Livres du même auteur :

Lune noire

2011

Les jardins du silence

2012

L’odeur du jasmin

2013

Blasphème (trilogie I)

2013

L’échiquier des égarés (trilogie II)

2014

Adam (trilogie III)

2015

L’ombre pourpre du monde

2016

Lignes de fuite

2017

© 2021, Monique Molière

Edition : BoD – Books on Demand,

12/14 rond-point des Champs-Elysées, 75008 Paris

Impression : – Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

ISBN : 9782322231256

Dépôt légal : mars 2021

Dépôt SACD - SCALA n° 273620

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Contact : mmoliere@orange.fr

Remerciements :

Georges Laurent

Josiane Pioda

Christian. & Catherine Vierne

LA PROPHETIE

Au solstice, à la pleine lune du huitième mois,
Le Roi et la Reine se rejoindront pour les Noces
alchimiques.
Et la Lumière triomphera des Ténèbres pour un cycle de
666 ans.

« Il y aura une guerre terrible entre tous les peuples.
Les océans rougiront…
La terre et le fond des mers se couvriront de squelettes,
Les royaumes se scinderont, des nations entières seront
décimées…
La faim, la maladie, des crimes méconnus des lois…
Comme le monde n’en aura encore jamais vu… »

Extrait de la prophétie de Melchisédech

Abba comment reconnaitrons-nous l’Elue puisque le
manuscrit sacré a disparu ?
Tammuz a vu l’étrange symbiose de la fille aux yeux de nuit
née de la semence du mal et de l’innocence de la machine.
Elle arrivera de Jérusalem et portera sur l’épaule gauche
le signe du Créateur « Aleph », la première des trois lettres
mères.
Quand la saga commencera, la lionne l’épargnera.

Prophétie de l’Echiquier des Egarés

Sommaire

Chapitre 1

Les Idumites, ceux de l’extérieur

Hors d’haleine, l’homme se hâtait sur le terrain glissant, sidéré par sa découverte. Au risque de sa vie, il s’était aventuré plus loin que de coutume, dans les zones giboyeuses redevenues sauvages. Après la grande guerre de l’an 2424, la forêt avait repris ses droits et le territoire des humains s’était rétréci comme une peau de chagrin. Plus de cent cinquante ans s’étaient écoulés depuis cette catastrophe, qui avait bien failli classer l’individu au rang des souvenirs. Les béances laissées par les cités détruites s’estompaient sous la langue gloutonne de la nature qu’aucune impatience n’animait. Sûre de son triomphe, elle gribouillait à son gré de nouveaux paysages où foisonnait sa végétation échevelée. De loin en loin, des murs obstinés dressaient les chicots d’une bouche agonisante, pour lancer un dernier cri. L’effort était vain. Il n’y avait plus d’oreille pour entendre, ni de cœur pour compatir. Les quelques cinquante millions de survivants étaient happés par d’autres préoccupations. La quasi-totalité se cloîtrait dans les douze mégalopoles, rescapées du désastre.

Ce satané conflit avait empoisonné la planète et le climat avait subi un profond bouleversement. L’Europe connut un brutal réchauffement et, quelques décennies plus tard, devint un désert glacé où plus rien ne poussait. Ici, en Israël, la proximité de la Méditerranée rendit la température plus clémente mais le printemps finissant de cette année 2576 était des plus froids. Le gibier se terrait. La chasse, pour les Idumites, ceux de l’extérieur des cités, était vitale. A cela, ils ajoutaient la rapine. Les androïdes cultivateurs avaient beau sécuriser les vastes serres qui ceinturaient les villes, rien ne résistait à ces hommes en quête de nourriture. Leurs ruses déroutaient les robots. Récemment, une nouvelle génération avait fait son apparition. Selon les dires, elle aurait été conçue par les machines elles-mêmes. Rien de bien étonnant, la technologie d’avant-guerre était si perfectionnée qu’à l’époque déjà, ces humanoïdes réalisaient d’incroyables prouesses. Ces auxiliaires, physiquement si proches de l’homme, étaient capables d’initiatives personnelles. Au simple coup d’œil, seule une personne avisée pouvait faire la distinction. Un sang rosé irriguait leurs circuits et donnait à leur corps la souplesse et la chaleur de la vie. Mais leur regard témoignait d’une absence d’âme, du moins se plaisait-on à le croire !

Les Idumites, peu nombreux, écopaient d’une mortalité élevée du fait des radiations, des conditions précaires et des risques liés à leur mode de vie. Ces parias furent laissés à la merci de la mère nature, à titre expérimental, histoire de voir ce qui se passerait au fil du temps. Leur habitat se situait à la périphérie des agglomérations. Ces villes protégées par un dôme énergétique interdisaient tout accès, dans un sens comme dans l’autre.

Adam accéléra encore l’allure, tout en jetant derrière lui un regard anxieux. De nombreuses mutations étaient apparues dans la faune et la flore. Le tigre à dents de sabre avait ressurgi des brumes de la préhistoire. Avec plus d’un mètre soixante au garrot, sa taille surpassait celle des félins ordinaires. Ce matin, Adam s’était trouvé nez à nez avec le fauve. Cette sentinelle implacable était un nouvel arrivant dans la contrée. Adam n’avait dû son salut qu’à sa ceinture antigravitationnelle. En l’actionnant, il fit un bond de cinquante mètres qui le mit hors champ malgré le poids de la venaison qu’il transportait. La bête, gueule menaçante, enivrée par la perspective d’une proie appétissante, l’avait poursuivi sans relâche pendant une bonne heure. Sa pâture demeurant hors d’atteinte, de guerre lasse, le prédateur finit par renoncer, tout en lançant un dernier feulement rancunier en direction de l’homme. Sa présence dans le secteur n’augurait rien de bon.

Adam arriva au bord d’un lac paisible et dérisoire. Il devait être midi. La température avait gagné quelques degrés et la croûte de glace se fendillait dans un bruit de déchirement. De larges fissures sillonnaient sa longueur. Il repéra les zones les plus denses. Il devait bien calculer son coup car il lui faudrait prendre appui sur la surface à plusieurs reprises. Heureusement, le dégel n’en était qu’à ses balbutiements. Il régla sa ceinture et de bond en bond, il put atteindre sans encombre la rive opposée. Il soupira d’aise. Il venait d’économiser une bonne heure de marche et brouillait définitivement la piste du tigre à dents de sabre.

En fin d’après-midi, il atteignit la caverne où s’entassaient les treize créatures du clan. Il éprouva la joie du retour au bercail, d’autant que la chasse avait été fructueuse. Le ravitaillement était assuré pour quatre jours au moins. Une aubaine, car les réserves emmagasinées pour l’hiver étaient presque épuisées. Il rajusta sa gibecière et reprit son souffle. Il tourna le regard à l’ouest, en direction du dôme démesuré de Jérusalem qui émettait un halo de trente kilomètres de diamètre, visible de loin. Selon le récit des anciens, c’était une petite métropole, comparée à New-York ou Shanghai. Cependant un million d’individus vivaient tout de même là-dessous. Les deux mondes coexistaient, absolument séparés, sans le moindre contact. Ils ne partageaient rien. Songeur, Adam flotta un instant dans une amertume morose. Puis se ressaisissant, il projeta son imagination dans l’intime de la cité. Tout était lumineux. Pas de contamination, pas de froid, pas de prédateurs, pas de faim. Que faisaient au juste les hommes de l’intérieur, dans ce vase clos ? Pourquoi les avaient-ils abandonnés depuis plus de cent cinquante ans ? Pourquoi n’avaient-ils jamais pris contact ? Pourquoi cette indifférence coupable ?

Chez les Idumites la rancœur et le temps avaient eu raison de ces interrogations stériles. Une étrange détestation se transmettait pourtant sans que l’on connaisse véritablement sa source. Plus personne ne ruminait, sauf Adam qui s’acharnait à trouver des réponses ou à défaut, des signes là où il n’y en avait pas. Il luttait avec lui-même pour ne pas devenir inerte et se laisser engloutir par les sables de l’apathie. Une révolte bien réelle, remuante, difficile à canaliser s’enracinait, là, dans sa poitrine. Elle ne demandait qu’à éclore. Un jour peut-être…

Les gazouillis d’un enfant le tirèrent de ses réflexions. C’était Meïr son neveu. Il se décida à sourire. La vie était plus forte que la folie des hommes. Le bambin, de deux ans, ne présentait pas de tare. Il était bien portant. Il y a vingt ans, Adam avait été le premier à naître sain. Une singularité parmi tous ces êtres contrefaits victimes de mutations diverses, de monstruosités corporelles et parfois psychiques. Mais où était la norme ? Quelle dictature hasardeuse et perverse avait inscrit des critères précis dans leur esprit ? Qui avait dit que ceci était beau et cela repoussant ?

Il balaya ses pensées aussi rebelles que ses mèches de cheveux et grimpa les derniers mètres qui le séparaient du refuge minéral. Le sol était couvert de carreaux de terre cuite, fendus pour la plupart. Ils dégageaient un plaisant parfum d’argile. Une lampe solaire éclairait l’entrée d’une lumière diffuse. Témoin des prouesses de la civilisation antérieure, jamais elle n’avait été défaillante. Adam l’avait toujours vue. A la nuit tombante, elle s’allumait comme par miracle et semblait veiller sur la tribu comme un dieu tutélaire. Le seuil franchi, il déposa le gibier dans une large anfractuosité qui servait de réserve. La pénombre remua. Il devina des ébauches de formes humaines, enfin presque. La partie la plus vaillante de cette cour des miracles vint gentiment le saluer. Pas chuintants, gloussements, même contrefaite, sa parenté tentait de subsister. Adam s’approcha du berceau du jeune Meïr. Moha, sa sœur ainée, était penchée sur sa progéniture avec tendresse, pour lui permettre de téter l’une de ses trois jolies mamelles. Malgré son âge avancé, le bambin goulu s’en saisit avec un évident plaisir.

Puis, il s’enfonça dans les dédales de la caverne. A l’écart, Léa, sa mère, penchait son front sur sa main, les yeux égarés par le chagrin, tandis qu’Abba gisait sur sa couche. Un lambeau de vie subsistait encore. A son approche, elle se détourna à demi et hocha la tête pour exprimer son soulagement. Adam s’agenouilla, plein de déférence, au chevet du vieux chef qui esquissa un pâle sourire en le reconnaissant.

- Te voilà mon fils, j’avais craint ne pas te revoir.

- Je suis de retour père. La chasse a été bonne.

- Tant mieux ! Je dois te parler. Ma dernière heure est proche, je le sens. Avant de rejoindre l’au-delà, je souhaiterais te transmettre deux objets précieux qui appartiennent à notre famille depuis des temps immémoriaux.

- Mais père… !

- Adam, écoute-moi ! le solstice sera bientôt là. Cette année 2576 marque le terme d’un cycle de 666 ans. Avant de mourir, il faut que te transmettre ma part du secret. Longtemps j’ai attendu, je n’ai vécu que pour cet instant. Te voilà devenu adulte. Je m’efface et toi tu grandis.

- Père, le sens de tes propos m’échappe.

- Patience, tu comprendras sous peu ! Léa, va chercher le coffret et amène de la lumière.

La femme au regard terni, sans protester, se leva et disparut derrière une cavité. Deux minutes plus tard, elle revint. Dans sa main droite était niché un coffret en ivoire finement sculpté et dans la gauche une petite lampe éclairait l’objet précieux.

- Ouvre-le ! murmura Abba.

Avec précaution, elle tourna une petite clé d’or et souleva le couvercle. Les quatre doigts de sa main extirpèrent deux pendentifs : une intaille circulaire en cornaline gravée, tenue par une chaîne en or et un talisman égyptien.

- Regarde Adam, ce médaillon est unique. En 1244, il fut offert par Gengis Kahn, un guerrier Mongol, à Magda de Denivka, une de tes ancêtres, pour la remercier d’avoir sauvé sa femme et son fils. Observe : un loup chevauché par un aigle sont gravés. La virilité, le courage et l’intelligence de l’animal des steppes guidés par la puissance spirituelle de l’aigle. L’autre, l’obsidienne à l’effigie de l’énigmatique Dieu Thot, est aussi précieuse que la prunelle de tes yeux. Elle a au moins quatre mille ans. C’est un talisman égyptien qui favorise la guérison. Dans notre famille, nous avons toujours eu ce don et tu en es le dépositaire. Tu es un homme sans tare et ta sœur a accouché d’un bébé normal, lui aussi. La malédiction est levée. Tu vas pouvoir reprendre ta place dans la hiérarchie humaine. Désormais, tu porteras ces médaillons à ton cou. Ne les quitte jamais.

- Je le promets, père !

- Au moment du solstice, tu devras remplir ta mission.

- Quelle mission ?

- Ce mystère, dont nous sommes les gardiens, a nourri notre feu intérieur durant tous ces siècles, malgré les épreuves que nous avons traversées. Léa, s’il te plaît, redresse-moi !

Quelques coussins furent glissés sous la tête d’Abba. Ses yeux couleur lavande, enfoncés dans un visage hâve, s’animèrent. Il leva une main diaphane comme pour concentrer ses dernières forces.

- En 1910, nous avons perdu la bataille contre les forces du Mal qui ont démultiplié l’Energie négative, pour régner pendant 666 ans. Le Mariage maléfique a eu lieu. Notre monde d’antan a disparu pour faire place à la désolation. Nous avons bien failli être rayés de la carte.

- Qu’ai-je à voir avec cette histoire ?

- Va voir le sage Tammuz. Il détient la suite du secret.

- Tammuz, mais je ne le connais pas. Il est parti à ma naissance !

- Juste après ! il voulait d’abord s’assurer que tu ne présentais aucune anomalie. Ensuite, il a quitté le clan pour diminuer les risques.

- Quels risques ?

- Tes questions auront bientôt leurs réponses.

- Où vais-je trouver Tammuz ?

- Ne t’inquiète pas, mon frère t’attend.

- Mais, où dois-je le chercher ?

- Au nord de l’ancien port de Haïfa. C’est là que nous avions convenu qu’il s’installe.

- Mais la radioactivité est encore très puissante dans ce secteur.

- Ta montre Geiger te signalera les zones dangereuses. Mon fils, après ta rencontre avec Tammuz, il faudra que tu pénètres dans Jérusalem avec la Reine, celle qui porte l’aleph sur l’épaule gauche, la silencieuse lettre sacrée, symbole de l’’unité qui établit le lien entre l’Inférieur et le Supérieur. Dès que tu la verras, tu la reconnaîtras. Souviens-toi, elle est pure mais née de la semence du Mal. Seul l’amour pourra la faire opter pour le Bien. Jérusalem est, et demeure, le lieu de l’alliance. Nos ennemis ne l’ont jamais quittée. Le Grand Milnor y règne en Maître.

- Impossible d’y pénétrer, le dôme énergétique est toujours activé !

- Les moyens te seront donnés, j’en suis sûr. Adam, tu incarnes notre avenir. N’oublie jamais ce que je t’ai enseigné : tout est lié. Notre monde est une chaîne qui unit tous les règnes : minéral, végétal, animal, humain et ceux plus subtils qui échappent à notre conscience... La défaillance de l’un rejaillit sur l’autre. Tu es le représentant d’une lignée prédestinée. Même si notre situation actuelle n’est pas des plus enviables, je t’ai transmis la totalité de mon savoir au cours de ces dernières années. Tammuz, lui, t’initiera. Il te faudra continuer la lutte pour triompher du Mal !

- Père…

- Une dernière chose, tu partiras avec Meïr.

- Quoi ? Il est si jeune ! jamais Moha ne consentira à un tel sacrifice.

- Cet enfant est parfait et en excellente santé. Ta sœur a compris et accepté cette nécessité. Tu le laisseras à Tammuz. Il l’élèvera. Si par malheur tu échouais, il assurera notre descendance et deviendra à son tour le gardien du Secret.

- Le voyage sera périlleux !

- En partant, prend le pistolet laser que j’ai gardé jusqu’à ce jour. Il te sera utile.

- Mais le clan ?

- Ne t’inquiète pas ! nous sommes voués à disparaître… à brève échéance.

- Mais père…

Abba venait d’épuiser ses dernières forces. Ses yeux se fermèrent, son souffle ralentit, son corps sembla s’alléger. Il mourut comme on s’éteint, paisible. Léa bougea son long cou d’oiseau en tous sens. La perte lui ligotait la gorge et l’abrutissait de fatigue. Adam voulut la prendre dans ses bras mais elle fit non de la tête. Il n’insista pas, sa détresse se voulait solitaire Brisée, elle s’étendit près du corps que la vie venait de quitter, comme pour le réchauffer.

Adam sortit de la grotte et s’assit. Le chagrin du deuil était estompé par la révélation. Inquiet, il braqua son regard sur Jérusalem dont il devinait les lointains contours. Il attendit que le jour s’efface totalement à l’horizon. Il pouvait témoigner : l’ombre ennemie absorbait la lumière avec une ignoble goinfrerie. Quand le triomphe des ténèbres fut consommé, il fit quelques pas, replié d’abord, puis il se redressa progressivement. Une fois droit, il se campa sur ses jambes et hurla son désir de vaincre. Le temps se remit en marche. Demain, il partira à la recherche de Tammuz. Il lui faudra protéger Meïr, un fardeau très précieux. Le combat avait déjà commencé.

Chapitre 2

Ceux de l’intérieur

La grande surface lumineuse projetait sa silhouette en trois dimensions. Hawwa mit son chapeau. Elle fit tourner son image sous tous les angles, prenant le temps de s’admirer. Le choix d’un tissu rose bonbon, de forme ronde avec un large bord où s’ébattaient des colibris, se révélait amusant. Elle l’inclina de manière à ce qu’il cache une partie de son front, tout en laissant échapper quelques mèches courtes et frivoles, striées de filaments aux coloris chatoyants. Son port de tête hautain donnait un charme fou à ses formes parfaites, moulées dans un collant vert fluo. Mais, tant de grâce suscitait-il encore un quelconque intérêt dans cet univers aseptisé ? Elle affichait une maturité inhabituelle pour une jeune fille de dix-neuf ans. Son caractère déterminé, renforcé par une intelligence hors norme lui donnait un pouvoir de séduction et de conviction qu’elle exerçait sans retenue sur ses interlocuteurs. Pour l’heure, préoccupée par son image, elle se laissait aller à la jubilation de la contemplation narcissique. L’après-midi s’annonçait plaisant.

A son arrivée, Hawwa avait constaté que des bannières bariolées pavoisaient l’immense stade de Jérusalem où elle allait bientôt se produire. Cette touche festive éclatante de couleurs la ravissait. Elle tendit l’oreille. Dix mille bouches bourdonnaient en même temps. La clameur grimpait jusqu’à masquer le fond sonore. D’ordinaire, la foule attentive écoutait le chant des oiseaux aux trilles aigues qui s’égosillaient, parodiant une liberté perdue. Mais aujourd’hui, rien de tel. Était-ce le voile des lumières fauves aux nuances mordorées qui les excitait ? Peut-être ! devant cette masse tapageuse, soudain, le trac la saisit et lui vrilla l’estomac. Dans une fulgurance, elle regretta d’appartenir à la communauté des artistes, dont le statut n’offrait que de maigres avantages. Jérusalem, avaleuse de personnalités, tenait ces excentriques à la marge, tout en exerçant sur eux une pression constante. Chaque trimestre, ils devaient se produire dans des mises en scènes publiques grandioses. Le reste du temps, ils jouissaient d’une relative indépendance. Soudain, une musique rythmée roula dans l’espace couvrant le tumulte. La représentation allait bientôt commencer. Son appréhension reflua. Elle jeta un dernier regard à sa silhouette, la fit disparaitre d’un claquement de doigts et fonça vers les coulisses.

Borg, un grand rouquin androgyne, aux traits réguliers, déboula en même temps qu’elle, tout sourire. Son regard brillait d’excitation.

- T’es prête ? T’as vu, ils sont tous là, même le Grand Milnor.

- Pas tous, nigaud ! simplement ceux qui estiment qu’il est indispensable de paraître, pour grappiller quelques privilèges.

- Rabat-joie ! comment peux-tu être aussi cynique ?

- Réaliste mon pauvre Borg ! personne ne s’intéresse plus à la danse de nos jours. Observe-les donc, ils sont tous figés comme des asperges, coincés par l’obligation qu’ils se sont donnés. Après le spectacle, ils applaudiront d’une manière convenue, soulagés que la représentation s’achève. Demi-tour et hop ! ils retourneront à leur existence marécageuse où ils s’enlisent jusqu’aux trous de nez. Ces survivants de l’apocalypse en sont réduits à glorifier des machines qui les remplacent dans toutes leurs tâches quotidiennes. Ils sont malléables.

- Ne sommes-nous pas du même tonneau… ? Ton humeur est bien rebelle aujourd’hui. Bref, quoiqu’il en soit, nous devons entrer en scène. Allez, viens !

Dit-il en la lorgnant du coin de l’œil. Hawwa fit une moue désabusée, secoua la tête et sa voix prit des inflexions pressantes.

- D’accord ! mais sois gentil, pousse-moi, je n’ai pas envie d’y aller.

- Tu es sérieuse ?

- Oui, j’ai un mal fou à me motiver. Nous allons simuler des gestes et des émotions que la grande majorité n’éprouve plus depuis belle lurette. Ça me bloque.

- Peut-être, mais nous devons remplir notre fonction.

- Eh bien, tu as lâché le mot « fonction ». En effet, tout est ramené à une fonction. Comme nos androïdes, nous exécutons les ordres sans broncher. Entre eux et nous, je ne vois guère de différence.

- Mets-la en veilleuse Hawwa, la séquence révolte sera pour plus tard, c’est à nous maintenant !

Les corps élégants s’élancèrent sur la piste en tourbillonnant et, tout à coup, la magie opéra. Une terre africaine enchanteresse jaillit, palpable, plus vraie que nature. Au son d’un lointain tam-tam, les deux danseurs évoluaient dans une faune indomptée. A leur approche, les animaux s’écartaient, se soumettaient ou se faisaient menaçants. C’était à couper le souffle. Perfection et sauvagerie s’enlaçaient dans une caresse audacieuse. Promesse de vie. Promesse de mort. Le danger semblait si présent que la foule blasée retenait maintenant son souffle, attendant le moment fatidique où les danseurs seraient dévorés, tant l’illusion était forte. Mais aucune agonie ne se produisit et deux heures plus tard, les spectateurs applaudirent du bout des doigts, inassouvis, mous comme des biscuits trempés dans de thé. Le monde des défunts n’avait pas croqué l’offrande. Dommage, c’eût été si distrayant une scène de carnage !

Les artistes haletants quittèrent les planches. Hors champ, Hawwa se plia pour reprendre son souffle. Elle se sentait encore enivrée par le rythme de la danse. Son joli chapeau pendait de guingois sur sa tête effrontée. Borg éclata de rire.

- On dirait une potiche avec ton bibi de traviole.

- Et moi qui voulais te faire un compliment sur tes performances !

- Ne te fâche pas, ce n’est pas méchant ! tu es tellement jolie que rien ne te fait paraître ridicule.

- Ils applaudissent encore. On y retourne pour saluer… juste une fois ?

- Tu dérailles, si tu pointes ton nez, ils sont capables de te huer. D’ailleurs, écoute, ils s’en vont déjà.

- Quelle bande d’ingrats !

- A leurs yeux, tu ne vaux pas plus que les piafs de ton chapeau.

- Je sais, ça m’énerve ! Ces oisifs ne sont que des masques dépouillés de toute aspérité. Pas la moindre fossette, pas la plus petite ride, rien ne les distingue les uns des autres. Ils passent la majeure partie de leur temps, avachis devant des murs géants où l’image les lobotomise, en les mêlant à des aventures virtuelles, violentes ou scabreuses, tandis qu’ils s’empiffrent de saloperies. D’ailleurs, la plupart sont obèses et flasques, de vraies chiffes molles ! le levain de la vie n’est plus là. De l’homme, ils ne gardent qu’un lointain souvenir, s’exclama-t’elle avec un lyrisme teinté d’un rien d’irrévérence. Les sentiments qui la traversaient la mortifiaient. Elle ne voulait pas finir comme eux, digérée par la ville. Elle voulait vivre.

- Que veux-tu, ils sont prisonniers des frissons par procuration ! l’adrénaline bon marché les enivre, tout en préservant leurs existences.

- Je trouve ça malsain.

- Comme disent nos humanoïdes, tu as un côté « ancien modèle ».

- Oh, ça va !

- Avant de nous séparer, une dernière chose : viens-tu tout à l’heure chez nos amis peintres ?

Franchement, je ne sais pas… D’autant que, dans une taverne de la vieille ville, les musiciens font un truc extraordinaire. Ils ont mis la main sur d’anciennes partitions de jazz. Ils joueront toute la nuit. J’ai hâte d’écouter ça.

- Comme tu voudras !

Borg lui sourit avec désinvolture. Il passa une main alanguie dans sa chevelure flamboyante et hésita. Puis, bousculant son indécision, il se décida à aborder un sujet qui lui tenait à cœur.

- …un petit groupe de copains envisage une sortie de Jérusalem. J’en suis. Ça t’intéresse ?

- Dehors… tu veux dire hors de la cité ? Tu es sérieux ?

- Très !

- Ouah ! les humanoïdes sont difficiles à tromper et puis, il y a le dôme énergétique qui boucle Jérusalem !

- … Réfléchis, on en reparle demain, salut !

Songeuse, Hawwa se dirigea vers sa loge où Kana l’attendait. Elle leva sa frimousse finement ciselée en direction de l’invisible coupole qui emprisonnait la population. Elle distinguait la couleur diffuse d’un ciel grisaille et nuageux. Comme elle aurait aimé rester sous une averse, sentir l’eau sur son corps, entendre l’écho renvoyé par le martèlement mat du liquide s’écrasant sur un sol à l’odeur de terre mouillée. Ravie de son fantasme, elle sourit tout en sachant que rien de tel ne se produirait, le dôme les isolait irrémédiablement des phénomènes naturels. Cette incapacité d’être au contact du vrai monde la mutilait. Un instant, elle imagina l’anéantissement de cette grosse cloque liberticide. L’envie irrépressible de la détruire en observant l’ordre de la chute la tétanisa. Puis, secouant la tête, elle arracha son chapeau. La violence de son geste la soulagea. Elle ne saurait dire pourquoi, mais elle devinait que tout allait de travers, sournoisement. Et puis, il y avait ces bavardages obsédants qui couraient dans la vieille ville sur l’existence de Ceux du dehors, les Idumites. Ces mots aux sons discordants niaient tous les liens avec les habitants de Jérusalem. Elle en éprouva un malaise. Leur ressemblaient-ils ? Appartenaient-ils à une autre race ? Avaient-ils une identité ? Etaient-ils répertoriés ? Etaient-ils dangereux ? Tout à coup, elle repensa au projet de Borg et de ses amis. Il fallait qu’elle en sache plus. L’idée d’une issue possible l’apaisa.

Elle arriva devant une porte opalescente qui s’effaça. Kana se tenait là, sereine comme à l’accoutumée. Hawwa abandonna son humeur vagabonde pour l’embrasser. L’autre éclata de rire et la prit dans ses bras. Hawwa aimait son humanoïde et n’envisageait pas de séparation, malgré son âge. Elle accordait une grande tendresse à cet hybride femelle, vêtu d’une combinaison aux reflets argentés. Mais Kana, qu’éprouvait-elle au juste ? Parfois, dans ses prunelles chatoyantes, elle croyait apercevoir une lueur bienveillante et elle ne l’en affectionnait que davantage.

Kana appartenait à la catégorie des porteuses d’embryon. Après la guerre, qui laissa la planète exsangue, la natalité fit naufrage. Les femmes eurent d’abord des difficultés à procréer, puis elles devinrent stériles. Pour finir, elles se désintéressèrent de l’amour et de la maternité, comme si l’espèce était vouée à la disparition. Pensant renverser la tendance, les généticiens caïnites eurent recours aux machines pour féconder leur propre semence. Les robots avaient, à cette époque déjà, atteint une perfection inouïe. Leur physique, analogue à celui de la race humaine, s’auto régénérait. Les données acquises par l’un d’entre eux étaient aussitôt transmises à l’ensemble. Leur aspect et l’empilement mémoriel gommaient leur distinction avec les humains. Seule une petite lueur semblait absente, quoique… Ils investissaient toutes les strates sociales avec une alarmante cognition et un sens de l’organisation qui écartait toute faille. Pour parfaire cette confusion des espèces, à l’issue du conflit, des manipulations audacieuses les gratifièrent d’une capacité à engendrer, tout en améliorant le génome de l’enfant. Baignés de liquide amniotique, les bébés se formaient dans la tiédeur des entrailles des humanoïdes femelles. Curieusement, ces incubateurs sexués ne demeurèrent pas neutres. Une sorte d’aberration affective se développa. Jugeant cette attache pernicieuse les scientifiques détruisirent ces machines. Mais, les bébés s’étiolèrent et moururent en bas âge, sans parvenir à se développer. Pour finir, devant cette anomalie inexplicable, pour sauver la race, la déviation fut tolérée. Le Grand Milnor offrit son sperme. Hawwa naquit la première. Les caïnites se masturbèrent à la chaîne et d’autres naissances suivirent. Cette nouvelle lignée exigeant une surveillance particulière, il fut décidé que cette marmaille, très contingentée, serait cantonnée et élevée dans la vieille ville qui avait échappé au désastre de la guerre. Selon la rumeur, il semblerait que le même phénomène, à quelques nuances près, se soit produit dans les autres métropoles encore existantes sur la terre.

La perspective de sortir de Jérusalem lui trottant dans la tête, Hawwa tournait et retournait cette possibilité dans une ronde obsessionnelle. Ainsi brassée, l’idée exhalait des suavités de fruits mûrs. La tentation aidant, elle se creusa les méninges pour donner consistance à son rêve. Car, supposa-t’elle, si elle était en mesure d’apporter des solutions complémentaires au groupe, elle ferait, à coup sûr, partie du projet. Forte de cette conviction, elle se jeta à l’eau pour tester Kana et voir ce qu’elle pourrait en tirer.

- Tu connais bien les humanoïdes cultivateurs ?

- Je comprends mal ta question.

- Je veux dire que tu peux te mettre en liaison avec eux.

- Oui, sous certaines conditions. Nous sommes tous interconnectés.

- Ils sont en contact avec le monde extérieur constamment.

- Oui, ils travaillent dans les serres. Mais, où veux-tu en venir ?

- … Crois-tu que l’un d’eux puisse nous aider à quitter la ville ?

- Quitter la ville ?

- Oui, avec un petit comité d’amis.

Kana émit des signes d’inquiétude. Elle haussa les sourcils et décrocha à Hawwa un sourire contraint. Ses yeux propageaient des lueurs métalliques qui pouvaient passer pour de la colère.

- Mais dans quel but ?

- Pour découvrir le monde.

- Celui de Jérusalem ne te suffit donc pas ?

- C’est étriqué ! Par moments, j’étouffe et je songe à une existence plus indépendante.

- Que crois-tu pouvoir trouver à l’extérieur ?

- Une vie différente, des Idumites, des animaux, des espaces… des risques ! ici, tout est codifié, prévisible, ennuyeux. Je suffoque !

- Hawwa, les humains ont une nature fragile. Ils ont bien failli disparaître. D’ailleurs, ce serait le cas si nous n’avions pas été là, ne l’oublie pas ! ceux des cités ne sont pas formés pour affronter les périls du dehors. Ils baignent dans un mirage et n’ont aucune conscience des risques encourus et des douleurs possibles. Ils ont même oublié que le sang peut s’enfuir de leurs veines en les tuant.

- D’accord ! mais toi, sais-tu ce qui se passe au-delà du dôme, dans la forêt ?

- Oui et non ! ma spécialité fait de moi un humanoïde de l’intérieur. Toutefois, ma constitution bien que plus fragile que celle des androïdes cultivateurs, me met à l’abri de la souffrance physique, ce qui n’est pas ton cas. Tu as une vulnérabilité corporelle. Ta peau, tes organes sont plus longs à se régénérer que les miens et certaines blessures peuvent t’être fatales. Tu as besoin de manger, moi ce n’est pas mon cas. Je puise directement mon énergie dans le rayonnement du système solaire.

- Tu veux dire que tu es plus perfectionnée que moi ?

- D’une certaine manière, j’ai une constitution moins dépendante des ressources de cette planète. Toi, si tu ne manges pas, tu meures… moi, non.

- Selon-toi Kama, te suis-je inférieure ?

- Non, je ne dirais pas cela mais ton physique est moins perfectionné que le mien.

- A une différence près !

- Laquelle ?

- Tous les humanoïdes s’autodétruisent à quarante ans.

- Pour l’instant du moins, mais un jour nous trouverons la faille dans notre système et notre durée de vie ne sera plus un problème.

- Répond-moi sans détour Kana, pourrais-tu m’aider avec mes amis ?

- Ce que tu me demandes sort de mon champ de compétence. Mais, je te connais Hawwa, quand tu as une idée derrière la tête, tu ne la lâches pas si facilement. Qu’est-ce que tu mijotes.

- Ne cherche pas, puisque tu ne m’es d’aucun secours ! Vraiment Kana, j’avais espéré plus de coopération de ta part.

L’androïde regarda longuement la jeune fille et dans un geste ample, posa une main languissante dans la chevelure de jais. Hawwa, d’un geste indocile, ne put s’empêcher d’esquiver.

Elle se dévêtit, s’attarda agacée sur son épaule gauche, estampillée d’une marque ombragée rappelant vaguement un x, la seule imperfection dont elle soit porteuse. Elle troqua sa combinaison fluo contre un pantalon gris plus discret, agrémenté d’un haut argenté, largement échancré dans le dos. La température constante de la ville se jouait des variations climatiques et permettait la désinvolture vestimentaire. Elle empoigna ses boucles agrémentées de fils diaprés, les domestiqua en les fixant à l’arrière du crâne avec une barrette aux couleurs changeantes. Son humanoïde l’observant toujours, Hawwa planta son regard dans les prunelles aux profondeurs mystérieuses qui se remplissaient d’ombre. Avec impertinence, elle fit une révérence moqueuse et gloussa :

- Ne fais pas cette tête ! Mais, ce n’est pas la peine de m’attendre, je reviendrai sûrement très tard.

Kana fronça les sourcils, crispa les mâchoires, rendant les muscles de son visage visibles. Sur le point de parler, elle ouvrit la bouche et se ravisa en faisant un effort qui se traduisit par un spasme. Tandis que Hawwa franchit la porte d’un pas nonchalant et disparut.

Chapitre 3

Le Grand Milnor

- Pitié !

Le corps nu suspendu, se tordait sur le chevalet, tandis que les chevilles attachées étaient hissées vers le haut. Camouflé sous sa tunique écrue, rehaussée d’un capuce dont la coule était rabattue, le bourreau, jaugeait la scène en reculant d’un pas. Il hocha du chef et se décala. Il était si massif qu’une partie de ses gestes demeurait dans l’enveloppe de son corps, sans pouvoir s’en échapper totalement. Avec une minutie perverse, il plaça le bras droit de sa victime au-dessus du gauche et compta sept tours en enroulant la corde. Puis, il plaqua ses pieds contre le ventre sans défense et en ânonnant, il tira comme un forcené, de telle sorte, que les tendons des bras fussent largement entamés. La bouche du supplicié moussait sans trouver suffisamment d’air pour crier. Les yeux révulsés roulaient de manière anarchique, tandis que le corps était agité de soubresauts. Un comparse, jusqu’alors dissimulé dans l’ombre, surgit brandissant un gourdin qu’il abattit sur le pauvre visage dégoulinant de larmes.

- Avoue ! avoue que tu fais commerce avec le diable,

Hurlait le Dominicain, le teint cramoisi par l’excitation. Pour toute réponse un borborygme inaudible proche du râle s’échappa des lèvres du malheureux.

- Tu t’obstines dans ton crime, sorcier ! Dieu m’est témoin de ton acharnement à nier les faits. Mais, je sauverai ton âme, que tu le veuilles ou non. Et puis, cesse donc de tressauter comme une anguille, c’est horripilant. De toute façon, tu ne peux pas m’échapper.

Le religieux se pencha sur l’homme pour le détacher, baignant la blancheur de sa robe dans l’hémoglobine qui ruisselait des cavités tuméfiées. On aurait pu croire un geste de miséricorde mais il n’en était rien. Il flairait l’autre comme un chien affamé sur le point de déchiqueter sa proie. Dans une orchestration parfaite, renaissant de l’ombre où il avait été enseveli, l’acolyte aida au transport du corps sur un chevalet plat aux allures innocentes. La tête pendante fut attrapée par les cheveux et placée dans un trou circulaire. A nouveau les membres furent ligotés. Des cordes entamèrent la partie interne des cuisses et des bras, avant d’être raccordées aux chevilles, en leur imposant une torsion complète, déclenchant une vague de rugissements atroces. La manœuvre achevée, le tortionnaire se saisit d’un pot d’eau dont le fond troué fut placé près de la bouche de l’homme. Dévoré par la soif, dans un grondement de contentement, il avala goulûment le liquide. Mais rien n’étant prévu pour son soulagement, il réalisa vite que les autres voulaient le forcer à boire. Alors, dans une ultime et dérisoire révolte, il ferma les lèvres. Cette résistance inattendue fut saluée par un ricanement. Une parole aiguë déchira l’air, tel un arc de foudre.

- Tu refuses de coopérer, invocateur du démon ! eh bien, c’est ce que nous allons voir. Je suis là pour t’extirper la vérité !

Se saisissant d’une énorme paire de pinces en fer, le frère prêcheur écarta la bouillie des lèvres pour fouailler dans la barrière dentaire. Canines et incisives valsèrent dans un craquement sinistre, suivi de hurlements. Poupée de chiffon ensanglantée, l’homme perdit connaissance. Mais, la vie s’accrochait, elle refusait l’anéantissement. Après un court répit, la mâchoire devenue béante laissait la voie libre à l’eau. En glougloutant, elle se fraya un chemin. Le ventre gonfla à vue d’œil dans un bruit de tambour. Au bout d’un moment, le supplicié se mit à pisser tout en régurgitant, il sortait autant d’eau de sa bouche qu’il en entrait. Pour finir, il s’étrangla et sa respiration devint défaillante. Alors, le Dominicain fit signe à son complice de suspendre les réjouissances. Il positionna la tête sur le côté. Le liquide dégoulina en flot irréguliers, tandis que le souffle miraculeusement souleva la poitrine.

- Tu le laisses reprendre ses esprits. On continuera plus tard. Il n’a pas encore avoué son infamie…

Le Grand Milnor leva la main vers le plafond en claquant des doigts. Tout s’effaça, la pièce retrouva sa neutralité. Le retour au réel l’agaça. Les couches du faux, accumulées dans la projection tridimensionnelle, avaient pris un réalisme confondant mais son goût du sang demeurait inassouvi. Il manquait un élément essentiel, l’odeur. Sans elle tout sombrait dans le factice. Rien n’était plus enivrant que de respirer l’effluve conjugué de la souffrance et de la peur. C’était inimitable. Dommage, le bon vieux temps n’était plus qu’un rêve. Les milliards de morts de la guerre de 2424 avaient eu pour effet d’affaiblir la puissance du Mal qui était, pour ainsi dire dissolue. L’excès l’avait réduite à une portion congrue vagissante, à peine de quoi nuire à un petit nombre. Voilà pourquoi, aujourd’hui, il ne disposait pas d’un surplus d’humains. Son stock étant limité, il ne devait pas gaspiller cette marchandise très contingentée. D’autant que les disparitions répétées laissaient flotter un climat d’insécurité préjudiciable à l’administration de Jérusalem. Toutefois, l’apathie générale était telle qu’il n’y avait pas vraiment de crainte à avoir.

Ses épaisses mains plaquées dans le dos, il déambula gauchement et s’affala dans un fauteuil transparent qui aussitôt épousa ses formes comme une seconde peau. Ce divertissement le lassait, les sacrifiés étaient beaucoup trop gras. Ils ressemblaient à de gros vers que l’on écrase. Malgré la torture bien réelle, ce satané embonpoint gâchait le spectacle et, de surcroît, ce crétin de Clovis faisait un mauvais Dominicain. Cette essence rare qui façonne les zélateurs lui faisait défaut. La foi n’était pas au rendez-vous. Il avait certes le profil d’un assassin mais il était loin de posséder l’art subtil d’un inquisiteur. Seul le fanatisme pouvait conduire à cette apothéose, à ce détachement sublime. C’était l’avantage de la croyance conjuguée à la crédulité, une manière comme une autre de dissimuler son ignorance en exerçant sa puissance compulsive. Or, son adepte n’était qu’une brute à la vue courte et à l’imagination défaillante. Il reproduisait immuablement la même scène, sans le plus petit changement, sans le moindre débordement. La chaire palpitante qu’il travaillait mourrait trop vite, sans livrer l’entier du contenu de sa tripaille. Bref, il manquait le doigté.

Le Grand Milnor s’ennuyait. La solitude du pouvoir le rongeait. Le bilan n’était pas terrible. Force était de constater que les Caïnites, réduits à une portion congrue depuis cette satanée guerre, avaient oublié le sens de leur mission. Ils n’affichaient plus l’ardeur indispensable au renouvellement du cycle du Mal. La chute libre était vertigineuse et comble de l’ironie, la date fatidique du solstice approchait. Pour tout dire, il était dans le pétrin.

A une période, il avait tourné ses espoirs vers les artistes de Jérusalem, issus de la semence caïnite, mais les résultats se révélèrent médiocres. Il avait introduit, en douce, des drogues hallucinogènes mais ces hybrides, venus du ventre des machines, n’avaient manifesté aucune addiction. Ils affichaient une sorte d’autosuffisance hédonique et les psychotropes n’avaient sur eux que peu d’emprise. Leur engouement, car ils en avaient un, se manifestait dans leur art qu’ils pratiquaient avec bonheur. Accrochés à leur talent, comme les bourgeons chargés de sève sont solidaires de la branche, ils s’auto-suffisaient dans leur microcosme. Enfin presque, car il avait tout de même détecté une faille exploitable, contrairement au peuple crétinisé, ils aimaient le sexe et dans ce domaine, ne connaissaient aucune limite. C’était des fornicateurs.