pendant que dans les autres contrées asiatiques, africaines ou européennes, on peut toujours trouver, si anciennes que soient les œuvres d’art laissées sur leur sol par les antiques civilisations, des liens, des traces d’influences, des origines communes, la terre d’Egypte semble n’avoir rien emprunté, rien vu, rien admis en dehors de ses limites; avoir tout créé, depuis l’architecture jusqu’aux derniers produits de l’industrie. Peut-être est-ce parce que sa population est arrivée, la première sur le globe, à la civilisation. Et cependant on peut affirmer, en même temps, que l’art de l’Égypte a peu rayonné et que si les influences asiatiques se démêlent dans tous les arts de l’antiquité sur le sol européen, celles de l’Égypte ne s’étendent guère au-delà de son voisinage immédiat.

Séparer, dans cet art égyptien, la sculpture et la peinture de l’architecture, c’est se livrer à une sorte de dissection qui a pour effet de détruire l’organisme, tant ces arts sont intimement unis, ne peuvent vivre l’un sans l’autre. Et cependant le procédé employé est des plus simples. La construction proprement dite est déduite des lois élémentaires de la statique: murs extérieurs élevés dans un plan vertical, ou légèrement inclinés vers l’intérieur pour concentrer les pesanteurs, piles ou colonnes isolées portant des plates-bandes et des plafonds en pierre. Mais ces piles ou colonnes, outre qu’elles affectent des formes empruntées à la flore, se couvrent, comme les murailles, de nombreux dessins en creux, c’est-à-dire intaillés aux dépens de la pierre et légèrement modelés, ou d’hiéroglyphes, c’est-à-dire d’inscriptions; le tout couvert d’un très léger enduit qui cache les joints et défectuosités du calcaire et qui est peint de couleurs brillantes.

Ainsi, la sculpture relief n’apparaît jamais sur ces nus de l’architecture et ne saurait en modifier les lignes d’une extrême pureté. Ce n’est qu’assez tard qu’elle se montre sur les chapiteaux et sur les dés qui les surmontent.

La sculpture n’est donc traitée chez les Égyptiens que comme une façon de tapisserie couvrant tous les nus, aussi bien ceux des murs que ceux des piles et colonnes, et elle appelle à son aide la peinture pour faire ressortir les moindres détails des intailles. Le bas-relief égyptien n’existe pas, car on ne peut donner le nom de bas-reliefs à ces dessins intaillés et à peine modelés; et cependant l’art de la statuaire avait atteint, en Égypte, un admirable développement dès les premières dynasties, mais il se liait intimement à l’architecture par la façon dont il était traité. Car si les intailles qui tapissent les parements des édifices représentent parfois des scènes très mouvementées, la statuaire proprement dite affecte invariablement des poses calmes et une certaine rigidité symétrique qui cependant n’exclut ni les délicatesses du modelé, ni la recherche de la nature. Ainsi contribue-t-elle à la composition architectonique. D’ailleurs–sauf lorsqu’il s’agit de représentations de divinités placées dans certains sanctuaires–la statuaire, toujours colossale, ne décore que les dehors des édifices, les cours, les portiques, les pylônes (figure I, page2). Les intérieurs ne sont décorés que par cette manière de tapisserie intaillée; et cela était parfaitement entendu, au point de vue de l’art.

En effet, par suite du mode de construction adopté, il n’était pas possible d’obtenir des salles spacieuses dans les deux sens. Si ces salles pouvaient avoir une longueur indéfinie, leur largeur était forcément subordonnée à la portée des matériaux formant plafond. Dès lors, la reculée n’existait que dans un seul sens. Si donc–ainsi qu’ils l’ont fait pour des portiques extérieurs–les artistes égyptiens avaient accolé des figures colossales à des piliers, celles-ci n’eussent pu être vues que de profil. Mais indépendamment de cette raison, l’esthétique des Égyptiens était trop délicate pour admettre dans des intérieurs des images colossales dont il eût été impossible d’apprécier l’ensemble, et qui n’eussent pas été à l’échelle de la décoration. Celle-ci, dans ces intérieurs, outre qu’elle n’est qu’une tapisserie, n’est pas grande d’échelle et compose une sorte de réseau coloré ne détruisant en rien les formes architectoniques.

Pour se rendre compte de l’effet que voulaient évidemment obtenir les artistes égyptiens, il faut, par la pensée, restaurer ces intérieurs de leurs grands édifices, tels que ceux de Karnac par exemple. La lumière du jour n’arrivait dans ces intérieurs que par de rares ouvertures ou seulement par les baies des portes. Mais telle est l’intensité, l’éclat des rayons solaires dans cette contrée, que le. moindre filet dérobé à ces rayons produit des reflets qui ont une puissance supérieure à la lumière diffuse des intérieurs, dans nos climats. Les décorations intaillées et colorées sur les parements prenaient ainsi un éclat dont il est difficile d’apprécier la valeur et la chaude tonalité, lorsqu’on n’a pas eu l’occasion de s’en rendre compte sur place. Et, certainement, ce mode de décoration était celui qui convenait le mieux, les conditions admises, c’est-à-dire le climat et la destination. Ces intérieurs, maintenus frais par l’épaisseur des murs et plafonds de pierre et par l’absence des rayons solaires directs, n’eussent pu recevoir une décoration encombrante et dont les saillies auraient produit quelques points lumineux et des ombres larges en perdant des surfaces considérables. Par suite du procédé admis, tout parement recevait suffisamment de lumière reflétée, pour laisser voir les formes générales et deviner les dessins délicats qui les couvraient.

Ajoutons que ces intailles peintes sont habituellement colorées chaudement sur des fonds blancs, et qu’ainsi elles pouvaient être vues jusque dans les parties les plus sombres.

Le système de décoration appliqué dans les intérieurs par les artistes égyptiens est donc bien compris et admirablement adapté aux conditions imposées par l’architecture (figure2, page3). Il n’était pas moins favorable aux grands effets à l’extérieur, et c’est en cela qu’on ne saurait trop admirer l’instinct merveilleux de ce peuple dans les choses d’art. Il n’est pas d’architecture qui ait adopté une décoration plus propre à profiter de l’intensité de la lumière solaire.

On sait que dans les climats où cette lumière est très vive et où la pureté de l’air est extrême, l’œil se rend difficilement compte des plans. Les demi-teintes se perdent et se confondent, soit avec les parties éclairées, soit avec celles laissées dans l’ombre. Celles-ci même sont tellement reflétées qu’elles prennent une transparence extraordinaire. Il convient donc, en pareil cas, d’adopter des partis très larges et d’éviter ces demi-teintes, destinées à être dévorées par la lumière. Aussi l’artiste égyptien procède-t-il par surfaces nettement accusées, et, s’il élève des colonnes dont les fûts cylindro-coniques donneraient des ombres molles, il a le soin de les entailler de filets et d’ornements vivement découpés qui accrochent des lumières brillantes et produisent des ombres nettes (figure3, page5).