DU MÊME AUTEUR
Savoir-faire
L’élevage professionnel d’insectes
La gestion des insectes en agriculture naturelle
L’agroécologie : cours théorique
L’agroécologie : cours technique
Les cinq pratiques du jardinage agroécologique
Essais
NAGESI. Nature, société et spiritualité
Réflexions politiques
À la recherche de la morale française
L’agroécologie c’est super cool !
Quand la nuit vient au jardin
Sens de la vie et pseudo-sciences
Pensées cristallisées
Nouvelles
L’esprit de la nuit
Les secrets de Montfort
Fulgurance
Saint-Lô Futur
SITE INTERNET
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Soyons heureux, librement. Soyons heureux, par nécessité.
Le monde agricole évolue : il faut aujourd’hui prendre connaissance et conscience de cette évolution, pour mieux préparer l’avenir. L’agriculture biologique (AB) se démocratise, telle est l’évolution la plus évidente. De plus en plus de consommateurs font enfin attention à ce qu’ils mangent et ils exigent des produits locaux, sains et nourrissants. La rançon du succès était prévisible : l’AB se mécanise et s’industrialise, de même que sa petite sœur l’agroécologie. Alors qu’il y a dix ans on la regardait comme une chose étrange : est-ce un beau bébé qui est en train de naître là ? Alors qu’il y a vingt ans on la moquait : est-ce qu’on peut perdre plus d’argent qu’en faisant de l’agriculture bio ? Aujourd’hui il n’y a plus de doute. L’agriculture conventionnelle n’est pas en reste. À côté du discours inchangé de l’agrochimie depuis les années 1950, les techniques de semis ont évolué et permettent la généralisation des engrais verts et de la technique dite « du semis sous couvert ». Le labour devient inutile, donc la vie du sol est respectée. L’usage des engrais verts réduit les pullulations de ravageurs et les maladies, les pesticides deviennent inutiles, donc la biodiversité en surface (des insectes, des oiseaux, des mammifères) est aussi respectée. Même les engrais de synthèse ou organiques deviennent inutiles. Aujourd’hui même en conventionnel autour des champs on implante des haies et des zones enherbées. La biodiversité en profite. Toutes ces pratiques, combinées avec l’absence de labour, réduisent l’érosion, un fléau dont on a mis 50 ans à reconnaître que c’est un fléau. Bref, l’agriculture conventionnelle est mue par une forte créativité technique, inspirée de l’agriculture biologique. Elle importe et elle développe, avec des moyens plus importants, les techniques de l’AB et de l’agroécologie. Les instituts de recherche agronomique réalisent chaque année des centaines de tests de culture et identifient les techniques, les outils et les semences qui mènent à une « double performance économique et écologique ». Je fais le pari que cette évolution technique rendra inutile le recours aux pesticides et aux OGM dans une dizaine d’années. L’agromécanique triomphera de l’agrochimie. L’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui pourrait continuer à muer et devenir entièrement agroécologique (donc autonome au sens originel de Masanobu Fukuoka) à l’horizon 2050.
Une agriculture dont la norme serait l’agroécologie et, ce qui nous importe ici pour le présent livre, la mécanisation. Aujourd’hui l’agroécologie et la permaculture ont le vent en poupe. Ces agricultures se répandent sous le modèle des « micro-fermes » du Nord au Sud de la France et dans tous les pays du monde. Mon jardin des frênes en est un exemple parmi des centaines. Aujourd’hui, pour vendre mes fruits et légumes, je présente à mes clients mes techniques agricoles qui rendent inutile le recours aux pesticides et aux engrais de synthèse. À l’aide de mots-clé et de photographies exposées sur mon stand de vente, j’explique que le paillage du sol est nécessairement manuel mais que c’est moins laborieux que le désherbage, en plus d’avoir d’autres qualités essentielles. Mes techniques agricoles respectent la biodiversité du sol, dans le sol, et en surface. C’est cette biodiversité qui rend ma terre fertile et ma production autonome. Mais demain, ces arguments de vente, travail manuel et biodiversité, auront-ils encore du poids ?
L’agroécologie de demain, à grande échelle sur toute le territoire national, sera mécanisée (et industrialisée) et elle respectera autant la biodiversité que les micro-fermes agroécologiques et permaculturels d’aujourd’hui ! Les légumes, fruits et céréales qu’elle produira seront aussi sains et nourrissants que ceux que mes semblables et moi produisons aujourd’hui. Ses produits seront en vente dans les grandes et moyennes surfaces. Ses produits standards seront l’équivalent de ce qu’on trouve aujourd’hui dans le réseau « Biocoop ». Les agriculteurs conventionnels auront remplacé leurs lourdes charrues de labour profond par des outils permettant de semer directement dans les engrais verts en fin de culture, et eux et les clients demanderont alors à nos successeurs : « Que pouvez-vous faire de plus que nous ne pouvons déjà faire avec nos nouveaux tracteurs et outils ? Comment justifiez-vous le travail manuel ? » Eh oui ! Peut-être qu’on appellera la généralisation de l’agroécologie la révolution arc-en-ciel de l’agriculture, la diversité des couleurs faisant référence au respect de la biodiversité (et à la diversité des nations sur terre qui l’ont adoptée). Et la forme de l’arc-en-ciel faisant référence au passage dans un nouveau monde… Peut-être qu’on fera de grands feux d’artifices pour fêter cet avènement mondial de l’agroécologie ! Et peut-être que le revers de cette évolution, cette évolution que tout le monde souhaite aujourd’hui, même moi, sera la disparition des petits agriculteurs et des petits maraîchers. Encore une fois…
On peut imaginer un autre scénario : une agriculture conventionnelle qui perdurerait sans rien changer à ses techniques. Mais c’est improbable. Sans changer, cette agriculture amènerait la ruine totale des terres de France bien avant 2050. Il est donc préférable d’imaginer que toute la France passe à l’agroécologie mécanisée. J’espère que l’avenir donnera raison à ce scénario plutôt qu’à un scénario de misère agricole, dans lequel les multinationales de l’agrochimie maintiendront à dessein les terres de mauvaise qualité, pour affamer la population.
Qu’est-ce qui, en 2050, différenciera une micro-ferme agroécologique d’une exploitation agroécologique mécanisée ? Je veux, dès aujourd’hui, réfléchir à cela. C’est mon devoir de jardinier-écrivain que de construire le présent à partir du futur.
Il faut penser que même les cultures et les plantes compagnes, en 2050, seront des techniques mécanisées, alors qu’aujourd’hui elles ne sont utilisées que dans quelques micro-fermes pionnières. En 2050 on implémentera des cultures compagnes pour maintenir l’humidité de la terre, pour aider à la germination, pour aider à la fructification, pour protéger d’un soleil trop fort et de températures trop dessicantes, pour enrichir la terre, pour améliorer la valeur organo-leptique des récoltes… Tout ce qu’aujourd’hui on fait avec des outils et des minéraux, demain ce sont des plantes qui le feront.
Il saute aux yeux que, hier en 1950 comme demain en 2050, l’agriculture manuelle s’inscrit dans un autre mode de vie que l’agriculture mécanisée. Malgré tout ! Toucher les graines, toucher la terre, toucher les plantes, toucher les récoltes, toucher le foin : cela demande du temps. Dans ce temps, dans ces gestes, l’agriculteur manuel trouve le sens de sa vie. L’agriculteur mécanisé, hier adepte de l’agrochimie et demain adepte de la biodiversité, n’est pas à la recherche de ce sens-là de la vie. Il garde entre lui et la nature une certaine distance. Au contraire l’agriculteur manuel désire le contact sans intermédiaire avec la nature. Semer à la machine ou semer à la main sont deux rapports différents au monde. Les distances ne sont pas les mêmes. Quelle est la juste distances qui fait de nous un être humain ? Les mécanisés et les manuels n’auront pas la même réponse à cette question.
Vivre en contact direct avec la nature ou vivre séparé d’elle procure, nécessairement, des joies différentes. Il y a certaines joies, donc un certain bonheur, que l’agriculteur mécanisé ne peut pas connaître. Et vice-versa, sans doute ! Mais j’ignore tout de la joie de cultiver avec un tracteur.
Dans mon cours théorique d’agroécologie, écrit il y a quatre ans de ça, j’avais comparé cette probable situation future de l’agroécologie à la situation présente de la production des katanas. Les katanas sont des sabres traditionnels japonais. Ils sont produits soit de façon industrielle, soit de façon traditionnelle. Chimie des métaux, rendement et rapport qualité / prix régissent la première méthode de production, sensibilité, savoir-faire et spiritualité régissent la seconde. Un katana fabriqué traditionnellement coûte cent fois plus cher que son équivalent industriel. Mais d’un point de vue matériel, le katana industriel est d’une résistance, d’une souplesse et d’un équilibre tout à fait satisfaisant. Pourquoi donc en acheter un traditionnel ? Demain, mes produits seront plus chers que ceux de l’agroécologie mécanisée, dont les prix auront rejoints ceux de l’actuelle grande distribution, économies d’échelles et mécanisation maximale oblige. Mais leur qualité sera équivalente. Donc mes clients de demain achèteront-ils mes produits pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui des clients achètent des katanas traditionnels ? L’écart de prix sera bien sûr plus modéré, de l’ordre de 50 % plutôt que du centuple. Mais l’agroécologie manuelle sera-t-elle réduite, comme la production traditionnelle de katana, à une forme de spiritualité ? Voire l’agriculteur manuel ne vivra-t-il plus que des dons qu’on lui fera, ses produits n’ayant plus qu’une valeur symbolique ? Les agroécologistes non mécanisés seront-ils des « gardiens du temple » ?
Est-ce qu’une telle ligne de partage entre agriculture mécanique et agriculture manuelle / spirituelle peut voir le jour ?
Les spéculations sont hasardeuses. Il n’y a aujourd’hui qu’une seule certitude, que nous jardiniers agroécologistes et permaculteurs devons saisir : développer et faire connaître autant que possible ce qui nous anime. Réfléchissons sur tous les aspects de notre métier, et faisons les connaître. Lorsque nous n’aurons plus le monopole de l’agriculture autonome et respectueuse de la nature, quand cela ne pourra plus nous servir d’argument pour vendre nos produits, quels arguments nous restera-t-il ? Faisons donc en sorte, aujourd’hui, de développer d’autres arguments. Des arguments qui relatent les aspects les moins illuminés de notre métier. Cela comprend notamment les aspects psychologiques.
Une petite précision : Certains aiment dire qu’il faut « semer des graines », c’est-à-dire qu’il faut sans relâche faire découvrir au grand public l’agroécologie. C’est le « rôle » de certains, mais pas le mien. Mon rôle est de préparer une terre dans laquelle les idées du futur seront plantées et dans laquelle elles grandiront avec solidité et rectitude. Je suis trop intellectuel ; pour semer des graines, c’est-à-dire pour éveiller le grand public à l’agroécologie, il faut faire vibrer la corde émotionnelle. Je n’ai ni le talent ni l’énergie pour cela. Mes livres s’adressent à ceux qui ont déjà fait le premier pas de considérer l’agroécologie. Je n’illumine pas le départ d’un nouveau chemin dans les journaux ou les médias, mais j’essaie d’en baliser le parcours.
Le bonheur est l’un de ces aspects psychologiques qu’il ne faut pas hésiter à faire connaître. Dans mes ouvrages précédents, j’ai présenté aussi les aspects sociaux et spirituels et bien sûr les aspects scientifiques et techniques. Ces deux derniers aspects évoluent sans cesse. Pour le grand public et pour certains agriculteurs, ces aspects techniques priment. Tout le reste découle d’eux : les aspects sociaux, psychologiques et spirituels (trois aspects qu’on peut rassembler dans l’expression « mode de vie »). Notre société est rationnelle et matérialiste : science et technique priment. Qu’à cela ne tienne, je pense qu’il faut aller plus loin dans l’exposition, en détail, des autres aspects de l’agroécologie. Afin de montrer que la technique et à fortiori la science, ne sont pas des fins en soi. D’où ce livre sur le bonheur au jardin agroécologique.
Cet aspect paraît aujourd’hui évident ! Les semeurs de graines ont le sourire et l’optimisme contagieux ! Toute la communication que font les microfermes repose sur l’agriculteur qui sourit en travaillant. L’agroécologiste vit dans le bonheur du jardin : bonheur d’être son propre chef, bonheur du contact avec la nature, bonheur de la vie au grand air, bonheur du contact avec les clients en vente directe… Ce bonheur est si évident que, selon moi, on passe trop vite dessus. On ne voit que ce bonheur qui aujourd’hui existe et dont on fait la promotion. On considère que ce bonheur est la finalité de l’agroécologie. Certes, il faut que l’agroécologie soit un travail qui rend heureux. Mais si on se pose la question du bonheur en décidant de ne pas se satisfaire des banalités comme réponse (le soleil, les jolies fleurs, les jolies abeilles, le vent dans les cheveux, etc.) alors on va chercher ce qui, demain, pourrait être une source de créativité pour l’agroécologique manuelle. Plus aujourd’hui on dit que le bonheur au jardin ce n’est pas juste une question de récolte de fraises quand il fait 25 °C, plus demain l’agroécologie sera grande et large. Plus nous diversifions nos pensées et nos discours sur l’agroécologie, plus demain nos successeurs auront de matière pour innover.
Écrire à propos du bonheur au jardin, donc des émotions, n’est pas gratifiant. De même qu’écrire à propos des aspects philosophiques de l’agroécologie. Mes livres abordant ces thèmes (NAGESI, Quand la nuit tombe au jardin, L’agroécologie c’est super cool) ne se vendent pas. Au contraire de mes livres scientifiques et techniques. Écrire à propos des émotions, ça fait « bobo » : joli mais inutile, décoratif mais pas sérieux, imagé mais pas rationnel. C’est toute la difficulté de mon rôle. Celui qui sème des graines met l’emphase sur les aspects concrets. Moi je dois mettre l’emphase sur les aspects abstraits, parce qu’il faut passer par l’abstrait pour retomber ensuite sur le chemin concret. Il faut imaginer la suite du chemin avant de faire les prochains pas. Je ne veux pas aller à l’aveuglette !
Pierre Rabhi, au cours d’une de ses nombreuses conférences, a fait cette précision : il serait bien dommage de changer les techniques agricoles pour faire de l’agriculture biologique, si l’Homme lui-même ne se change pas. Si l’Homme continue à courir après le profit et le lucre, même si ses aliments et son environnement sont plus sains. Fukuoka disait de même. L’Homme ne sera pas plus heureux pour autant. J’ai écrit que je vais imaginer la France agricole en 2050 et voici ce que j’imagine : à cette date, les agriculteurs seront toujours autant endettés, les exploitations agricoles appartiendront non plus aux agriculteurs mais à des entreprises multinationales, la mécanisation réduira au minimum le besoin de main-d’œuvre, la grande distribution fera toujours pression pour que les entreprises agricoles fassent des prix aussi bas que possible, les politiques demanderont aux agriculteurs-employés de produire toujours plus sur des surfaces agricoles allant en diminuant (fléau de « l’anthropisation » des terres agricoles). En 2050 les vers de terre pourront mener une vie joyeuse et épanouie et les agriculteurs mener une vie toujours aussi pourrie ! Rien n’aura changé, la société sera toujours aussi moche et injuste, quand bien même la Nature aura repris un peu de poids.
La technique n’est pas une fin en soi. Si on en fait une fin en soi, l’Homme devient un moyen. Si on fait de l’Homme une fin en soi, la technique devient un moyen. L’expérience du bonheur n’est pas la même si c’est la technique ou si c’est l’Homme qui est la finalité. Donc quel bonheur voulons-nous en 2050 ?
Dans les micro-fermes agroécologiques d’aujourd’hui, on utilise la technique comme moyen. Le couple Homme – Nature est la finalité de toutes choses. Il en résulte des moments de bonheur particuliers, que je vais vous présenter dans ce livre. Des moments de bonheur subtil. Face à la nécessité de marcher avec le progrès technique, faisons le point sur le bonheur que nous avons déjà, pour garantir notre liberté de demain entre mécanisation et spiritualité.
Au printemps 2017, je faisais paraître Quand la nuit vient au jardin – Émotions déplaisantes et ephexis du jardinage agroécologique. Un livre autobiographique dans lequel je relatais tous les moments difficiles rencontrés au cours de l’année 2016 et comment j’étais parvenu à les dépasser. Ce livre pouvait faire croire que le jardinage, et surtout le jardinage agroécologique professionnelle, est une succession ininterrompue de difficultés, de déceptions, d’illusions. J’expliquais comment il m’avait semblé que toutes les difficultés me tombaient dessus sans arrêt, alors que l’année précédente avait été riche de bons moments. C’est le métier qui rentre ! Au début, tout est neuf et beau. Puis on fait les premières erreurs, puis on constate les premières limites. Ce n’est pas agréable. Puis on apprend à voir plus large, à voir plus loin, et le jardinage redevient une activité agréable. Il me fallait bien parler de ces moments désagréables ; il n’y a que dans les jeux vidéos qu’on s’amuse toujours. Bien sûr, ce n’est pas avec un tel livre que je pourrais « semer des graines » ! Mais c’est la réalité, tout simplement.
Un an et demi plus tard, j’ai presque honte d’écrire que le jardinage est agréable, est source de bonheur, même si l’on prend en compte toutes les difficultés. Car qui aujourd’hui dit haut et fort que son métier est agréable ? Levez la main ! Un vrai métier est un métier où on « donne » de sa personne, où on y laisse un pan de sa santé, voire toute sa santé. Involontairement, pour ceux employés ou indépendants qui souffrent des taux de cotisation et d’impôts, des cadences, des délais à respecter. Volontairement, pour ceux qui répètent comme un mantra que plus on travaille, mieux c’est. Plus on souffre au travail, mieux c’est. Je vois autour de moi des personnes qui ont « changé de vie », qui ont comme moi quitté l’industrie pour vivre d’un métier artisanal qu’ils ont désiré, que ce soit comme agriculteur-fromager, comme menuisier ou comme conseillère en relations amoureuses, par exemple. Et je vois que ces personnes travaillent sans relâche. En ce mois de décembre, je me consacre à l’écriture. Je n’ai plus rien à récolter ni à vendre. Et en comparaison de ces personnes je me sens fainéant. Ils et elles travaillent d’un bout à l’autre de l’année six jours par semaine, quand moi de novembre à mars je ne travaille quasiment plus dans le jardin. Celui qui peine en travaillant mérite de gagner un bon revenu. Moi, qu’est-ce que je mérite ? Je ne cours pas après l’argent ? Honte à moi ! Je proclame que je suis heureux dans mon jardin ? C’est parce que j’ai du poil dans la main ! Vous voyez qu’affirmer être heureux, c’est s’exposer aux insinuations. Et à la jalousie.
J’ai du temps libre, tout simplement. Je n’ai pas beaucoup d’argent, mais je dispose de temps. Est-ce que ces personnes qui travaillent sans relâche dans leur nouvelle vie, qui travaillent jusqu’à deux fois plus que lorsqu’elles étaient employées et pour gagner deux fois moins, voient mon temps libre d’un mauvais œil ? Parfois je le crains, et cela me gêne parce que j’ai une certaine amitié pour ces personnes. Je suis celui qui parle et qui juge, mais qui travaille peu ; notre société est conformiste. Soit tu es « travail et famille », soit tu es un artiste qui prétend vivre d’amour et d’eau fraîche. Ce n’est pas la réalité de ma vie, je vous assure. Réfléchir et écrire ne sont pas des activités faciles ; ces mots que vous lisez sont l’aboutissement de quinze années d’écriture (j’ai commencé à écrire sérieusement pour moi-même en 2003, mais je n’ai rien publié avant 2015). Je prends donc le risque, encore une fois, d’écrire sur les émotions au jardin. Même si cela peut interloquer le grand public avide de découvrir une agroécologie « simple comme un retour à l’agriculture du bon vieux temps ». Même si cela me fait passer pour une moitié de jardinier. Tant pis !
Au cours d’une année, être jardinier agroécologiste permet de vivre de forts agréables moments. Ce sont ces moments que je vais vous présenter dans ce texte, en les accompagnant de réflexions sur le bonheur. Voyez-vous, les difficultés et le bonheur ne sont pas séparables. Comme je l’ai expliqué dans Quand la nuit vient au jardin, l’état d’ephexis qui relève d’un autre niveau est également inséparable des difficultés et du bonheur. Pratiquer l’agroécologie vous met au contact de la Nature, et ce contact fait émerger notre « nature humaine », qui n’est pas lisse et linéaire. Qui n’est pas simple. Qui est crochue, qui s’accroche. Si vous êtes immergé dans la société de consommation, on vous fait croire que l’humain est simple. Que la science et la technique peuvent résoudre tous vos problèmes, solutions qui in fine sont un ensemble de choses techniques à acheter. Du pain et du vin – pardon des smartphones et des saucisses – voilà ce que vous promet la société de consommation. Laissez-vous bercer tendrement, ouvrez vos porte-monnaies…
Le vrai bonheur humain n’est pas lisse. Vivre d’agréables moments au jardin, en toute saison, met sur la piste de ce qu’est le vrai bonheur. Il faut oser parler de ce bonheur. Et je pense être capable d’en parler – du moins d’écrire à ce sujet. Ceux qui me connaissent savent mon inclinaison pour les facettes obscures de la vie, au niveau de ma propre personne (introspections pour expurger les difficultés, pessimisme, solitude, problèmes de confiance, enracinement) et quand je réfléchis sur la société (politique inefficace, lois injustes, commerce débilitant, etc). Mais je n’oublie pas le bonheur ! Ce qui « ne va pas » me saute immédiatement aux yeux, et donc je veux résoudre ces problèmes, intellectuels ou concrets. Je suis, je dois l’admettre, moins sensible aux facettes positives de la vie. Je les distingue moins bien, moins vite, que les négatives. Certes. Donc le bonheur est pour moi l’image miroir des problèmes : le bonheur doit être construit tout comme les problèmes doivent être déconstruits. Mais le jardin, par moment, me retient de construire le bonheur. Il me retient, alors je laisse tomber mes pensées, je suis « juste là », le ciel au-dessus de ma tête, dans le vent ou sous la pluie ou sous le soleil. Alors je me dis que le bonheur ne nécessite peut-être pas d’être construit de façon rationnelle. Pas toujours.
À travers mes précédents écrits, vous avez vu comment le jardin m’a confronté à mes idées préconçues : à mes idées négatives, ce qui est une bonne chose. Mais aussi à mes idées positives et mes sentiments positifs. En langage hyper-moderne, je pourrais écrire que le jardin m’incite à réorganiser ma programmation interne ! À reprogrammer mes notions essentielles, et autant celles en lien avec le malheur que celles liées au bonheur. Le jardin me permet de me réécrire ; il me donne une nouvelle vie. Avec une nouvelle définition du bonheur, plus forte et pérenne, et une nouvelle définition de ce qui est déplaisant, moins forte et plus éphémère.
J’entends vous montrer dans ce livre ce qu’est le bonheur au jardin. Ne soyez pas déçu si ce texte ne vous réconforte pas : il n’existe pas que cette seule forme de bonheur au monde. Comme pour Quand la nuit vient au jardin, ce texte s’adresse aux personnes qui ont déjà fait un premier pas en jardinage agroécologique. Vous ne gagnerez rien en le lisant si le jardin n’est pas déjà pour vous un lieu de vie quotidienne. Vous serez mieux servi en consultant un ouvrage de même type centré sur l’activité qui vous est familière. Une activité qui doit être sans artifice, direct, authentique. Et qui recèle un bonheur dont vous pourrez vous saisir à pleine main. Nous ne sommes pas tous faits pour nous épanouir au contact de la terre et des plantes, c’est ainsi. Beaucoup de personnes font des stages ou du woofing pour découvrir l’agroécologie. Seulement une personne sur dix incorporera par la suite une activité en lien avec la Nature dans sa nouvelle vie. Il y a de multiples formes de bonheur, et le bonheur subtil du travail avec la Nature n’est peut-être pas ce dont vous avez besoin.