A ma sœur Coraline,
pour qui cette histoire et cette idée du bonheur
ont pris forme tout au long de ce monde,
inaccessible.
18 décembre 1888,
Il n'y eut que le silence. Le silence obscur qui précède les tragédies, cet instant perché au-dessus du monde, constant et effroyable. Puis les premiers hurlements se firent entendre bien qu’ils ne fussent pas ceux que l'on attendait. Un cri déchira la salle d'opération. Un groupe de femmes s'affaira autour des ustensiles mal stérilisés, ignorant leur patiente, désespérée. L'une d'entre elles épongea la flaque de sang qui se répandait autour de ses jambes surélevées. Personne ne lui prêta attention et dans un incroyable mutisme religieux quelques nonnes tentaient de sauver ce qu'elles pouvaient. Bien que leur regret de perdre cette petite fille fût mince, elles n'avaient pas le droit d'abandonner.
Les lumières jaunâtres se reflétaient sur les murs sales et suintants de l'établissement. Les instruments médicaux s'étalaient sur le meuble en fer rouillé. Aucun son ne fut échangé lorsque le Dr. Lardent entra. Elles le scrutèrent sans émotion et lui tendirent leur fardeau. Le vieil homme sec et chauve l'attrapa sans délicatesse, le déposant à même la plaque de métal gelé, entre un scalpel et une pince chirurgicale. Les sœurs s'attroupèrent autour de leur supérieur, aspirées par ses gestes et son exceptionnelle indifférence.
Il jeta un œil intéressé à l'horloge. Les secondes s'écoulèrent, bercées par les appels désespérés de la jeune mère terrorisée. Une religieuse secoua la tête d'un air contrit et assuré. Ce n'était pas la peine d'insister, elle n'aurait pas besoin de l'inscrire sur le registre ni même d'établir un certificat de décès.
Cet enfant n'avait jamais existé. L'établissement n'était pas responsable de son sort.
Puis un toussotement souleva la poitrine du nourrisson, une toux plus nette et enfin un cri perçant qui couvrit celui de sa mère. Elles se signèrent brièvement et après une dernière auscultation, le Dr. Lardent se débarrassa du nouveau-né avec une mention significative. Il laissait le soin aux sœurs de choisir ce qu'elles voulaient en faire ; il était toutefois hors de question qu’elles pussent le garder ici.
Ebranlées, les religieuses se penchèrent tour à tour sur le visage rouge de l'enfant. Ce n'était pas un miracle. Il n'y avait pas de miracle ici. En d'autres circonstances, dans un autre endroit, elles se seraient réjouies. Mais elles avaient choisi la voie de l'apaisement, celui des patients perturbés, dangereux ou simplement déséquilibrés par leur société. Elles encadraient des dizaines de démunis et c'était la première fois que l'un d'entre eux donnait la vie où les purges, l'hydrothérapie et les barbituriques, rythmaient les emplois du temps.
— Peut-être pourrions-nous lui laisser voir ? proposa une sœur. Après tout, il s’agit de sa fille.
— Je ne crois pas que le Dr. Lardent serait de cet avis. Nous devrions en finir au plus vite. Ma sœur, elle s'adressa à sa voisine de gauche, vous devriez appeler l'orphelinat du XXème arrondissement. Ils acceptent n'importe quoi là-bas, conclut-elle, la mine dégoûtée.
— Ma fille ! hurla la jeune femme oubliée sur la table.
Pauline Deloménie oubliait l'état désastreux dans lequel elle se trouvait, oubliait la douleur brûlante de son accouchement ainsi que le filet de sang qui continuait de recouvrir le carrelage plus vert que blanc. Et elle était si jeune ! Dix-huit ans à peine.
— Je ne veux pas mourir sans l'avoir vue. Soyez bonnes mes sœurs ! s'époumona-t-elle.
— Vous n'allez pas mourir, répliqua sèchement la plus âgée du groupe.
— Qu’allons-nous en faire ? demanda la religieuse. Elle pleure à présent et sauf si vous avez de quoi la nourrir, il serait préférable de la donner à sa mère.
— Nous nous débrouillerons. Quittez cette pièce mes sœurs et emmenez-la avec vous. Je me déplacerai moi-même à l’hôpital de la charité.
— Et son père ? questionna-telle de nouveau.
— Nous avons des ordres !
— Par pitié ! s'écria la jeune mère. Mon mari pourra l'élever. Puisse le Seigneur vous donner la force d'être miséricordieuses.
— Elle a raison, insista la sœur. Demandons à son père s'il souhaite recevoir l’enfant mal-née, ensuite nous verrons pour l'orphelinat.
— Notre sœur a du bon sens, confirma celle qui tenait le nouveau-né au creux de ses bras peu maternels.
— Vous n’entendez donc rien ? Non, ce n’est pas possible de la donner à son père.
— J’irai trouver ce fou et je ferai disparaître tout cela ! s’exclama la seule des infirmières qui n’était pas épouse de Dieu. Personne ne peut vivre en naissant ici, vous devriez le savoir depuis le temps !
Elle attrapa le nourrisson désormais agité et abandonna la pièce sordide, suivie d'une dévote silencieuse. Celles qui restèrent, étudièrent la femme qu'elles avaient recueillie à St. Anne trois mois plus tôt. Elles n'avaient alors pas imaginé qu'elle mènerait sa grossesse à terme, mais la chose vulnérable qu'elles avaient devant leurs yeux les rendit incrédules. L’audace de leur consœur plus encore.
Pauline Deloménie risquait une hémorragie et sa mort lui convenait plus que la perte de sa première née. Elle aperçut la scène qui se déroulait à quelques mètres du matelas glacé d'où elle était incapable de se lever. Aucune charité chrétienne n'émanait de leur âme et leur rôle d'infirmière n'était qu'une façade de l'Eglise pour placer ses subalternes. Ces femmes ne savaient ni soigner, ni entendre ni faire preuve d'humanité.
Ainsi, elles emportèrent l'enfant hors de portée et Pauline ne put sentir la chaleur du petit corps qu'elle venait de mettre au monde.
Moïra Deloménie avait vu le jour dans cet établissement que l'on ne nommait pas, devenue le centre du monde dès ses premières secondes. Muette, immiscée au cœur de la maladie, elle avait choisi de survivre.
Aucun enfant ne devait naître dans un asile d'aliénés. Aucun ne pouvait s'en sortir.
L’arbre de Noël était le plus fastueux que les Deloménie connurent depuis des années. Moïra était revenue depuis quatre mois et le premier Noël de son retour marquait une paix dont la famille avait besoin. La jeune fille s'empressait autour du sapin parfumé, les mains encombrées de guirlandes, de paillettes d'or et d'étoiles en cristal. Son renardeau orné d’un ras du cou en velours, dans les pattes. Elle riait. C'était exceptionnel de l'entendre rire de nouveau. Noël était sa plus belle fête, sa plus grande mise en scène et ils l’encourageaient dans ses outrances.
Dans sa robe de soie bleu et sa plume de paon dans les cheveux, Moïra rayonnait de tout ce qu'elle avait perdu durant ces longues semaines d'obscurité. Mais en quelques jours, elle avait retrouvé l’excès qu’ils lui avaient toujours connu. Elle se mit à tournoyer dans la pièce chaleureuse, écoutant d'une oreille le piano de Camille et le chant douteux qui l'accompagnait. Le renardeau, rescapé d’un jour de chasse, suivait sa nouvelle maîtresse sans jamais s’en détacher. Et évidemment, elle l’adorait. Gari était arrivé au bon moment, apaisant Moïra dans ses impondérables. Son oreille cassée ne semblait pas se remettre et son pelage d’un roux aussi vif que le rouge lui donnait de l’allure.
Maxime Deloménie terminait la lecture d’un quotidien, rentré hâtivement de son cabinet d'avocats pour les traditionnels préparatifs de l’Avent. La semaine entière y était consacrée et l'arrivée de quelques intimes ne fit qu'accroître cette envie de réjouissances. Lucile apporta un plateau de mets sucrés et de gourmandises chocolatées, exceptionnellement autorisées pour les veillées de décembre. Elle jeta un bref coup d'œil au portrait au-dessus de l'âtre et se retira, une moue nostalgique au souvenir de Mme. Deloménie. Certes, Pauline ne serait pas à la table du réveillon, mais Lucile se consolait avec l'idée qu'elle n'avait pas non plus assisté aux souffrances de sa fille. Après tout, Moïra était si jeune aux funérailles de sa mère, six ans à peine, et elle avait grandi malgré les tourments. Pauline Deloménie, née Bellivier de Prin, avait grandi entre Terre et Mer, dans le Sud-Ouest de la France, près de sa sœur Constance et de son frère Jacques. Benjamine de l’une des plus grandes familles de la région, et promise à un industriel trop vieux pour elle, Pauline avait fini par s’éprendre de ce jeune avocat prometteur et amoureux, lors de ses vacances à Beauregard, le somptueux domaine d’un parent de son père, Théodore. Elle avait été envoyée là-bas depuis la disparition de sa mère, Hélène. La petite fille, à peine âgé de dix ans à la mort de celle-ci, avait développé un terrible appétit pour la mélancolie. Ses humeurs étaient désaxées, devenues incontrôlables. Pauline s’était enfuie pour un mariage précipité avec Maxime, et Moïra était le fruit de cette union de jeunesse. Quelques mois après son mariage, Pauline avait été emmenée à Sainte Anne, manquant de se jeter du balcon et alors enceinte de sept mois. Une crise d’angoisse et de terreur au corps.
Moïra avait demandé les secrets de sa famille dont ils ne parlaient pas, et connut sa grand-mère par les récits que son père en avait fait. Il racontait Pauline comme la survivante d’une famille déchirée par les promesses et la mort des siens. Isabelle et Elisabeth1, des tantes que personne n’avait rencontrées, et Alice, la fille d’Elisabeth, enfant d’une union illégitime qu’ils n’avaient pas revue, c’était tout ce qu’il restait. Moïra avait alors retenu le prénom de cette cousine qu’elle rêvait de retrouver.
— Ils ne devraient plus tarder maintenant ! s'exclama Maxime, un œil inquiet sur sa montre usée.
— Tu avais promis qu'ils seraient là pour dîner, mais vu le temps dehors, j'en doute beaucoup.
Moïra s'arrêta à hauteur de son père, déposa les décorations et attrapa un biscuit sans finesse. Maxime la regarda par-dessus les faits divers et ne put s'empêcher de la trouver fatiguée, en plus de voir ses troubles obsessionnels s’intensifier. Ils les surveillaient tous. Le dernier en date ; son besoin de grimper l’escalier, marche par marche au cas où elle en manquerait une. Maxime ne s’acclimaterait jamais. Derrière ses manières de bourgeoise citadine, sa fille dissimulait bien mal son épuisement dû aux soins qu’elle avait reçus, mais la jeunesse, qui lui allait bien, lui évitait de paraître déjà fanée. Ses grands yeux bleus, haussés de larges cils drus, si longs et si courbés que beaucoup les pensaient faux, affinaient sa mine d'enfant gracieuse. Un peigne de saphir ornait la masse impressionnante de cheveux bruns, laissant dépasser cette plume de paon dont elle ne se séparait jamais. Dès que la plume était trop abîmée, elle la conservait dans un petit cadre au-dessus de son lit et en réclamait une autre. Les voisins avaient deux paons et elle les jalousait beaucoup. Quant à son énorme garde-robe, Maxime la fournissait au rythme de ses envies, lui assurant une bien maigre consolation en comparaison de ses fragilités. Il s’inquiétait de trouver tous les modèles de robes dans une couleur unique. Le bleu du paon, évidemment. L’argent comblait les humeurs. Cela durait, s’intensifiait et ils finirent par y trouver leur compte.
Quatorze ans et une réalité qui leur échappait. Bien heureux que Gari fût là.
La confortable maison mitoyenne regorgerait de vie outre l'absence de la maîtresse de maison. Suite au décès de sa femme, neuf ans plus tôt, Maxime avait aménagé l'étage avec soin. Les vitraux des escaliers avaient été changés pour des motifs plus frais. Seule la chambre de Moïra n’avait pas été remplacée, car de la maison, c’était de loin sa pièce préférée. Son refuge où s’entassaient couvertures, tapis, tentures et des dizaines de curiosités dont elle était très fière. Elle collectionnait les livres commençant par la lettre C, les bocaux vides où tout pouvait s’y retrouver, des photographies conservées dans sa boîte de chevet. Un cabinet des merveilles, en somme.
— 1903 sera une belle année, n'est-ce pas Moïra ? lui demande son père.
— Pas pour tout le monde, répondit-elle.
— Comment cela ?
— Si je vous réponds honnêtement, je vais ternir votre bonne humeur. La mienne avec ! Viens Gari, ne les écoutons plus, ils parlent trop.
Elle sourit, plissa le bas de sa robe et caressa la tête du renardeau. Maxime savait qu'il n'obtiendrait rien de la jeune fille et cette dernière se mura dans un silence légèrement taciturne. A quoi bon se donner la peine d'être agréable si tous ses mots n'étaient qu'un mensonge que son père finirait par apprendre de lui-même ?
Moïra tendit la main à Camille qui traversait le salon. Elle avait cessé de jouer ses cantiques démodés et trouva refuge près de son amie. Elle s'avouait chaque jour avoir peur de ce qu’il adviendrait de la petite créature qu’on lui avait demandé de surveiller et de ramener à la raison, une fois qu’elle-même ne serait plus là. Mais comment ramener à la raison un être aussi fantasque, si sensible que Moïra ?
— Il m'a manqué, déclara Moïra, surprenant son auditoire.
— Qui donc ? s’enquit Camille.
— Noé, voyons !
— Tant que cela ? s'étonna la jeune fille. Tu ne m’en as que très rarement parlé.
— Et je n'ai pas souvenir de votre bonne entente les dernières fois, renchérit Maxime. A peine lui parlais-tu !
— C'est différent maintenant, et j’ignore bien pourquoi. Il y a quelque chose...d’insensé.
— Je ne l’ai jamais vu, avoua Camille.
— Il n’est pas nécessaire de le voir souvent pour s'en rendre compte. Quand j’étais là-bas…
— Moïra, je t'en prie, frissonna son père.
— Quand j'étais là-bas, reprit-elle, j'ai pensé à lui presque constamment, j'ai eu besoin de lui. C'est terrible à dire, mais il m’a manqué plus que vous alors que je vous aime tant.
Maxime esquissa un sourire inquiet et rejoignit les cuisines à la recherche de Lucile, prétextant d'ultimes recommandations pour le souper. Il ne pouvait rester assis à écouter sa fille exposer la vérité de cette façon. Il avait été le premier à constater la fureur de ses appels indigents et disloqués pour ce Noé qu'elle n'avait alors pas revu depuis un an, surpris par la soudaine affection qu’elle lui portait. Cela n’annonçait rien de bon.
Moïra se sentit penaude face à la réaction de son père, mais Camille continua de l’écouter, déconcertée.
— Je suis heureuse que Papa les a faits venir pour Noël ?
— Honnêtement, je ne sais pas. J'imagine que oui. Depuis quand le connais-tu ?
— 10 ans, peut-être...Maman venait de mourir quand ils sont arrivés à la maison. Je crois que Papa s’est senti obligés de les inviter souvent pour maintenir le lien social, comme je l’ai entendu dire. Je ne me souviens de rien d’autre, pas même la mort de maman. Et pourtant, j’essaye de m’en rappeler tous les jours.
Elle termina sa phrase sur cette note tragique sans éclat. Le décès de sa mère, avant ses vingt-quatre ans, avait été classé au fond de sa jeune mémoire, et personne n'y faisant mention, Moïra avait préféré explorer ses souvenirs, seule.
Elle se concentra sur la courette de la maison, au travers la fenêtre embuée, imaginant très nettement les flocons qui tombaient dehors. Une couverture impeccable de poudreuse blanche où Moïra aurait voulu se jeter pour y sentir la paralysie de ses membres gelés. Ses pensées l'accaparèrent tant qu'elle ne discernait plus Camille, ne portait plus attention à rien. Gari était venu se lover sur ses genoux, sa queue touffue enroulée sur ses pattes.
— J'ai froid ! s'exclama-t-elle.
— Ta robe est ouverte, elle serait mieux avec un châle. Nous ne sommes plus en été. Oh! Moïra, tu n'entends rien! se plaignit Camille.
— Je refuse de porter cette couleur ! répondit-elle en voyant la laine jaune sur le dossier. Et Gari n’aimerait pas du tout.
Camille se contenta de serrer la main de la jeune fille. Elle ne la comprenait pas toujours, mais son rôle consistait à percevoir ses états d’âme, à les apaiser si nécessaire. A partir de là, elle ne devait mentionner aucun autre désir que celui d’être à ses côtés et guetter de nouvelles absences.
Moïra se mit à fredonner cette chanson qui n’arrêtait pas de résonner dans les murs de sa chambre. Camille, trop à l’affût pour l'arrêter, ne cherchait plus l’aspect macabre qu'elle portait sur le cœur. Elle en avait l’habitude. Maxime Deloménie revint un instant, embrassa sa fille au sommet de la tête et s'enferma dans son bureau. Moïra continua de chanter. Un frisson la parcourut et ses yeux s'emplirent soudainement de larmes. Elle croisa les bras, ses doigts caressant tristement le haut de ses coudes. Camille l'enlaça affectueusement, posant son menton près de sa nuque. Elles regardèrent la neige tomber sans souffler mot, un petit renard endormi et évitèrent une crise.
Les deux amies furent tirées de leurs rêveries par la cloche de l'entrée. Moïra ne s'impatienta pas autant dans le hall que Maxime et Camille l’auraient cru. La plupart de ses réactions n'avaient aucune cohérence et ils ne s’en étonnèrent plus. Lucile ouvrit la porte, soucieuse devant le regard dubitatif du maître de maison.
— Soyez les bienvenus ! Il fait bien meilleur à l’intérieur. Rentrez ! Rentrez ! finit-il par entonner, enthousiaste qu’il était devenu.
— Le voyage a été épouvantable, s'empressa d’articuler Eliane. Bonsoir, Maxime.
— Les chevaux étaient courageux, reprit Jean-Baptiste, un sourire confus.
— Quel plaisir de vous revoir ! continua Maxime s'efforçant de maintenir cette bonne humeur qu'il voyait lui échapper.
Il connaissait trop bien Eliane, cette oisive, plaintive et étonnamment aigrie malgré les affaires florissantes que son mari arrangeait aux quatre coins du pays, pour être consternée par son attitude. Mais Jean-Baptiste et Eliane avaient été leurs amis, du temps où Pauline était là. Maxime avait encore quelques souvenirs agréables à leurs côtés, en particulier avec M. Rivolier, un homme robuste et sain, un époux meurtri par les réalités d'un mariage précipité.
Lucile attrapa les malles des visiteurs et fit de son mieux pour s'éclipser, un coup d’œil au jeune homme en retrait.
— Moïra ! Que tu as changé ! Quelle belle jeune fille tu es devenue !
Eliane n'eut d'attentions que pour Moïra. Elle sembla s'animer et son visage se couvrit brusquement d'un sourire chaleureux. Moïra se dit qu’elle trouvait face à elle, une femme du monde, une vraie. Elle inclina poliment la tête et, brusquement, ne put se détourner de l'image parfaite qu'il lui offrît.
Sans préambule, elle se fraya un chemin entre Jean-Baptiste et Eliane et se précipita avec élan dans les bras de Noé. Son étreinte inattendue le raidit. Il resta immobile. Mais Moïra ne s'en rendit pas compte. La tête contre son torse, elle ferma les yeux de soulagement et murmura:
— J’ai supplié que l’on me laisse te retrouver. Je les ai menacés de mourir !
Ignorant ce qui l'y poussa, mais trop mortifié par ses propos, Noé resserra délicatement ses bras autour de la jeune fille, crispant les mains sur ses longs cheveux épais. Elle lui avait manquée, c’était indéniable. Il n’avait jamais compris l'excès de Moïra, mais son corps d'adolescent s'en retrouva bouleversé. Il eut l'impression qu'elle disait vrai, qu'il avait presque cessé de vivre lui aussi depuis qu'ils s'étaient séparés.
C’était ridicule et insensé. Leurs rencontres n’avaient jamais eu tant d’impact à l’époque, mais personne n’osa nier ce qui se cristallisait sous leurs yeux. Moïra et Noé, enchaînés l'un à l'autre dans cette étreinte amorale, dont ils eurent soudainement besoin.
Interdits, Maxime, Eliane, Jean-Baptiste et Camille retinrent leur souffle de peur de briser l'instant grisant duquel ils étaient les témoins. Il n'y avait plus de retenue, plus de souhaits de bienvenue. Un étrange frisson leur parcourût l'échine. Moïra continuait d'agripper le cou de Noé, de s’y accrocher telle une désespérée. Elle ne parvint à s'en rassasier. Quiconque doué de raison aurait arrêté le spectacle.
Noé soutint Moïra tandis qu’une vive douleur lui transperça l’estomac. Un désir accru se déversa en lui. Son odeur âcre de rescapée ? Son énergie de survivante ? Il ignorait ce qui le poussait à lui rendre la pareille. Noé Rivolier avait tout juste dix-sept ans et il n'oublierait jamais le soir où il avait récupéré Moïra. L’évidence.
*
— Réveille-toi, Moïra, susurra une voix chaude. Il semblerait que tu aies déserté ta chambre cette nuit.
Elle grimaça, ouvrant les yeux de mauvaise grâce. Gari l’imita, l’œil chafouin. Moïra se trouva face au visage de Noé, dissimulant son amusement devant la tenue de la jeune fille. Elle sourit avec une rare vivacité et ses yeux bleus s'animèrent sous la lumière du matin.
— Personne n'est encore levé, sauf Lucile, assura-t-il.
— De toute manière, ils se moqueront bien de savoir où j'ai passé la nuit, répondit-elle. J'ignore même comment, j'ai atterri ici.
Moïra tendit l'oreille en quête de bruits familiers et, soulagée de n'entendre que le « tic-tac » redondant de la Comtoise, se redressa dans le fauteuil sur lequel elle s'était assoupie à l'aurore. Gari, contrarié, sauta au sol et s’enfuit dans le couloir.
— Je n'arrivais pas à dormir. Maudites insomnies! Ah mais, je me souviens ! Je voulais emmener Gari jouer dans la neige. C’était un soir de lune et c’est toujours plus joli. Je me suis ravisée, il faisait trop froid. Tes parents sont levés ?
— Tu oublies toujours que ce ne sont pas mes parents. Eliane et Jean-Baptiste sont mes tuteurs.
— D'accord, répondit-elle, persuadée qu’elle ne retiendra pas davantage aujourd’hui. Je suis heureuse que tu sois là, Noé.
— J’ai eu l’impression oui ! Moi aussi, je suis content. L’idée de passer les fêtes loin de la maison est agréable. Elles sont en général plus chaleureuses chez vous. Mais personne n’en a parlé, que s’est-il passé cet été quand tu es partie ?
— Oh…J’ai cru que tu viendrais me chercher là-bas, je t’ai attendu si longtemps, continua-t-elle, imperturbable.
— Où ça, justement ?
— A l’hôpital. Tu resteras avec moi maintenant, Noé ? Promis?
— Je ne peux pas te promettre une chose pareille ! Je ne suis là qu'une semaine, et après...Après nous nous reverrons sûrement le jour de ton mariage ou du mien à la vitesse où vont les choses.
— Camille avait raison, c’est à nous de décider de la suite.
Elle posa sa main sur la joue fraîche de Noé. Le simple contact de ses doigts sur sa peau blanche le fit trembler, incapable qu’il est de contrôler la sensation brûlante qui le gagnait. Cette adolescente était instable, il le savait, mais soit !
Noé Rivolier n'avait pas la réputation d'être particulièrement loquace. Plus égoïste qu’affable, profondément ancré dans son univers superficiel, il se contentait d'accomplir les volontés mondaines de « son oncle et sa tante », à la merci de leur éducation. Mais il était décidé à quitter le domicile familial après les festivités de fin d'année pour rejoindre les rangs d'une riche pension tenue par des intimes d'Eliane. Rien de plus, rien de moins pour sa vie de jeune homme sans éclats ni imprévus. Alors, les rares fois où il retrouvait Moïra, il se sentait plus gai, ivre d’une liberté bien réelle.
— Regarde comme il neige ! La neige adoucit les humeurs, elle n’efface rien mais recouvre tout. Un peu ce que l’on nous demande de faire tous les jours. Les paons des voisins vont y laisser des traces. Savais-tu que grâce aux paons, nous avons appris le fonctionnement du système sexuel. Des hommes en particulier. Darwin l’a étudié et écrit dans sa théorie de l’évolution, d’ailleurs. Ils ont de l’allure. Ils font de leur mieux. J’aimerais bien être un paon.
— Pourquoi ?
— Pour avoir de l’allure, tiens ! Et avoir une cour. Ne pas être abandonnée.
— Personne n'a le droit d'abandonner quelqu'un, conclut-il soudainement pris dans ses pensées.
Sa réponse sembla la satisfaire au point qu'elle en ronronna de plaisir et Noé perçut un soulagement dans ses prunelles abîmées. Elle continua de lui en expliquer davantage sur les paons, utilisant des termes que le jeune homme ne maîtrisait pas et qui auraient heurté sa tante si elle les avait entendus. Il en prit d’autant plus plaisir. Tandis qu’il l’écoutait, il comprit que Moïra était vouée à retourner d'où on l’avait maintes fois sortie. Ce n'était qu'une question de temps. Aujourd'hui, elle tenait, demain elle ne serait peut-être plus là. Exception faite que Noé était revenu.
Des pas se firent entendre dans l'escalier principal et elle décida de passer une robe propre, de se peigner convenablement et d'afficher sa plus belle figure. En somme, de jouer la comédie qu'elle avait apprise là-bas pour s'en sortir.
Ce matin-là, tandis que la neige avait recouvert les parcs alentour et le petit jardin des Deloménie, famille et invités se réunirent autour d'un opulent déjeuner. Suite à l'arrivée de Noé et à l'effusion d'affection de Moïra, il n'y avait eu aucun commentaire durant le dîner de la veille et tous étaient montés trouver le sommeil dans les chambres confortables du premier étage. Eliane et Jean-Baptiste avaient été informés de l'état récent de Moïra. Ils s'étaient tenus respectueux vis-à-vis de ses mouvements ou de ses réactions parfois peu appropriées tout en reconnaissant le caractère survolté de la jeune fille. Noé n'en avait pas parlé, Camille s'était endormi le cœur plus lourd, mais Moïra n'y était pas pour beaucoup.
— La veillée de Noël risque d'être particulièrement plaisante cette année, affirma Jean-Baptiste, engloutissant la moitié d'un pain brioché.
— Cela va sans dire ! répliqua Maxime. Comme au bon vieux temps !
— Alors, Camille, où en sont les préparatifs ? Il m'a semblé entendre dire que tout avait été prévu pour la fin du mois de mars. Comme vous devez être impatiente ! s'exclama Eliane pour détourner la conversation sur leurs souvenirs.
Moïra tourna la tête vers son amie, subitement affolée. Camille lui adressa un sourire rassurant et se contenta d'acquiescer vaguement aux propos de Mme. Rivolier. Moïra ne toucha plus à son assiette et fit son possible pour ne pas laisser de pleurs rouler sur ses pommettes. Sa gorge se noua et, les mains jointes sur ses genoux, elle attendit que la discussion reprît ailleurs. Et puis c'était Noël ! Tout était permis à Noël. Elle tendit un morceau de viande à Gari sous la table et laissa vagabonder ses pensées.
Intrigué par celle qui lui témoignait tant d'attention depuis son arrivée, Noé remarqua sa tristesse plus que son embarras et resta silencieux. Il n'avait pas la moindre idée de l'événement à venir, encore moins qui était réellement Camille pour Moïra.
Le lien qu'elles entretenaient était plus palpable que le reste. Une ambiance malsaine régnait alors dans la demeure familiale. Un tabou ? Noé se demanda alors dans quel monde de fous il était, pour quelles raisons il avait songé à Moïra la nuit dernière au point d’en perdre le sommeil, lui aussi. Il avait la sensation d’en être responsable.
C'était donc cela. Responsable. Noé décela ce qui le taraudait depuis la veille au soir. Sous l'étreinte de Moïra, il comprit qu'il devrait la cajoler, la protéger et tout cela sans avoir eu son mot à dire. Il frissonna sous le souvenir de ses bras autour de son cou, de son nez contre sa peau. Happé dans le tourbillon dont ils ne pouvaient plus sortir. Le coup de foudre.
Moïra.
Qui s'occupait d'elle aujourd'hui ? Qui le ferait demain ? Qui le ferait jusqu'à temps qu'elle les quitte tour à tour ?
Moïra n’attendit pas la fin du repas pour empoigner ses patins à glace et supplier Camille de les accompagner à la patinoire. Prétextant une fatigue d’hiver, elle refusa.
— Allez-y, Noé, lui suggéra-t-elle sans possibilité de répliquer. L'air frais fait du bien à Moïra et elle patine si mal que ce serait dommage de manquer le spectacle.
— Je ne sais pas patiner non plus, répondit-il, une touche d'amertume dans la voix.
— Raison de plus. A présent, veuillez m'excuser, je monte. A tout à l'heure, Moïra. Sois prudente !
La belle jeune femme grimpa les marches avec lassitude et Moïra la considéra, un instant, dubitative. A mesure que ses noces approchaient, Camille se dissipait, laissant place à un corps vide, surplombé d’une incurable mélancolie.
Incurable.
C'était sans nul doute pour cette raison que Moïra ne supportait pas de partir sans elle. Elle culpabilisait de ne pouvoir retourner à Camille le bonheur qu'elle lui apportait, quoiqu’ils pussent en dire, elle le savait.
En gentleman, Noé invita Moïra à sortir, surpris de l’ombre triste qui balaya ses yeux et de Gari qui les suivit.
Assise sur un banc déneigé, Moïra observait son père, Eliane et Jean-Baptiste, qui avaient concédé à participer, sur la glace solide. Ils étaient là où bon nombre de Parisiens, plus ou moins adroits, se retrouvaient des jours comme celui-ci. Son manteau de velours violet et sa toque turquoise assortie à ses gants lui donnaient l'air curieux. Noé remarqua que les couleurs du paon, elles les portait très bien. La jeune fille avait rangé ses patins à côté d'elle, lassée de tourbillonner au travers la foule. Noé se sentit contraint de la rejoindre, pris d'une curieuse appréhension arrivée à sa hauteur. Devant son ambiante neurasthénie, il ne sut quoi lui dire. Il était intimidé. Les flocons tombaient doucement, s'agrippant au sol froid et la brise de décembre colorait les joues de la jeune fille.
— Tu as décidé de les laisser se ridiculiser sans nous, admit-il. Il manquait cruellement d'originalité.
— Je m'ennuie, c'est tout, soupire-t-elle avec une exagération qui ne le trompait pas.
— Je croyais que l’idée de déambuler sur des lames t’enthousiasmait plus que ça ! Es-tu sûre que tu vas bien? s'enquit-il, déstabilisé et soudainement idiot.
— Non, évidemment, mais c'est sans importance.
Elle lui offrit alors son plus beau sourire et pressa sa main. Noé ouvrit la bouche lorsqu'elle reprit d'une voix calme et enjouée :
— La seule chose essentielle, ce n’est pas l’ennui, c’est le bonheur. L’absolu bonheur. Il n’y a rien de plus bouleversant que ce sentiment inaccessible. J’ai décidé de m’y accrocher, peu importe la manière ou le temps que cela prendra, peu importe qui me le procurera. J’ai la force d’espérer que je serai, moi aussi, un jour, celle que l’on viendra sauver quelque part.
Interloqué, Noé n'eut pas le temps d'éclairer son discours. Moïra se mit debout, face à lui.
— J’aimerais aller voir les paons de voisins avant qu’ils les rentrent pour la nuit et jouer avec Gari. Ce renard adore la neige, mais il y a trop de monde ici. Viens-tu ?
— Je ne pensais pas te laisser rentrer sans moi. N’attendons-nous pas…
— Ils ne se perdent pas eux.
Elle lui prit le bras et posa la tête sur le haut de son épaule. Noé était décontenancé. Jamais personne ne s'aventurait à établir un contact si intime avec lui. Il ne l’aurait d’ailleurs permis à aucune fille de son entourage. Mais Moïra lui insufflait cette acceptation naturelle de soi. Une seconde, il songea même que sa présence pourrait devenir rassurante ou lui être indispensable. Capté dans ce monde coloré et farfelu qu’elle semblait avoir créé pour eux.
Moïra resserra son étreinte avant de le relâcher subitement. Elle s'immobilisa, tout en fixant un point vide. Noé l'observa, attendit une explication, mais rien ne vint. Moïra avança de quelques pas et Gari glapit derrière elle.
— Oh ! Noé regarde ! s'exclama-t-elle faiblement sans se retourner.
— Je ne vois rien. Il n'y a rien, Moïra.
Il attrapa ses épaules, bloquant ses mouvements comme s'il imaginait qu'elle pût s'enfuir. Elle se tut et garda un poing serré sur sa poitrine. Noé réprima un frisson et tous deux reprirent la route. Décidément, cette fille semblait lui échapper chaque seconde. Versatile, rocambolesque. Elle le suivit, les yeux rivés au sol, son renard flanqué sur ses talons. Un imperceptible mouvement d'humeur la traversa, mais elle garda le silence.
Ils pénétrèrent dans le hall d'entrée et Moïra abandonna Noé, sans un regard, pour se précipiter en haut de l'escalier à la recherche, il s’en doutait, de Camille. Il la regarda grimper marche par marche et secoua vaguement la tête avant de s’installer au salon.
Moïra frappa la porte de la chambre de Camille, le souffle retenu, une pointe agitée au cœur. La voix aiguë de son amie la soulagea. Elle cligna des yeux et entra dans la pièce où Camille écrivait à son secrétaire. Elle semblait s'être affairée à la tâche depuis leur départ sans grand succès. Moïra vit quelques lignes à peine tracées. Devant cette attention, Camille recouvrit sa feuille d'un livre et esquissa un sourire. Elle ne demanda pas comment s'était déroulée l'escapade et se contenta de la serrer dans ses bras. Elle ne faisait presque plus que cela ces derniers temps.
— Il va revenir, Camille, j'en suis certaine. Je l’ai senti.
Moïra fondit subitement en larmes. Incapable de recouvrer ses esprits, elle s'abandonna aux mains de son amie.
— Ça ira, chut, calme-toi, ça ira.
— Mais s'il revient, nous savons, toi et moi, que ce sera la fin, déclara-t-elle.
— Ce n'est pas encore le cas...
Tout en la berçant, Camille profitait de ses mots pour consoler Moïra. Du moins ce qu'il en restait et continua de faire semblant d’être meurtrie pour elle.
1 Elisabeth, l’héroïne de « Mademoiselle Elisabeth », premier roman du même auteur. Collection « Les Eternelles ».
Tandis que Maxime terminait la rédaction d'un acte juridique, il croisa Noé près de la bibliothèque. Il s'avoua ne pas être habitué au jeune homme et si Moïra n'avait pas si ardemment invoqué sa présence à la sortie de son établissement, il n'aurait pas eu l'idée de le convier pour Noël. D’autant que la mort de Pauline, ne lui procurait aucun plaisir à retrouver les Rivolier malgré les années. Néanmoins, Moïra semblait de meilleure humeur à ses côtés. Maxime se promit de lui laisser sa chance. Il n’en avait d’ailleurs pas beaucoup d’autres.
Assis dans le fauteuil en cuir où Moïra avait passé la nuit, il semblait interdit, pris au dépourvu par des idées qui ne lui disaient rien. M. Deloménie eut de l'empathie. Il lui sourit et Noé répondit courtoisement d'un signe de tête. A ce moment-là, la houleuse conversation de la pièce voisine entre les époux Rivolier, les surprit. Eliane était hors d'elle, incapable de raisonner son impressionnant flot de paroles.
— ... et qui te dit que cela nous servira bien ?
— Eliane, pas ici, nous en avons déjà parlé...
— Justement ! Je n'aurai jamais dû t'écouter! Quand il s'agit de grandes décisions, tu n'es pas compétent de les prendre convenablement, s'écriait-elle.
Maxime regarda Noé et, avant même qu'il ne l'interrogeât, l'adolescent confia sans la moindre gêne:
— C'est toujours pareil, Monsieur. A la maison ou ailleurs, il n'y a pas un endroit au monde où tante Eliane n'explose pas de rage contre son tendre mari.
— Eh bien...Tu me vois embarrassé de tout cela.
— Il ne faut pas, ils finiront par s'arrêter et la dispute reprendra demain. Vous aurez du répit.
— Ce serait une bonne chose que le conflit puisse être résolu une bonne fois, expliqua Maxime, l'air inquiet.
— C'est un conflit passé. Ils ne pourront jamais y remédier et c’est là tout le problème.
— Oh ! Sans indiscrétion, est-ce…
Maxime Deloménie fut interrompu par Eliane qui choisit de reprendre le monopole de la discussion annexe.
— Cela nous coûtera une fortune, Jean-Baptiste !
— Si tu ne veux plus l'avoir sous ton toit, c'est la seule solution...
— J'ai été une excellente tutrice ! Tu ne m'ôteras pas cela. J'ai dû gérer les événements. Et tout cela pour qui ? Tout cela pour quoi ?
— Arrête, Eliane, je t'en prie, pas ici...
— Peu m'importe, je ne peux souffrir plus longuement cette situation. Laissons-leur, tiens !
— Tu divagues. C'est un bon garçon, renchérit Jean-Baptiste, affligé.
— Bon garçon ou non cela ne m'empêche pas de savoir d'où il vient. Ce n'était qu'un recueillement temporaire, voilà quatorze ans bientôt que nous avons sacrifié notre tranquillité!
— Tu es injuste, et cruelle, Eliane. Je suis déçu que la vie ne te soit pas meilleure.
— A QUI LA FAUTE ?
Ils sursautèrent face à la violence de la dernière exclamation. Noé secoua la tête d'un air contrit et reprend :
— J'y suis tant habitué que cela ne m'affecte plus beaucoup.
— Cette histoire ne cessera jamais. Après ce qui est arrivé à tes parents, Eliane ne nous a pas laissé choisir pour toi…Et puis, Pauline…Cela a été un concours de circonstances qui dure encore. Je suis tellement désolé, Noé.
— Ne le soyez plus. Elle se ronge les sangs toute seule. Son médecin lui discerne même des symptômes d'hystérie. Je mets ses accès d’humeur sur ce compte-là et je n'y porte pas attention.
— C'est bien sombre, conclut Maxime, embarrassé par le cynisme du jeune homme.
— Moïra a de la chance d’avoir toujours été mise à l’écart des vérités.
— Sur ce point, oui sans doute, chuchota Maxime.
Eliane ouvrit la porte avec élan et, tombant nez à nez avec son hôte et Noé, elle les gratifia d'un sourire mondain.
— Je pense que Lucile pourrait avoir besoin d’instructions pour le repas, n'est-ce pas ? Je vais lui en proposer sans quoi nous risquons de manger à n’importe quelle heure.
Elle releva légèrement le pan de sa robe à tournure et quitta le salon avec une élégance que Noé qualifiait de vulgaire tant elle était étudiée.
— Dans le fond, elle a raison, je devrai peut-être me séparer d'eux. Eliane a toujours refusé d'avoir des enfants, prétextant une stérilité à faire pâlir la bonne société. A dire vrai, j'ignore comment elle a pu s'y prendre pour la feindre aussi bien et aussi longtemps.
M. Deloménie l'écoutait, abêti par ce réalisme. Il était sordide, fataliste à l’image de Noé. Il connaissait tous les travers de sa famille, les situations impudiques de sa « tante » et les regrets de ses pairs. Il n'avait pas besoin de s'en cacher puisque personne ne lui demandait son avis. Maxime fut forcé de constater qu'au fil des années, Noé s'était rendu invulnérable, au bord de l'indifférence humaine. Il ne semblait pas déséquilibré, seulement désuni du monde et ce mal-être dont il était victime le rendait sincèrement amer.
Maxime ne détacha pas son regard et Noé poursuivit. Tapi dans le contre-jour de la pièce, il paraissait plus vieux de quinze ans encore.
— Et Moïra, où ira-t-elle lorsque Camille sera mariée? Elle ira vivre avec le jeune ménage ?
Il ne put s'empêcher d'ajouter un ton mauvais à sa question. Il avait été le seul à l’envisager, mais au vu de la fusionnelle relation qu'elles entretenaient, il ne voyait pas d'autre solution.
— Mon garçon, répondit Maxime, j'ai bien peur que Moïra n'aille nulle part. C'était déjà une pure folie d'avoir accepté une telle cohabitation. Je crains beaucoup de l'avenir, tu sais.
— Nous pourrions faire un échange, proposa Noé. Quitte à sacrifier son égoïsme, Eliane aurait sans doute préféré une fille. Il eut un demi-sourire qui déclencha un frisson à Maxime.
— De toute façon, j'ai prévu de conduire Moïra chez de la famille en province, développa-t-il sans prendre en compte la remarque de Noé. Un air neuf et un entourage affectueux comblera le manque que Camille lui laissera. Tu la connais, elle peut oublier très vite.
— Elle la reverra ! Le mariage n’est pas l’exil, certifia Noé.
— Ah ! Quand ton jour viendra, je suis certain que tu auras une toute autre vision des choses...Il s'adoucit. Moïra sera en sécurité avec eux.
— Je maintiens alors que cette jeune fille a de la chance. Tout le monde a l'air de battre le fer pour la protéger de « je ne sais quoi ». C'est bien. Très bien.
Noé ne put retenir une moue indécise sur son visage anguleux, s'imprégnant de la franchise de ses mots. Que cherchait Moïra en lui alors que ses proches semblaient tellement soucieux de son bien-être? Lui qui n’était ni aimant ni empathique.
Et Noé ne comptait pas les jours avant de repartir. Car même si Eliane s'égosillait à le regretter, il préférait le poids implicite que Moïra faisait peser sur lui plutôt que l’austérité de leur quotidien. Que Moïra, son père et son étrange amie faisaient peser sur lui...Un instant, il eut l'impression d'être la cible d'une conspiration.
C'était tout simplement hallucinant. Sa vie paraissait bouleversée alors qu'il n'était là que depuis quarante-huit malheureuses heures au milieu de l’extravagance de Moïra. Sa conversation avec Maxime l'enveloppa d'un bref optimisme. Pour Moïra ou pour lui, il n'arrivait plus à discerner les deux. Sa gorge le serra.
Il se mit en quête de la jeune fille. Gari était couché sur le pas de la porte de la chambre de Camille et Noé manqua de faire demi-tour. Elle n'était visiblement pas disponible et sans voyeurisme calculé, Noé s'installa près de la porte du boudoir ancien où il l'avait trouvée. Il comprendrait peut-être mieux l'enjeu des événements.
— Tu ne devrais pas te marier, sembla répéter Moïra en laçant le corset de Camille.
— Mais je n'ai pas le choix. Je n'ai jamais eu le choix de rien.
— Que tu manques de fantaisie !
Camille perdit son habituel sourire, plongeant ses yeux au travers les immenses fenêtres de la pièce. Elle dissimulait ce qu’elle pouvait à Moïra, mais ne changerait pas le cours des choses. Avec ou sans ces mensonges, avec ou sans ces consolations, Camille Bertone convolerait. Les essayages de la robe de mariée se profilaient mieux que prévu et la décoration pour le grand jour s'éparpillait autour d'elles. Une salle spéciale était dédiée à la mascarade nuptiale. Et même dans ce faste maîtrisé, ce n’était rien en comparaison de la chambre de Moïra !
— Tu peux encore renoncer. Le mariage n'est que dans trois mois. Il est temps d’arrêter ! Ta mère comprendrait sûrement si tu lui expliquais.
— Moïra, soupira Camille, toi et moi savons qu'elle n'entendrait rien, qu’elle est aveugle et cruelle.
— Une mère aussi mauvaise soit-elle, ne peut interférer à ce point dans l'avenir de ses enfants, si ?
— Si tu connaissais ma mère, Moïra, tu verrais que je suis encore bien en dessous de la réalité. Elle sourit. Mais il est hors de question de te mettre en confrontation ni en danger.
— Tu n'aimes pas Charles, tu n'es pas heureuse et j'ai le cœur brisé en imaginant que tu ne le seras jamais, renchérit-elle.
— Je garde encore l'espoir de m'en sortir, coûte que coûte, mais plus tard.
— L'amour ne se contrôle pas ! s'indigna Moïra. Je ne peux pas te laisser faire ça ! Je ne veux pas être témoin d'un faux mariage ! C'est ridicule. Dis-leur, Camille, je t'en prie, dis-leur et demande ta liberté.
— Me vois-tu leur dire que j'aime un homme inaccessible qui ne me connaîtra jamais, qui n'est au final qu'une illusion de petite fille? On ne peut pas aimer l'inconnu, Moïra, et même moi je me demande comment j'en suis arrivée là.
— Parce que tu es utopiste.
— Ils me devineraient insensée, ne le font-ils pas déjà assez. Non, Moïra, il n'y a que nous pour porter crédit à ce fantasme.
— Pour toi ce n'est pas qu'un fantasme, et c'est affreusement malhonnête.
Derrière la porte, Noé tentait d'assimiler toute la discussion. Ainsi, Camille allait faire un mariage arrangé. Mais que faisait-elle alors ici ? Il inspira lentement afin que sa présence ne fût pas révélée. C'était absurde, cela ne tombait pas sous le sens. Il percevait néanmoins l'émotion et l’impuissance de Moïra au son de sa voix. Il se concentra de nouveau.
Camille scruta les grands yeux bleus de sa protégée. Prise entre le chagrin de sa propre vie et la naïveté de Moïra, elle manqua de rire. Si seulement elle pouvait comprendre ! Elle était si jeune et si fantaisiste. Protégée d’une réalité qu’elle avait choisi d’embellir à sa manière. Terriblement manipulée aussi.
Noé entendit des bribes douteuses sur l'identité de celui dont Camille s'était visiblement entichée. Un artiste se pourrait-il? Un spectacle de village avait provoqué l'irréparable et Camille en souffrit plus qu'elle n'aimât. Était-ce le reflet de sa morne vie sans amour ou tout simplement le coup de foudre qui n'arrive jamais? Il n’était pas connaisseur et avait toujours refusé de croire à des sentiments disproportionnés.
Les deux amies s'étaient épanchées des nuits sur les questions de ces émotions parasitaires pour des sujets alors bien différents. Camille se marierait en mars avec un homme qu'elle ne supportait pas et Mme. Bertone récupérerait sa fille contre une rondelette somme d’argent. Enfin, c'était ce que Noé avait compris et il ne pensait pas s'être trompé de beaucoup.
— Ne pleure pas pour moi, Moïra, continua Camille. Je savais que cela arriverait et les histoires d'amour ne sont que dans les romans que tu lis trop souvent. Je ne peux pas continuer d’aimer un mirage, je me détruis petit à petit et je ne peux pas me le permettre.
— Tu te détruiras encore plus en disant « Oui ». Pourquoi ne pas y croire ?
— Sois raisonnable, je t’en prie.
— Tant que nous pourrons, c'est-à-dire tant que tu ne seras pas officiellement « Madame », je continuerai à croire au bien-fondé d'une rencontre entre vous deux, car je n'arrive pas à rester là, à te regarder mourir d'amour pour un homme qui n'a aucun soupçon de ton existence.
— Tu le dis aussi, Moïra. Il ignore que j'existe. Allez ! Je garde mes rêves, mes pensées, ce sera les seules choses que l'on ne me volera pas. J’aimerais parfois voir le monde avec tes yeux.
Elle feignit la désinvolture, mais ses larmes naissantes n'échappèrent à personne. Moïra était sidérée, horrifiée par tant de résignation. Camille ne méritait pas son sort.
Alors elle comprit que rien ne sauverait son amie. Une douleur vive la traversa tout en prenant ses mains. Elle déclara:
— Je ne crois pas que nous nous soyons rencontrées par hasard juste après ma libération. Je pense que tu as été utilisée et que l’on a pris les derniers souvenirs que j’avais. Ce que j’ignore est la raison pour laquelle ils nous ont fait cela.
Camille en resta soufflée et tenta de percer sa divagation comme une plaisanterie habituelle. Elle n'y trouva qu'une effrayante sincérité. Pour dissiper le lourd silence, elle répliqua :
— Tes accès d’inconscience ne te rendront pas service, Moïra.
— Si un jour tu me quittes, Camille, peu importe la façon dont cela se produira, promets-moi de m’expliquer pourquoi.
Elle eut envie de la prendre dans ses bras mais resta immobile. Après ses tribulations, Moïra était toujours une illustre farfelue qui pensait, à juste titre ou non, qu'elle pouvait encore tout espérer de la vie.
— Ma chérie, tu as encore quantité de choses à voir. Ne t'en fais pas pour moi, cela n'en vaut pas la peine. Je certaine que tu finiras par trouver un homme pour toi, et à ce moment-là, il ne faudrait pas le manquer sous prétexte que tu cherches des complots qui n’existent pas.
— Je ne veux aucun homme dans ma vie. Je suis bien trop jeune ! Si cela devait arriver, je ne pourrais pas passer à côté. On ne peut pas passer à côté d'un grand amour, Camille ! C'est la chose la plus improbable et la seule en laquelle je crois !
— Je suis très sérieuse, Moïra. Profite de ta jeunesse et de ta liberté recouvrée. Nous ne dirons rien à personne au sujet de la mascarade. Je souffrirai en silence, car tu sais que cela ne changerait rien si nous clamions la vérité. Je t'en prie, promets-moi d'être à mes côtés pour le grand jour et d'accepter ma douleur muette. Tu sais que tu es fragile, ne fais pas n'importe quoi.
— Camille...Tu crois vraiment qu'il me retrouvera ?
— Tu dois y faire très attention. Ils ne te permettront aucun écart.
— Je n'aurai plus personne lorsqu’ils en auront assez de toi.
— Allons ma petite, cesse, c'est Noël! feignit Camille.
— Ta mère avait peut-être besoin d’argent pour te vendre à ma famille en attendant d’obtenir la fortune de ton mari.
Le jeune homme arrêta son espionnage à ce moment-là, oppressé. Il entrevoyait nettement la jeune Moïra, sa plume de paon accrochée à sa chatoyante chevelure, le bas de sa robe de coton bleu, l'air tellement jeune face à son « amie ». Il eut envie, besoin même, de la serrer contre lui. Cette sensation nouvelle lui déplut fortement et il se retira en silence.