DU MÊME AUTEUR

Savoir-faire L’élevage professionnel d’insectes
La gestion des insectes en agriculture naturelle
L’agroécologie : cours théorique
L’agroécologie : cours technique
Les cinq pratiques du jardinage agroécologique
Essais NAGESI. Recueil de textes
Réflexions politiques
À la recherche de la morale française
L’agroécologie c’est super cool !
L’éphéxis au jardin
Sens de la vie et pseudo-sciences
Le bonheur au jardin
Pensées cristallisées. Recueil de textes
La méditation intellectuelle
Le creuset. Recueil de textes
Fictions L’esprit de la nuit
Les secrets de Montfort
Fulgurance
Saint-Lô Futur
La jeune fille sur le chemin bleu
Internet jardindesfrenes.com

Note de l’auteur

La majorité des lieux décrits dans cet ouvrage existent bel et bien. Anciens et authentiques, théâtres de nombreuses vies et de nombreux drames, toujours impressionnants, ils sont aujourd’hui baignés dans le calme de la campagne normande. Et un peu oubliés. C’est pour moi à la fois un honneur et un plaisir, pour faire vivre ces lieux, que d’y déployer une intrigue et des personnages tout à fait imaginaires. Toute ressemblance avec la réalité ne pourrait être que fortuite.

Les idéologies des protagonistes, les « bons » comme les « méchants », sont aussi imaginaires, et le comportement du méchant à l’égard des peuples persécutés durant la seconde guerre mondiale n’exprime pas, évidemment, une opinion personnelle. Au contraire, je tiens ici à montrer comment la stupidité et la mégalomanie se sont combinées pour aboutir à des actes parmi les plus horribles de l’histoire de l’humanité.

Sommaire

1

Le petit bonhomme marchait en chantant sur la route qui longeait la rivière. « J’ai vu un bel oiseau, qui volait au-dessus des eaux. Moi aussi je suis heureux, comme ce volatile impétueux. Moi aussi je vole, au-dessus du temps. Moi aussi je vole, au-dessus des paraboles ! »

Sans les regarder, il croisa deux randonneurs, qui eux aussi firent des grands yeux en entendant ces paroles incongrues. La femme, la petite soixantaine, habillée de vêtements sportifs rose bonbon, susurra au mari : « C’est mieux qu’il chante des trucs bizarres, plutôt qu’il se mette à fumer de la drogue. Parce qu’au-jourd’hui, ils commencent très tôt. » L’homme, moins pimpant, moins jeune, mais sans bedaine notable, soupira. « Chérie, à son âge il ne va pas commencer à fumer de la marijuana. Ou des joints comme on dit aujourd’hui ». La randonneuse rétorqua qu’il en fumait peut-être déjà, vu ce qu’il chantait. Et c’était son petit-fils à elle, à l’Adélaïde, après-tout. Les chiens ne font pas des chats.

Le couple se retourna pour regarder Tomie, qui continuait à marcher en chantant le même refrain énigmatique. Puis il fit deux trois pas sautés, ce qui lui donna envie de courir jusqu’à la maison de sa grand-mère, à Pont-Hébert à moins d’un kilomètre de là. C’était les vacances d’été, que Tomie, neuf ans, passait avec sa grand-mère Adélaïde. Adélaïde était certainement la grand-mère la plus connue du village au bord de la Vire. Même si cela faisait quarante ans, maintenant, personne n’avait oublié le jour quand elle et ses amis écologistes avaient tenté de bloquer l’ouverture d’une nouvelle carrière le long de la rivière. Ils avaient défilé tout nu dans le village, en scandant avec des haut-parleurs « La douceur de la peau plutôt que le fracas du métal et les angles de la pierre ! Non à la carrière ! La douceur de la peau ! La Nature est notre mère, ne lui enlevons pas sa peau, ne lui brisons pas les os ! » Depuis ce jour, Adélaïde, pourtant née de bonne famille, était devenue une paria. Dépitée, elle avait quitté le village peu de temps après, quand la carrière avait été ouverte en grandes pompes par le maire, le député et le préfet. Trois hommes que personne n’osait contredire, évidemment. Des « donneurs d’ordre ». Trois hommes habillés, pour la cérémonie, en très sérieux et très tristes costumes noirs ! Comme s’ils savaient que l’heure n’était pas à la réjouissance mais bien au deuil. « Le progrès, c’est faire le deuil du passé », avait fanfaronné le préfet. La foule présente, nombreuse, avait applaudi. Quarante ans plus tard, Adélaïde était revenue à Pont-Hébert. Aucun des habitants n’avait osé lui demander ce qu’elle avait fait de sa vie entre-temps – elle n’avait eu cure du progrès, alors personne n’aurait cure d’elle. C’était l’état d’esprit qui régnait, depuis quarante ans sans interruption, à l’égard des écologistes, ces empêcheurs de construire, ces prétentieux qui estiment que parce que la France ne produit plus assez de fruits et légumes pour nourrir sa population, qu’il faut arrêter de transformer les terres agricoles en lotissements.

Toujours est-il qu’Adélaïde avait fait parler d’elle à son retour, même si elle portait des vêtements à cette occasion. Même si personne ne lui avait adressé la parole ni ce jour-là, ni depuis ce jour-là. Ce n’était peut-être pas une bonne chose pour le village qu’elle revienne, en fait. Le passé était bien là où il était. Pas besoin d’aller le chatouiller. Adélaïde pensait que c’était cela que les habitants pensaient. Elle pensait qu’ils pensaient qu’elle était revenue leur faire des misères comme dans sa jeunesse. Mais ce n’était pas du tout ce qu’elle avait en tête. La vie lui avait appris que les gens ne changent pas et, en son for intérieur elle avait accepté que ses contemporains n’auraient de cesse de détruire la Nature, jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils en ont trop fait. Ou ne comprennent pas. Les gens creux, pensait-elle, n’ont pas de vie propre, ils ne savent ni penser ni faire par eux-mêmes, alors ils s’amusent à gêner la vie des autres. Celles des gens qui ne sont pas comme eux et, évidemment, la vie de la nature. La nature, éternel souffre-douleur de l’humanité. Voilà donc les griefs qui pesaient contre Adélaïde, et Adélaïde savait qu’ils pouvaient aussi atteindre Tomie. Malgré ce risque, elle avait décidé de le prendre pour les vacances d’été.

Et Tomie, justement, qui tout le long du chemin avait chantonné son refrain même courant, arrivait à la maison de sa grand-mère. Il s’arrêta pour la regarder. C’était une de ces petites maisons adossées à la falaise le long de la route principale. De part et d’autre les maisons étaient à vendre : plus personne ne voulait habiter là. Auparavant, Adélaïde lui avait expliqué, ces maisons étaient recherchées, car elles étaient proches des commerces et de la rivière. Mais ça, c’était le passé. La voiture, puis l’autoroute jusqu’à Saint-Lô, avaient fait partir entreprises et habitants du village autrefois connu pour son artisanat et son industrie. On ne revient pas sur le passé, avait dit sa grand-mère. Quand le progrès est passé, il est passé. Mais comme pour dire le contraire, Adélaïde avait mis aux fenêtres des authentiques géraniums, à l’odeur si particulière qui éloignait les mouches et purifiait l’air. Tomie se rapprocha de ceux de la fenêtre du salon, au rez-de-chaussée, les huma, puis rentra. Comme tous les enfants de son âge, il se déchaussa en jetant ses chaussures à droit et à gauche et sans attendre se vautra sur le canapé du petit salon.

Il recommença sa chansonnette et lança d’un coup, à tue-tête, « Mamie, mamie, y a un mort dans le four ! ». Adélaïde passa la tête par la porte de la cuisine. Son beau visage rond de grand-mère était encadré de cheveux poivre et sel, qu’elle nouait à la manière d’une petite fille de part et d’autre des oreilles. Elle lui fit un grand sourire.

– « Qu’est-ce que tu racontes, Tomie l’andouille ? C’est un poulet que j’ai mis à cuire dans le four. Alors c’est évident qu’il est mort, tu ne crois pas ?

– Pas un poulet, non ! Les poulets n’ont pas de casque. Il est mort mamie, il est mort. Il s’est fait tuer. Il était blessé et il est allé dans le four pour essayer de se cacher. Pour cacher son secret. Mais ça n’a servi à rien. Il a fini par mourir dans la nuit. Tout seul, tout loin, le pauvre.

– Qu’est-ce que tu inventes encore comme histoire, Tomie ? Pourquoi parles-tu de la nuit ?

– Hier chez Sébastien, quand on mangeait, ses parents ont allumé la télé et c’était un reportage sur les poulets. Avant qu’on les mange il faut les tuer. Mais pour qu’ils restent calmes avant qu’on leur coupe la tête, on les met dans une pièce avec de la lumière bleue. Comme ça ils croient qu’il fait nuit et ils s’endorment. Et puis TCHAK ! On leur fait un gros choc électrique en fait, on leur coupe pas vraiment la tête, et ils sont morts. On leur enlève tout et on les vend au magasin et on les cuit dans le four pour les donner à manger aux petits enfants comme moi.

– Tomie ! Adélaïde était parfois gênée par son petit-fils. À neuf ans tout juste, il avait une façon si directe, si ingénue, de faire des rapprochements entre lui et tout ce qu’il pouvait voir ou entendre. On sentait dans ces rapprochements, déjà, une certaine responsabilité personnelle. Une responsabilité morale, un devoir de faire le lien entre lui-même et tout le reste du monde. Il était si sérieux, lui qui avait tenu à emporter pour ses vacances le poster de la jeune militante écologiste Greta Thunberg. Elle lui dit alors : Mon grand, on a déjà parlé des animaux d’élevage. Et avec ton ami et ses parents, avez-vous vu dans ce reportage tous les petits poussins et toutes les mamans poules ? Qui donnent la vie et qui courent à droite et à gauche avec derrière elles leurs petits poussins à la queue-leu-leu ?

– Euh… non, répondit l’enfant.

– Et je t’ai dit…

– Que quand je vois quelque chose de pas bien, je dois ensuite chercher ce qui est bien dans le monde.

– Oui, c’est ça. Maintenant, oublie ce reportage qui t’a mis de drôles d’idées dans la tête, s’il te plaît. Et viens manger ce bon poulet qui a grandi dans la ferme de Jean. Tu te rappelles de Jean Acacio ? On était allé le voir dans sa ferme l’an dernier.

– Oui, c’était l’équinoxe de printemps et ses poulets étaient rigolos. Ils mangeaient des vers de terre et des limaces, avec une pincée d’herbe et une poignée de grains. Ils mangeaient très équilibré. Et tout bio.

Adélaïde regarda le môme descendre du sofa et venir s’asseoir à la table de la cuisine. Il prit la serviette qui était pliée sur l’assiette vide, la déplia avec soin et l’étala délicatement sur ses genoux. Ah ! Pauvre petit Tomie, pensa-t-elle. Il faut qu’il profite de sa vie d’enfant. Il faut qu’il s’amuse. S’il a le gène, s’il a le don, il sera comme moi, la suite de son enfance sera… délicate. Compliquée. Et quand il sera adolescent, ce sera un calvaire. Et comme moi, jeune adulte, il risquera de finir isolé de tous, ou militant tout nu au milieu de la rue pour une cause perdue. Ou bien comme « éco-warrior », prêt à mettre sa vie en danger pour protéger une forêt ou une ZAD.

Mais Adélaïde se ressaisit. Elle n’avait pas le droit de laisser Tomie soupçonner que, peut-être, sa vie serait un peu différente de celle des autres enfants. Après avoir découpé le poulet, elle s’assit avec lui à table et ils mangèrent en discutant de la rivière et des chansons qu’elle inspirait à Tomie.

2

C’était mercredi, le jour du centre aéré. Adélaïde s’était levée tôt pour préparer les affaires du petit et l’amener à pied à l’école située tout en haut de la commune, près de la Mairie. Là, elle remit Tomie au moniteur. C’était un grand gaillard qui frôlait les deux mètres, fin comme un clou, barbu comme un taliban et avec une énergie débordante, comme tous les jeunes de vingt ans. Sa pomme d’Adam proéminente dépassait des poils de sa barbe quand il parlait – c’était Tomie qui le lui avait fait remarquer. Tomie voyait tout, aucun détail ne lui échappait, ce qui ne manquait jamais de surprendre Adélaïde. Le mono expliqua aux parents : « Aujourd’hui j’amène les enfants près de l’autoroute. Je leur ai préparé un exercice de comptage des voitures, pour qu’ils prennent conscience de notre production de CO2. On pique-niquera près du lycée agricole, pour qu’ils voient les ruisseaux rouges chargés de particule de terre érodée. » Ah, ce moniteur était politiquement à gauche de la gauche ! Donc il plaisait beaucoup à Adélaïde. Mais il avait quarante ans de moins qu’elle. Dommage. Le temps passe, on ne revient pas dessus. Adélaïde souhaita une bonne journée à Tomie, aux autres enfants présents et au moniteur, puis elle repartit vers la rivière.

C’était une belle journée qui démarrait. Elle allait en profiter pour marcher le long de la rivière, vers l’aval. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus marché sur le chemin de halage de la Vire dans cette direction.

Sans s’arrêter à la maison, elle prit la petite route à gauche derrière l’église, qui s’en va rejoindre les berges de la Vire après les dernières habitations. C’était comme si ses pieds avançaient d’eux-mêmes, la portaient sans qu’elle eut aucun effort à faire. Comment ne pas être légèrement joyeuse, quand la journée qui démarrait était si belle et que tout allait bien dans sa vie ? Écologiste de la première heure, Adélaïde avait toujours cherché à prendre soin de son corps. Jusqu’à la quarantaine, elle avait cru bien faire, mais en fin de compte, le cancer l’avait rattrapée. Comme tout le monde. En fait, elle mangeait n’importe comment, n’importe quoi, à n’importe quelle heure. La veille au soir avant d’apprendre son diagnostic, cancer du sein au stade un, elle s’endormait comme d’habitude en grignotant des sucreries dans son lit. Ses bonnes intentions de diététique écologique étaient restées au stade des intentions ! Une fois le diagnostic posé, elle avait eu très peur. C’était la mort qui l’attendait, avait-elle d’abord imaginé. Puis la souffrance, la souffrance de la chimiothérapie qui, peut-être, lui permettrait de conserver sa petite vie. Le duo terrible de chimio et de mort s’annonçait, inéluctable. Heureusement, elle avait entendu parler d’un médecin naturopathe, qui soignait les gens en ajustant leur alimentation et en leur prescrivant des additifs alimentaires à base de plantes. Ce médecin inespéré avait guéri de sa toxicomanie le fils d’une amie chère. En apprenant ce résultat, elle avait pris son courage à deux mains et elle était allée le voir. Les médecins l’avaient mise en garde contre les pseudo-médecines, contre les charlatans qui utilisent la faiblesse des malades pour leur faire gober des théories fumeuses et des promesses de guérison miracle. Même la chimiothérapie ne guérit pas, lui avaient-ils dit. Elle ne fait que donner un temps de répit. Oh que ces mots lui avaient fait peur ! Mais une nuit elle avait rêvé qu’elle était sur un chemin. Elle était sur une portion de chemin tout à fait rectiligne, dont elle ne voyait ni le début ni la fin. Alors elle avait arrêté de marcher. Elle était perdue. Elle regardait de part et d’autre du chemin. D’un côté, ce n’était qu’obscurité et formes imprécises, grises, inquiétantes. De l’autre côté ce n’était que lumière, et des formes vertes, qui faisaient penser à des arbres. La mort d’un côté, la vie de l’autre. En se réveillant, elle avait compris deux choses. D’abord, qu’elle devait décider par elle-même. Que son destin ne dépendait que d’elle-même. Elle devait choisir « en son âme et conscience », libre des opinions personnelles des uns et des autres, libre des croyances modernes, libre de l’autorité des uns et des autres, libre du rassurant « faire comme tout le monde ». Ensuite, elle devait choisir le côté de la lumière, évidemment. Pourquoi courber l’échine et se résoudre à un traitement chimique qui ne guérit même pas ? Le lendemain elle prenait rendez-vous avec le naturopathe. Son « traitement » avait exigé d’elle qu’elle change son alimentation du tout au tout. Mais, petit à petit, le cancer avait régressé, puis avait totalement disparu. Sans chimiothérapie. Le dernier médecin qui lui avait fait le diagnostic de cancer pensait à une rémission extraordinaire parce que, contre toute attente, le cancer s’était résorbé de lui-même. Sans chimiothérapie. Impensable. Lui l’homme en blouse blanche avait même susurré que, peut-être, elle venait de vivre une guérison miraculeuse.

Et aujourd’hui, cette alimentation lui donnait une pêche d’enfer. Elle ne sentait pas ses soixante ans. Ses jambes ne sentaient pas la petite montée à la sortie du village, avant la descente vers la Vire. Adélaïde sourit. C’était une bonne journée qui démarrait.

Trois quarts d’heure plus tard, elle arriva au lieu-dit du Bahais et décida que ce serait le terminus de sa promenade matinale.

Cet endroit lui faisait toujours une drôle d’impression. On y arrivait en prenant cette petite route goudronnée qui longeait la rivière. Deux voitures pouvaient à peine se croiser. Il n’y avait qu’une seule maison entre le village et le lieu-dit. Là, la route tournait à angle droit et montait fortement jusqu’en haut de la colline, puis continuait sur le plateau qui bordait la Vire côté Est. À mi-pente du raidillon, les ruines d’une église étaient visibles. Et de l’autre côté de la route, on devinait des murs en ruine. Petite, ses parents lui avaient raconté l’histoire du Bahais, bombardé durant la guerre. Ce petit lieu charmant n’avait rien fait pour mériter un tel sort, pensait-elle. Adélaïde s’assit sur un banc pour regarder la vieille église. Elle ressentait toujours ce qu’elle avait ressenti la première fois qu’elle était venue ici, avec ses parents : que c’était une erreur. Le hameau du Bahais n’aurait pas dû être détruit. Et en même temps, elle avait une intuition. Une intuition de sacré et de destruction et… de quelque chose d’autre. De quelque chose qui devait être détruit parce que contre-nature. Mais impossible de mieux décrire cette intuition. Comme quand elle était petite, en parcourant la route à pied depuis Pont-Hébert, elle avait eu l’impression de faire un pèlerinage. Elle avait toujours eu cette impression. Elle continua à regarder la ruine. Si les pierres pouvaient parler, pensa-t-elle, elles nous en apprendraient ! D’ailleurs, elle avait entendu parler d’un vieil alchimiste qui habitait Saint Jean de Daye, et qui savait, disait-on, faire parler les pierres, même les plus anciennes. Peut-être devrait-elle l’inviter ici, un jour.

Puis Adélaïde pensa à sa maison. Sa petite maison en pierre, qu’elle avait achetée l’an dernier en prévision de sa retraite imminente. La pierre, songea-t-elle encore. La pierre, ça ne bouge pas. La pierre symbolise ce qui reste, donc ce qui revient un jour. Le retour. Adélaïde était revenue à la pierre. Elle était revenue à Pont-Hébert, après quarante années d’absence. Une fille de la pierre. Cette pensée la fit sourire, elle qui avait défendu les pierres des collines bordant la Vire, dans sa jeunesse.

Le soleil montait dans le ciel bleu et il dissipa ces pensées de l’esprit d’Adélaïde. Toujours sur le banc, elle se tourna de l’autre côté vers la rivière, et elle aperçut le pan d’un mur du four à chaux. Ça, ce n’était pas un four à faire griller des poulets ! Elle décida d’aller regarder de plus près le vieil édifice. Elle traversa le parking récemment aménagé pour les touristes et alla au pied du grand four. Cinq arches basses et solides portaient tout le poids de l’édifice supérieur, forme rectangulaire massive dans laquelle, par le passé, on faisait cuire le calcaire pour le transformer en chaux. Aujourd’hui, dans ce four il n’y avait que les crottes de chauve-souris qui s’accumulaient et se transformaient en engrais. Le lieu était devenu un refuge protégé pour ces gentilles petites bêtes en voie de disparition.

Adélaïde s’approcha d’une arche et tenta de percer l’obscurité de l’intérieur du bâtiment. Mais rien à faire : dehors le soleil brillait fort et ses yeux ne voyaient que l’obscurité la plus totale. Adélaïde s’approcha encore. Qu’est-ce que… ? N’était-ce pas un bruit qu’elle venait d’entendre ? Qui venait de l’intérieur du four à chaux. Un… râle ? En grand-mère moderne, Adélaïde sortit son smartphone de sa sacoche et en activa la fonction lampe de poche. Elle vint sous l’arche et éclaira l’obscurité, tout en tendant l’oreille. Oui, quelqu’un était bien dans le four ! Ou bien un animal ? Son imagination s’emballait. Elle sourit ! « Soixante ans et me voilà excitée comme une enfant devant une chambre noire ! Allez vieille bourrique, avance ! » Et elle rentra dans le four.

Il n’y avait là rien qu’une pièce carrée, totalement vide. Au centre du plafond, au fil des décennies d’infiltrations d’eau de pluie, de petites stalactites s’étaient formées. Elle scruta les quatre coins de l’espace avec sa lampe. Il n’y avait absolument rien, même pas un détritus. Ce devait être le vent qui, essayant de s’engouffrer sous l’arche, créait un petit courant d’air bruyant qu’elle avait pris pour un râle, comme lorsqu’on souffle très lentement sur le goulot d’une bouteille. Elle sourit d’avoir eu si peur pour rien ! Et elle ressortit du four.

Mais il faisait nuit noire. La première chose qu’Adélaïde ressentit était le froid de l’air : elle se trouvait donc en plein milieu de la nuit. Elle leva la tête et par réflexe ses yeux se plissèrent pour se préparer à regarder le soleil. Mais l’astre n’était pas là. Ni même les étoiles. Adélaïde sentit une brise froide sur son visage, lente, puis une seconde brise, saccadée, rapide, tressau-tante comme autant de petites gifles. Puis elle entendit des voix. C’était des voix anglaises. Ou américaines. Elles se rapprochaient d’elle. Soudain, un coup de feu éclata. Puis une salve de mitrailleuse, assourdissante. Les détonations étaient si proches que le mur du four à chaux s’en trouvait éclairé. Quelque chose explosa à proximité, qui projeta l’ombre d’hommes armés sur le visage d’Adélaïde. Qu’est-ce que… ? Mais où était le soleil ? Mais où était-elle ? Paniquée, Adélaïde perdit l’équilibre et s’affala par terre. Sa respiration s’emballa. Elle regarda en haut, cherchant en vain des étoiles dans cette nuit qui ne devait pas exister. Des larmes de peur et de suffocation inondèrent son visage. Elle entendit des pas, tout proches d’elle. Elle parvint à peine à bredouiller un murmure de terreur, une murmure de terreur de petite fille. Elle s’étranglait dans sa salive, son corps ne réagissait plus. Curieusement, elle pensa qu’elle était maintenant faite de petits carrés de sucre blanc, et que cette main boueuse qui s’approchait d’elle allait la comprimer et la casser jusqu’à ce qu’elle soit réduite à un tas de sucre informe. Et elle s’évanouit.

3

– « Madame, madame, réveillez-vous !

– Elle n’entend rien, c’est sûr. Ça fait cinq minutes que tu lui cries dans l’oreille, chérie. Et si tu n’avais pas oublié ton téléphone, on aurait pu appeler les… Ah, regarde, elle se réveille enfin. Heureusement ! Tu vois, elle a dû s’allonger sur le banc pour faire un petit somme, c’est tout. Elle a plus vingt ans. »

Adélaïde ouvrit les yeux.

– « Où suis-je ? Je … pourquoi suis-je ici ? Qui êtes-vous ?

– Du calme, madame Adélaïde, c’est nous Yvonne et Martin, vous nous reconnaissez ? On randonnait comme chaque jour et on vous a vue, là, allongée sur le banc.

Avec l’aide de Martin et Yvonne, Adélaïde se redressa, les cheveux en bataille, l’air hagard.

– J’ai… la peau du visage qui tire. C’est bizarre. Et… il fait jour, oui. Oui ? Suis-je bête. Le soleil brille, il fait chaud. Mais j’étais dans le four à chaux, et quand j’en suis sortie, il faisait nuit, j’ai entendu des coups de feu et des voix. Des voix anglaises ou américaines. Je…

– Calmez-vous, tout va bien. Vous avez juste pris un bon coup de soleil, ce qui est normal quand on fait une sieste en plein après-midi sans protection adéquate contre les ultra-violets. Et les voix que vous avez entendues durant votre sommeil étaient celles du groupe de touristes américains. Ils viennent juste de partir après avoir visité le four à chaux et s’être fait expliqué son importance tactique durant la guerre.

– Quoi ? Ah oui, la guerre. Le four. Les touristes. Oui, oui. Oui, tout se met en ordre dans ma tête maintenant. Oui, j’ai dû m’assoupir. Ouh la la ! J’ai marché trop vite depuis la maison, ça a dû me fatiguer plus que je ne pensais. Bon, je vais rentrer. C’est pas tout ça, de rêver au soleil, mais je veux être à la maison à onze heures, car mon amie de Lion-sur-Mer me fera un tirage des cartes du tarot.

Les randonneurs se regardèrent l’un l’autre, perplexes.

– Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ? demanda Adélaïde.

– Madame Adélaïde, il est seize heures. Là, vous venez de faire une grande sieste d’après-repas. Enfin… je crois.

Seize heures ? Mais qu’est-ce qui venait de se passer ? Tomie ! Tomie ! Il fallait qu’elle aille le chercher au centre aéré. Adélaïde sauta sur ses jambes, assura aux randonneurs qu’elle ne s’était jamais aussi sentie en forme, et partit à grandes enjambées vers Pont-Hébert.

4

Le soleil se couchait, alors Tomie alluma la lumière du salon. Ce soir, il avait dévoré le repas. Le pique-nique du centre aéré était parti loin.

– « Tu es sûr que tu n’as plus faim ? lui demanda Adélaïde.

– Mais non, j’ai bien mangé, mamie. Et puis, toi aussi tu as bien mangé. Tu as mangé les deux cuisses de poulet d’hier et tout le reste des frites. Et heureusement que je suis là pour te rappeler ton régime, sinon tu aurais aussi mangé le camembert entier.

– Eh bien ! Monsieur donne des conseils alimentaires maintenant. Chut petit bonhomme ! Tu ne sais pas encore tout de l’art de bien manger.

– Non, je ne sais pas tout, c’est vrai. Mais il y a certaines choses que je sais et que les adultes ne savent pas, répondit doctement le petit gars.

Adélaïde fut parcourue d’un frisson.

– Après le rêve que j’ai fait, je ne savais qu’une chose : que j’avais très faim.

– Et moi je sais aussi une chose à propos de toi mamie. Par exemple… je sais où est ton téléphone que tu as perdu !

– Mais non Tomie, je n’ai pas perdu mon téléphone. Il est dans ma sacoche.

– Non.

– Si.

– Pfff ! Tu me crois pas. C’est toujours pareil.

– Parfois je ne te crois pas, Tomie, parce que tu inventes des histoires.

– Mais il faut toujours me croire ! Quand je dis des histoires ou quand je dis la vérité. Hé hé ! Parce que même mes histoires sont vraies.

Le petit commença à rigoler en agitant les doigts, ce qui signifiait qu’il voulait que sa grand-mère le chatouille. Il partit dans le salon. Là, il eut beau essayer de se protéger autant que possible avec les coussins du sofa, sa grand-mère était une experte en chatouilles ! Il croyait par exemple que ses pieds étaient à l’abri, mais mamie trouva le bas de son dos mis à nu et le chatouilla juste là. Ou bien quand elle regardait ailleurs, vers la cuisine ou vers l’escalier, en fait elle tendait sa main pour le chatouiller et Tomie ne savait plus comment se protéger ! Ils rigolèrent tous les deux.

– Allez Tomie, c’est l’heure d’aller se coucher. Nous sommes en juillet et le soleil vient de se coucher lui aussi.

– Mais je veux me coucher en même temps que la nuit ! Pas en même temps que le soleil !

– Non, c’est trop tard pour toi. La nuit n’est pas encore là.

– Mais je…

– Pas de discussion. Ce soir on te met ton pyjama avec des fleurs, tu es d’accord ?

– Oui ! Celui avec les fleurs bleues. J’adore les fleurs bleues. Comme les filles ! »

Encore une incohérence. Adélaïde commençait à s’y habituer : le petit semblait avoir une logique à lui tout seul. Le gamin se leva et monta l’escalier. Adélaïde le suivit et l’accompagna pour se brosser les dents, mettre son pyjama et se coucher. Enfin, Tomie était dans son lit, le drap bien remonté sous le menton.

– « Tu veux que je te lise une histoire ?

– Non ça ira, merci mamie. J’ai déjà fait mon plein d’imagination aujourd’hui.

– Ah oui ? Quand ça ?

– Quand on a fait la sieste au centre aéré. Tu sais, on a fait la sieste dehors. Enfin, presque, c’était sous le préau du lycée agricole. Après le pique-nique. Et après qu’on a vu le ruisseau rouge plein d’argile.

– Ah oui, le ruisseau avec la terre érodée, c’est ça ?

– Oui, la terre qui s’en va, c’est le bon sens qui s’en va, a dit le moniteur.

– Ah. Et donc, quand tu as fait la sieste après le pique-nique, tu as fait le plein d’imagination.

– Ben oui, je suis allé dans le four, voir le mort. Il était encore là, je t’assure, comme hier. Et puis j’ai entendu des voix, des voix qui parlaient fort et qui me faisaient peur.

– Tu as entendu des voix ? Elles te disaient quoi ? Adélaïde ne comprenait rien de ce qu’il racontait et elle n’aimait pas ça du tout.

– Eh bien je ne sais pas, c’était pas du français je crois. Et il y a eu des explosions. Boum ! Bing ! Alors je suis sorti du four et je t’ai vu. Tu étais devant l’entrée du four, et tu as laissé ton téléphone tomber. Il est tombé dans un trou, dans la terre, et tu as disparu avec lui. Puis j’ai vu les soldats, c’était la guerre. C’est mon imagination ! Ou bien c’est vrai ! Hi hi !

– Tomie ! Qu’est-ce que tu dis ? C’était un rêve, tout simplement. Ni imagination, ni vérité, mais un rêve. Tu n’étais pas à la guerre, parce que la guerre est terminée depuis soixante-quinze ans. Tu as rêvé, c’est tout.

Le gamin soupira.

– Bon, il est temps de dormir maintenant. Ne pense à rien mon petit bonhomme, compte jusqu’à trois et endors-toi.

– Mamie tu laisses la porte un peu ouverte ?

– Oui ! Bien sûr. Allez, dors bien. À demain.

– À demain ma mamie préférée.

Adélaïde éteignit la lumière et sortit de la chambre de Tomie. Mon Dieu ! Oui, elle n’était pas chrétienne, tout au contraire, mais vu la situation, cette invocation divine lui était venue spontanément ! Tomie avait le gène, c’était certain. Il ressentait le temps et l’espace différemment. Comme elle dans sa jeunesse, Tomie avait le « don ». Mon Dieu…