Par une soirée d’automne pluvieuse et fraîche, trois personnes rêveuses étaient gravement occupées, au fond d’un petit castel de la Brie, à regarder brûler les tisons du foyer et cheminer lentement l’aiguille de la pendule. Deux de ces hôtes silencieux semblaient s’abandonner en toute soumission au vague ennui qui pesait sur eux ; mais le troisième donnait des marques de rébellion ouverte : il s’agitait sur son siège, étouffait à demi haut quelques bâillements mélancoliques, et frappait la pincette sur les bûches pétillantes, avec l’intention marquée de lutter contre l’ennemi commun.
Ce personnage, beaucoup plus âgé que les deux autres, était le maître de la maison, le colonel Delmare, vieille bravoure en demi-solde, homme jadis beau, maintenant épais, au front chauve, à la moustache grise, à l’œil terrible ; excellent maître devant qui tout tremblait, femme, serviteurs, chevaux et chiens.
Il quitta enfin sa chaise, évidemment impatienté de ne savoir comment rompre le silence, et se prit à marcher pesamment dans toute la longueur du salon, sans perdre un instant la roideur convenable à tous les mouvements d’un ancien militaire, s’appuyant sur les reins et se tournant tout d’une pièce, avec ce contentement perpétuel de soi-même qui caractérise l’homme de parade et l’officier modèle.
Mais ils étaient passés, ces jours d’éclat où le lieutenant Delmare respirait le triomphe avec l’air des camps ; l’officier supérieur en retraite, oublié maintenant de la patrie ingrate, se voyait condamné à subir toutes les conséquences du mariage. Il était l’époux d’une jeune et jolie femme, le propriétaire d’un commode manoir avec ses dépendances, et, de plus, un industriel heureux dans ses spéculations ; en conséquence de quoi, le colonel avait de l’humeur, et ce soir-là surtout ; car le temps était humide, et le colonel avait des rhumatismes.
Il arpentait avec gravité son vieux salon meublé dans le goût de Louis XV, s’arrêtant parfois devant une porte surmontée d’Amours nus, peints à fresque, qui enchaînaient de fleurs des biches fort bien élevées et des sangliers de bonne volonté, parfois devant un panneau surchargé de sculptures maigres et tourmentées, dont l’œil se fût vainement fatigué à suivre les caprices tortueux et les enlacements sans fin. Mais ces vagues et passagères distractions n’empêchaient pas que le colonel, à chaque tour de sa promenade, ne jetât un regard lucide et profond sur les deux compagnons de sa veillée silencieuse, reportant de l’un à l’autre cet œil attentif qui couvait depuis trois ans un trésor fragile et précieux, sa femme.
Car sa femme avait dix-neuf ans, et, si vous l’eussiez vue enfoncée sous le manteau de cette vaste cheminée de marbre blanc incrusté de cuivre doré ; si vous l’eussiez vue, toute fluette, toute pâle, toute triste, le coude appuyé sur son genou, elle toute jeune, au milieu de ce vieux ménage, à côté de ce vieux mari, semblable à une fleur née d’hier qu’on fait éclore dans un vase gothique, vous eussiez plaint la femme du colonel Delmare, et peut-être le colonel plus encore que sa femme.
Le troisième occupant de cette maison isolée était assis sous le même enfoncement de la cheminée, à l’autre extrémité de la bûche incandescente. C’était un homme dans toute la force et dans toute la fleur de la jeunesse, et dont les joues brillantes, la riche chevelure d’un blond vif, les favoris bien fournis, juraient avec les cheveux grisonnants, le teint flétri et la rude physionomie du patron ; mais le moins artiste des hommes eût encore préféré l’expression rude et austère de M. Delmare aux traits régulièrement fades du jeune homme. La figure bouffie, gravée en relief sur la plaque de tôle qui occupait le fond de la cheminée, était peut-être moins monotone, avec son regard incessamment fixé sur les tisons ardents, que ne l’était dans la même contemplation le personnage vermeil et blond de cette histoire. Du reste, la vigueur assez dégagée de ses formes, la netteté de ses sourcils bruns, la blancheur polie de son front, le calme de ses yeux limpides, la beauté de ses mains, et jusqu’à la rigoureuse élégance de son costume de chasse, l’eussent fait passer pour un fort beau cavalier aux yeux de toute femme qui eût porté en amour les goûts dits philosophiques d’un autre siècle. Mais peut-être la jeune et timide femme de M. Delmare n’avait-elle jamais encore examiné un homme avec les yeux ; peut-être y avait-il, entre cette femme frêle et souffreteuse et cet homme dormeur et bien mangeant, absence de toute sympathie. Il est certain que l’argus conjugale fatigua son œil de vautour sans surprendre un regard, un souffle, une palpitation entre ces deux êtres si dissemblables. Alors, bien certain de n’avoir pas même un sujet de jalousie pour s’occuper, il retomba dans une tristesse plus profonde qu’auparavant, et enfonça ses mains brusquement jusqu’au fond de ses poches.
La seule figure heureuse et caressante de ce groupe, c’était celle d’un beau chien de chasse de la grande espèce des griffons, qui avait allongé sa tête sur les genoux de l’homme assis. Il était remarquable par sa longue taille, ses larges jarrets velus, son museau effilé comme celui d’un renard, et sa spirituelle physionomie toute hérissée de poils en désordre, au travers desquels deux grands yeux fauves brillaient comme deux topazes. Ces yeux de chien courant, si sanglants et si sombres dans l’ardeur de la chasse, avaient alors un sentiment de mélancolie et de tendresse indéfinissable ; et, lorsque le maître, objet de tout cet amour d’instinct, si supérieur parfois aux affections raisonnées de l’homme, promenait ses doigts dans les soies argentées du beau griffon, les yeux de l’animal étincelaient de plaisir, tandis que sa longue queue balayait l’âtre en cadence, et en éparpillait la cendre sur la marqueterie du parquet.
Il y avait peut-être le sujet d’un tableau à la Rembrandt dans cette scène d’intérieur à demi éclairée par la flamme du foyer. Des lueurs blanches et fugitives inondaient par intervalles l’appartement et les figures, puis, passant au ton rouge de la braise, s’éteignaient par degrés ; la vaste salle s’assombrissait alors dans la même proportion. À chaque tour de sa promenade, M. Delmare, en passant devant le feu, apparaissait comme une ombre et se perdait aussitôt dans les mystérieuses profondeurs du salon. Quelques lames de dorure s’enlevaient çà et là en lumière sur les cadres ovales chargés de couronnes, de médaillons et de rubans de bois, sur les meubles plaqués d’ébène et de cuivre, et jusque sur les corniches déchiquetées de la boiserie. Mais lorsqu’un tison, venant à s’éteindre, cédait son éclat à un autre point embrasé de l’âtre, les objets, lumineux tout à l’heure, rentraient dans l’ombre, et d’autres aspérités brillantes se détachaient de l’obscurité. Ainsi l’on eût pu saisir tour à tour tous les détails du tableau, tantôt la console portée sur trois grands tritons dorés, tantôt le plafond peint qui représentait un ciel parsemé de nuages et d’étoiles, tantôt les lourdes tentures de damas cramoisi à longues crépines qui se moiraient de reflets satinés, et dont les larges plis semblaient s’agiter en se renvoyant la clarté inconstante.
On eût dit, à voir l’immobilité des deux personnages en relief devant le foyer, qu’ils craignaient de déranger l’immobilité de la scène ; fixes et pétrifiés comme les héros d’un conte de fées, on eût dit que la moindre parole, le plus léger mouvement allait faire écrouler sur eux les murs d’une cité fantastique ; et le maître au front rembruni, qui d’un pas égal coupait seul l’ombre et le silence, ressemblait assez à un sorcier qui les eût tenus sous le charme.
Enfin le griffon, ayant obtenu de son maître un regard de complaisance, céda à la puissance magnétique que la prunelle de l’homme exerce sur celle des animaux intelligents. Il laissa échapper un léger aboiement de tendresse craintive, et jeta ses deux pattes sur les épaules de son bien-aimé avec une souplesse et une grâce inimitables.
– À bas, Ophélia ! à bas !
Et le jeune homme adressa en anglais une grave réprimande au docile animal, qui, honteux et repentant, se traîna en rampant vers Mme Delmare comme pour lui demander protection. Mais Mme Delmare ne sortit point de sa rêverie, et laissa la tête d’Ophélia s’appuyer sur ses deux blanches mains, qu’elle tenait croisées sur son genou, sans lui accorder une caresse.
– Cette chienne est donc tout à fait installée au salon ? dit le colonel, secrètement satisfait de trouver un motif d’humeur pour passer le temps. Au chenil, Ophélia ! allons, dehors, sotte bête !
Si quelqu’un alors eût observé de près Mme Delmare, il eût pu deviner, dans cette circonstance minime et vulgaire de sa vie privée, le secret douloureux de sa vie entière. Un frisson imperceptible parcourut son corps, et ses mains, qui soutenaient sans y penser la tête de l’animal favori, se crispèrent vivement autour de son cou rude et velu, comme pour le retenir et le préserver. M. Delmare, tirant alors son fouet de chasse de la poche de sa veste, s’avança d’un air menaçant vers la pauvre Ophélia, qui se coucha à ses pieds en fermant les yeux et laissant échapper d’avance des cris de douleur et de crainte. Mme Delmare devint plus pâle encore que de coutume ; son sein se gonfla convulsivement, et, tournant ses grands yeux bleus vers son mari avec une expression d’effroi indéfinissable :
– De grâce, monsieur, lui dit-elle, ne la tuez pas !
Ce peu de mots firent tressaillir le colonel. Un sentiment de chagrin prit la place de ses velléités de colère.
– Ceci, madame, est un reproche que je comprends fort bien, dit-il, et que vous ne m’avez pas épargné depuis le jour où j’ai eu la vivacité de tuer votre épagneul à la chasse. N’est-ce pas une grande perte ? Un chien qui forçait toujours l’arrêt, et qui s’emportait sur le gibier ! Quelle patience n’eût-il pas lassée ? Au reste, vous ne l’avez tant aimé que depuis sa mort ; auparavant, vous n’y preniez pas garde ; mais maintenant que c’est pour vous l’occasion de me blâmer...
– Vous ai-je jamais fait un reproche ? dit Mme Delmare avec cette douceur qu’on a par générosité avec les gens qu’on aime, et par égard pour soi-même avec ceux qu’on n’aime pas.
– Je n’ai pas dit cela, reprit le colonel sur un ton moitié père, moitié mari ; mais il y a dans les larmes de certaines femmes des reproches plus sanglants que dans toutes les imprécations des autres. Morbleu ! madame, vous savez bien que je n’aime pas à voir pleurer autour de moi...
– Vous ne me voyez jamais pleurer, je pense.
– Eh ! ne vous vois-je pas sans cesse les yeux rouges ! C’est encore pis, ma foi !
Pendant cette conversation conjugale, le jeune homme s’était levé et avait fait sortir Ophélia avec le plus grand calme ; puis il revint s’asseoir vis-à-vis de Mme Delmare, après avoir allumé une bougie et l’avoir placée sur le manteau de la cheminée.
Il y eut dans cet acte de pur hasard une influence subite sur les dispositions de M. Delmare. Dès que la bougie eut jeté sur sa femme une clarté plus égale et moins vacillante que celle du foyer, il remarqua l’air de souffrance et d’abattement qui, ce soir-là, était répandue sur toute sa personne, son attitude fatiguée, ses longs cheveux bruns pendants sur ses joues amaigries, et une teinte violacée sous ses yeux ternis et échauffés. Il fit quelques tours dans l’appartement ; puis, revenant à sa femme par une transition assez brusque :
– Comment vous trouvez-vous aujourd’hui, Indiana ? lui dit-il avec la maladresse d’un homme dont le cœur et le caractère sont rarement d’accord.
– Comme à l’ordinaire ! je vous remercie, répondit-elle sans témoigner ni surprise ni rancune.
– Comme à l’ordinaire, ce n’est pas une réponse, ou plutôt c’est une réponse de femme, une réponse normande, qui ne signifie ni oui ni non, ni bien ni mal.
– Soit, je ne me porte ni bien ni mal.
– Eh bien, reprit-il avec une nouvelle rudesse, vous mentez : je sais que vous ne vous portez pas bien ; vous l’avez dit à sir Ralph ici présent. Voyons, en ai-je menti, moi ? Parlez, monsieur Ralph, vous l’a-t-elle dit ?
– Elle me l’a dit, répondit le flegmatique personnage interpellé, sans faire attention au regard de reproche que lui adressait Indiana.
En ce moment, un quatrième personnage entra : c’était le factotum de la maison, ancien sergent du régiment de M. Delmare.
Il expliqua en peu de mots à M. Delmare qu’il avait ses raisons pour croire que des voleurs de charbon s’étaient introduits les nuits précédentes, à pareille heure, dans le parc, et qu’il venait demander un fusil pour faire sa ronde avant de fermer les portes. M. Delmare, qui vit à cette aventure une tournure guerrière, prit aussitôt son fusil de chasse, en donna un autre à Lelièvre, et se disposa à sortir de l’appartement.
– Eh quoi ! dit Mme Delmare avec effroi, vous tueriez un pauvre paysan pour quelques sacs de charbon ?
– Je tuerai comme un chien, répondit Delmare irrité de cette objection, tout homme que je trouverai la nuit à rôder dans mon enclos. Si vous connaissiez la loi, madame, vous sauriez qu’elle m’y autorise.
– C’est une affreuse loi, reprit Indiana avec feu.
Puis, réprimant aussitôt ce mouvement :
– Mais vos rhumatismes ? ajouta-t-elle d’un ton plus bas. Vous oubliez qu’il pleut et que vous souffrirez demain si vous sortez ce soir.
– Vous avez bien peur d’être obligée de soigner le vieux mari ! répondit Delmare en poussant la porte brusquement.
Et il sortit en continuant de murmurer contre son âge et contre sa femme.
Les deux personnages que nous venons de nommer, Indiana Delmare et sir Ralph, ou, si vous l’aimez mieux, M. Rodolphe Brown, restèrent vis-à-vis l’un de l’autre, aussi calmes, aussi froids que si le mari eût été entre eux deux. L’Anglais ne songeait nullement à se justifier, et Mme Delmare sentait qu’elle n’avait pas de reproches sérieux à lui faire ; car il n’avait parlé qu’à bonne intention. Enfin, rompant le silence avec effort, elle le gronda doucement.
– Ce n’est pas bien, mon cher Ralph, lui dit-elle ; je vous avais défendu de répéter ces paroles échappées dans un moment de souffrance, et M. Delmare est le dernier que j’aurai voulu instruire de mon mal.
– Je ne vous conçois pas, ma chère, répondit sir Ralph ; vous êtes malade, et vous ne voulez pas vous soigner. Il fallait donc choisir entre la chance de vous perdre et la nécessité d’avertir votre mari.
– Oui, dit Mme Delmare avec un sourire triste, et vous avez pris le parti de prévenir l’autorité !
– Vous avez tort, vous avez tort, sur ma parole, de vous laisser aigrir ainsi contre le colonel ; c’est un homme d’honneur, un digne homme.
– Mais qui vous dit le contraire, sir Ralph ?...
– Eh ! vous-même, sans le vouloir. Votre tristesse, votre état maladif, et, comme il le remarque lui-même, vos yeux rouges disent à tout le monde et à toute heure que vous n’êtes pas heureuse...
– Taisez-vous, sir Ralph, vous allez trop loin. Je ne vous ai pas permis de savoir tant de choses.
– Je vous fâche, je le vois ; que voulez-vous ! je ne suis pas adroit ; je ne connais pas les subtilités de votre langue, et puis j’ai beaucoup de rapports avec votre mari. J’ignore absolument comme lui, soit en anglais, soit en français, ce qu’il faut dire aux femmes pour les consoler. Un autre vous eût fait comprendre, sans vous la dire, la pensée que je viens de vous exprimer si lourdement ; il eût trouvé l’art d’entrer bien avant dans votre confiance sans vous laisser apercevoir ses progrès, et peut-être eût-il réussi à soulager un peu votre cœur, qui se roidit et se ferme devant moi. Ce n’est pas la première fois que je remarque combien, en France particulièrement, les mots ont plus d’empire que les idées. Les femmes surtout...
– Oh ! vous avez un profond dédain pour les femmes, mon cher Ralph. Je suis ici seule contre deux ; je dois donc me résoudre à n’avoir jamais raison.
– Donne-nous tort, ma chère cousine, en te portant bien, en reprenant ta gaieté, ta fraîcheur, ta vivacité d’autrefois ; rappelle-toi l’île Bourbon et notre délicieuse retraite de Bernica, et notre enfance si joyeuse et notre amitié aussi vieille que toi...
– Je me rappelle aussi mon père..., dit Indiana en appuyant tristement sur cette réponse et en mettant sa main dans la main de sir Ralph.
Ils retombèrent dans un profond silence.
– Indiana, dit Ralph après une pause, le bonheur est toujours à notre portée. Il ne faut souvent qu’étendre la main pour s’en saisir. Que te manque-t-il ? Tu as une honnête aisance préférable à la richesse, un mari excellent qui t’aime de tout son cœur, et, j’ose le dire, un ami sincère et dévoué...
Mme Delmare pressa faiblement la main de sir Ralph, mais elle ne changea pas d’attitude ; sa tête resta penchée sur son sein, et ses yeux humides attachés sur les magiques effets de la braise.
– Votre tristesse, ma chère amie, poursuivit sir Ralph, est un état purement maladif ; lequel de nous peut échapper au chagrin, au spleen ? Regardez au-dessous de vous, vous y verrez des gens qui vous envient avec raison. L’homme est ainsi fait, toujours il aspire à ce qu’il n’a pas...
Je vous fais grâce d’une foule d’autres lieux communs que débita le bon sir Ralph d’un ton monotone et lourd comme ses pensées. Ce n’est pas que sir Ralph fût un sot, mais il était là tout à fait hors de son élément. Il ne manquait ni de bon sens ni de savoir ; mais consoler une femme, comme il l’avouait lui-même, était un rôle au-dessus de sa portée. Et cet homme comprenait si peu le chagrin d’autrui, qu’avec la meilleure volonté possible d’y porter remède, il ne savait y toucher que pour l’envenimer. Il sentait si bien sa gaucherie, qu’il se hasardait rarement à s’apercevoir des afflictions de ses amis ; et, cette fois, il faisait des efforts inouïs pour remplir ce qu’il regardait comme le plus pénible devoir de l’amitié.
Quand il vit que Mme Delmare ne l’écoutait qu’avec effort, il se tut, et l’on n’entendit plus que les mille petites voix qui bruissent dans le bois embrasé, le chant plaintif de la bûche qui s’échauffe et se dilate, le craquement de l’écorce qui se crispe avant d’éclater, et ces légères explosions phosphorescentes de l’aubier qui fait jaillir une flamme bleuâtre. De temps à autre, le hurlement d’un chien venait se mêler au faible sifflement de la bise qui se glissait dans les fentes de la porte et au bruit de la pluie qui fouettait les vitres. Cette soirée était une des plus tristes qu’eût encore passées Mme Delmare dans son petit manoir de la Brie.
Et puis je ne sais quelle attente vague pesait sur cette âme impressionnable et sur ses fibres délicates. Les êtres faibles ne vivent que de terreurs et de pressentiments. Mme Delmare avait toutes les superstitions d’une créole nerveuse et maladive ; certaines harmonies de la nuit, certains jeux de la lune lui faisaient croire à de certains événements, à de prochains malheurs, et la nuit avait pour cette femme rêveuse et triste un langage tout de mystères et de fantômes qu’elle seule savait comprendre et traduire suivant ses craintes et ses souffrances.
– Vous direz encore que je suis folle, dit-elle en retirant sa main que tenait toujours sir Ralph, mais je ne sais quelle catastrophe se prépare autour de nous. Il y a ici un danger qui pèse sur quelqu’un... sur moi, sans doute... mais... tenez, Ralph, je me sens émue comme à l’approche d’une grande phase de ma destinée... J’ai peur, ajouta-t-elle en frissonnant, je me sens mal.
Et ses lèvres devinrent aussi blanches que ses joues. Sir Ralph, effrayé, non des pressentiments de Mme Delmare, qu’il regardait comme les symptômes d’une grande atonie morale, mais de sa pâleur mortelle, tira vivement la sonnette pour demander des secours. Personne ne vint, et, Indiana s’affaiblissant de plus en plus, Ralph, épouvanté, l’éloigna du feu, la déposa sur une chaise longue, et courut au hasard, appelant les domestiques, cherchant de l’eau, des sels, ne trouvant rien, brisant toutes les sonnettes, se perdant à travers le dédale des appartements obscurs, et se tordant les mains d’impatience et de dépit contre lui-même.
Enfin l’idée lui vint d’ouvrir la porte vitrée qui donnait sur le parc, et d’appeler tour à tour Lelièvre et Noun, la femme de chambre créole de Mme Delmare.
Quelques instants après, Noun accourut d’une des plus sombres allées du parc, et demanda vivement si Mme Delmare se trouvait plus mal que de coutume.
– Tout à fait mal, répondit sir Brown.
Tous deux rentrèrent au salon et prodiguèrent leurs soins à Mme Delmare évanouie, l’un avec tout le zèle d’un empressement inutile et gauche, l’autre avec l’adresse et l’efficacité d’un dévouement de femme.
Noun était la sœur de lait de Mme Delmare ; ces deux jeunes personnes, élevées ensemble, s’aimaient tendrement. Noun, grande, forte, brillante de santé, vive, alerte, et pleine de sang créole ardent et passionné, effaçait de beaucoup, par sa beauté resplendissante, la beauté pâle et frêle de Mme Delmare ; mais la bonté de leur cœur et la force de leur attachement étouffaient entre elles tout sentiment de rivalité féminine.
Lorsque Mme Delmare revint à elle, la première chose qu’elle remarqua fut l’altération des traits de sa femme de chambre, le désordre de sa chevelure humide, et l’agitation qui se trahissait dans tous ses mouvements.
– Rassure-toi, ma pauvre enfant, lui dit-elle avec bonté ; mon mal te brise plus que moi-même. Va, Noun, c’est à toi de te soigner ; tu maigris et tu pleures comme si ce n’était pas à toi de vivre ; ma bonne Noun, la vie est si joyeuse et si belle devant toi !
Noun pressa avec effusion la main de Mme Delmare contre ses lèvres, et dans une sorte de délire, jetant autour d’elle des regards effarés :
– Mon Dieu ! dit-elle, madame, savez-vous pourquoi M. Delmare est dans le parc ?
– Pourquoi ? répéta Indiana perdant aussitôt le faible incarnat qui avait reparu sur ses joues. Mais attends donc, je ne sais plus... Tu me fais peur ! Qu’y a-t-il donc ?
– M. Delmare, répondit Noun d’une voix entrecoupée, prétend qu’il y a des voleurs dans le parc. Il fait sa ronde avec Lelièvre, tous deux armés de fusils...
– Eh bien ? dit Indiana, qui semblait attendre quelque affreuse nouvelle.
– Eh bien, madame, reprit Noun en joignant les mains avec égarement, n’est-ce pas affreux de songer qu’ils vont tuer un homme ?...
– Tuer ! s’écria Mme Delmare en se levant avec la terreur crédule d’un enfant alarmé par les récits de sa bonne.
– Ah ! oui, ils le tueront, dit Noun avec des sanglots étouffés.
« Ces deux femmes sont folles, pensa sir Ralph, qui regardait cette scène étrange d’un air stupéfait. D’ailleurs, ajouta-t-il en lui-même, toutes les femmes le sont. »
– Mais, Noun, que dis-tu là ? reprit Mme Delmare ; est-ce que tu crois aux voleurs ?
– Oh ! si c’étaient des voleurs ! mais quelque pauvre paysan peut-être, qui vient dérober une poignée de bois pour sa famille.
– Oui, ce serait affreux, en effet !... Mais ce n’est pas probable ; à l’entrée de la forêt de Fontainebleau, et lorsqu’on peut si facilement y dérober du bois, ce n’est pas dans un parc fermé de murs qu’on viendrait s’exposer... Bah ! M. Delmare ne trouvera personne dans le parc ; rassure-toi donc...
Mais Noun n’écoutait pas ; elle allait de la fenêtre du salon à la chaise longue de sa maîtresse, elle épiait le moindre bruit, elle semblait partagée entre l’envie de courir après M. Delmare et celle de rester auprès de la malade.
Son anxiété parut si étrange, si déplacée à M. Brown, qu’il sortit de sa douceur habituelle, et, lui pressant fortement le bras :
– Vous avez donc perdu l’esprit tout à fait ? lui dit-il ; ne voyez-vous pas que vous épouvantez votre maîtresse, et que vos sottes frayeurs lui font un mal affreux ?
Noun ne l’avait pas entendu ; elle avait tourné les yeux vers sa maîtresse, qui venait de tressaillir sur sa chaise comme si l’ébranlement de l’air eût frappé ses sens d’une commotion électrique. Presque au même instant, le bruit d’un coup de fusil fit trembler les vitres du salon, et Noun tomba sur ses genoux.
– Quelles misérables terreurs de femmes ! s’écria sir Ralph, fatigué de leur émotion ; tout à l’heure on va vous apporter en triomphe un lapin tué à l’affût, et vous rirez de vous-mêmes.
– Non, Ralph, dit Mme Delmare en marchant d’un pas ferme vers la porte, je vous dis qu’il y a du sang humain répandu.
Noun jeta un cri perçant et tomba sur le visage.
On entendit alors la voix de Lelièvre qui criait du côté du parc :
– Il y est ! il y est ! Bien ajusté, mon colonel ! le brigand est par terre !...
Sir Ralph commença à s’émouvoir. Il suivit Mme Delmare. Quelques instants après, on apporta sous le péristyle de la maison un homme ensanglanté et ne donnant aucun signe de vie.
– Pas tant de bruit ! pas tant de cris ! disait avec une gaieté rude le colonel à tous ses domestiques effrayés qui s’empressaient autour du blessé ; ceci n’est qu’une plaisanterie, mon fusil n’était chargé que de sel. Je crois même que je ne l’ai pas touché ; il est tombé de peur.
– Mais ce sang, monsieur, dit Mme Delmare d’un ton de profond reproche, est-ce la peur qui le fait couler ?
– Pourquoi êtes-vous ici, madame ? s’écria M. Delmare ; que faites-vous ici ?
– J’y viens pour réparer, comme c’est mon devoir, le mal que vous faites, monsieur, répondit-elle froidement.
Et, s’avançant vers le blessé avec un courage dont aucune des personnes présentes ne s’était encore sentie capable, elle approcha une lumière de son visage.
Alors, au lieu des traits et des vêtements ignobles qu’on s’attendait à voir, on trouva un jeune homme de la plus noble figure, et vêtu avec recherche, quoique en habit de chasse. Il avait une main blessée assez légèrement ; mais ses vêtements déchirés et son évanouissement annonçaient une chute grave.
– Je le crois bien ! dit Lelièvre ; il est tombé de vingt pieds de haut. Il enjambait le sommet du mur quand le colonel l’a ajusté, et quelques grains de petit plomb ou de sel dans la main droite l’auront empêché de prendre son appui. Le fait est que je l’ai vu rouler, et qu’arrivé en bas il ne songeait guère à se sauver, le pauvre diable !
– Est-ce croyable, dit une femme de service, qu’on s’amuse à voler quand on est couvert si proprement ?
– Et ses poches sont pleines d’or ! dit un autre qui avait détaché le gilet du prétendu voleur.
– Cela est étrange, dit le colonel, qui regardait, non sans une émotion profonde, l’homme étendu devant lui. Si cet homme est mort, ce n’est pas ma faute ; examinez sa main, madame, et, si vous y trouvez un grain de plomb...
– J’aime à vous croire, monsieur, répondit Mme Delmare, qui, avec un sang-froid et une force morale dont personne ne l’eût crue capable, examinait attentivement le pouls et les artères du cou. Aussi bien, ajouta-t-elle, il n’est pas mort, et de prompts secours lui sont nécessaires. Cet homme n’a pas l’air d’un voleur et mérite peut-être des soins ; et, lors même qu’il n’en mériterait pas, notre devoir, à nous autres femmes, est de lui en accorder.
Alors Mme Delmare fit transporter le blessé dans la salle de billard, qui était la plus voisine. On jeta un matelas sur quelques banquettes, et Indiana, aidée de ses femmes, s’occupa de panser la main malade, tandis que sir Ralph, qui avait des connaissances en chirurgie, pratiqua une abondante saignée.
Pendant ce temps, le colonel, embarrassé de sa contenance, se trouvait dans la situation d’un homme qui s’est montré plus méchant qu’il n’avait l’intention de l’être. Il sentait le besoin de se justifier aux yeux des autres, ou plutôt de se faire justifier par les autres aux siens propres. Il était donc resté sous le péristyle au milieu de ses serviteurs, se livrant avec eux aux longs commentaires si chaudement prolixes et si parfaitement inutiles qu’on fait toujours après l’événement. Lelièvre avait déjà expliqué vingt fois, avec les plus minutieux détails, le coup de fusil, la chute et ses résultats, tandis que le colonel, redevenu bonhomme au milieu des siens, ainsi qu’il l’était toujours après avoir satisfait sa colère, incriminait les intentions d’un homme qui s’introduit dans une propriété particulière, la nuit, pardessus les murs. Chacun était de l’avis du maître, lorsque le jardinier, le tirant doucement à part, l’assura que le voleur ressemblait comme deux gouttes d’eau à un jeune propriétaire récemment installé dans le voisinage, et qu’il avait vu parler à mademoiselle Noun trois jours auparavant, à la fête champêtre de Rubelles.
Ces renseignements donnèrent un autre cours aux idées de M. Delmare ; son large front, luisant et chauve, se sillonna d’une grosse veine dont le gonflement était chez lui le précurseur de l’orage.
« Morbleu ! se dit-il en serrant les poings, Mme Delmare prend bien de l’intérêt à ce godelureau qui pénètre chez moi par-dessus les murs ! »
Et il entra dans la salle de billard, pâle et frémissant de colère.
– Rassurez-vous, monsieur, lui dit Indiana ; l’homme que vous avez tué se portera bien dans quelques jours ; du moins nous l’espérons, quoique la parole ne lui soit pas encore revenue...
– Il ne s’agit pas de cela, madame, dit le colonel d’une voix concentrée ; il s’agit de me dire le nom de cet intéressant malade, et par quelle distraction il a pris le mur de mon parc pour l’avenue de ma maison.
– Je l’ignore absolument, répondit Mme Delmare avec une froideur si pleine de fierté, que son terrible époux en fut comme étourdi un instant.
Mais, revenant bien vite à ses soupçons jaloux :
– Je le saurai, madame, lui dit-il à demi-voix ; soyez bien sûre que je le saurai...
Alors, comme Mme Delmare feignait de ne pas remarquer sa fureur, et continuait à donner des soins au blessé, il sortit pour ne pas éclater devant ses femmes, et rappela le jardinier.
– Comment s’appelle cet homme, qui ressemble, dis-tu, à notre larron ?
– M. de Ramière. C’est lui qui vient d’acheter la petite maison anglaise de M. de Cercy.
– Quel homme est-ce ? un noble, un fat, un beau monsieur ?
– Un très beau monsieur, un noble, je crois...
– Cela doit être, reprit le colonel avec emphase : M. de Ramière ! Dis-moi, Louis, ajouta-t-il en parlant bas, n’as-tu jamais vu ce fat rôder autour d’ici ?
– Monsieur... la nuit dernière..., répondit Louis embarrassé, j’ai vu certainement... pour dire que ce soit un fat, je n’en sais rien ; mais, à coup sûr, c’était un homme.
– Et tu l’as vu ?
– Comme je vous vois, sous les fenêtres de l’orangerie.
– Et tu n’es pas tombé dessus avec le manche de ta pelle ?
– Monsieur, j’allais le faire ; mais j’ai vu une femme en blanc qui sortait de l’orangerie et qui venait à lui. Alors je me suis dit : « C’est peut-être monsieur et madame qui ont pris la fantaisie de se promener avant le jour. » Et je suis revenu me coucher. Mais, ce matin, j’ai entendu Lelièvre qui parlait d’un voleur dont il aurait vu les traces dans le parc, je me suis dit : « Il y a quelque chose là-dessous. »
– Et pourquoi ne m’as-tu pas averti sur-le-champ, maladroit ?
– Dame ! monsieur, il y a des arguments si délicats dans la vie...
– J’entends, tu te permets d’avoir des doutes. Tu es un sot ; s’il t’arrive jamais d’avoir une idée insolente de cette sorte, je te coupe les oreilles. Je sais fort bien qui est ce larron et ce qu’il venait chercher dans mon jardin. Je ne t’ai fait toutes ces questions que pour voir de quelle manière tu gardais ton orangerie. Songe que j’ai là des plantes rares auxquelles madame tient beaucoup, et qu’il y a des amateurs assez fous pour venir voler dans les serres de leurs voisins ; c’est moi que tu as vu la nuit dernière avec Mme Delmare.
Et le pauvre colonel s’éloigna plus tourmenté, plus irrité qu’auparavant, laissant son jardinier fort peu convaincu qu’il existât des horticulteurs fanatiques au point de s’exposer à un coup de fusil pour s’approprier une marcotte ou une bouture.
M. Delmare rentra dans le billard, et, sans faire attention aux marques de connaissance que donnait enfin le blessé, il s’apprêtait à fouiller les poches de sa veste étalée sur une chaise, lorsque celui-ci, allongeant le bras, lui dit d’une voix faible :
– Vous désirez savoir qui je suis, monsieur ; c’est inutile. Je vous le dirai quand nous serons seuls ensemble. Jusque-là, épargnez-moi l’embarras de me faire connaître dans la situation ridicule et fâcheuse où je suis placé.
– Cela est vraiment bien dommage ! répondit le colonel aigrement ; mais je vous avoue que j’y suis peu sensible. Cependant, comme j’espère que nous nous reverrons tête à tête, je veux bien différer jusque-là notre connaissance. En attendant, voulez-vous bien me dire où je dois vous faire transporter ?
– Dans l’auberge du plus prochain village, si vous le voulez bien.
– Mais monsieur n’est pas en état d’être transporté ! dit vivement Mme Delmare ; n’est-il pas vrai, Ralph ?
– L’état de monsieur vous affecte beaucoup trop, madame, dit le colonel. Sortez, vous autres, dit-il aux femmes de service. Monsieur se sent mieux, et il aura la force maintenant de m’expliquer sa présence chez moi.
– Oui, monsieur, répondit le blessé, et je prie toutes les personnes qui ont eu la bonté de me donner des soins de vouloir bien entendre l’aveu de ma faute. Je sens qu’il importe beaucoup ici qu’il n’y ait pas de méprise sur ma conduite, et il m’importe à moi-même de ne pas passer pour ce que je ne suis pas. Sachez donc quelle supercherie m’amenait chez vous. Vous avez établi, monsieur, par des moyens extrêmement simples et connus de vous seulement, une usine dont le travail et les produits surpassent infiniment ceux de toutes les fabriques de ce genre élevées dans le pays. Mon frère possède dans le midi de la France un établissement à peu près semblable, mais dont l’entretien absorbe des fonds immenses. Ses opérations devenaient désastreuses, lorsque j’ai appris le succès des vôtres ; alors je me suis promis de venir vous demander quelques conseils, comme un généreux service qui ne pourrait nuire à vos intérêts, mon frère exploitant des denrées d’une tout autre nature. Mais la porte de votre jardin anglais m’a été rigoureusement fermée ; et, lorsque j’ai demandé à m’adresser à vous, on m’a répondu que vous ne me permettriez pas même de visiter votre établissement. Rebuté par ces refus désobligeants, je résolus alors, au péril même de ma vie et de mon honneur, de sauver l’honneur et la vie de mon frère : je me suis introduit chez vous la nuit par-dessus les murs, et j’ai tâché de pénétrer dans l’intérieur de la fabrique afin d’en examiner les rouages. J’étais déterminé à me cacher dans un coin, à séduire les ouvriers, à voler votre secret, en un mot, pour en faire profiter un honnête homme sans vous nuire. Telle était ma faute. Maintenant, monsieur, si vous exigez une autre réparation que celle que vous venez de vous faire, aussitôt que j’en aurai la force, je suis prêt à vous l’offrir, et peut-être à vous la demander.
– Je crois que nous devons nous tenir quittes, monsieur, répondit le colonel à demi soulagé d’une grande anxiété. Soyez témoins, vous autres, de l’explication que monsieur m’a donnée. Je suis beaucoup trop vengé, en supposant que j’aie besoin d’une vengeance. Sortez maintenant, et laissez-nous causer de mon exploitation avantageuse.
Les domestiques sortirent ; mais eux seuls furent dupes de cette réconciliation. Le blessé, affaibli par son long discours, ne put apprécier le ton des dernières paroles du colonel. Il retomba sur les bras de Mme Delmare, et perdit connaissance une seconde fois. Celle-ci, penchée sur lui, ne daigna pas lever les yeux sur la colère de son mari, et les deux figures si différentes de M. Delmare et de M. Brown, l’une pâle et contractée par le dépit, l’autre calme et insignifiante comme à l’ordinaire, s’interrogèrent en silence.
M. Delmare n’avait pas besoin de dire un mot pour se faire comprendre : cependant il tira sir Ralph à l’écart, et lui dit en lui brisant les doigts :
– Mon ami, c’est une intrigue admirablement tissée. Je suis content, parfaitement content de l’esprit avec lequel ce jeune homme a su préserver mon honneur aux yeux de mes gens. Mais, mordieu ! il me payera cher l’affront que je ressens au fond du cœur. Et cette femme qui le soigne et qui fait semblant de ne le pas connaître ! Ah ! comme la ruse est innée chez ces êtres-là...
Sir Ralph, atterré, fit méthodiquement trois tours dans la salle. À son premier tour, il tira cette conclusion : invraisemblable ; au second : impossible ; au troisième : prouvé. Puis, revenant au colonel avec sa figure glaciale, il lui montra du doigt Noun, qui se tenait debout derrière le malade, les mains tordues, les yeux hagards, les joues livides, et dans l’immobilité du désespoir, de la terreur et de l’égarement.
Il y a dans une découverte réelle une puissance de conviction si prompte, si envahissante, que le colonel fut plus frappé du geste énergique de sir Ralph qu’il ne l’eût été de l’éloquence la plus habile. M. Brown avait sans doute plus d’un moyen de se mettre sur la voie ; il venait de se rappeler la présence de Noun dans le parc au moment où il l’avait cherchée, ses cheveux mouillés, sa chaussure humide et fangeuse, qui attestaient une étrange fantaisie de promenade pendant la pluie, menus détails qui l’avaient médiocrement frappé au moment où Mme Delmare s’était évanouie, mais qui maintenant lui revenaient en mémoire. Puis cet effroi bizarre qu’elle avait témoigné, cette agitation convulsive, et le cri qui lui était échappé en entendant le coup de fusil...
M. Delmare n’eut pas besoin de toutes ces indications ; plus pénétrant, parce qu’il était plus intéressé à l’être, il n’eut qu’à examiner la contenance de cette fille pour voir qu’elle seule était coupable. Cependant l’assiduité de sa femme auprès du héros de cet exploit galant lui déplaisait de plus en plus.
– Indiana, lui dit-il, retirez-vous. Il est tard, et vous n’êtes pas bien. Noun restera auprès de monsieur pour le soigner cette nuit, et, demain, s’il est mieux, nous aviserons au moyen de le faire transporter chez lui.
Il n’y avait rien à répondre à cet accommodement inattendu. Mme Delmare, qui savait si bien résister à la violence de son mari, cédait toujours à sa douceur. Elle pria sir Ralph de rester encore un peu auprès du malade, et se retira dans sa chambre.
Ce n’était pas sans intention que le colonel avait arrangé les choses ainsi. Une heure après, lorsque tout le monde fut couché et la maison silencieuse, il se glissa doucement dans la salle occupée par M. de Ramière, et, caché derrière un rideau, il put se convaincre, à l’entretien du jeune homme avec la femme de chambre, qu’il s’agissait entre eux d’une intrigue amoureuse. La beauté peu commune de la jeune créole avait fait sensation dans les bals champêtres des environs. Les hommages ne lui avaient pas manqué, même parmi les premiers du pays. Plus d’un bel officier de lanciers en garnison à Melun s’était mis en frais pour lui plaire ; mais Noun en était à son premier amour, et une seule attention l’avait flattée : c’était celle de M. de Ramière.
Le colonel Delmare était peu désireux de suivre le développement de leur liaison ; aussi se retira-t-il dès qu’il fut bien assuré que sa femme n’avait pas occupé un instant l’Almaviva de cette aventure. Néanmoins, il en entendit assez pour comprendre la différence de cet amour entre la pauvre Noun, qui s’y jetait avec toute la violence de son organisation ardente, et le fils de famille, qui s’abandonnait à l’entraînement d’un jour sans abjurer le droit de reprendre sa raison le lendemain.
Quand Mme Delmare s’éveilla, elle vit Noun à côté de son lit, confuse et triste. Mais elle avait ingénument ajouté foi aux explications de M. de Ramière, d’autant plus que déjà des personnes intéressées dans le commerce avaient tenté de surprendre, par ruse ou par fraude, le secret de la fabrique Delmare. Elle attribua donc l’embarras de sa compagne à l’émotion et à la fatigue de la nuit, et Noun se rassura en voyant le colonel entrer avec calme dans la chambre de sa femme et l’entretenir de l’affaire de la veille comme d’une chose toute naturelle.
Dès le matin, sir Ralph s’était assuré de l’état du malade. La chute, quoique violente, n’avait eu aucun résultat grave ; la blessure de la main était déjà cicatrisée ; M. de Ramière avait désiré qu’on le transportât sur-le-champ à Melun, et il avait distribué sa bourse aux domestiques pour les engager à garder le silence sur cet événement, afin, disait-il de ne pas effrayer sa mère, qui habitait à quelques lieues de là. Cette histoire ne s’ébruita donc que lentement et sur des versions différentes. Quelques renseignements sur la fabrique anglaise d’un M. de Ramière, frère de celui-ci, vinrent à l’appui de la fiction qu’il avait heureusement improvisée. Le colonel et sir Brown eurent la délicatesse de garder le secret de Noun, sans même lui faire entendre qu’ils le savaient, et la famille Delmare cessa bientôt de s’occuper de cet incident.
Il vous est difficile peut-être de croire que M. Raymon de Ramière, jeune homme brillant d’esprit, de talents et de grandes qualités, accoutumé aux succès de salon et aux aventures parfumées, eût conçu pour la femme de charge d’une petite maison industrielle de la Brie un attachement bien durable. M. de Ramière n’était pourtant ni un fat ni un libertin. Nous avons dit qu’il avait de l’esprit, c’est-à-dire qu’il appréciait à leur juste valeur les avantages de la naissance. C’était un homme à principes quand il raisonnait avec lui-même ; mais de fougueuses passions l’entraînaient souvent hors de ses systèmes. Alors il n’était plus capable de réfléchir, ou bien il évitait de se traduire au tribunal de sa conscience : il commettait des fautes comme à l’insu de lui-même, et l’homme de la veille s’efforçait de tromper celui du lendemain. Malheureusement, ce qu’il y avait de plus saillant en lui, ce n’étaient pas ses principes, qu’il avait en commun avec beaucoup d’autres philosophes en gants blancs, et qui ne le préservaient pas plus qu’eux de l’inconséquence ; c’étaient ses passions, que les principes ne pouvaient pas étouffer, et qui faisaient de lui un homme à part dans cette société ternie où il est si difficile de trancher sans être ridicule. Raymon avait l’art d’être souvent coupable sans se faire haïr, souvent bizarre sans être choquant ; parfois même il réussissait à se faire plaindre par les gens qui avaient le plus à se plaindre de lui. Il y a des hommes ainsi gâtés par tout ce qui les approche. Une figure heureuse et une élocution vive font quelquefois tous les frais de leur sensibilité. Nous ne prétendons pas juger si rigoureusement M. Raymon de Ramière, ni tracer son portrait avant de l’avoir fait agir. Nous l’examinons maintenant de loin, et comme la foule qui le voit passer.
M. de Ramière était amoureux de la jeune créole aux grands yeux noirs qui avait frappé d’admiration toute la province à la fête de Rubelles ; mais amoureux et rien de plus. Il l’avait abordée par désœuvrement peut-être, et le succès avait allumé ses désirs ; il avait obtenu plus qu’il n’avait demandé, et, le jour où il triompha de ce cœur facile, il rentra chez lui, effrayé de sa victoire, et, se frappant le front, il se dit :
« Pourvu qu’elle ne m’aime pas ! »
Ce ne fut donc qu’après avoir accepté toutes les preuves de son amour qu’il commença à se douter de cet amour. Alors il se repentit, mais il n’était plus temps ; il fallait s’abandonner aux conséquences de l’avenir ou reculer lâchement vers le passé. Raymon n’hésita pas ; il se laissa aimer, il aima lui-même par reconnaissance ; il escalada les murs de la propriété Delmare par amour du danger ; il fit une chute terrible par maladresse, et il fut si touché de la douleur de sa jeune et belle maîtresse, qu’il se crut désormais justifié à ses propres yeux en continuant de creuser l’abîme où elle devait tomber.
Dès qu’il fut rétabli, l’hiver n’eut pas de glace, la nuit point de dangers, le remords pas d’aiguillons qui pussent l’empêcher de traverser l’angle de la forêt pour aller trouver la créole, lui jurer qu’il n’avait jamais aimé qu’elle, qu’il la préférait aux reines du monde, et mille autres exagérations qui seront toujours de mode auprès des jeunes filles pauvres et crédules. Au mois de janvier, Mme Delmare partit pour Paris avec son mari ; sir Ralph Brown, leur honnête voisin, se retira dans sa terre, et Noun, restée à la tête de la maison de campagne de ses maîtres, eut la liberté de s’absenter sous différents prétextes. Ce fut un malheur pour elle, et ces faciles entrevues avec son amant abrégèrent de beaucoup le bonheur éphémère qu’elle devait goûter. La forêt, avec sa poésie, ses girandoles de givre, ses effets de lune, le mystère de la petite porte, le départ furtif du matin, lorsque les petits pieds de Noun imprimaient leur trace sur la neige du parc pour le reconduire, tous ces accessoires d’une intrigue amoureuse avaient prolongé l’enivrement de M. de Ramière. Noun, en déshabillé blanc, parée de ses longs cheveux noirs, était une darne, une reine, une fée ; lorsqu’il la voyait sortir de ce castel de briques rouges, édifice lourd et carré du temps de la régence, qui avait une demi-tournure féodale, il la prenait volontiers pour une châtelaine du moyen âge, et, dans le kiosque rempli de fleurs exotiques où elle venait l’enivrer des séductions de la jeunesse et de la passion, il oubliait volontiers tout ce qu’il devait se rappeler plus tard.
Mais, lorsque, méprisant les précautions et bravant à son tour le danger, Noun vint le trouver chez lui avec son tablier blanc et son madras arrangé coquettement à la manière de son pays, elle ne fut plus qu’une femme de chambre et la femme de chambre d’une jolie femme, ce qui donne toujours à la soubrette l’air d’un pis aller. Noun était pourtant bien belle ; c’était ainsi qu’il l’avait vue pour la première fois à cette fête de village où il avait fendu la presse des curieux pour l’approcher, et où il avait eu le petit triomphe de l’arracher à vingt rivaux. Noun lui rappelait ce jour avec tendresse : elle ignorait, la pauvre enfant, que l’amour de Raymon ne datait pas de si loin, et que le jour d’orgueil pour elle n’avait été pour lui qu’un jour de vanité. Et puis ce courage avec lequel elle lui sacrifiait sa réputation, ce courage qui eût dû la faire aimer davantage, déplut à M. de Ramière. La femme d’un pair de France qui s’immolerait de la sorte serait une conquête précieuse ; mais une femme de chambre ! Ce qui est héroïsme chez l’une devient effronterie chez l’autre. Avec l’une, un monde de rivaux jaloux vous envie ; avec l’autre, un peuple de laquais scandalisés vous condamne. La femme de qualité vous sacrifie vingt amants qu’elle avait ; la femme de chambre ne vous sacrifie qu’un mari qu’elle aurait eu.