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Andromaque

      Jean Racine

 

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Adresse

À Madame

 

MADAME,

Ce n’est pas sans sujet que je mets votre illustre nom à la tête de

cet ouvrage. Et de quel autre nom pourrais­je éblouir les yeux de mes

lecteurs, que de celui dont mes spectateurs ont été si heureusement

éblouis ? On savait que VOTRE ALTESSE ROYALE avait daigné

prendre   soin   de   la   conduite   de   ma   tragédie ;   on   savait   que   vous

m’aviez   prêté   quelques­unes   de   vos   lumières   pour   y   ajouter   de

nouveaux ornements ; on savait enfin que vous l’aviez honorée de

quelques   larmes   dès   la   première   lecture   que   je   vous   en   fis.

Pardonnez­moi,   MADAME,   si   j’ose   me   vanter   de   cet   heureux

commencement de sa destinée. Il me console bien glorieusement de

la dureté de ceux qui ne voudraient pas s’en laisser toucher. Je leur

permets de condamner l’Andromaque tant qu’ils voudront, pourvu

qu’il me soit permis d’appeler de toutes les subtilités de leur esprit au

cœur de VOTRE ALTESSE ROYALE.

Mais, Madame, ce n’est pas seulement du cœur que vous jugez de

la bonté d’un ouvrage, c’est avec une intelligence qu’aucune fausse

lueur   ne   saurait   tromper.   Pouvons­nous   mettre   sur   la   scène   une

histoire que vous ne possédiez aussi bien que nous ? Pouvons­nous

faire jouer une intrigue dont vous ne pénétriez tous les ressorts ? Et

pouvons­nous concevoir des sentiments si nobles et si délicats qui ne

soient infiniment au­dessous de la noblesse et de la délicatesse de vos

pensées ?

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On sait, MADAME, et VOTRE ALTESSE ROYALE a beau s’en

cacher, que, dans ce haut degré de gloire où la Nature et la Fortune

ont pris plaisir de vous élever, vous ne dédaignez pas cette gloire

obscure que les gens de lettres s’étaient réservée. Et il semble que

vous   ayez   voulu   avoir   autant   d’avantage   sur   notre   sexe,   par   les

connaissances et par la solidité de votre esprit, que vous excellez

dans le vôtre par toutes les grâces qui vous environnent. La cour vous

regarde comme l’arbitre de tout ce qui se fait d’agréable. Et nous qui

travaillons  pour  plaire   au  public,  nous  n’avons  plus  que  faire   de

demander aux savants si nous travaillons selon les règles. La règle

souveraine est de plaire à VOTRE ALTESSE ROYALE.

Voilà sans doute la moindre de vos excellentes qualités. Mais,

MADAME,   c’est   la   seule   dont   j’ai   pu   parler   avec   quelque

connaissance ; les autres sont trop élevées au­dessus de moi. Je n’en

puis parler sans les rabaisser par la faiblesse de mes pensées, et sans

sortir de la profonde vénération avec laquelle je suis,

 

MADAME,

DE VOTRE ALTESSE ROYALE,

Le très humble, très obéissant,

et très fidèle serviteur,

RACINE.

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Première préface

Virgile au troisième livre de l’Enéide (c’est Enée qui parle) :

Littoraque Epiri legimus, portuque subimus

Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem…

Solemnes tum forte dapes et tristia dona…

Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat

Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,

Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras…

Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :

« O felix una ante alias Priameïa virgo,

Hostilem ad tumulum, Trojae sub moenibus altis,

Jussa mori, quae sortitus non pertulit ullos,

Nec victoris heri tetigit captiva cubile !

Nos, patria incensa, diversa per aequora vectae,

Stirpis Achilleae fastus, juvenemque superbum,

Servitio enixae, tulimus, qui deinde secutus

Ledaeam Hermionem, Lacedaemoniosque hymenaeos…

Ast illum, ereptae magno inflammatus amore

Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes

Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras ».

 

Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie. Voilà le lieu

de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs, et

même leurs caractères, excepté celui d’Hermione dont la jalousie et

les   emportements   sont   assez   marqués   dans   l’Andromaque

d’Euripide.

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Mais   véritablement   mes   personnages   sont   si   fameux   dans

l’antiquité, que, pour peu qu’on la connaisse, on verra fort bien que

je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés. Aussi

n’ai­je pas pensé qu’il me fût permis de rien changer à leurs mœurs.

Toute la liberté que j’ai prise, ç’a été d’adoucir un peu la férocité de

Pyrrhus, que Sénèque, dans sa Troade, et Virgile, dans le second

livre de l’Enéide, ont poussée beaucoup plus loin que je n’ai cru le

devoir faire.

Encore s’est­il trouvé des gens qui se sont plaints qu’il s’emportât

contre Andromaque, et qu’il voulût épouser une captive à quelque

prix que ce fût. J’avoue qu’il n’est pas assez résigné à la volonté de

sa maîtresse, et que Céladon a mieux connu que lui le parfait amour.

Mais que faire ? Pyrrhus n’avait pas lu nos romans. Il était violent de

son naturel, et tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons.

Quoi   qu’il   en   soit,   le   public   m’a   été   trop   favorable   pour

m’embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois personnes qui

voudraient qu’on réformât tous les héros de l’antiquité pour en faire

des  héros  parfaits.  Je  trouve  leur  intention   fort  bonne  de  vouloir

qu’on ne mette sur la scène que des hommes impeccables mais je les

prie de se souvenir que ce n’est point à moi de changer les règles du

théâtre.

Horace   nous   recommande   de   peindre   Achille   farouche,

inexorable,   violent,   tel   qu’il   était,   et   tel   qu’on   dépeint   son   fils.

Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au

contraire   que   les   personnages  tragiques,   c’est­à­dire   ceux   dont   le

malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons,

ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons,

parce   que   la   punition   d’un   homme   de   bien   exciterait   plus

l’indignation que la pitié du spectateur ; ni qu’ils soient méchants

avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc

qu’ils aient une bonté médiocre, c’est­à­dire une vertu capable de

faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les

fasse plaindre sans les faire détester.

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Seconde préface

Virgile au troisième livre de l’Enéide ; c’est Enée qui parle :

Littoraque Epiri legimus, portuque subimus

Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem…

Solemnes tum forte dapes et tristia dona…

Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat

Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,

Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras…

Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :

« O felix una ante alias Priameïa virgo,

Hostilem ad tumulum, Trojae sub moenibus altis,

Jussa mori, quae sortitus non pertulit ullos,

Nec victoris heri tetigit captiva cubile !

Nos, patria incensa, diversa per aequora vectae,

Stirpis Achilleae fastus, juvenemque superbum,

Servitio enixae, tulimus, qui deinde secutus

Ledaeam Hermionem, Lacedaemoniosque hymenaeos…

Ast illum, eraptae magno inflammatus amore

Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes

Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras ».

 

Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie, voilà le lieu

de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs, et

même leurs caractères, excepté celui d’Hermione dont la jalousie et

les   emportements   sont   assez   marqués   dans   l’Andromaque

d’Euripide.

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C’est presque la seule chose que j’emprunte ici de cet auteur. Car,

quoique ma tragédie porte le même nom que la sienne, le sujet en est

cependant très différent. Andromaque, dans Euripide, craint pour la

vie   de   Molossus,   qui   est   un   fils   qu’elle   a   eu   de   Pyrrhus   et

qu’Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s’agit

point   de   Molossus :   Andromaque   ne   connaît   point   d’autre   mari

qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer

à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de

ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissaient guère

que pour la veuve d’Hector et pour la mère d’Astyanax. On ne croit

point qu’elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils ; et je

doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes

spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avaient coulé

pour un autre fils que celui qu’elle avait d’Hector.

Il est vrai que j’ai été obligé de faire vivre Astyanax un peu plus

qu’il n’a vécu ; mais j’écris dans un pays où cette liberté ne pouvait

pas être mal reçue. Car, sans parler de Ronsard, qui a choisi ce même

Astyanax pour le héros de sa Franciade, qui ne sait que l’on fait

descendre nos anciens rois de ce fils d’Hector, et que nos vieilles

chroniques sauvent la vie à ce jeune prince, après la désolation de

son pays, pour en faire le fondateur de notre monarchie ?

Combien Euripide a­t­il été plus hardi dans sa tragédie d’Hélène !

il y choque ouvertement la créance commune de toute la Grèce : il

suppose qu’Hélène n’a jamais mis le pied dans Troie, et qu’après

l’embrasement de cette ville, Ménélas trouve sa femme en Égypte,

d’où elle n’était point partie ; tout cela fondé sur une opinion qui

n’était reçue que parmi les Égyptiens, comme on le peut voir dans

Hérodote.

Je ne crois pas que j’eusse besoin de cet exemple d’Euripide pour

justifier le peu de liberté que j’ai prise. Car il y a bien de la différence

entre   détruire   le   principal   fondement   d’une   fable   et   en   altérer

quelques   incidents,   qui   changent   presque   de   face   dans   toutes   les

mains qui les traitent. Ainsi Achille, selon la plupart des poètes, ne

peut être blessé qu’au talon, quoique Homère le fasse blesser au bras,