Ouvrage couronné par l'Académie française (Prix Thérouanne)

Précédé d'une étude par François Coppée

Orné d'un portrait de Napoléon par Edouard Defaille

Copyright © 2021 Arthur Lévy (domaine public)

Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/ 14 rond-point des Champs-Élysées,

75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322232420

Dépôt légal : avril 2021

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Sommaire

ÉTUDE1 SUR NAPOLÉON INTIME PAR FRANÇOIS COPPÉE

JE ne connais pas M. Arthur-Lévy, mais il peut se vanter de m'avoir fait un sensible plaisir, en m'envoyant gracieusement son Napoléon intime.

Depuis une dizaine de jours, dès que j'ai une heure à moi, je la consacre à ce gros in-octavo de plus de six cents pages, où, par un prodigieux travail, l'auteur a patiemment réuni, avec textes et preuves à l'appui, tous les témoignages favorables à la personne de l'Empereur. C'est exactement la contre-partie, c'est même, à mon humble avis, la réfutation de l'œuvre de Taine. Pour tout dire, la ressemblance existe entre les deux livres. Car Taine, dans son dernier et monumental ouvrage, Les Origines de la France contemporaine, et particulièrement dans le volume consacré à l'analyse du caractère de Napoléon, avait purgé son style volontairement, j'en suis certain d'imagination et d'éloquence, et l'avait réduit à une sécheresse toute scientifique. C'est par l'accumulation des petits faits, c'est par un tricotage — très curieux du reste — de notules et de scolies, qu'il a soutenu son opinion — j'allais écrire : son paradoxe — et qu'il a représenté l'auteur du Code civil, et le vainqueur d'Austerlitz, sous les traits d'un atroce et funeste condottiere.

Pour nous peindre Napoléon tel qu'il le voit, c'est à dire comme un homme de génie, mais aussi comme un homme animé des plus nobles instincts, M. Arthur-Lévy n'a pas employé d'autres procédés. Comme Taine, et avec autant d'abondance que lui, il s'est contenté de grouper des faits et des citations, et il a combattu victorieusement, selon moi, les détracteurs de Bonaparte par la même inflexible méthode.

En vérité, un tel livre était nécessaire.

Dans les dernières années du second Empire, et surtout depuis sa chute, le courant de la réaction, la poussée de dénigrement et de calomnies contre Napoléon Ier avaient dépassé les dernières limites de l'injustice. L'acte monstrueux de la Commune, renversant, en présence des Allemands vainqueurs, la colonne Vendôme sur un lit de fumier, eut un caractère symbolique. Par une folie, que l'imbécillité des passions politiques peut seule expliquer, la France, le lendemain de sa défaite, semblait vouloir déchirer les plus glorieuses pages de son histoire, avilir et souiller une épopée militaire comme aucun peuple n'en a dans ses annales. On exhuma les libelles anglais et les pamphlets de l'émigration. Bonaparte redevint l'Ogre de Corse. Les propos de femme rancunière, comme la Rémusat, les potins de laquais chassé comme ce voleur de Bourrienne, firent autorité. Le moindre vice qu'on reprochât à l'Empereur était l'inceste ; la seule excuse qu'on invoquât en sa faveur était l'épilepsie. Il y eut des pères Loriquets orléanistes et républicains, qui travestirent les personnages et dénaturèrent les évènements à qui mieux mieux. Beaucoup de larmes de crocodile furent répandues. Des Jacobins pleurèrent le duc d'Enghien, et des royalistes s'attendrirent sur Malet. Il fut d'ailleurs convenu que, même comme homme de guerre, Bonaparte avait été singulièrement surfait. Chacune de ses victoires était due à l'un de ses lieutenants ; et l'on dénonça avec indignation son envie et son ingratitude envers ceux qu'il avait seulement faits princes, ducs et maréchaux. Des stratèges de cabinet et de bibliothèque, des tacticiens armés d'un simple couteau à papier, conclurent à la médiocrité de ce général, qui avait cependant commandé en personne dans six cents combats et dans quatre-vingt-cinq batailles rangées.

L'étude de Taine, que je ne confonds pas, à coup sûr, avec tout ce fatras, mais qui n'en est pas moins, selon moi, l'erreur d'un grand esprit, dupe et victime de son système, l'étude de Taine si imposante par le talent et l'autorité de son auteur et par l'énorme labeur qu'elle représente, semblait de nature à porter un coup décisif à la renommée de Napoléon. Il n'en fut rien, pourtant ; à partir de cette attaque, venue en dernier lieu, et certainement la plus redoutable de toutes, l'opinion s'est brusquement retournée. Le patriotisme, et aussi le besoin de justice et de vérité, qui est une des vertus de notre race, protestèrent. On s'aperçut que le torrent d'accusations et d'outrages avait glissé sur les gloires impériales sans les salir, comme une averse sur l'Arc de Triomphe. De nombreuses publications, parmi lesquelles il convient de citer au premier rang les Mémoires du général Marbot, replacèrent la figure de l'Empereur dans son vrai jour, et furent accueillies par le public avec une faveur exceptionnelle. D'un seul coup d'aile, l'aigle de la Grande-Armée reprit sa place légitime, la plus haute. L'œuvre de réparation, sans doute, n'est pas complète ; mais elle se fait chaque jour, et ce nouveau livre y contribuera.

M. Arthur-Lévy nous présente seulement, comme l'indique le titre de son ouvrage, un Napoléon intime ; et si j'avais une reproche à lui adresser, ce serait d'avoir un peu trop insisté peut-être, sur les traits de simplicité, de bonhommie presque bourgeoise, très réels cependant, qu'on trouve dans la vie privée de l'Empereur. Mais je ne fais pas ici de critique littéraire, et je me borne à causer avec mes lecteurs à propos d'une lecture qui m'a charmé. Ce qu'il y a d'excellent dans ce livre, ce qui en fait la force, c'est que l'auteur, en parlant d'un génie sans pareil, d'un météore comme il n'en a flamboyé que quatre ou cinq dans le ciel de l'histoire, n'oublie pas un seul instant qu'il parle d'un homme, soumis, dans une certaine mesure, et malgré toute sa grandeur, aux mêmes fatalités de nature, aux mêmes passions, aux mêmes habitudes que les autres. En général, les ennemis de Napoléon le tiennent pour un monstre, insensible comme tous les monstres ; et, à les en croire, toutes ses actions et tous ses sentiments relèvent de la tératologie ! C'est vraiment trop simple, et, avec ce point de départ, on va où l'on veut. M. Arthur-Lévy, au contraire, s'efforce de montrer — et par d'innombrables preuves — que Napoléon est un homme, exceptionnel sans doute, doué comme personne peut-être ne le fut jamais, mais un homme qui, dans l'existence de chaque jour, a souffert et joui comme le premier venu. C'est un réaliste au fond, que M. Arthur-Lévy ; mais un bon peintre de portraits doit toujours être un peu réaliste. Ce portrait de l'Empereur est très ressemblant, parce qu'il est très humain

Ne me dites pas que mon goût pour le livre de M. Arthur-Lévy est suspect, parce que vous savez que je suis admirateur passionné de Napoléon et que dans mes promenades suburbaines, je vais tout droit aux étalages de bric-à-brac où j'aperçois le Bivouac d'Austerlitz et les Adieux de Fontainebleau. Non, je ne suis pas aveugle. Lisez ce Napoléon intime, et quelle que soit votre opinion sur le modèle, vous rendrez justice à l'artiste, et vous admirerez dans ces pages, l'esprit d'ordre, le calme, la conscience, et surtout le haut sentiment d'impartialité qui caractérisent le véritable historien.

Cependant, en fermant le livre, je n'ai pu me défendre d'une mélancolie.

Qu'ils sont vains, nos efforts vers la vérité ! En toute chose, et même en histoire ! Dans le lointain passé, quelles ténèbres ! Que savons-nous ? Voici, par exemple, ces premiers Césars de la Rome impériale. Ils nous apparaissent tous comme des scélérats. Mais qui nous l'a dit ? Tacite, Suétone, Juvénal. Nous n'avons, pour les condamner que le témoignage de leurs ennemis. Plus tard, quand les documents sont nombreux et multipliés par l'imprimerie, c'est leur abondance même qui fait que la postérité hésite à rendre un verdict. Et puis, que de contradictions ! Un savant n'a-t-il pas expliqué assez récemment la mission de Jeanne d'Arc par des accidents hystériques ? Qui donc a prétendu que Lucrèce Borgia était inceste et empoisonneuse ? Voici cet autre docteur en us qui accourt les mains pleines de paperasses, et me donne la preuve du contraire. Je connais donc bien mal ma Révolution française que Marat me semble un tigre ! On l'a comparé à Jésus et, pour beaucoup, il fait encore partie du bloc. Défense d'y toucher ! Si j'ouvre ces deux journaux qui traînent sur la table du cercle, Thiers est en même temps le fondateur de la République et le sinistre vieillard aux mains sanglantes — Quel désordre ! Quel gâchis....

La vérité — qu'on pardonne ceci a un poète — elle est, je crois, dans la légende. Et pour le grand Empereur, puisque nous parlons de lui — elle est, tenez ! dans cette émouvante lithographie de Raffet, que j'ai là, sur ma muraille.

Sous une lourde pluie d'automne, les grenadiers de la garda défilent par sections, courbés de fatigue, les pieds boueux et pesants, protégeant, d'un pan de leur capote, la batterie du fusil. Nous sommes évidemment aux derniers jours de la campagne de France, quelque part en Champagne. Dans le fuligineux paysage rien que le vague squelette d'un moulin à vent, et, partout, le moutonnement des bonnets à poil. Sur la gauche, s'éloigne l'Empereur, à cheval, et tous ont le regard tourné vers son gros dos, voûté et soucieux. Tous pensent à lui, mais lui ne songe qu'à son affaire, qu'à sa bataille de demain ou de tout-à-l'heure. Et sur les visages des soldats du premier plan, éclate un drame sublime de souffrance et de fidélité.

Et l'artiste, sous cette pathétique image a tracé un mot sublime, où éclate toute la noble folie des grenadiers pour leur Empereur et des Français pour la gloire :

Ils grognaient . . . et le suivaient toujours.

FRANÇOIS COPPÉE.


1 Cette étude a paru dans Le Journal du 9 mars 1893.

PRÉFACE DE L'AUTEUR

NAPOLÉON, durant sa vie, a été tour à tour l'objet du culte et du mépris de ses sujets. Aujourd'hui, — quoique l'influence de son action individuelle sur les destinées de la France et de l'Europe ne puisse encore être exactement définie, — sa mémoire nous partage toujours en deux camps, les admirateurs et les détracteurs, également zélés pour dénaturer, en bien comme en mal, la personnalité de l'Empereur.

Or, les louanges excessives et les attaques virulentes, qui se valent par leur exagération, s'annulent les unes les autres et laissent la raison aussi peu éclairée sur le caractère de Napoléon que si rien n'en avait été dit.

Toutefois, en étudiant la vie de l'Empereur avec droiture, on voit bientôt la réalité se dégager de la légende dorée et de ce qu'il est permis d'appeler la légende noire napoléonienne. Cette réalité la voici : Napoléon ne fut ni un dieu ni un monstre, mais, simplement, — selon la célèbre formule classique qu'on peut lui appliquer, — il était homme, et rien d'humain ne lui était étranger. Le haut sentiment familial, en effet, la bonté, la gratitude, la cordialité, furent ses qualités essentielles.

Cette conclusion, qui, malgré son évidence, me mettait en désaccord complet avec d'éminents écrivains, n'a pas été sans me causer un peu d'hésitation.

Avant de l'adopter définitivement, je me suis prescrit le devoir de m'entourer de renseignements contradictoires, de vérifier les assertions des amis de l'Empereur par les dires de ses ennemis. Selon l'expression actuelle, j'ai interviewé, en quelque sorte, les contemporains dans leurs écrits, les pressant de questions, tout en ne retenant que les allégations corroborées, au moins dans leur esprit, par plusieurs auteurs. C'est ainsi que j'ai apporté quinze, vingt, parfois trente témoignages favorables, à l'encontre d'une appréciation malveillante. Puis, voulant davantage encore, j'ai contrôlé, au moyen de faits historiques, les attestations recueillies dans les souvenirs de l'époque.

On ne trouvera -Jans cet ouvrage aucune opinion se rapportant à Napoléon qui ne soit fondée sur des renseignements émanant des sources les plus diverses, sur des textes officiels dont les originaux sont faciles à consulter, soit aux Archives nationales, soit dans les collections que j'indique soigneusement.

Enfin, par un dernier scrupule, j'ai tenu à ne point faire usage du Mémorial de Sainte-Hélène, qui aurait souvent confirmé ma thèse. J'ai estimé qu'il ne fallait pas prendre à un homme ses définitions de lui-même, surtout lorsque cet homme, irrémissiblement vaincu, rayé avant sa mort du nombre des humains, n'a pu avoir, sans doute possible, d'autre visée en dictant ses mémoires que de se donner, au regard des générations prochaines, la posture la plus avantageuse à sa renommée, la plus profitable aux intérêts de sa dynastie.

Bien qu'on ait dit à satiété que l'Empereur, au cours de son règne, a été l'instigateur de toutes les guerres européennes, la question, avant d'être tranchée, me paraît demander cependant un supplément d'enquête, — quand on considère qu'après huit ans de luttes permanentes avec l'Europe, sous la Révolution et sous le Directoire, les quatre premières années du pouvoir personnel de Napoléon furent une ère de reconstitution pacifique ; quand on est obligé de constater que la théorie des guerres, commencée à la fin du siècle dernier, se continue à présent avec une régularité presque mathématique ; quand on voit encore aujourd'hui les mêmes alliances se former, au nord comme au midi, contre la France.

L'histoire documentée des guerres de l'Empire n'est pas faite. Pour l'écrire véridiquement, il importera beaucoup plus de connaître à fond les archives des pays étrangers que celles de la France.

Le jour où l'on voudra déterminer si Napoléon a provoqué telle guerre de son plein gré, ou si, au contraire, il n'a fait que prévenir une agression imminente, la correspondance échangée entre les souverains, à la veille des coalitions, sera autrement édifiante que celle de l'Empereur avec ses agents.

Du rapprochement des résolutions de l'Empereur et des combinaisons secrètes qui se tramaient, hors de France, aux heures décisives des conflits, naîtra, peut-être, un nouvel ouvrage qui sera le complément de cette étude intime du caractère de Napoléon.

ARTHUR-LÉVY.
Paris, 1er septembre 1892.

LIVRE PREMIER

LES DÉBUTS

I

LE 15 août 1769, vers onze heures du matin, naquit à Ajaccio Napoléon Bonaparte, fils de Charles Bonaparte et de Laetitia Ramolino.

La mère se trouvait à l'église quand elle fut prise des douleurs de l'enfantement ; elle rentra chez elle et accoucha sur un tapis. Une allégorie existait-elle sur ce tapis ? Etait-ce un de ces tapis antiques à grandes figures ? Il n'importe ; abandonnons ce point de départ, vrai ou faux, aux amateurs de légendes. Voyons seulement dans quel milieu cette naissance vient de se produire.

Le père, Charles Bonaparte, est de race noble, originaire de Toscane. Des Bonapartes auraient, d'après des documents plus ou moins authentiques, régné à Trévise.

La mère de Napoléon, Laetitia Ramolino, était la fille d'une Pietra Santa qui, veuve de Ramolino, épousa en secondes noces un Suisse nommé Fesch, dont la famille était honorablement établie à Bâle, où elle exerçait le commerce de la banque.

Donc, la mère de Napoléon passa les années qui précédèrent son mariage dans un milieu de commerçants banquiers. Elle sut, à l'âge où les jeunes filles pensent à leur établissement, ce qu'étaient l'ordre, l'économie, la bonne direction des affaires. Et si, comme des philosophes l'ont pensé, le caractère d'un homme lui est donné par sa mère, on pourrait trouver ici la racine de ces instincts de probité, d'ordre excessif dans tous les comptes où l'argent joue un rôle, qui sont un des côtés les plus marqués du caractère de Napoléon.

L'une des premières sensations que reçut Napoléon, dès son plus jeune âge, fut de voir sa mère affligée, mais calme et énergique, au milieu des ruines causées par les guerres qui venaient de finir.

Au sein de cette famille pauvre et qui s'augmentait tous les ans, on vivait dans la gêne ; la fortune de Charles Bonaparte consistait en un petit domaine de mille à quinze cents francs de rente qu'il faisait valoir.

On sollicita de toutes parts, on fit agir toutes les influences pour obtenir les bourses nécessaires à l'éducation des deux aînés, Joseph et Napoléon. Les demandes sont accordées, grâce à l'appui de M. de Marbeuf, évêque d'Autun, neveu du gouverneur de la Corse. Joseph doit entrer dans les ordres : il sera placé au collège d'Autun, et Napoléon, que l'on destine à la marine, sera élève de l'école de Brienne ; mais, auparavant, il devra faire un stage à Autun, afin d'apprendre suffisamment le français pour être en état de suivre les cours de l'école.

On part le 15 décembre 1778. Gros événement pour la famille ! C'est la première fois que les enfants vont être séparés de leur mère ! Les recommandations qu'elle fait à ses chers petits, vous les entendez, toutes pleines de la plus douce tendresse et de la plus sévère raison. Tout le monde est là, sur le môle : l'oncle Lucien, archidiacre d'Ajaccio ; la vieille domestique Manuccia, que les enfants appelaient la tante, Ilaria, la nourrice, et Saveria, la bonne d'enfants, celle qui plus tard continua à tutoyer le grand empereur comme elle tutoyait ce jour-là son chétif maigriot. Les yeux mouillés de pleurs, les enfants envoient un dernier baiser à la mère pendant que le navire gagne le large.

Après s'être arrêté à Florence, où l'on prend les papiers de noblesse nécessaires à Napoléon pour l'école de Brienne, on arrive le 3o décembre 1778, à Autun, où les enfants font leur entrée au collège le 1er janvier 1779 au soir.

Puis le père se rendit à Versailles, où il devait faire régulariser l'admission de Napoléon à Brienne. A cet effet, il remit les titres recueillis à Florence entre les mains de M. d'Hozier de Sérigny, le juge d'armes de la noblesse de France.

Le père de Napoléon signait ordinairement de Buonaparte, et pourtant tous ces titres, même l'arrêt de noblesse, en date de 1771, portent le nom de Bonaparte.

Il n'est peut-être pas inutile de remarquer, en passant, qu'en se faisant appeler plus tard Bonaparte au lieu de Buonaparte, Napoléon était revenu simplement à une orthographe usitée de longue date dans sa famille, orthographe sous laquelle le nom avait été anobli.

Muni d'une somme de deux mille francs généreusement accordés par le roi et des titres régularisés, Charles Bonaparte se rendit, le 20 avril, à Brienne où il fut rejoint le 23 par Napoléon venu d'Autun. Le même jour eut lieu l'entrée à l'Ecole.

En trois mois, à Autun, Napoléon apprit le français de manière à faire librement la conversation, de petits thèmes et de petites versions.

II

Chaque historien, selon son programme d'apologiste ou de détracteur, a présenté Napoléon dans cette école de Brienne, soit comme un prodige, annonçant un génie universel, soit comme un enfant sournois et volontaire, présageant un despote sanguinaire.

Des deux côtés, c'est beaucoup chercher dans un enfant qui n'a pas encore dix ans. Nous inclinons à penser avec Chateaubriand que c'était un petit garçon ni plus ni moins distingué que ses émules. Se méfiant de lui-même dans l'usage d'une langue apprise en trois mois à Autun, arrivant d'une contrée française depuis dix ans seulement, contrée qui a toujours eu — elle l'a encore — une renommée particulière pour ses mœurs, ce petit garçon a dû, naturellement, paraître étrange à ses camarades, et se montrer réservé à l'égard de ceux-ci qu'il savait lui être supérieurs comme fortune et comme rang. A Brienne, dit un jour l'Empereur à Caulaincourt, en 1811, j'étais le plus pauvre de mes camarades... eux avaient de l'argent en poche ; moi, je n'en eus jamais. J'étais fier, je mettais tous mes soins à ce que personne ne s'en aperçût... Je ne savais ni rire ni m'amuser comme les autres... L'élève Bonaparte était bien noté, et il n'était pas aimé.

Napoléon ainsi dépaysé, forcément solitaire, eut à supporter les railleries des élèves. On l'appelait Corse, on lui donnait le sobriquet de la Paille-au-nez, variante de la prononciation corse de son prénom Napolioné. Que l'enfant se soit aigri, ce n'est pas douteux. Qu'il ait riposté par quelques horions, c'est infiniment probable. Mais l'écolier s'est montré pareil aux autres enfants dès qu'il a trouvé un camarade lui témoignant quelque sympathie. Oh ! toi, dit-il à Bourrienne, tu ne te moques jamais de moi, tu m'aimes.

Dans quel sens a-t-il prononcé la phrase : Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai ? Cette phrase a été relevée récemment par un très éminent philosophe, M. Taine, qui en a fait presque la base d'un programme au moins bien prématuré. Bourrienne lui-même, qui, à l'époque où il écrit ses Mémoires, a des raisons personnelles pour ne pas vanter la douceur de Napoléon, se borne cependant à placer cette phrase au moment où le jeune Corse est aigri par les moqueries des élèves.

Voudrait-on y voir qu'il ne se considérait pas lui-même comme Français ? Non, c'est une simple boutade d'enfant : on s'obstine à l'appeler Corse, il appelle les autres Français.

Au milieu des vexations qu'il endurait, il demeurait studieux, avait d'excellentes notes, surtout en mathématiques.

En dehors des études, ses préoccupations sont toutes pour ses parents. Il voudrait aider à établir la nombreuse famille qui est à Ajaccio. En 1783, on hésitait entre Metz et Brienne, pour placer Joseph, qui ne voulait plus de l'état ecclésiastique. Napoléon, qui a treize ans à peine, écrit à son père : Joseph peut venir ici, parce que le père Patrault, mon maître de mathématiques que vous connaissez, ne partira point. En conséquence, monsieur le principal m'a chargé de vous assurer qu'il sera très bien reçu ici, et qu'en toute sûreté il peut venir. Le père Patrault est un excellent professeur de mathématiques, il m'a assuré particulièrement qu'il s'en chargerait avec plaisir, et si mon frère veut travailler, nous pourrons aller ensemble à l'examen d'artillerie...

Chez quel enfant de cet âge trouverait-on de plus louables sentiments de dévouement filial et fraternel ?

On paraît toujours oublier que Napoléon est resté cinq ans et demi à Brienne (avril 1779 à septembre 1784). Après les premiers froissements avec ses camarades, il a dû s'accoutumer et prendre part à l'existence commune. Le séjour de Brienne, si loin qu'on suive l'Empereur dans sa carrière, n'est pas un souvenir amer, ce n'est pas un lieu d'humiliations dont on n'aime pas à se rappeler. Au contraire.

Toute sa vie, il rechercha les témoins de ses jeunes années : en première ligne il faut placer son ami Bourrienne, qui fut le secrétaire intime de l'Empereur. Nous aurons souvent à reparler de cet ami de la première heure. Puis vient Lauriston, son condisciple, devenu général et dernier ambassadeur de Napoléon à Saint-Pétersbourg. Les Frères Minimes de l'Ordre de Saint-Benoît furent les professeurs de Napoléon : le Père Louis était le principal de l'école ; son élève, devenu lieutenant d'artillerie, lui enverra en 1786, avec prière de donner un avis, son histoire de la Corse. Le sous-principal, le Père Dupuis, retiré à Laon, en 1789, était encore le conseil de Napoléon, et vous retrouverez Dupuis bibliothécaire à Malmaison. Le premier Consul le visitait souvent, et il avait pour lui toutes les attentions et tous les égards imaginables. A la nouvelle de la mort de son vieux maitre, en 1807, l'Empereur écrit d'Osterode à l'Impératrice :... Parle-moi de la mort de ce pauvre Dupuis ; fais dire à son frère que je veux lui faire du bien...

Le Père Charles, l'aumônier, qui fit faire à l'enfant sa première communion, ne fut jamais oublié. En 1790, Napoléon, lieutenant d'artillerie à Auxonne, ne manque pas, chaque fois qu'il va à 'Me, de visiter le Père Charles. Plus tard, traversant cette dernière ville, en allant prendre le commandement de l'armée d'Italie, le général Bonaparte croirait manquer à son devoir s'il ne faisait appeler au relais le digne prêtre pour lui serrer la main.

Le Père Berton a été nommé par le premier Consul recteur de l'Ecole des arts à Compiègne. Napoléon retrouve-t-il en Italie un ancien condisciple du nom de Bouquet, il lui donne l'emploi de commissaire des guerres.

Ceux qui ont vu de ses lettres n'apprendront pas sans étonnement que Napoléon eut à Brienne un professeur d'écriture ; aussi, quand le vieux Dupré, c'était son nom, vint un jour à Saint-Cloud rappeler à l'Empereur qu'il a eu le bonheur de lui donner pendant quinze mois des leçons d'écriture à Brienne, Napoléon ne peut s'empêcher de répondre en riant au pauvre interloqué : Le beau f... élève que vous avez fait là ! je vous en fais mon compliment. Après quelques paroles bienveillantes, Dupré se retira et reçut quelques jours après le brevet d'une pension de 1.200 francs.

Le Père Patrault, son professeur de mathématiques, vécut avec Napoléon en 1795, et devint un de ses secrétaires à l'armée d'Italie. Les concierges mêmes de Brienne, Hauté et sa femme, sont plus tard concierges de Malmaison, où ils finissent leurs jours.

Ces témoins du séjour à Brienne, recherchés à toutes les époques de sa carrière par le lieutenant, par le général, par le premier Consul et par l'Empereur, toujours accueillis avec un sourire aimable, réfutent, mieux qu'on ne saurait le faire, les histoires sauvages de Brienne. Napoléon n'a cependant rien oublié de cette époque : il se rappelle même que Mme de Montesson lui a posé sur le front la première couronne d'écolier ; il la fit appeler aux Tuileries et lui fit restituer ses biens confisqués.

Cette esquisse des faits relatifs à Brienne a laissé intact le caractère de l'enfant, fidèle aux conseils de sa mère, n'oubliant jamais les soucis de la nombreuse famille laissée à Ajaccio, appliqué à ses études, estimé de ses chefs, et chose plus rare, les estimant.

Après lui avoir fait passer ses examens, le 15 septembre 1783, M. le chevalier de Kéralio, maréchal de camp et sous-inspecteur des écoles royales militaires de Fiance, crut pouvoir résumer les notes de Napoléon par ces mots : Ce sera un excellent marin. Mérite de passer à l'école de Paris.

Napoléon ne fut pas accepté pour la marine ; les places y étaient peu nombreuses, et elles étaient très recherchées par des élèves puissamment recommandés. Il fit donc maintenu à l'école, mais le devoir familial lui commandait de sortir de Brienne pour céder la bourse dont il était titulaire à son frère Lucien — deux frères ne pouvaient être boursiers en même temps.

Alors, Napoléon, renonçant avec regret à la marine, écrivit à son père de demander pour lui l'artillerie ou le génie.

III

Le 1er septembre 1784, Napoléon fut nommé à une place d'élève du Roi à l'Ecole militaire de Paris. Le 17 octobre, il part pour Paris, où il est rendu le 19.

Celui qui arrive à Paris ne se présente pas en conquérant du monde. Il avait bien l'air d'un nouveau débarqué, il bayait aux corneilles, regardant de tous côtés, et bien de la tournure de ceux que les filous dévalisent sur la mine. C'est ainsi que le dépeint Démétrius Comnène, son compatriote corse, qui l'a rencontré au sortir du coche.

Cette mine provinciale et piteuse n'a rien de bien étonnant chez un jeune homme de quinze ans qui a le sentiment de sa pauvreté, et qui vient, lui, boursier, se mêler à la vie bruyante et dispendieuse des riches élèves de l'Ecole militaire.

S'il n'avait senti la misère qui opprimait les siens à Ajaccio, Napoléon aurait pu partager dans une certaine mesure le luxe et les plaisirs de ses condisciples, il aurait pu souscrire aussi aux banquets somptueux que les élèves offraient aux professeurs. Pour suivre le train aristocratique de l'Ecole, il n'avait qu'à s'endetter comme le faisaient probablement la plupart de ses camarades. Mais une volonté inflexible le maintenait dans le devoir rigide, et quand M. Permon le voyant triste offrait de lui prêter de l'argent, Napoléon devenait rouge, et refusait en disant : Ma mère n'a déjà que trop de charges, je ne dois pas les augmenter par des dépenses, surtout quand elles me sont imposées par la folie stupide de mes camarades.

Tous ces soucis ont gâté mes jeunes années, disait-il lui-même en 1811 ; ils ont influé sur mon humeur, ils m'ont rendu grave avant l'âge...

Son séjour à l'Ecole fut encore attristé par la mort de son père, décédé à Montpellier à l'âge de trente-neuf ans, le 24 février 1785. Instruit de cette nouvelle, Napoléon écrit à sa mère :

Consolez-vous, ma chère mère, les circonstances l'exigent. Nous redoublerons nos soins et notre reconnaissance, et heureux si nous pouvons, par notre obéissance, vous dédommager un peu de l'inestimable perte d'un époux chéri. Je termine, ma chère mère, ma douleur me l'ordonne, en vous priant de calmer la vôtre...

Son âme déborde de chagrin. Il écrit à son grand-oncle, l'archidiacre Lucien : Nous avons perdu en lui un père, et Dieu sait quel était ce père, sa tendresse, son attachement pour nous. Hélas ! tout nous désignait en lui le soutien de la jeunesse !... Mais l'Etre suprême ne l'a pas ainsi permis. Sa volonté est immuable, lui seul peut nous consoler...

Son séjour à l'Ecole militaire n'offre rien de particulier au point de vue des études. Il travaille dans la bonne moyenne et passe ses examens de sortie, malgré l'hostilité de son professeur d'allemand, Bauer, qui le jugeait indigne de concourir, attendu que l'élève Bonaparte n'était qu'une bête.

Ce pronostic ne devait pas être ratifié ni plus tard ni même à ce moment, car Napoléon sortit avec le n° 42 sur cinquante-huit élèves promus.

Ainsi que de Brienne, il a conservé de l'Ecole militaire la plus grande estime pour ses professeurs ; nous citerons, entre autres, Monge, dont la vie est connue ; M. de l'Eguille, professeur d'histoire, que Napoléon se plaisait à recevoir à Malmaison ; M. Domairon, professeur de belles-lettres, qui fut appelé aux Tuileries en 1802 pour être le précepteur de Jérôme, et le brigadier Valfort, directeur des études, qui dut à une heureuse rencontre de voir ses dernières années comblées des bienfaits reconnaissants du premier Consul, son ancien élève.

Le 1er septembre 1785, fut signé le décret qui nommait Bonaparte lieutenant en second à la compagnie de bombardiers du régiment de la Fère, en garnison à Valence.

En attendant l'ordre du départ, tout joyeux, comme peut l'être un sous-lieutenant de seize ans, il endosse son uniforme, dont l'élégance est exclue, car sa position de fortune lui impose la stricte ordonnance. Il avait des bottes d'une dimension si singulièrement grande, que ses jambes, fort grêles, disparaissaient entièrement. Fier de sa nouvelle tenue, il va chez ses amis Permon. En le voyant, les deux enfants, Cécile et Laure — cette dernière fut plus tard la duchesse d'Abrantès —, ne peuvent s'empêcher d'éclater de rire, et le surnomment en sa présence le Chat botté ! Il ne se fâcha pas, paraît-il, car, selon l'une des petites espiègles, le lieutenant leur apporta, à quelques jours de là, une calèche avec un chat botté, et le conte de Perrault.

Ses loisirs, durant son séjour à l'Ecole militaire, avaient été partagés entre les visites fréquentes qu'il faisait à sa sœur Elisa, pensionnaire à Saint-Cyr, et à la famille Permon, jadis amie des Bonaparte à Ajaccio. Napoléon habita souvent chez les Permon une chambre qui avait valu à la maison du quai Conti la plaque commémorative aujourd'hui disparue de la façade de cet immeuble.

Au commencement d'octobre 1785, Napoléon, ayant reçu son brevet de lieutenant en second, quitta Paris accompagné de son fidèle binôme de l'Ecole militaire, Alexandre des Mazis, nommé, comme lui, lieutenant au régiment de la Fère en garnison à Valence.

A son passage à Lyon, Bonaparte vit un ami de sa famille, M. Barlet, qui avait été secrétaire du gouverneur de la Corse. M. Barlet remit à Napoléon une lettre de recommandation pour l'abbé de Saint-Ruff à Valence, et une petite somme d'argent que les deux jeunes gens s'empressèrent de dépenser, sans réfléchir qu'ils avaient encore un long trajet à faire ; aussi furent-ils forcés de continuer leur voyage à pied.

IV

Arrivé à Valence le 5 novembre 1785, Napoléon reçut dans cette ville le meilleur accueil du frère de son compagnon de route, Gabriel des Mazis, qui était capitaine au régiment de la Fère. Si Napoléon eut à se louer, en ce jour, des frères des Mazis, ceux-ci s'aperçurent plus tard qu'ils n'avaient pas obligé un ingrat.

Les deux des Mazis émigrèrent sous la Révolution. Parvenu au pouvoir, Napoléon s'occupa d'eux, leur écrivit de revenir en France afin d'y reprendre du service. Ils refusèrent d'abord, sous le prétexte qu'ils ne voulaient pas combattre les partisans du Roi, et ne se décidèrent à rentrer qu'en i8o6 pour occuper des emplois civils. Gabriel fut nommé administrateur de la loterie, et Alexandre eut la place d'administrateur du mobilier de l'Empire.

Bonaparte fut logé à Valence chez une vieille demoiselle, Mlle Bou, qui tenait un café avec un billard ; la façade de la maison formait l'angle de la Grand'Rue et de celle du Croissant.

C'est ici que se présente pour la première fois un des côtés les plus visibles du caractère de Napoléon : l'attachement à ses habitudes. Logé, comme nous l'avons vu, par ordre, chez Mlle Bou, il s'y fixe définitivement dans une chambre au premier sur le devant, à côté du billard, voisinage bruyant que Bonaparte n'aurait certainement pas choisi, s'il n'y avait été conduit par le hasard du billet de logement. Mais une fois là, il y reste, et il y restera tout le temps que durera son séjour à Valence. Bien mieux, repasse-t-il à Valence en 1786, se rendant en Corse, c'est chez Mlle Bou qu'il descend directement. Revient-il à Valence, tenir garnison, en mai 1791, c'est encore chez Mlle Bou qu'il reprend sa chambre et s'installe avec son frère Louis, qu'il amenait d'Auxonne. Enfin, en 1792, traversant Valence avec sa sœur Elisa, il a écrit d'avance à la même Mlle Bou.

C'est en vain que nous avons cherché la justification du fait énoncé par M. Iung en ces termes : Bonaparte n'a jamais cherché à se lier avec les officiers de l'armée. Cette recherche n'était-elle pas superflue, du reste, puisque le même auteur dit lui-même plus loin qu'à Valence, Napoléon était en rapports suivis avec les deux des Mazis et Damoiseau, ses anciens condisciples de l'Ecole militaire ? Nous avons vu sa conduite envers les deux premiers ; le troisième fut plus tard astronome au Bureau des longitudes. Ses autres amis, dit toujours M. Iung, étaient les lieutenants Lariboisière et Sorbier, devenus tous deux inspecteurs généraux d'artillerie sous l'Empire ; Mallet, le frère de l'auteur de la conspiration célèbre, et Mabille, plus tard déserteur, mais qui, grâce au souvenir bienveillant de Napoléon, put rentrer en France, et obtenir même un emploi dans l'administration des Postes.

Si nous ajoutons que Napoléon prenait ses repas à la pension des lieutenants, chez Géry, hôtel des Trois-Pigeons, rue Pérollerie, qu'il prit part à la fête et au bal donnés par les officiers à l'occasion de la Sainte-Barbe ; si nous disons enfin qu'il a toujours conservé les meilleures relations avec M. Masson d'Autumne, son premier capitaine, chez qui nous le verrons en visite en 1790, au château près d'Auxonne que ce capitaine habita après s'être retiré du service, jusqu'au jour où le premier Consul le nomma conservateur de la bibliothèque de l'Ecole d'application récemment établie à Metz ; que Napoléon a eu les mêmes relations cordiales avec son lieutenant en premier, M. de Courcy, qu'il ne manqua jamais d'aller voir à chacun de ses passages à Valence ; si nous ajoutons qu'en 1814, retrouvant M. de Bussy, son ancien collègue du régiment de la Fère, comme maire du petit village de Corbeny, il lui fait l'accueil le plus cordial, le nomme d'emblée colonel et le met au nombre de ses aides de camp, nous aurons prouvé, pensons-nous, que le lieutenant Bonaparte avait avec ses collègues les rapports qu'ont d'habitude les officiers entre eux, et nous aurons vu la sollicitude du premier Consul et de l'Empereur s'affirmer à l'égard des officiers de Valence comme envers ses connaissances de Brienne.

Pendant que M. Iung reproche à Napoléon de trop fréquenter l'élément civil, d'autre part, M. Taine lui reproche de se montrer, envers ces mêmes civils, dépaysé, hostile. Ces assertions qui ne peuvent être exactes toutes deux, ne le sont, dans l'espèce, ni l'une ni l'autre ; la vérité, toujours simple, est que le lieutenant Bonaparte eut, avec le civil comme avec le militaire, les mêmes relations que ses camarades, ni plus ni moins.

Napoléon fut, à Valence, ce qu'ont été, dans toutes les garnisons, les lieutenants de dix-sept ans, frais émoulus de l'école, apportant le désir de paraître l'homme que l'on est en réalité par le grade, sans l'être encore par l'âge. Nous le voyons aimable, enjoué, recherché de tout le monde dans le salon de Mme du Colombier ; on dit même qu'il faisait un doigt de cour à Mlle Caroline du Colombier.

Pour mieux assurer ses succès, il suit les cours de danse du professeur Dautel. Ce Dautel devint percepteur sous la Révolution. Tombé dans la misère à la fin de 18o8, il écrit à l'Empereur : Sire, celui qui vous a fait faire le premier pas dans le monde se recommande à votre générosité. Signé : Dautel, ancien maître de danse à Valence. Le 15 décembre, il reçut l'avis de sa nomination à une place de contrôleur dans l'administration des droits réunis.

Napoléon se montra aussi très aimable envers une jolie jeune fille, Mlle Mion-Desplaces, originaire de Corse, où elle avait encore des parents ; on le voyait souvent danser avec elle. Il fréquentait également chez l'abbé de Saint-Ruff, chez Mlles de Saint-Germain et Laurencin, chez l'abbé Marboz, chez Roux de Montaignière, chez des Aynards, chez de Bressieux, chez Béranger, chez les frères Blachette et chez Mlles Dupont, à Etoile, toutes personnes dont il conserva un bon souvenir et qu'il se plut à protéger lors de son arrivée aux grandes affaires.

En particulier, il faut citer l'aîné des Blachette, qui devint payeur général à l'armée ; Marboz, conseiller de préfecture ; Mésangère, qui fit sa carrière en Hollande avec le roi Louis, dont il devint chambellan et grand trésorier ; Mlle de Saint-Germain, qui fut la femme de Montalivet, le ministre de l'Empire.

Nous pouvons dire qu'ici, comme à Brienne, jamais aucun de ceux qui l'ont connu ne fit en vain appel à sa mémoire. Les amitiés contractées en ces jours de jeunesse ont laissé dans son esprit un charmant souvenir dont il aime à parler quand l'occasion s'en présente, comme, par exemple, quand il écrit, en 1804, à Mlle du Colombier, devenue Mme Bressieux :

Je saisirai la première circonstance pour être utile à votre frère. Je vois, par votre lettre, que vous demeurez près de Lyon ; j'ai donc des reproches à vous faire de ne pas y être venue pendant que j'y étais, car j'aurai toujours un grand plaisir à vous voir. Soyez persuadée du désir que j'ai de vous être agréable.

Plus tard, Mme Bressieux était nommée dame d'honneur de Madame Mère, et son mari recevait une place d'administrateur général des forêts.

Cependant, à Valence, Napoléon ne se laissa pas tout entier absorber par les plaisirs mondains, il s'occupa d'une Histoire de la Corse, dont il envoya les deux premiers chapitres à l'abbé Raynal, sous la recommandation de l'abbé de Saint-Ruff et de Mme du Colombier. Après avoir lu son travail, Raynal engagea vivement le jeune auteur à poursuivre son œuvre.

V

Napoléon passa un mois à Lyon, où la force armée avait été appelée en prévision de troubles graves. Il se rendit avec son régiment à Douai, d'où il partit en congé pour Ajaccio le ter février 1787. Passant à Valence, il débarque chez Mlle Bou, et revoit toutes ses connaissances. Puis il s'arrête à Marseille, où il s'entretient avec l'abbé Raynal de son Histoire de la Corse.

Grâce à une prolongation de congé, il ne quitta la Corse que pour rejoindre son

régiment à Auxonne où il arriva le ter mai 1788.

Dans cette nouvelle garnison, il ne se montrera plus l'officier mondain de Valence, recherchant les réceptions et les plaisirs. Le séjour d'Ajaccio a gravé dans son cœur une empreinte de tristesse profonde : n'a-t-il pas laissé sa mère et tous les siens dans une gêne proche de la misère ?

Logé rue Vauban, chez M. Lombard, professeur de mathématiques, dont il suivait les leçons, il ne quittait le travail que pour aller prendre un repas frugal dans la famille Aumont, qui demeurait dans la maison en face. Encore fallait-il que ces bonnes gens l'appelassent à l'heure du dîner qu'il oubliait régulièrement.

Aussitôt après, il regagnait sa chambre et reprenait son travail. On se le rappelle vivant chétivement, aux dépens de sa santé, ne se nourrissant guère que de lait, mais sans dettes, sans reproches, soutenant sa pauvreté avec gaieté, avec noblesse, et se distinguant par l'amour du travail. Hors des cours, il en expliquait les leçons à ceux qui ne les avaient pas comprises.

La vie de Napoléon est résumée dans ce fragment de lettre qu'il écrit à sa mère : Je n'ai d'autres ressources ici que de travailler. Je ne m'habille que tous les huit jours ; je ne dors que très peu depuis ma maladie ; cela est incroyable. Je me couche à dix heures, et je me lève à quatre heures du matin. Je ne fais qu'un repas par jour, à trois heures. Et craignant d'affliger la pauvre mère déjà si éprouvée, il se hâte d'ajouter : Cela fait très bien à la santé.

Ses inquiétudes constantes pour les siens, ses excès de travail et de privations le rendirent anémique et fiévreux au point que le chirurgien du régiment, M. Bienvalot, était loin d'être rassuré sur son état.

La maladie et le désir de revoir les siens le poussèrent bientôt à demander un congé de semestre, qu'il obtint le zef septembre 1789.

VI

Après une convalescence assez longue, Napoléon fut de retour à Auxonne en janvier 1791. Il n'y revenait pas seul. Il amenait avec lui son frère Louis, âgé de treize ans. Dans le but d'alléger le terrible fardeau de sa mère, restée veuve, sans fortune, avec huit enfants, Napoléon avait insisté pour qu'on lui donnât Louis.

Il s'agissait maintenant de vivre à deux sur la très maigre solde de lieutenant en second : neuf cent vingt livres par an, soit, par mois, quatre-vingt-treize livres et quatre deniers, ce qui représente en notre monnaie actuelle quatre-vingt-douze francs quinze centimes.

C'était donc avec trois francs cinq centimes par jour que les deux frères devaient se loger, s'habiller, se nourrir, et que, de plus, il fallait pourvoir à l'éducation de Louis, dont Napoléon se trouvait être le précepteur.

Ce budget restreint força Napoléon à vivre non dans l'économie, ce ne serait pas assez dire, mais dans la pauvreté.

A la caserne, pavillon sud, escalier 1, au n° 16, deux pièces contiguës, l'une ayant pour tous meubles un mauvais lit sans rideaux, une table placée dans l'embrasure d'une fenêtre, des livres, des paperasses, une malle, une vieille caisse en bois et deux chaises ; c'était la chambre du futur empereur. A côté, c'était la chambre, plus dénudée encore, si c'est possible, où celui qui devait être roi de Hollande couchait sur un mauvais matelas. Voilà pour le logement.

On était obligé à la même parcimonie pour la nourriture. Bonaparte, dit M. de Coston, mettait lui-même le pot-au-feu dont son frère et lui se contentaient philosophiquement. — Il préparait de ses mains leur frugal repas, dit de son côté M. de Ségur, qui ajoute : Il brossait lui-même ses habits.

Le souvenir de ces moments de disette ne sortit jamais de la mémoire de Napoléon, qui, vingt ans plus tard, ayant eu à se plaindre de Louis, dit à Caulaincourt : Ce Louis que j'ai fait élever sur ma solde de lieutenant, Dieu sait au prix de quelles privations ! Savez-vous comment j'y parvenais ? C'était en ne mettant jamais les pieds ni dans un café ni dans le monde ; c'était en mangeant du pain sec, en brossant mes habits moi-même, afin qu'ils durassent plus longtemps propres.

C'est en se reportant à ces jours où la dignité le disputait à la misère, que l'Empereur put dire à un fonctionnaire qui arguait de ses charges de famille pour se plaindre de l'insuffisance d'une solde de mille francs par mois : Je connais tout cela, moi, monsieur... Quand j'avais l'honneur d'être sous-lieutenant, je déjeunais avec du pain sec, mais je verrouillais ma porte sur ma pauvreté... En public, je ne faisais pas tache sur mes camarades.

A Auxonne, on voit Napoléon s'occuper minutieusement des plus infimes détails de son petit ménage. On a trouvé, écrits de sa propre main, sur le livre d'un sieur Biotte, tailleur, les comptes suivants :

Doit M. Bonaparte : 2 livres.

Fait culotte drap 2 livres.
« 2 caleçons 1 » 4 sous.
« 1 anglaise bleue 4 »
« bordure 1 »

Sur un autre feuillet :

Fait culotte 4 livres.
« 2 caleçons 1 »

Un rabais de quatre sous avait été obtenu sur la façon des deux derniers caleçons !

Le temps qui n'était pas pris par le service était employé à donner des leçons à Louis et à lui faire répéter son catéchisme en vue de sa première communion, qu'il fit devant l'abbé Morelet.

Le reste des heures de loisir était consacré aux travaux littéraires que Napoléon poursuivait par goût, et probablement aussi avec l'arrière-pensée d'y trouver un bénéfice pécuniaire.

C'est avec une grande résignation, même avec un certain enjouement que Napoléon supportait cet état de dénuement. Un jour, il dit à M. Joly, qui était venu le voir : Vous n'avez sans doute pas encore entendu la messe ce matin ? Eh bien, si vous voulez, je puis vous la dire. Et de la caisse où ils sont en dépôt dans sa chambre, il sort, en riant, les ornements sacerdotaux de l'aumônier du régiment.

Nous croyons sans peine, avec M. de Ségur, que la considération dont jouissait Bonaparte s'accrut encore des soins qu'il avait pour son frère. On le recevait avec empressement quand, à de très rares occasions, par devoir et par convenance, il allait chez M. de Gassendi, alors capitaine du régiment ; chez Naudin, commissaire des guerres ; chez M. Chabert, dont la belle-fille, Mlle Pillet, déplorait la rareté des visites du jeune lieutenant. On prétend que Mme Naudin le voyait, avec infiniment de plaisir aussi, venir chez son mari.

Il ne dut pas s'arrêter longtemps à ces frivolités, car c'est parmi des notes écrites à Auxonne que se trouve, dans un Dialogue sur l'amour, la boutade suivante : Je crois l'amour nuisible à la société, au bonheur individuel des hommes. Enfin, je crois que l'amour fait plus de mal que de bien.

Cette disposition des sentiments n'est pas très surprenante chez un jeune homme préoccupé par tant de soucis matériels : il fallait vivre avant d'aimer. Par des lettres très passionnées, écrites plus tard, on verra que Napoléon n'a pas toujours pratiqué l'aphorisme morose du lieutenant d'artillerie, et que son cœur attristé n'attendait qu'une occasion pour chanter le bonheur des amoureux.

Parmi les personnes connues à Auxonne qui reçurent les faveurs de l'Empereur, il convient de citer son premier protecteur, le général du Teil, que nous retrouverons à Valence, à Toulon, et dont les héritiers figurent pour cent mille francs dans le testament de Sainte-Hélène ; M. Marescot, alors lieutenant, qui devint général, et M. de Gassendi, général de division, sénateur, conseiller d'Etat, chef de la division de l'artillerie et du génie au ministère de la guerre ; M. Naudin, qui fut nommé inspecteur aux revues, et devint ensuite intendant général de l'hôtel des Invalides.

VII

En mai 1791, Napoléon, promu lieutenant en premier au 4e régiment d'artillerie, revient à Valence, accompagné de Louis.

Comme il tient à reprendre ses anciennes habitudes, et que sa chambre d'autrefois, chez Mlle Bou, n'est pas vacante, il s'installe tant bien que mal dans la maison, en attendant qu'on lui redonne son logement favori.

Déterminer les vérités et les sentiments qu'il importe le plus d'inculquer aux hommes pour leur bonheur