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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.
Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.
ISBN : 9782322245925
Dépôt légal : septembre 2020
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J’ai vu, couchées dans leurs linceuls de pierre ou de sable, les villes fameuses de l’antiquité : Carthage, aux blancs promontoires, les cités grecques de la Sicile, la campagne de Rome, avec ses aqueducs brisés et ses tombeaux ouverts, les nécropoles qui dorment leur sommeil de vingt siècles sous la cendre du Vésuve. J’ai vu les derniers vestiges de cités lointaines, autrefois fourmilières humaines, aujourd’hui ruines désertes que le soleil d’Orient calcine de ses brûlantes caresses.
J’ai évoqué les multitudes qui s’agitèrent et vécurent en ces lieux ; je les ai vues défiler devant ma pensée, avec les passions qui les consumèrent, leurs haines, leurs amours, leurs ambitions évanouies, leurs triomphes et leurs revers, fumées emportées par le souffle des temps. J’ai vu les souverains, chefs d’empires, tyrans ou héros, dont les noms ont été proclamés par les clairons de l’histoire et que l’avenir oubliera. Ils passaient comme des ombres éphémères, comme des spectres grimaçants que la gloire enivre une heure et que la tombe appelle, reçoit et dévore. Et je me suis dit : Voilà ce que deviennent les grands peuples, les capitales géantes. Quelques pierres amoncelées, des tertres mornes, des sépultures ombragées de maigres végétaux dans les rameaux desquels le vent du soir jette sa plainte. L’histoire a enregistré les vicissitudes de leur existence, leurs grandeurs passagères, leur chute finale, mais la terre a tout enseveli. Combien d’autres dont les noms mêmes sont inconnus ; combien de civilisations, de races, de villes grandioses, gisent à jamais sous la nappe profonde des eaux, à la surface des continents engloutis.
Et je me demandais pourquoi cette agitation des peuples de la terre, pourquoi ces générations se succédant comme les couches de sable apportées incessamment par le flot pour recouvrir les couches qui les ont précédées ; pourquoi ces travaux, ces luttes, ces souffrances, si tout doit aboutir au sépulcre ? Les siècles, ces minutes de l’éternité, ont vu passer nations et royaumes, et rien n’est restés debout, Le sphinx a tout dévoré !
Où va donc l’homme dans sa course ? Au néant ou à une lumière inconnue ? La nature souriante, éternelle, encadre de ses splendeurs les tristes débris des empires. En elle, rien ne meurt que pour renaitre. Des lois profondes, un ordre immuable, président à ses évolutions. L’homme, avec ses œuvres, est-il seul destiné au néant, à l’oubli ?
L’impression produite par le spectacle des cités mortes, je l’ai retrouvée plus poignante devant la froide dépouille de mes proches, de ceux qui partagèrent ma vie.
Un de ceux que vous aimez va mourir. Penché vers lui, le cœur serré, vous voyez s’étendre lentement sur ses traits l’ombre de l’au-delà. Le foyer intérieur ne jette plus que de pâles et tremblantes lueurs ; le voilà qui s’affaiblit encore, puis s’éteint. Et maintenant tout ce qui, en cet être, attestait la vie, cet œil qui brillait, cette bouche qui proférait des sons, ces membres qui s’agitaient, tout est voilé, silencieux, inerte. Sur cette couche funèbre, il n’y a plus qu’un cadavre ! Quel homme ne s’est demandé l’explication de ce mystère et, pendant la veillée lugubre, dans ce tête-à-tête solennel avec la mort, a pu ne pas songer à ce qui l’attend lui-même ? Ce problème nous intéresse tous, car tous nous subirons la loi. Il nous importe de savoir si, à cette heure, tout est fini, si la mort n’est qu’un morne repos dans l’anéantissement ou, au contraire, l’entrée dans une autre sphère de sensations.
Mais partout des problèmes se dressent. Partout, sur le vaste théâtre du monde, disent certains penseurs, la souffrance règne en souveraine, partout l’aiguillon du besoin et de la douleur stimule la ronde effrénée, le branle terrible de la vie et de la mort. De toute part s’élève le cri d’angoisse de l’être se précipitant dans la voie qui mène à l’inconnu. Pour lui, l’existence ne semble qu’un perpétuel combat ; la gloire, la richesse, la beauté, le talent, des royautés d’un jour. La mort passe, elle fauche ces fleurs éclatantes et ne laisse que des tiges flétries. La mort est le point d’interrogation sans cesse posé devant nous, la première des questions à laquelle se rattachent des questions sans nombre, dont l’examen a fait la préoccupation, le désespoir des âges, la raison d’être d’une foule de systèmes philosophiques.
Malgré ces efforts de la pensée, l’obscurité pèse encore sur nous. Notre époque s’agite dans les ténèbres et dans le vide, et cherche sans le trouver un remède à ses maux. Les progrès matériels sont immenses, mais, au sein des richesses accumulées par la civilisation, on peut encore mourir de privations et de misère. L’homme n’est ni plus heureux ni meilleur. Au milieu de ces rudes labeurs, aucun idéal élevé, aucune notion claire de la destinée ne le soutient plus ; de là ses défaillances morales, ses excès, ses révoltes. La foi du passé s’est éteinte, le scepticisme, le matérialisme l’ont remplacée et, sous leurs souffles, le feu des passions, des appétits, des désirs, a grandi. Des convulsions sociales nous menacent.
Parfois, tourmenté par le spectacle du monde et les incertitudes de l’avenir, l’homme lève ses regards vers le ciel et lui demande la vérité. Il interroge silencieusement la nature et son propre esprit. Il demande à la science ses secrets, à la religion ses enthousiasmes. Mais la nature lui semble muette et les réponses du savant et du prêtre ne suffisent pas à sa raison et à son cœur. Pourtant, il est une solution à ces problèmes, une solution plus grande, plus rationnelle, plus consolante que toutes celles offertes par les doctrines et les philosophies du jour, et cette solution repose sur les bases les plus solides qu’on puisse concevoir : le témoignage des sens et l’expérience de la raison.
Au moment même où le matérialisme a atteint son apogée et répandu partout l’idée du néant, une croyance nouvelle, appuyée sur des faits, apparaît. Elle offre à la pensée un refuge où celle-ci trouve enfin la connaissance des lois éternelles de progrès et de justice. Une floraison d’idées que l’on croyait mortes, et qui sommeillaient seulement, se produit et annonce un renouveau intellectuel et moral. Des doctrines, qui furent l’âme des civilisations passées, reparaissent sous une forme agrandie, et de nombreux phénomènes, longtemps dédaignés mais dont certains savants entrevoient enfin l’importance, viennent leur offrir une base de démonstration et de certitude. Les pratiques du magnétisme, de l’hypnotisme, de la suggestion ; plus encore, les études de Crookes, Russell-Wafface, Paul Gibier, etc., sur les forces psychiques, fournissent de nouvelles données pour la solution du grand problème. Des abîmes s’ouvrent, des formes d’existence se révèlent dans des milieux où l’on ne songeait plus à les observer. Et de ces recherches, de ces études, de ces découvertes, se dégagent une conception du monde et de la vie, une connaissance des lois supérieures, une affirmation de la justice et de l’ordre universels, bien faites pour éveiller dans le cœur de l’homme, avec une foi plus ferme et plus éclairée en l’avenir, un sentiment profond de ses devoirs, un réel attachement pour ses semblables, capables de transformer la face des sociétés.
C’est cette doctrine que nous offrons aux chercheurs de tous ordres et de tous rangs. Elle a déjà été divulguée en de nombreux volumes. Nous avons cru devoir la résumer en ces pages, sous une forme différente, à l’intention de ceux qui sont las de vivre en aveugles, en s’ignorant eux-mêmes, de ceux que ne satisfont plus les œuvres d’une civilisation matérielle et toute de surface et aspirent à un ordre de choses plus élevé. C’est surtout pour vous, fils et filles du peuple, travailleurs dont la route est âpre, l’existence difficile, pour qui le ciel est plus noir, plus froid le vent de l’adversité, c’est pour vous que ce livre a été écrit. Il ne vous apporte pas toute la science — le cerveau humain ne saurait la contenir, — mais il peut être un degré de plus vers la vraie lumière. En vous prouvant que la vie n’est pas une ironie du sort, ni le résultat d’un stupide hasard, mais la conséquence d’une loi juste et équitable, en vous ouvrant les perspectives radieuses de l’avenir, il fournira un mobile plus noble à vos actions, il fera luire un rayon d’espérance dans la nuit de vos incertitudes, il allégera le fardeau de vos épreuves et vous apprendra à ne plus trembler devant la mort. Ouvrez-le avec confiance, lisez-le avec attention, car il émane d’un homme qui, par-dessus tout, veut votre bien.
Parmi vous, beaucoup peut-être rejetteront nos conclusions, un petit nombre seulement les acceptera. Qu’importe. Nous ne cherchons pas le succès. Un seul mobile nous inspire : le respect, l’amour de la vérité. Une seule ambition nous anime. Nous voudrions, lorsque notre enveloppe usée retournera à la terre, que notre esprit immortel pût se dire : Mon passage ici-bas n’aura pas été stérile si j’ai contribué à apaiser une seule douleur, à éclairer une seule intelligence en quête du vrai, à réconforter une âme chancelante et attristée.
Croyances et Négations
Lorsqu’on jette un regard d’ensemble sur le passé, que l’on évoque le souvenir des religions disparues, des croyances éteintes, une sorte de vertige nous saisit à l’aspect des voies sinueuses parcourues par la pensée humaine. Lente est sa marche. Elle semble d’abord se complaire dans les cryptes sombres de l’Inde, les temples souterrains de l’Égypte, les catacombes de Rome, le demi-jour des cathédrales ; elle semble préférer les lieux obscurs, l’atmosphère lourde des écoles, le silence des cloîtres à la lumière du ciel, aux libres espaces, en un mot à l’étude de la nature.
Un premier examen, une comparaison superficielle des croyances et des superstitions du passé conduit inévitablement au doute. Mais si l’on écarte le voile extérieur et brillant qui cachait à la foule les grands mystères, si l’on pénètre dans le sanctuaire de l’idée religieuse, on se trouve en présence d’un fait d’une portée considérable. Les formes matérielles, les cérémonies bizarres des cultes, avaient pour but de frapper l’imagination du peuple. Derrière ces voiles, les religions anciennes apparaissaient sous un tout autre aspect ; elles revêtaient un caractère grave, élevé, à la fois scientifique et philosophique. Leur enseignement était double ; extérieur et public d’une part, intérieur et secret de l’autre, et, dans ce cas, réservé aux seuls initiés. Celui-ci a pu être reconstitué récemment, à la suite de patientes études et de nombreuses découvertes épigraphiques.1 Depuis lors, l’obscurité et la confusion qui régnaient dans les questions religieuses se sont dissipées, l’harmonie s’est faite avec la lumière. On a acquis la preuve que tous les enseignements religieux du passé se relient, qu’une seule et même doctrine se retrouve à leur base, doctrine transmise d’âge en âge à une suite ininterrompue de sages et de penseurs.
Toutes les grandes religions ont eu deux faces, l’une apparente, l’autre cachée. En celle-ci est l’esprit, dans celle-là la forme ou la lettre. Sous le symbole matériel, le sens profond se dissimule. Le Brahmanisme dans l’Inde, l’Hermétisme en Égypte, le Polythéisme grec, le Christianisme lui-même, à son origine, présentent ce double aspect. Les juger par leur côté extérieur et vulgaire, c’est juger la valeur morale d’un homme d’après ses vêtements. Pour les connaître, il faut pénétrer la pensée intime qui les inspire et fait leur raison d’être ; du sein des mythes et des dogmes il faut dégager le principe générateur qui leur communique la force et la vie. Alors on découvre la doctrine unique, supérieure, immuable, dont les religions humaines ne sont que des adaptations imparfaites et transitoires, proportionnées aux besoins des temps et des milieux.
On se fait à notre époque une conception de l’Univers, une idée de la vérité absolument extérieure et matérielle. La science moderne, dans ses investigations, s’est bornée à accumuler le plus grand nombre de faits, puis à en dégager les lois. Elle a obtenu ainsi de merveilleux résultats, mais, à ce compte, la connaissance des principes supérieurs et des causes premières lui restera à jamais inaccessible. Les causes secondes, elles-mêmes, lui échappent. Le domaine invisible de la vie est plus vaste que celui qui est embrassé par nos sens ; là règnent ces causes dont nous voyons seulement les effets.
L’antiquité avait une tout autre manière de voir et de procéder. Les sages de l’Orient et de la Grèce ne dédaignaient pas d’observer la nature extérieure, mais c’est surtout dans l’étude de l’âme, de ses puissances intimes, qu’ils découvraient les principes éternels. L’âme était pour eux comme un livre, où s’inscrivent en caractères mystérieux toutes les réalités et toutes les lois. Par la concentration de leurs facultés, par l’étude méditative et profonde de soi-même, ils s’élevaient jusqu’à la Cause sans cause, jusqu’au Principe d’où dérivent les êtres et les choses. Les lois innées de l’Intelligence leur expliquaient l’ordre et l’harmonie de la Nature, comme l’étude de l’âme leur donnait la clef des problèmes de la vie
L’âme, croyaient-ils, placée entre deux mondes, le visible et l’occulte, le matériel et le spirituel, les observant, les pénétrant tous les deux, est l’instrument suprême de la connaissance. Suivant son degré d’avancement et de pureté, elle reflète avec plus ou moins d’intensité les rayons du foyer divin. La raison et la conscience ne guident pas seulement nos jugements et nos actes. Ce sont aussi les moyens les plus sûrs pour acquérir et posséder la vérité.
La vie entière des initiés était consacrée à ces recherches. On ne se bornait pas, comme de nos jours, à préparer la jeunesse par des études hâtives, insuffisantes, mal digérées, aux luttes et aux devoirs de l’existence. Les adeptes étaient choisis, préparés dès l’enfance, à la carrière qu’ils devaient fournir, puis entraînés graduellement vers les sommets intellectuels d’où l’on peut dominer et juger la vie. Les principes de la science secrète leur étaient communiqués dans une mesure proportionnée au développement de leur intelligence et de leurs qualités morales. L’initiation était une refonte complète du caractère, un réveil des facultés endormies de l’âme. L’adepte ne participait aux grands mystères, c’est-à-dire à la révélation des lois supérieures, que lorsqu’il avait su éteindre en lui le feu des passions, comprimer les désirs impurs, orienter les élans de son être vers le Bien et le Beau. Il entrait alors en possession de certains pouvoirs sur la nature et communiquait avec les puissances occultes de l’Univers.
Les témoignages de l’histoire touchant Apollolonius de Thyane et Simon le Mage, les faits prétendus miraculeux accomplis par Moïse et le Christ, ne laissent subsister aucun doute sur ce point. Les initiés connaissaient le secret des forces fluidiques et magnétiques. Ce domaine, peu familier aux savants de nos jours, à qui les phénomènes du somnambulisme et de la suggestion semblent inexplicables et au milieu desquels ils se débattent, dans leur impuissance à les concilier avec des théories préconçues2 , ce domaine, la science orientale des sanctuaires l’avait exploré et en possédait toutes les clefs. Elle y trouvait des moyens d’action devenus incompréhensibles pour le vulgaire, mais dont les phénomènes du spiritisme nous fourniraient aisément l’explication. Dans ses expériences physiologiques, la science contemporaine est arrivée au seuil de ce monde occulte connu des Anciens et que régissent des lois rigoureuses. Jusqu’ici elle n’a pas osé y pénétrer franchement. Mais le jour est proche où la force des choses et l’exemple des audacieux l’y contraindront. Alors elle reconnaîtra qu’il n’y a rien de surnaturel, mais, au contraire, un côté ignoré de la Nature, une manifestation des forces subtiles, un aspect nouveau de la vie qui remplit l’infini.
Si, du domaine des faits, nous passons à celui des principes, nous aurons tout d’abord à retracer les grandes lignes de la doctrine secrète. D’après elle, la vie n’est que l’évolution, dans le temps et dans l’espace, de l’esprit, seule réalité permanente. La matière est son expression inférieure, sa forme changeante. L’Être par excellence, source de tous les êtres, est Dieu, à la fois triple et un, essence, substance et vie, en qui se résume tout l’univers. De là le déisme trinitaire qui, de l’Inde et de l’Égypte, est passé, travesti, dans la doctrine chrétienne. Celle-ci, des trois éléments de l’Être, a fait des personnes. L’âme humaine, parcelle de la grande âme, est immortelle. Elle progresse et remonte vers son auteur à travers des existences nombreuses, alternativement terrestres et spirituelles et par un perfectionnement continu. Dans ses incarnations corporelles, elle constitue l’homme, dont la nature ternaire, corps, périsprit et âme, sources correspondantes de la sensation, du sentiment et de la connaissance, devient un macrocosme ou petit monde, image réduite du macrocosme ou grand Tout. C’est pourquoi nous pouvons retrouver Dieu au plus profond de notre être, en nous interrogeant dans la solitude, en étudiant et en développant nos facultés latentes, notre raison et notre conscience. La vie universelle a deux faces : l’involution, ou descente de l’esprit dans la matière par la création individuelle, et l’évolution ou ascension graduelle par la chaîne des existences, vers l’Unité divine.
À cette philosophie se rattachait tout un faisceau de sciences : la science des nombres ou mathématiques sacrées, la Théogonie, la Cosmogonie, la Psychologie, la Physique. En elles, la méthode inductive et la méthode expérimentale se combinaient et se contrôlaient de façon à former un ensemble imposant, un édifice de proportions harmoniques.
Cet enseignement ouvrait à la pensée des perspectives susceptibles de donner le vertige aux esprits mal préparés. Aussi le réservait-on aux forts. Si la vue de l’infini trouble et affole les âmes débiles, elle fortifie et grandit les vaillants. Dans la connaissance des lois supérieures, ils puisent la foi éclairée, la confiance en l’avenir, la consolation dans le malheur. Cette connaissance rend bienveillant pour les faibles, pour tous ceux qui s’agitent encore dans les cercles inférieurs de l’existence, victimes des passions et de l’ignorance. Elle inspire la tolérance pour toutes les croyances. L’initié savait s’unir à tous et prier avec tous. Il honorait Brahma dans l’Inde, Osiris à Memphis, Jupiter à Olympie, comme des images affaiblies de la Puissance suprême, directrice des âmes et des mondes. Ainsi la vraie Religion s’élève au-dessus de toutes les croyances et n’en maudit aucune.
L’enseignement des sanctuaires avait produit des hommes vraiment prodigieux par l’élévation des vues et la puissance des œuvres réalisées, une élite de penseurs et d’hommes d’action, dont les noms se retrouvent à toutes les pages de l’histoire. De là sont sortis les grands réformateurs, les fondateurs de religion, les ardents semeurs d’idées : Krishna, Zoroastre, Hermès, Moïse, Pythagore, Platon, Jésus, tous ceux qui ont voulu mettre à la portée des foules les vérités sublimes qui faisaient leur supériorité. Ils ont jeté aux vents la semence qui féconde les âmes ; ils ont promulgué la loi morale, immuable, partout et toujours semblable à elle-même. Mais les disciples n’ont pas su garder intact l’héritage des maîtres. Ceux-ci étant morts, leur enseignement a été dénaturé, rendu méconnaissable par des altérations successives. La moyenne des hommes n’était pas apte à percevoir les choses de l’esprit, et les religions ont vite perdu leur simplicité et leur pureté primitives. Les vérités qu’elles apportaient ont été noyées sous les détails d’une interprétation grossière et matérielle. On a abusé des symboles pour frapper l’imagination des croyants et bientôt, sous le symbole, l’idée mère a été ensevelie, oubliée. La Vérité est comparable à ces gouttes de pluie qui tremblent à l’extrémité d’une branche. Tant qu’elles y restent suspendues, elles brillent comme de purs diamants sous l’éclat du jour ; dès qu’elles touchent le sol, elles se mêlent à toutes les impuretés. Tout ce qui nous vient d’en haut se salit au contact terrestre. Jusqu’au sein des temples, l’homme a porté ses passions, ses convoitises, ses misères morales. Aussi dans chaque religion l’erreur, cet apport de la Terre, se mêle à la vérité, ce bien des cieux.
On se demande parfois si la religion est nécessaire. La religion3 , bien comprise, devrait être un lien unissant les hommes entre eux et les unissant par une même pensée au principe supérieur des choses. Il est dans l’âme un sentiment naturel qui la porte vers un idéal de perfection en qui elle identifie le Bien et la Justice.
S’il était éclairé par la science, fortifié par la raison, appuyé sur la liberté de conscience, ce sentiment, le plus noble que l’on puisse éprouver, deviendrait le mobile de grandes et généreuses actions ; mais, terni, faussé, matérialisé, il est devenu trop souvent, par les soins de la théocratie, un instrument de domination égoïste.
La religion est nécessaire et indestructible, car elle puise sa raison d’être dans la nature même de l’être humain, dont elle résume et exprime les aspirations élevées. Elle est aussi l’expression des lois éternelles, et, à ce point de vue, elle doit se confondre avec la philosophie, qu’elle fait passer du domaine de la théorie à celui de l’exécution et rend vivante et agissante.
Mais pour exercer une influence salutaire, pour redevenir un mobile d’élévation et de progrès, la religion doit se dépouiller des travestissements qu’elle a revêtus à travers les siècles. Ce qui doit disparaître, ce n’est pas son principe, ce sont, avec les mythes obscurs, les formes extérieures, le culte, les cérémonies. Il faut se garder de confondre des choses aussi dissemblables. La vraie religion n’est pas une manifestation extérieure, c’est un sentiment, et c’est dans le cœur humain qu’est le véritable temple de l’Éternel. La vraie religion ne saurait être ramenée à des règles ni à des rites étroits. Elle n’a besoin ni de prêtres, ni de formules, ni d’images. Elle s’inquiète peu des simulacres et des formes d’adoration et ne juge les dogmes que par leur influence sur le perfectionnement des sociétés. Elle embrasse tous les cultes, tous les sacerdoces, s’élève au-dessus d’eux et leur dit : La Vérité est plus haute que cela !
On doit comprendre cependant que tous les hommes ne sont pas en état d’atteindre ces sommets intellectuels. C’est pourquoi la tolérance et la bienveillance s’imposent. Si le devoir nous convie à détacher les bons esprits des côtés vulgaires de la religion, il faut s’abstenir de jeter la pierre aux âmes souffrantes, éplorées, incapables de s’assimiler des notions abstraites et qui trouvent dans leur foi naïve soutien et réconfort.
Mais on peut constater que le nombre des croyants sincères s’amoindrit de jour en jour. L’idée de Dieu, autrefois simple et grande dans les âmes, a été dénaturée par la crainte de l’enfer ; elle a perdu sa puissance. Dans l’impossibilité de s’élever jusqu’à l’absolu, certains hommes ont cru nécessaire d’adapter à leur forme et à, leur mesure tout ce qu’ils voulaient concevoir. C’est ainsi qu’ils ont rabaissé Dieu à leur propre niveau, lui prêtant leurs passions et leurs faiblesses, rapetissant la nature et l’univers et, sous le prisme de leur ignorance, décomposant en couleurs diverses le rayon d’or de la vérité. Les claires notions de la religion naturelle ont été obscurcies à plaisir. La fiction et la fantaisie ont engendré l’erreur, et celle-ci, figée dans le dogme, s’est dressée comme un obstacle sur le chemin des peuples. La lumière a été voilée par ceux qui s’en croyaient les dépositaires, et les ténèbres dont ils voulaient envelopper les autres se sont faites en eux et autour d’eux. Les dogmes ont perverti le sens religieux, et l’intérêt de caste a faussé le sens moral. De là un amas de superstitions, d’abus, de pratiques idolâtres, dont le spectacle a jeté tant d’hommes dans la négation.
Mais la réaction s’annonce. Les religions, immobilisées dans leurs dogmes comme des momies sous leurs bandelettes, alors que tout marche et évolue autour d’elles, étouffées sous leurs enveloppes matérielles, agonisent. Elles ont perdu presque toute influence sur les mœurs et la vie sociale, et sont destinées à mourir. Mais comme toutes choses, les religions ne meurent que pour renaître. L’idée que les hommes se font de la Vérité se modifie et s’élargit avec les temps. C’est pourquoi les religions, qui sont des manifestations temporaires, des vues partielles de l’éternelle vérité, doivent se transformer dès qu’elles ont fait leur œuvre et ne répondent plus aux progrès et aux besoins de l’humanité. À mesure que celle-ci avance dans sa voie, il lui faut de nouvelles conceptions, un idéal plus élevé, et elle les trouve dans les découvertes de la science et les intuitions grandissantes de la pensée. Nous sommes arrivés à une heure de l’histoire où les religions vieillies s’affaissent sur leurs bases, où un renouveau philosophique et social se prépare. Le progrès matériel et intellectuel appelle le progrès moral. Un monde d’aspirations s’agite dans les profondeurs des âmes, fait effort pour prendre forme et naître à la vie. Ces deux grandes forces, impérissables comme l’esprit humain, dont elles sont des attributs, le sentiment et la raison, forces jusqu’ici hostiles et qui troublaient la société de leurs conflits, semant partout la discorde, la confusion et la haine, tendent enfin à se rapprocher. La religion doit perdre son caractère dogmatique et sacerdotal pour devenir scientifique ; la science se dégagera des bas fonds matérialistes pour s’éclairer d’un rayon divin. Une doctrine va surgir, idéaliste dans ses tendances, positive et expérimentale dans sa méthode, appuyée sur des faits indéniables. Et des systèmes opposés en apparence, des philosophies contradictoires et ennemies, le Spiritualisme et le Naturalisme, entre autres, trouveront en elle un terrain de réconciliation. Synthèse puissante, elle embrassera et reliera toutes les conceptions variées du monde et de la vie, rayons brisés, faces diverses de la vérité.
Ce sera la résurrection, sous une forme plus complète, rendue accessible à tous, de cette doctrine secrète qu’a connue le passé, l’avènement de la religion naturelle qui renaîtra simple, sans cultes ni autels. Chaque père sera prêtre dans sa famille, enseignera et donnera l’exemple. La religion passera dans les actes, dans le désir ardent du bien ; l’holocauste sera le sacrifice de nos passions, le perfectionnement de l’esprit humain. Telle sera la religion supérieure, définitive, universelle, au sein de laquelle se fondront, comme des fleuves dans l’Océan, toutes les religions passagères, contradictoires, causes trop fréquentes de division et de déchirement pour l’humanité
1 Voir les ouvrages de Max Muller ; St-Yves d’Alveydre la Mission des Juifs ; Ed. Schuré, les Grands Initiés.
2 Voir la Suggestion mentale d’Ochorowitz.
3 Du latin religare, relier, unir.
Nous avons dit que la doctrine secrète se retrouvait au fond de toutes les grandes religions et dans les livres sacrés de tous les peuples. D’où vient-elle ? Quelle est sa source ? Quels hommes, les premiers, l’ont conçue, puis transcrite ? Les plus anciennes Écritures sont celles qui resplendissent dans les cieux.4 Ces mondes stellaires qui, à, travers les nuits silencieuses, laissent tomber leurs tranquilles clartés, constituent les Écritures éternelles et divines dont parle Dupuis. Les hommes les ont sans doute longtemps consultées avant d’écrire, mais les premiers livres dans lesquels se trouve consignée la grande doctrine sont les Védas. C’est le moule où s’est formée la religion primitive de l’Inde, religion toute patriarcale, simple et pure comme l’existence de l’homme dépourvu de passions, vivant d’une vie sereine et forte, au contact de la nature splendide de l’Orient.
Les hymnes védiques égalent en grandeur, en élévation morale, tout ce que le sentiment poétique a engendré de plus beau dans la suite des temps. Ils célèbrent Agni, le feu, symbole de l’Éternel Masculin ou Esprit créateur ; Sôma, la liqueur du sacrifice, symbole de l’Éternel Féminin, Âme du Monde, substance éthérée. Dans leur union parfaite, ces deux principes essentiels de l’Univers constituent l’Être suprême, Zyaus ou Dieu.
L’Être suprême s’immole lui-même et se divise pour produire la vie universelle. Ainsi le monde et les êtres, issus de Dieu, retournent à Dieu par une évolution constante. De là la théorie de la chute et de la réascension des âmes, que l’on retrouve en Égypte et en Grèce.
Le sacrifice du feu résume tout le culte védique. Au lever du jour, le chef de la famille, à la fois père et prêtre, allumait la flamme sacrée sur l’autel de terre, et, avec elle, montait, joyeuse, vers le ciel bleu, la prière, l’invocation de tous à la force unique et vivante que recouvre le voile transparent de la Nature.
Pendant que s’accomplit le sacrifice, disent les Védas, les Asouras ou Esprits supérieurs et les Pitris, âmes des ancêtres, entourent les assistants et s’associent à leurs prières. Ainsi la croyance aux Esprits remonte aux premiers âges du monde.
Les Védas affirmaient l’immortalité de l’âme et la réincarnation :
« Il est une partie immortelle de l’homme, c’est elle, ô Agni, qu’il faut échauffer de tes rayons, enflammer de tes feux. » — D’où est née l’âme ? « Les unes viennent vers nous et s’en retournent ; les autres s’en retournent et reviennent. »
Les Védas sont monothéistes ; les allégories qu’on y rencontre à chaque page dissimulent à peine l’image de la grande cause première, dont le nom, entouré d’un saint respect, ne pouvait être prononcé sous peine de mort. Quant aux divinités secondaires ou dévas, elles personnifiaient les auxiliaires inférieurs de l’Être divin, les forces de la nature et les qualités morales.
De l’enseignement des Védas découlait toute l’organisation de la société primitive, le respect de la femme, le culte des ancêtres, le pouvoir électif et patriarcal. Les hommes vivaient heureux et libres, dans la paix.
Dès l’époque védique, dans la vaste solitude des bois, au bord des fleuves et des lacs, des anachorètes ou rishis passaient leurs jours dans la retraite. Interprètes de la science occulte, de la doctrine secrète des Védas, ils possédaient déjà ces mystérieux pouvoirs, transmis de siècle en siècle, et dont jouissent encore les fakirs et les yogis. De cette confrérie de solitaires est sortie la pensée créatrice, l’impulsion première qui a fait du Brahmanisme la plus colossale des théocraties.
Krishna, élevé par les ascètes au sein des forêts de cèdres que couronnent les dômes neigeux de l’Himalaya, fut l’inspirateur des croyances indoues. Cette grande figure apparaît dans l’histoire comme celle du premier des réformateurs religieux, des missionnaires divins. Il renouvela les doctrines védiques, en les appuyant sur l’idée de la Trinité, sur celle de l’âme immortelle et de ses renaissances successives. Après avoir scellé son œuvre de son sang, il quitta la terre, laissant à l’Inde cette conception de l’univers et de la vie, cet idéal supérieur dont elle a vécu pendant des milliers d’années.
Sous des noms divers, cette doctrine s’est répandue sur le monde avec toutes les migrations d’hommes dont la région de l’Inde a été la source. Cette terre sacrée n’est pas seulement la mère des peuples et des civilisations ; elle est aussi le foyer des plus grandes inspirations religieuses.
Krishna, entouré d’un groupe de disciples, allait de ville en ville répandre son enseignement :
« Le corps, disait-il5 , enveloppe de l’âme, qui y fait sa demeure, est une chose finie, mais l’âme qui l’habite est invisible, impondérable et éternelle. »
« Le sort de l’âme après la mort constitue le mystère des renaissances. Comme les profondeurs du ciel s’ouvrent aux rayons des étoiles, ainsi les profondeurs de la vie s’éclairent à la lumière de cette vérité. »
« Quand le corps est dissous, lorsque la sagesse a le dessus, l’âme s’envole dans les régions de ces êtres purs qui ont la connaissance du Très-Haut. Lorsque c’est la passion qui domine, l’âme vient de nouveau habiter parmi ceux qui se sont attachés aux choses de la terre. De même, l’âme obscurcie par la matière et l’ignorance est de nouveau attirée par le corps d’êtres irraisonnables. »
« Toute renaissance, heureuse ou malheureuse, est la conséquence des œuvres pratiquées dans les vies antérieures. C’est aux mêmes causes qu’il faut attribuer les distinctions qu’on observe parmi les hommes ; les uns sont riches, les autres pauvres ; les uns sont malades, les autres en bonne santé ; les uns de basse condition, les autres d’un rang élevé ; les uns heureux, les autres malheureux. Rien de tout cela n’est l’effet du hasard, mais le résultat des vertus et des vices qui ont précédé la renaissance. »
« Mais il est un mystère plus grand encore. Pour parvenir à la perfection, il faut conquérir la science de l’Unité, qui est au-dessus de la sagesse ; il faut s’élever à l’Être divin qui est au-dessus de l’âme et de l’intelligence. Cet être divin est aussi en chacun de nous : »
« Tu portes en toi-même un ami sublime que tu ne connais pas, car Dieu réside dans l’intérieur de tout homme, mais peu savent le trouver. L’homme qui fait le sacrifice de ses désirs et de ses œuvres à l’Être d’où procèdent les principes de toutes choses et par qui l’Univers a été formé, obtient par ce sacrifice la perfection, car celui qui trouve en lui-même son bonheur, sa joie, et en lui-même aussi sa lumière, est un avec Dieu. Or, sache-le, l’âme qui a trouvé Dieu est délivrée de la renaissance et de la mort, de la vieillesse et de la douleur, et boit l’eau de l’immortalité. »
Krishna parlait de sa propre nature et de sa mission en des termes qu’il est bon de méditer. S’adressant à ses disciples :
« Moi et vous, disait-il, nous avons eu plusieurs naissances. Les miennes ne sont connues que de moi, mais vous ne connaissez même pas les vôtres. Quoique je ne sois plus, par ma nature, sujet à naître ou à mourir, toutes les fois que la vertu décline dans le monde et que le vice et l’injustice l’emportent, alors je me rends visible, et ainsi je me montre d’âge en âge, pour le salut du juste, le châtiment du méchant et le rétablissement de la vertu. »
« Je vous ai révélé les grands secrets. Ne les dites qu’à ceux qui peuvent les comprendre. Vous êtes mes élus, vous voyez le but, la foule ne voit qu’un bout du chemin.6 »
Par ces paroles, la doctrine secrète était fondée. Malgré les altérations successives qu’elle aura à subir, elle restera la source de vie où, dans l’ombre et le silence, s’abreuveront tous les grands penseurs de l’antiquité.
La morale de Krishna n’était pas moins pure :
« Les maux dont nous affligeons notre prochain nous poursuivent ainsi que notre ombre suit notre corps. — Les œuvres inspirées par l’amour de nos semblables sont celles qui pèseront le plus dans la balance céleste. — Si tu fréquentes les bons, tes exemples seront inutiles ; ne crains pas de vivre parmi les méchants pour les ramener au bien. — L’homme vertueux est semblable à l’arbre gigantesque dont l’ombrage bienfaisant donne aux plantes qui l’entourent la fraîcheur et la vie. »
Son langage s’élevait au sublime lorsqu’il parlait d’abnégation et de sacrifice :
« L’honnête homme doit tomber sous les coups des méchants comme l’arbre santal qui, lorsqu’on l’abat, parfume la hache qui l’a frappé. »
Lorsque des sophistes lui demandaient de leur expliquer la nature de Dieu, il répondait :
« L’infini et l’espace peuvent seuls comprendre l’infini. Dieu seul peut comprendre Dieu. »
Il disait encore :
« Rien de ce qui Est ne peut périr, car tout ce qui Est est contenu en Dieu. Aussi les sages ne pleurent ni les vivants ni les morts. Car jamais je n’ai cessé d’être, ni toi, ni aucun homme, et jamais nous ne cesserons d’être, nous tous, au delà de la vie présente.7 »
Au sujet de la communication avec les Esprits :
« Longtemps avant qu’elles se dépouillent de leur enveloppe mortelle, les âmes qui n’ont pratiqué que le, bien acquièrent la faculté de converser avec les âmes qui les ont précédées dans la vie spirituelle (swarga). 8 »
C’est ce que les brahmes affirment encore de nos jours par la doctrine des Pitris.
Tels sont les principaux points de l’enseignement de Krishna, que l’on retrouve dans les livres sacrés conservés au fond des sanctuaires du sud de l’Hindoustan.
Plus tard, Bouddha ne fit que vulgariser ce même enseignement, en s’efforçant de rendre aux traditions religieuses leur caractère de haute et pure morale, altéré par les abus d’une théocratie avide de richesses et de domination.
La doctrine de Bouddha semble différer de celle de Krishna, surtout en ce qui concerne la théorie du Nirvana que l’on a longtemps considérée comme celle de l’anéantissement. Un examen plus attentif des textes bouddhiques permet d’établir que le Nirvana n’est, en réalité, que la conquête par l’âme de la perfection et du bonheur éternel, l’affranchissement définitif des transmigrations et des renaissances terrestres.
Dans le principe, l’organisation sociale de l’Inde fut calquée par les brahmes sur leurs conceptions religieuses. Ils divisèrent la société en trois classes, d’après le système ternaire. Mais, peu à peu, cette organisation dégénéra en privilèges sacerdotaux et aristocratiques. L’hérédité imposa ses bornes étroites et rigides aux aspirations de tous. La femme, libre et honorée aux temps védique, devint esclave, et, de ses fils, ne sut faire que des esclaves comme elle. La société se figea dans un moule implacable, et la décadence de l’Inde en fut la conséquence inévitable. Pétrifiée dans ses castes et dans ses dogmes, elle s’est endormie de ce sommeil léthargique, image de la mort, que le tumulte des invasions étrangères n’a même pas troublé. Se réveillera-t-elle jamais ? L’avenir, seul, pourra le dire.
Les brahmes, après avoir établi l’ordre et organisé la société, ont perdu l’Inde par excès de compression. De même, ils ont ôté toute autorité morale à la doctrine de Krishna en l’enveloppant de formes grossières et matérielles. Si l’on ne considère que le côté extérieur et vulgaire du Brahmanisme, ses prescriptions puériles, son cérémonial pompeux, ses rites compliqués, les fables et les images dont il est si prodigue, on est porté à, ne voir en lui qu’un amas de superstitions. Mais ce serait une faute de le juger seulement d’après ses apparences extérieures. Dans le Brahmanisme, comme dans toutes les religions antiques, il faut faire deux parts. L’une est celle du culte et de l’enseignement vulgaire, remplis de fictions qui captivent le peuple et aident à le conduire dans les voies de la servitude. À cet ordre d’idées se rattache le dogme de la métempsycose ou renaissance des âmes coupables dans les corps d’animaux, d’insectes ou de plantes, épouvantail destiné à terroriser les faibles, système habile qu’a imité le Catholicisme dans sa conception des mythes de Satan, de l’enfer et des supplices éternels.
Autre chose est l’enseignement secret, la grande tradition ésotérique, qui fournit sur l’âme, sur ses destinées et sur la cause universelle, les spéculations les plus élevées et les plus pures. Pour les recueillir, il faut pénétrer le mystère des pagodes, fouiller les manuscrits qu’elles renferment, interroger les brahmes savants.
4 Les signes du Zodiaque.
5 Baghavadgita, traduction d’Émile Burnouf, C. Schlegel et Wilkins.
6 Baghavadgita passim.
7 Mahâbharâta, trad. H. Fauche.
8 Baghavadgita.
Aux portes du désert, les temples, les pylônes, les pyramides se dressent, forêt de pierres, sous un ciel de feu. Les sphinx contemplent la plaine, accroupis et rêveurs, et les nécropoles, taillées dans le roc, ouvrent leurs seuils profanés au bord du fleuve silencieux. C’est l’Égypte, terre étrange, livre vénérable, dans lequel l’homme moderne commence à peine à épeler le mystère des âges, des peuples et des religions.9
On a cru longtemps que l’Égypte avait emprunté à l’Inde sa civilisation et sa foi. On sait aujourd’hui, par une étude attentive des hiéroglyphes, que ses traditions remontent à une époque aussi reculée que les Védas. 10 Elles sont l’héritage d’une race éteinte, la race rouge, qui occupait tout le continent austral et que des luttes formidables contre les Blancs et des cataclysmes géologiques ont anéantie. Le sphinx de Gizeh, antérieur de plusieurs milliers d’années11 à la grande pyramide et élevé par la main des rouges au point où le Nil se joignait alors à la mer12 , est un des rares monuments que ces temps lointains nous ont légués.
La lecture des stèles, celle des papyrus recueillis dans les tombeaux, permettent de reconstituer l’histoire de l’Égypte, en même temps que cette antique doctrine du Verbe-Lumière, divinité à la triple nature, à la fois intelligence, force et matière ; esprit, âme et corps, qui offre une analogie parfaite avec la philosophie de l’Inde. Ici, comme là, on retrouve, sous la gangue grossière des cultes, la même pensée cachée. L’âme de l’Égypte, le secret de sa vitalité, de son rôle historique, c’est la doctrine occulte de ses prêtres, voilée soigneusement sous les mystères d’Isis et d’Osiris et analysée expérimentalement, au fond des temples, par des initiés de tous rang et de tous pays.
Les livres sacrés d’Hermès exprimaient, sous des formes austères, les principes de cette doctrine. Ils formaient une vaste encyclopédie. On y trouvait classées toutes les connaissances humaines. Mais tous ne sont pas parvenus jusqu’à nous. La science religieuse de l’Égypte nous a été surtout restituée par la lecture des hiéroglyphes. Les temples, eux aussi, sont des livres, et l’on peut dire de la terre des pharaons que les pierres y ont une voix.
Les hiéroglyphes avaient un triple sens et ne pouvaient être déchiffrés sans clef. On appliquait à ces signes la loi d’analogie qui régit les trois mondes : naturel, humain et divin, et permet d’exprimer les trois aspects de toutes choses par des combinaisons de nombres et de figures qui reproduisent la symétrie harmonieuse et l’unité de l’Univers. Ainsi, dans un même signe, l’adepte lisait à la fois les principes, les causes et les effets, et ce langage avait pour lui une puissance extraordinaire.
Le prêtre, sorti de tous les rangs de la société, même des plus infimes, était le véritable maître de l’Égypte ; les rois, choisis et initiés par lui, ne gouvernaient la nation qu’à titre de mandataires. De hautes vues, une profonde sagesse, présidaient aux destinées de ce pays. Au milieu du monde barbare, entre l’Assyrie féroce, passionnée, et l’Afrique sauvage, la terre des pharaons était comme une île battue des flots où se conservaient les pures doctrines, toute la science secrète du monde ancien. Les sages, les penseurs, les conducteurs de peuples, Grecs, Hébreux, Phéniciens, Étrusques, venaient s’abreuver à cette source. Par eux, la pensée religieuse se répandait des sanctuaires d’Isis sur toutes les plages de la Méditerranée, allant faire éclore des civilisations diverses, dissemblables même, suivant le caractère des peuples qui la recevaient, devenant monothéiste en Judée avec Moïse, polythéiste en Grèce avec Orphée, mais uniforme dans son principe caché, dans son essence mystérieuse.
Le culte populaire d’Isis et d’Osiris n’était qu’un brillant mirage offert à la foule. Sous la pompe des spectacles et des cérémonies publiques, se cachait le véritable enseignement, donné dans les petits et les grands mystères. L’initiation était entourée de nombreux obstacles et de réels dangers. Les épreuves physiques et morales étaient longues et multipliées. On exigeait le serment du silence et la moindre indiscrétion était punie de mort. Cette discipline redoutable donnait à la religion secrète et à l’initiation une force, une autorité incomparables. À mesure que l’adepte avançait dans sa voie, les voiles s’écartaient, la lumière se faisait plus brillante, les symboles devenaient vivants et parlants.
Le sphinx, tête de femme sur un corps de taureau, avec des griffes de lion et des ailes d’aigle, c’était l’image de l’être humain, émergeant des profondeurs de l’animalité pour atteindre sa condition nouvelle. La grande énigme, c’était l’homme, portant en lui les traces sensibles de son origine, résumant tous les éléments et toutes les forces de la nature inférieure.
Les dieux bizarres, à têtes d’oiseaux, de mammifères, de serpents, étaient d’autres symboles de la Vie, dans ses multiples manifestations. Osiris, le dieu solaire, et Isis, la grande Nature, étaient partout célébrés ; mais, au-dessus d’eux, il était un Dieu innomé dont on ne parlait qu’à voix basse et avec crainte.
Le néophyte devait apprendre avant tout à se connaître. L’hiérophante lui tenait ce langage :
« O âme aveugle, arme-toi du flambeau des mystères et, dans la nuit terrestre, tu découvriras ton double lumineux, ton âme céleste. Suis ce guide divin et qu’il soit ton génie, car il tient la clef de tes existences passées et futures.13 »
À la fin de ses épreuves, brisé par les émotions, ayant côtoyé dix fois la mort, l’initié voyait s’approcher de lui une image de femme, portant un rouleau de papyrus.
« Je suis ta sœur invisible, disait-elle, je suis ton âme divine, et ceci est le livre de ta vie. Il renferme les pages pleines de tes existences passées et les pages blanches de tes vies futures. Un jour, je les déroulerai toutes devant toi. Tu me connais maintenant... Appelle-moi et je viendrai ! »
Enfin, sur la terrasse du temple, sous le ciel étoilé, devant Memphis ou Thèbes endormies, le prêtre racontait à l’adepte la vision d’Hermès, transmise oralement de pontife en pontife et gravée en signes hiéroglyphiques sur les voûtes des cryptes souterraines.
Un jour, Hermès vit l’espace et les mondes, et la vie qui s’épanouit en tous lieux. La voix de la lumière qui emplissait l’infini lui révéla le divin mystère :
« La lumière que tu as vue, c’est l’intelligence divine qui contient toute chose en puissance et renferme les modèles de tous les êtres. Les ténèbres, c’est le monde matériel où vivent les hommes de la terre. Mais le feu qui jaillit des profondeurs, c’est le Verbe divin ; Dieu est le Père, le Verbe est le Fils, leur union c’est la Vie. »
« Quant à l’esprit de l’homme, sa destinée a deux faces : captivité dans la matière, ascension dans la lumière. Les âmes sont filles du ciel et leur voyage est une épreuve. Dans l’incarnation, elles perdent le souvenir de leur origine céleste. Captivées par la matière, enivrées par la vie, elles se précipitent comme une pluie de feu, avec des frissons de volupté, à travers les régions de la Souffrance, de l’Amour et de la Mort, jusque dans la prison terrestre où tu gémis toi-même, et où la vie divine te paraît un vain rêve. »
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