VOILA mon premier recueil terminé. J’avoue que j’éprouve une grande émotion en le livrant au public spécial, délicat et pointilleux des bibliophiles. Sera-t-il lu seulement? Daignera-t-on y prendre un peu d’intérêt?
Si, par hasard, quelqu’un allait prétendre que ce volume ne renferme pas même trois bonnes pages, il aurait tort, car j’ai composé celles qui suivent avec quelques aphorismes tirés des meilleurs ouvrages écrits sur le goût des livres.
Richard de Bury, grand chancelier d’Angleterre au XVIe siècle, a laissé un fameux ouvrage, intitulé Philobiblion, dans lequel il se montrait déjà ardent bibliophile. J’en extrais ceci:
«Les livres nous charment lorsque la prospérité nous sourit, ils nous consolent lorsque la mauvaise fortune semble nous menacer; ils donnent de la force aux conventions humaines et sans eux les graves jugements ne se prononcent pas.
«Les arts et les sciences résident dans les livres et aucun esprit ne suffirait à exprimer le profit que l’on peut en tirer.
«En retournant ce que Sénèque nous apprend dans sa 84e lettre, «que l’oisiveté sans livres est «la mort et la sépulture de l’homme vivant», nous conclurons incontestablement que le commerce des lettres et des livres constitue la vie...»
A côté de cette apologie enthousiaste des livres pour ce qu’ils contiennent, je place deux remarques plus sceptiques et tout aussi justes. La première est de d’Alembert:
«L’amour des livres, quand il n’est pas guidé par la philosophie et par un esprit éclairé, est une des passions les plus ridicules. Ce serait à peu près la folie d’un homme qui entasserait cinq ou six diamants sous un monceau de cailloux.»
L’autre est un peu le pastiche de celle-là, mais l’auteur, M. de Sacy, a eu soin de l’idéaliser, tout en accentuant encore le côté satirique:
«Le goût des livres, quand il n’est pas la passion d’une âme honnête, élevée et délicate, est le plus vain et le plus puéril de tous les goûts.»
Jules Janin, dans sa petite plaquette: l’Amour des livres, — que je regrette presque d’avoir jugée un peu cavalièrement en quelque endroit de mes lettres, — a écrit des pensées plus encourageantes:
«Les livres ont encore cela d’utile et de rare: ils nous lient d’emblée avec les plus honnêtes gens; ils sont la conversation des esprits les plus distingués, l’ambition des âmes candides, le rêve ingénu des philosophes dans toutes les parties du monde; parfois même ils donnent la renommée, une renommée impérissable, à des hommes qui seraient parfaitement inconnus sans leurs livres...
«Accordez-nous, grands dieux, une provision suffisante de beaux livres, qui nous accompagnent dans notre vie, et nous servent de témoignage après notre mort.»
Et Jules Richard, dans l’Art de former une bibliothèque: «Après avoir profité de tous les biens de ce monde dans la juste mesure de mes moyens et de mes forces, je puis, sans hypocrisie, constater ici que, de toutes les jouissances, celles qui proviennent de l’amour des livres sont, sinon les plus vives, tout au moins les plus facilement et les plus longtemps renouvelables.»
C’est, en quelques phrases, le vrai code moral, philosophique et sensé de la bibliophilie.
Vous êtes-vous bien rendu compte, mon cher ami, des scrupules qu’on doit éprouver lorsqu’il s’agit de guider quelqu’un sur ce terrain fleuri, mais semé de pierres et de ronces, qu’on nomme la bibliophilie? Avez-vous compris que c’est là, pour moi, une tâche fort délicate, je dirai même très difficile, surtout par le temps qui court? Cependant je l’accepte résolument, persuadé que si mes conseils ne sont pas toujours en accord avec vos goûts, ils auront au moins pour vous le mérite d’être dictés par l’expérience, et non par une fantaisie hors de saison «en ce grave sujet». Enfin, vous m’avez demandé quelques observations sur le goût nouveau que je n’ai pas peu contribué à vous inculquer; ces observations, les voici. Je vous les donne avec autant de plaisir que peu de prétention, et je souhaite qu’elles puissent vous être au moins utiles. Il m’est d’ailleurs si agréable de vous les transmettre, que vous n’aurez guère de gré à m’en savoir, et je serai presque votre obligé, car c’est pour moi un vrai bonheur que de parler de livres avec quelqu’un qui les aime.
Oui, vous aimez maintenant les livres, ou plutôt vous avez toujours eu ce goût intelligent, car je me rappelle que même dans votre enfance vous étiez déjà heureux lorsque vous aviez un livre en main. Mais à cette époque-là, vous aimiez les livres comme on les aime au collège. On les cherche avec avidité, pour les dévorer en cachette, entre deux leçons, au nez et à la barbe du pion, qui vous voit plus souvent qu’on ne pense, mais qui a parfois aussi le bon esprit de ne pas remarquer que vous travaillez vos devoirs dans un volume d’Alexandre Dumas, de Xavier de Montépin, ou de Ponson du Terrail. Ce sont là les livres qu’on préfère, à cet âge où l’on est avide d’apprendre, curieux de connaître la vie sous les apparences séduisantes que savent lui donner les romanciers. Mais on est à ce moment-là tout simplement ce qu’on pourrait appeler un liseur: une fois les volumes lus et relus, on les jette impitoyablement dans un coin quelconque, après toutefois en avoir régalé à l’envi tous ses camarades; et l’on s’inquiète peu si les feuillets en seront détériorés, salis de poussière ou d’encre, et si la brochure ou la reliure en seront brisées ou disloquées. Ce ne sont pas encore les livres qu’on aime alors, c’est à peine la lecture.
On ne commence à devenir bibliophile que lorsque le goût de la lecture s’étant épuré, et le jugement étant venu tempérer l’imagination, on éprouve le besoin de relire de temps en temps, avec plus d’attention, certains ouvrages dont le sujet ou le style nous ont plu. C’est l’art, pour ainsi dire, que l’on cherche dans un livre qu’on lit de nouveau, c’est la forme du style, c’est l’ornementation des pensées, c’est leur vêtement, ce sont les broderies riches ou légères dont elles sont parées, les diamants d’esprit qui y étincellent; et le sort du livre dépend souvent de ce second examen, bien plus que du premier. En effet, on jette rarement, à moins qu’il ne vaille rien, un livre qu’on n’a lu qu’une fois, toujours promptement comme on lit d’abord; mais si, après la nouvelle épreuve, le style n’a pas plu, et si les pensées n’ont pas été assez puissantes pour nous séduire, nous fermons le livre avec dédain, et c’en est fait de lui. Au bout de peu de temps, lorsqu’il nous gêne, nous l’envoyons grossir les étalages des bouquinistes du quai, où il fait connaissance avec les amateurs placides de la «fameuse boîte à cinq sols». Que devient-il ensuite?... Les épiciers, les marchands de tabac ou les chiffonniers, nous le diraient plus facilement que qui que ce soit; mais nous ne leur demandons aucun compte.
Il en est bien autrement si le livre, nous ayant frappé une première fois, supporte avec succès un second examen, une seconde lecture. Oh! alors le voilà déjà classé dans les rayons de notre bibliothèque, où il attend plus ou moins longtemps la reliure qui lui est propre, et que nous lui ferons faire à coup sûr un jour ou l’autre. Désormais le volume est sauvé. Nous le traitons avec soin, nous le choyons avec délicatesse, nous veillons à ce qu’il se conserve intact, nous nous faisons tirer fortement l’oreille pour le prêter même à nos amis, et en cela nous faisons bien. Nunquam amicorum! disait franchement un bibliophile mort il y a peu de temps, et qui avait attaché cette devise catégorique à tous les volumes de sa bibliothèque. Il est vrai que ceci est la contre-partie d’une autre devise bien moins égoïste, employée par quelques amateurs, entre autres par l’éminent bibliophile du XVIe siècle, qui avait fait graver sur ses livres: Jo. Grolierii et amicorum; mais je ne crois pas que Jean Grolier et ses imitateurs aient été sincères. Peut-être cependant les amis de ces hommes généreux étaient-ils appelés à l’immense satisfaction d’admirer de temps à autre, à travers des vitrines, les splendides reliures qu’ils faisaient exécuter. Dans ce cas, je comprends la portée de leurs devises, qui étaient à vrai dire tant soit peu hypocrites. Je le maintiens, les vrais amateurs ne prêtent pas leurs livres, même à des amis.
Quand on en est là, on se sent déjà bibliophile. On commence à choisir l’édition, le format, la belle impression, le beau papier, on cherche un bon relieur, auquel on recommande de ne pas rogner les marges... Enfin ce que l’on aime, ce n’est plus seulement la lecture, c’est à présent le livre lui-même; et il semble vraiment que l’œuvre de l’auteur ou du poète soit plus belle et ait plus de mérite, étant renfermée dans cette édition, que dans un volume vulgaire.
C’est ici seulement, mon cher ami, que l’on commence à avoir besoin de consulter des gens expérimentés; à moins de faire comme beaucoup d’amateurs irréfléchis, qui «s’instruisent à leurs dépens», et dont les dépens sont souvent si considérables que le dégoût des livres ne tarde pas à s’emparer d’eux. Car, toute question de goût personnel à part, il faut avoir déjà certaines connaissances, pour distinguer les bonnes éditions des mauvaises, pour savoir choisir entre les textes fautifs, entre les productions typographiques qui flattent l’œil sans avoir d’autre mérite, et les belles et simples impressions si recherchées des vrais amateurs. Il faut être déjà connaisseur surtout pour reconnaître la qualité des reliures, et ne pas se laisser séduire par des apparences éblouissantes, sous lesquelles sont quelquefois présentées des reliures médiocres, qui ne possèdent souvent pas d’autres avantages beaucoup plus sérieux.
Et voilà autant de choses qu’il est bien difficile d’expliquer dans de simples lettres et même dans un ouvrage quelconque de bibliographie. Tout ce que l’on pourra écrire en théorie sur ce sujet sera toujours fort incomplet, mais aura cependant l’avantage de mettre les jeunes ou les nouveaux amateurs en garde contre l’envahissement des ouvrages sans mérite.
Vous, mon ami, par exemple, qui m’avez tant prié de vous écrire mes conseils, vous ne serez certes pas, après les avoir lus, un aigle en bibliographie; mais un peu d’étude et d’habitude aidant, vous pourrez arriver, en appliquant les idées que je vous aurai transmises, à connaître suffisamment les livres pour vous former une bibliothèque assez bien choisie.
En général, pour ce qui concerne la qualité du texte de telle ou telle édition nouvelle, on s’en rapporte à l’opinion des critiques éclairés qui ne manquent pas de rendre compte dans leurs journaux de chaque livre qui paraît. De même, pour les textes d’éditions anciennes, on peut consulter les recueils de critique littéraire du temps, quand on les a sous la main, ou, lorsqu’on n’a pas la facilité de se les procurer, prendre l’avis des bibliographes modernes, qui ont condensé dans des manuels spéciaux la substance de ces critiques. Il est encore bon très souvent de s’en rapporter à la tradition, car le public est un excellent juge et les idées qui se transmettent de génération en génération, aussi bien sur des ouvrages littéraires que sur des faits historiques, reposent ordinairement sur des bases sérieuses.
Je suis encore d’avis qu’après avoir pris conseil de ces différents côtés, on s’en rapporte définitivement à soi-même, à son goût personnel, pour choisir entre les bons ouvrages, en éditions belles et correctes, ceux qui conviennent le mieux à ses idées personnelles, à son tempérament, à ses lectures de prédilection.
Dans mes prochaines lettres, je tâcherai de vous indiquer, tout en flânant, quelques ouvrages utiles à consulter, et j’essaierai de vous dire quel serait à peu près le choix que je ferais pour vous, si j’avais la mission de vous composer une bibliothèque en rapport avec les goûts que je vous connais.
Sur ce, mon cher ami, je vous laisse en paix, à «vos chères études», et je forme pour vous le souhait de Dupuis et Cotonet: «Que les Dieux immortels vous assistent et vous préservent des romans nouveaux,» car vous n’y trouverez pas grand’chose de bon.
QUOIQUE vous soyez encore bien jeune, mon ami, pour aimer à collectionner, — il paraît que ce goût est le privilège de l’âge mûr et de la vieillesse, — je vous vois acheter, acheter encore, sans relâche, acheter toujours des volumes qui viennent rapidement remplir votre bibliothèque. Savez-vous que je suis presque effrayé de cette ardeur fiévreuse. Prenez garde, croyez-moi, d’arriver bientôt à l’encombrement, je dirais presque à la satiété. J’espère bien plutôt vous trouver un jour, qui n’est peut-être pas éloigné, vous faisant, en face de votre amas de livres, ces réflexions assez naturelles: «Que vais-je faire de tout ce fouillis? Comment vais-je le classer? Qu’y a-t-il de bon dans tout cela? Combien de volumes m’intéressent vraiment, au milieu de ces rayons pleins à double ou triple étage? Où vais-je loger les bons et beaux ouvrages que je dois acheter désormais? Car enfin je ne vais pas m’arrêter en si beau chemin, et puisque je suis pris de la noble passion des livres, — je suis dans un âge où il faut donner aux passions un libre cours, — je veux marcher en avant dans cette voie charmante que je me suis tracée. Mais je suis menacé d’un engloutissement complet, d’une asphyxie terrible, sous des avalanches de bouquins, qui me suffisaient au temps de mon inexpérience, mais qui m’offusquent aujourd’hui. Je commence à éprouver le besoin de respirer largement. Mes poumons et mes goûts de bibliophile demandent désormais une atmosphère plus pure. Il faut élaguer, épurer, trier, rejeter tout ce qui est inutile ou nuisible dans ma bibliothèque. Allons, à l’œuvre! et du courage! Soyons impitoyable pour les mauvais livres, même pour les livres médiocres! Place aux bons! je ne veux plus désormais avoir que de ceux-là. Et s’il ne me reste enfin qu’un volume sur dix ou vingt, ce sera bien, j’aurai eu de l’énergie; s’il ne m’en reste qu’un sur cent ou même sur mille, ce sera encore mieux, j’aurai fait preuve de goût, car ce serait déjà merveilleux si parmi les innombrables productions du cerveau humain, les bons ouvrages existaient même dans cette dernière proportion. Puisque j’ai acheté jusqu’ici sans discernement, il est temps que j’expie ma faute, et je ne veux désormais agir qu’avec prudence, en bibliophile éclairé.»
Bonnes résolutions, mon cher ami! qui nous viennent toujours tôt ou tard, en cela comme en bien d’autres choses, et que nous avons un certain mérite à mettre en pratique. Car il faut avoir une grande volonté pour vaincre ses habitudes, surtout les mauvaises!... Ainsi je vous engagerai à ne pas trop vous abandonner à votre caractère indécis, et à vous tracer à l’avance un but en bibliophilie, comme vous devez en avoir un dans votre existence morale. Dites-vous: «Je veux que ma bibliothèque ait tel ou tel caractère et que tous les ouvrages qui la composeront concourent à lui donner ce caractère-là. » Vous avez, par exemple, un goût très prononcé pour la littérature et les beaux-arts, plutôt que pour les sciences, ou la théologie, vous devrez vous attacher à donner à votre bibliothèque un caractère littéraire et artistique; et ces deux séries formeront à elles seules une réunion importante d’ouvrages, autour desquels vous pourrez encore grouper quelques volumes d’un autre genre, qui auront un peu de rapport avec ceux-là. Les livres de théologie, de jurisprudence, de mathématiques, de sciences exactes quelconques, pourront sans inconvénient n’y être que faiblement représentés, si là n’est pas votre goût. Mais vous serez toujours forcément obligé d’y admettre un certain nombre d’ouvrages d’histoire, de voyages, de biographie, qu’il est agréable de pouvoir consulter de temps en temps, sur des faits, des hommes, ou des pays, auxquels les autres livres nous reportent nécessairement.
Que d’autres amateurs, tout aussi éclairés, mais ayant des goûts différents, achètent presque exclusivement des livres de sciences, ou des livres religieux, ou des livres de droit, c’est leur affaire, et ils ont aussi bien raison que vous. Ce doit même vous être une satisfaction, car vous n’êtes pas exposé à les avoir pour rivaux dans vos acquisitions. Mais que leurs conseils ne vous fassent pas vous écarter du but que vous poursuivez, de même que vos raisonnements, si persuasifs qu’ils fussent, n’arriveraient pas à les détourner eux-mêmes de leurs idées! Nous n’avons ni les uns ni les autres, que diable! la manie d’être universels; et le bibliophile qui aurait la prétention de former une bibliothèque complète, ou seulement d’avoir tous les livres intéressants, me paraîtrait assez semblable aux gens qu’on appelle des paniers percés et qui se figureraient avec leurs bienheureux paniers arriver un jour à réunir la fortune de Rothschild; il me semblerait attelé à un travail pareil à celui d’une dame de l’antiquité qu’on appelait Pénélope, ou encore au labeur fatigant et peu récréatif de ces demoiselles de la fable qu’on nommait les Danaïdes.
J’espère bien, mon ami, que ce n’est pas la prétention dont je viens de parler qui vous conduit à vous encombrer ainsi de bouquins, et je vous attends au jour prochain de l’épuration.
Je sais bien que votre éducation est encore à faire sur ce point, et que vous ne pouvez devenir en quelques semaines ou même en quelques mois docteur ès sciences bibliographiques; que vous ne pouvez pas, en si peu de temps, avoir appris à connaître les bonnes éditions, les volumes rares et précieux, les reliures des différentes époques, les provenances, etc., quand il y a des gens, même du métier, qui s’occupent de tout cela depuis quarante ou cinquante ans, et qui n’y connaissent pas encore grand’chose. Mais avec votre intelligence et vos aptitudes naturelles, avec votre goût passionné pour les beaux et bons livres, vous devez «doubler vos classes» et arriver en peu de temps à de grandes et sérieuses connaissances bibliographiques.
Vous trouverez peut-être bien puéril le conseil que je vais vous donner, d’acquérir sans retard les principaux ouvrages de bibliographie et de les consulter invariablement lorsque vous désirez acheter un volume qui vous a plu; car vous possédez sans doute déjà quelques-uns de ces ouvrages. Mais je l’ignore et je vais vous les citer, comme si vous n’en connaissiez aucun.
Je mets en première ligne, comme le plus important, le plus sérieux de tous, le Manuel du libraire et de l’amateur de livres, de Jacques-Charles Brunet, qui en est à sa cinquième édition, datée de 1860-1865, la seule que je vous recommande, en attendant la sixième, que des continuateurs de Brunet ne tarderont sans doute pas à donner, pour mettre ce livre au courant des découvertes nouvelles, et aussi des goûts nouveaux. Cet ouvrage, véritable monument de patience et d’érudition, est indispensable à tout amateur sérieux; et malgré les imperfections et les erreurs, très rares du reste, que l’on ne peut manquer de rencontrer par-ci par-là, dans un ouvrage de descriptions et de recherches, contenant pas moins de six gros volumes grand in-8°, de plus de dix-huit cents colonnes chacun, ce livre est jusqu’ici le plus complet et le mieux compris qui existe sur ce sujet. Si vous ne l’avez pas, je vous engage à en faire de suite l’acquisition.
A l’époque où J.-Ch. Brunet rédigeait et publiait son Manuel, la mode en bibliophilie était différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Ainsi il y a tels ouvrages, assez nombreux, du XVIIIe siècle, illustrés de gracieuses et légères figures, que l’on ne prisait guère alors, et qui sont arrivés aujourd’hui à atteindre des prix fabuleux, disputés qu’ils sont par un grand nombre d’amateurs. L’auteur du Manuel du libraire, d’accord du reste avec les bibliophiles de son temps, traite ces ouvrages assez dédaigneusement et ne leur attribue qu’une valeur presque infime. En cela je ne puis le blâmer; car ce qui devrait être le meilleur dans un livre c’est le fonds, c’est le texte; et franchement le texte des ouvrages en question, le fonds, la partie importante enfin, manque absolument de style, de talent, d’idées et de littérature.
La nouvelle génération d’amateurs qui s’est formée depuis dix ou quinze ans, a décidé que la plupart des livres du XVIIIe siècle méritaient d’être recherchés, pour la grâce et le charme de leurs illustrations. On ne peut pas empêcher la mode de régner en maîtresse là comme ailleurs, et d’imposer sa loi aussi bien en ce qui est du domaine de la curiosité qu’en ce qui regarde la toilette, le goût, les idées, même la morale. On ne peut pas l’arrêter, cette déesse capricieuse, dans sa course à travers les siècles, qu’elle parcourt comme un papillon impatient passe à travers l’espace azuré, en laissant autour de lui la légère fraîcheur de ses ailes agitées et un scintillant reflet de ses riches couleurs. Et la légèreté, la grâce de ce papillon nous séduit, nous charme tous, qui que nous soyons, de même que quel que soit notre caractère, sérieux ou triste, gai ou morose, nous arrivons tous à sacrifier un jour ou l’autre à cette divinité entraînante et fantasque.
La mode donc, ayant de nos jours mis en lumière les ouvrages illustrés du XVIIIe siècle, on s’est empressé de fabriquer, trop à la hâte peut-être pour qu’ils soient parfaits, des ouvrages spéciaux pour décrire ces sortes de livres. Je vous recommanderai d’avoir le Guide de l’amateur de livres à figures du XVIIIe siècle, par Henry Cohen, dont une quatrième édition a paru l’année dernière. Il ne faudra pas toutefois vous figurer que cet ouvrage soit sans défaut et qu’il faille s’y fier aveuglément. Non, il faut même le consulter avec une certaine réserve, car on y trouve d’assez nombreuses inexactitudes, qui, je l’espère, seront un jour corrigées, et surtout des omissions. Mais il n’en est pas moins très utile et donne d’excellents renseignements sur un grand nombre de livres à figures.