George Sand

Consuelo

Tome 1

À madame Pauline Viardot.

Notice

Ce long roman de Consuelo, suivi de La Comtesse de Rudolstadt et accompagné, lors de sa publication dans la Revue indépendante, de deux notices sur Jean Ziska et Procope le Grand, forme un tout assez important comme appréciation et résumé de mœurs historiques. Le roman n’est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l’aventure, a-t-on dit ; il manque de proportion. C’est l’opinion de mes amis, et je la crois fondée. Ce défaut, qui ne consiste pas dans un décousu, mais dans une sinuosité exagérée d’événements, a été l’effet de mon infirmité ordinaire : l’absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand l’ouvrage, terminé, est entier dans mes mains. Mais la grande consommation de livres nouveaux qui s’est faite de 1835 à 1845 particulièrement, la concurrence des journaux et des revues, l’avidité des lecteurs, complice de celle des éditeurs, ce furent là des causes de production rapide et de publication pour ainsi dire forcée, Je m’intéressais vivement au succès de la Revue indépendante, fondée par mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuée par mes amis Ferdinand François et Pernet. J’avais commencé Consuelo avec le projet de ne faire qu’une nouvelle. Ce commencement plut, et on m’engagea à le développer, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitième siècle offrait d’intérêt sous le rapport de l’art, de la philosophie et du merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d’une façon très hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux et piquant à établir sans trop de fantaisie.

Dès lors, j’avançai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et produisant aussitôt, pour chaque numéro de la Revue (car on me priait de ne pas m’interrompre), un fragment assez considérable.

Je sentais bien que cette manière de travailler n’était pas normale et offrait de grands dangers ; ce n’était pas la première fois que je m’y étais laissé entraîner ; mais, dans un ouvrage d’aussi longue haleine et appuyé sur tant de réalités historiques, l’entreprise était téméraire. La première condition d’un ouvrage d’art, c’est le temps et la liberté. Je parle ici de la liberté qui consiste à revenir sur ses pas quand on s’aperçoit qu’on a quitté son chemin pour se jeter dans une traverse ; je parle du temps qu’il faudrait se réserver pour abandonner les sentiers hasardeux et retrouver la ligne droite. L’absence de ces deux sécurités crée à l’artiste une inquiétude fiévreuse, parfois favorable à l’inspiration, parfois périlleuse pour la raison, qui, en somme, doit enchaîner le caprice, quelque carrière qui lui soit donnée dans un travail de ce genre.

Ma réflexion condamne donc beaucoup cette manière de produire. Qu’on travaille aussi vite qu’on voudra et qu’on pourra : le temps ne fait rien à l’affaire ; mais entre la création spontanée et la publication, il faudrait absolument le temps de relire l’ensemble et de l’expurger des longueurs qui sont précisément l’effet ordinaire de la précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l’artiste a besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.

Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d’agir avec cette complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se sont aperçus d’une seconde manière, plus sobre et mieux digérée, dont je m’étais fait la promesse à moi-même, en courant à travers champs après la voyageuse Consuelo. Je sentais là un beau sujet, des types puissants, une époque et des pays semés d’accidents historiques, dont le côté intime était précieux à explorer ; et j’avais regret de ne pouvoir reprendre mon itinéraire et choisir mes étapes, à mesure que j’avançais au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux.

Il y a dans Consuelo et dans La Comtesse de Rudolstadt, des matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c’est d’avoir entassé trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient à foison dans les lectures dont j’accompagnais mon travail. Il y avait là plus d’une mine à explorer, et je ne pouvais résister au désir de puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement mes conquêtes.

Tel qu’il est, l’ouvrage a de l’intérêt et, contre ma coutume quand il s’agit de mes ouvrages, j’en conseille la lecture. On y apprendra beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits, mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumière sur les préoccupations et, par conséquent, sur l’esprit du siècle de Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro : siècle étrange, qui commence par des chansons, se développe dans des conspirations bizarres, et aboutit, par des idées profondes, à des révolutions formidables !

Que l’on fasse bon marché de l’intrigue et de l’invraisemblance de certaines situations ; que l’on regarde autour de ces gens et de ces aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n’ai rien inventé, un monde qui existe et qui a été beaucoup plus fantastique que mes personnages et leurs vicissitudes : de sorte que je pourrais dire que ce qu’il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui s’est passé dans la réalité des choses.

George Sand.

Nohant, 15 septembre 1854.

I

« Oui, oui, mesdemoiselles, hochez la tête tant qu’il vous plaira ; la plus sage et la meilleure d’entre vous, c’est... Mais je ne veux pas le dire ; car c’est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je craindrais, en la nommant, de lui faire perdre à l’instant même cette rare vertu que je vous souhaite...

– In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancti, chanta la Costanza d’un air effronté.

– Amen, chantèrent en chœur toutes les autres petites filles.

– Vilain méchant ! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en donnant un petit coup du manche de son éventail sur les doigts osseux et ridés que le maître de chant laissait dormir allongés sur le clavier muet de l’orgue.

– À d’autres ! dit le vieux professeur, de l’air profondément désabusé d’un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs générations d’enfants femelles. Il n’en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant ses lunettes dans leur étui et sa tabatière dans sa poche, sans lever les yeux sur l’essaim railleur et courroucé, que cette sage, cette docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n’est pas vous, signora Clorinda ; ni vous, signora Costanza ; ni vous non plus, signora Zulietta ; et la Rosina pas davantage, et Michela encore moins...

– En ce cas, c’est moi... – Non, c’est moi... – Pas du tout, c’est moi ? – Moi ! – Moi ! » s’écrièrent de leurs voix flûtées ou perçantes une cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se précipitant comme une volée de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laissé à sec sur la grève par le retrait du flot.

Le coquillage, c’est-à-dire le maestro (et je soutiens qu’aucune métaphore ne pouvait être mieux appropriée à ses mouvements anguleux, à ses yeux nacrés, à ses pommettes tachetées de rouge, et surtout aux mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque professorale) ; le maestro, dis-je, forcé par trois fois de retomber sur la banquette après s’être levé pour partir, mais calme et impassible comme un coquillage bercé et endurci dans les tempêtes, se fit longtemps prier pour dire laquelle de ses élèves méritait les éloges dont il était toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin, cédant comme à regret à des prières que provoquait sa malice, il prit le bâton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s’en servit pour séparer et resserrer sur deux files son troupeau indiscipliné. Puis avançant d’un air grave entre cette double haie de têtes légères, il alla se poser dans le fond de la tribune de l’orgue, en face d’une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n’être pas distraite par le bruit, étudiait sa leçon à demi-voix pour n’être incommode à personne, tortillée et repliée sur elle-même comme un petit singe ; lui, solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger Pâris adjugeant la pomme, non à la plus belle, mais à la plus sage.

« Consuelo ? l’Espagnole ? » s’écrièrent tout d’une voix les jeunes choristes, d’abord frappées de surprise. Puis un éclat de rire universel, homérique, fit monter enfin le rouge de l’indignation et de la colère au front majestueux du professeur.

La petite Consuelo, dont les oreilles bouchées n’avaient rien entendu de tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans rien voir, tant elle était absorbée par son travail, demeura quelques instants insensible à tout ce tapage. Puis enfin, s’apercevant de l’attention dont elle était l’objet, elle laissa tomber ses mains de ses oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux à terre ; elle resta ainsi pétrifiée d’étonnement, non confuse, mais un peu effrayée, et finit par se lever pour regarder derrière elle si quelque objet bizarre ou quelque personnage ridicule n’était point, au lieu d’elle, la cause de cette bruyante gaieté.

« Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s’expliquer davantage, viens là, ma bonne fille, chante-moi le Salve Regina de Pergolèse, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda étudie depuis un an. »

Consuelo, sans rien répondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni embarras, suivit le maître de chant jusqu’à l’orgue, où il se rassit et, d’un air de triomphe, donna le ton à la jeune élève. Alors Consuelo, avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes voûtes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les eût jamais fait retentir. Elle chanta le Salve Regina sans faire une seule faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne fût complètement juste, plein, soutenu ou brisé à propos ; et suivant avec une exactitude toute passive les instructions que le savant maître lui avait données, rendant avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du bonhomme, elle fit, avec l’inexpérience et l’insouciance d’un enfant, ce que la science, l’habitude et l’enthousiasme n’eussent pas fait faire à un chanteur consommé : elle chanta avec perfection. « C’est bien, ma fille, lui dit le vieux maître toujours sobre de compliments. Tu as étudié avec attention, et tu as chanté avec conscience. La prochaine fois tu me répéteras la cantate de Scarlati que je t’ai enseignée.

– Si, signor professore, répondit Consuelo. À présent je puis m’en aller ?

– Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la leçon est finie. »

Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit éventail de papier noir, inséparable jouet de l’Espagnole aussi bien que de la Vénitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien qu’elle l’eût toujours auprès d’elle. Puis elle disparut derrière les tuyaux de l’orgue, descendit avec la légèreté d’une souris l’escalier mystérieux qui ramène à l’église, s’agenouilla un instant en traversant la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva auprès du bénitier un beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en prit ; et, tout en le regardant droit au visage avec l’aplomb d’une petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme, elle mêla son signe de croix et son remerciement d’une si plaisante façon, que le jeune seigneur se prit à rire tout à fait. Consuelo se mit à rire aussi ; et tout à coup, comme si elle se fût rappelé qu’on l’attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l’église, les degrés et le portique en un clin d’œil.

Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans la vaste poche de son gilet, et s’adressant aux écolières silencieuses : « Honte à vous ! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite fille, la plus jeune d’entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est seule capable de chanter proprement un solo ; et dans les chœurs, quelque sottise que vous fassiez autour d’elle, je la retrouve toujours aussi ferme et aussi juste qu’une note de clavecin. C’est qu’elle a du zèle, de la patience, et ce que vous n’avez pas et que vous n’aurez jamais, toutes tant que vous êtes, de la conscience !

– Ah ! voilà son grand mot lâché ! s’écria la Costanza dès qu’il fut sorti. Il ne l’avait dit que trente-neuf fois durant la leçon, et il ferait une maladie s’il n’arrivait à la quarantième.

– Belle merveille que cette Consuelo fasse des progrès ! dit la Zulietta. Elle est si pauvre ! elle ne songe qu’à se dépêcher d’apprendre quelque chose pour aller gagner son pain.

– On m’a dit que sa mère était une bohémienne, ajouta la Michelina, et que la petite a chanté dans les rues et sur les chemins avant de venir ici. On ne saurait nier qu’elle a une belle voix ; mais elle n’a pas l’ombre d’intelligence, cette pauvre enfant ! Elle apprend par cœur, elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons poumons font le reste.

– Qu’elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui disputer ces avantages s’il me fallait échanger ma figure contre la sienne.

– Vous n’y perdriez déjà pas tant ! reprit Costanza, qui ne mettait pas beaucoup d’entraînement à reconnaître la beauté de Clorinda.

– Elle n’est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout ; et puis toujours si mal habillée. Décidément c’est une laideron.

– Pauvre fille ! c’est bien malheureux pour elle, tout cela : point d’argent, et point de beauté ! »

C’est ainsi qu’elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu’elles se consolèrent en la plaignant, de l’avoir admirée tandis qu’elle chantait.

II

Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d’années, dans l’église des Mendicanti, où le célèbre maestro Porpora venait d’essayer la répétition de ses grandes vêpres en musique, qu’il devait y diriger le dimanche suivant, jour de l’Assomption. Les jeunes choristes qu’il avait si vertement gourmandées étaient des enfants de ces scuole, où elles étaient instruites aux frais de l’État, pour être par lui dotées ensuite, soit pour le mariage, soit pour le cloître, dit Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la même époque, dans cette même église. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces détails, et un épisode charmant raconté par lui à ce propos dans le livre VIII des Confessions. Je n’aurai garde de transcrire ici ces adorables pages, après lesquelles tu ne pourrais certainement pas te résoudre à reprendre les miennes ; et bien autant ferais-je à ta place, ami lecteur. J’espère donc que tu n’as pas en ce moment les Confessions sous la main, et je poursuis mon conte.

Toutes ces jeunes personnes n’étaient pas également pauvres, et il est bien certain que, malgré la grande intégrité de l’administration, quelques-unes se glissaient là, pour lesquelles c’était plutôt une spéculation qu’une nécessité de recevoir, aux frais de la République, une éducation d’artiste et des moyens d’établissement. C’est pourquoi quelques-unes se permettaient d’oublier les saintes lois de l’égalité, grâce auxquelles on les avait laissées s’asseoir furtivement sur les mêmes bancs que leurs pauvres sœurs. Toutes aussi ne remplissaient pas les vues austères que la République avait sur leur sort futur. Il s’en détachait bien quelqu’une de temps en temps, qui, ayant profité de l’éducation gratuite, renonçait à la dot pour chercher ailleurs une plus brillante fortune. L’administration, voyant que cela était inévitable, avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres artistes dont l’existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à Venise. De ce nombre était la petite Consuelo, née en Espagne, et arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg, Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore plus directe à l’usage des seuls bohémiens.

Bohémienne, elle ne l’était pourtant que de profession et par manière de dire ; car de race, elle n’était ni gitana ni indoue, non plus qu’israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans doute mauresque à l’origine, car elle était passablement brune, et toute sa personne avait une tranquillité qui n’annonçait rien des races vagabondes. Ce n’est point que de ces races-là je veuille médire. Si j’avais inventé le personnage de Consuelo, je ne prétends point que je ne l’eusse fait sortir d’Israël, ou de plus loin encore ; mais elle était formée de la côte d’Ismaël, tout le révélait dans son organisation. Je ne l’ai point vue, car je n’ai pas encore cent ans, mais on me l’a affirmé, et je n’y puis contredire. Elle n’avait pas cette pétulance fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue les zingarelle. Elle n’avait pas la curiosité insinuante et la mendicité tenace d’une ebbrea indigente. Elle était aussi calme que l’eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles légères qui en sillonnent incessamment la face.

Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable, elle portait toujours ses robes trop courtes d’une année ; ce qui donnait à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public, une sorte de grâce sauvage et d’allure franche qui faisait plaisir et pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il était mal chaussé. En revanche, sa taille, prise dans des corps devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune séduction. La pauvre fille n’y songeait guère, habituée qu’elle était à s’entendre traiter de guenon, de cédrat, et de moricaude, par les blondes, blanches et replètes filles de l’Adriatique. Son visage tout rond, blême et insignifiant, n’eût frappé personne, si ses cheveux courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L’être qui les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La beauté s’observe, s’arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle. La laideur s’oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes : l’une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale par une habitude de rage et d’envie : ceci est la vraie, la seule laideur ; l’autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n’évite et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le cœur tout en choquant les yeux : c’était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui s’intéressaient à elle regrettaient d’abord qu’elle ne fût pas jolie ; et puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette familiarité qu’on n’a pas pour la beauté : « Eh bien, toi, tu as la mine d’une bonne créature » ; et Consuelo était fort contente, bien qu’elle n’ignorât point que cela voulait dire : « Tu n’as rien de plus. »

Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l’eau bénite resta auprès de la coupe lustrale, jusqu’à ce qu’il eût vu défiler l’une après l’autre jusqu’à la dernière des scolari. Il les regarda toutes avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de lui, il lui donna l’eau bénite avec ses doigts, afin d’avoir le plaisir de toucher les siens. La jeune fille rougit d’orgueil, et passa outre, en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d’audace, qui n’est l’expression ni de la fierté ni de la pudeur.

Dès qu’elles furent rentrées dans l’intérieur du couvent, le galant patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait plus lentement de la tribune : « Par le corps de Bacchus ! vous allez me dire, mon cher maître, s’écria-t-il, laquelle de vos élèves a chanté le Salve Regina.

– Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani ? répondit le professeur en sortant avec lui de l’église.

– Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a longtemps que je suis, non seulement vos vêpres, mais jusqu’à vos exercices ; car vous savez combien je suis dilettante de musique sacrée. Eh bien, voici la première fois que j’entends chanter du Pergolèse d’une manière aussi parfaite ; et quant à la voix, c’est certainement la plus belle que j’aie rencontrée dans ma vie.

– Par le Christ ! je le crois bien ! répliqua le professeur en savourant une large prise de tabac avec complaisance et dignité.

– Dites-moi donc le nom de la créature céleste qui m’a jeté dans de tels ravissements. Malgré vos sévérités et vos plaintes continuelles, on peut dire que vous avez fait de votre école une des meilleures de toute l’Italie ; vos chœurs sont excellents, et vos solos fort estimables ; mais la musique que vous faites exécuter est si grande, si austère, que bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les beautés...

– Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse, parce qu’elle ne les sentent point elles-mêmes ! Pour des voix fraîches, étendues, timbrées, nous n’en manquons pas, Dieu merci ! mais pour des organisations musicales, hélas ! qu’elles sont rares et incomplètes !

– Du moins vous en possédez une admirablement douée : l’instrument est magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi donc.

– N’est-ce pas, dit le professeur en éludant la question, qu’elle vous a fait plaisir ?

– Elle m’a pris au cœur, elle m’a arraché des larmes, et par des moyens si simples, par des effets si peu cherchés, que je n’y comprenais rien d’abord. Et puis, je me suis rappelé ce que vous m’avez dit tant de fois en m’enseignant votre art divin, ô mon cher maître ! et pour la première fois, moi j’ai compris combien vous aviez raison.

– Et qu’est-ce que je vous disais ? reprit encore le maestro d’un air de triomphe.

– Vous me disiez, répondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans les arts, c’était le simple.

– Je vous disais bien aussi qu’il y avait le brillant, le cherché, l’habile, et qu’il y avait souvent lieu d’applaudir et de remarquer ces qualités-là ?

– Sans doute ; mais de ces qualités secondaires à la vraie manifestation du génie, il y a un abîme, disiez-vous. Eh bien, cher maître ! votre cantatrice est seule d’un côté, et toutes les autres sont en deçà.

– C’est vrai, et c’est bien dit, observa le professeur se frottant les mains.

– Son nom ? reprit le comte.

– Quel nom ? dit le malin professeur.

– Et, per Dio santo ! celui de la sirène ou plutôt de l’archange que je viens d’entendre.

– Et qu’en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte ? répliqua le Porpora d’un ton sévère.

– Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m’en faire un secret ?

– Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire à quelles fins vous le demandez si instamment.

– N’est-ce pas un sentiment bien naturel et véritablement irrésistible, que celui qui nous pousse à connaître, à nommer et à voir les objets de notre admiration ?

– Eh bien, ce n’est pas là votre seul motif ; laissez-moi, cher comte, vous donner ce démenti. Vous êtes grand amateur, et bon connaisseur en musique, je le sais : mais vous êtes, par-dessus tout, propriétaire du théâtre San Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre intérêt, à attirer les plus beaux talents et les plus belles voix d’Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes leçons ; que chez nous seulement se font les fortes études et se forment les grandes musiciennes. Vous nous avez déjà enlevé la Corilla ; et comme elle vous sera peut-être enlevée au premier jour par un engagement avec quelque autre théâtre, vous venez rôder autour de notre école, pour voir si nous ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez prêt à capturer... Voilà la vérité, monsieur le comte : avouez que j’ai dit la vérité.

– Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que vous importe, et quel mal y trouvez-vous ?

– J’en trouve un fort grand, seigneur comte ; c’est que vous corrompez, vous perdez ces pauvres créatures.

– Ah çà, comment l’entendez-vous, farouche professeur ? Depuis quand vous faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles ?

– Je l’entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de leur vertu, ni de leur fragilité ; mais je me soucie de leur talent, que vous dénaturez et que vous avilissez sur vos théâtres, en leur donnant à chanter de la musique vulgaire et de mauvais goût. N’est-ce point une désolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commençait à comprendre grandement l’art sérieux, descendre du sacré au profane, de la prière au badinage, de l’autel au tréteau, du sublime au ridicule, d’Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini ?

– Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille, sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j’ignore si elle possède d’ailleurs les qualités requises pour le théâtre ?

– Je m’y refuse absolument.

– Et vous pensez que je ne le découvrirai pas ?

– Hélas ! vous le découvrirez, si telle est votre détermination : mais je ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l’enlever.

– Eh bien, maître, vous êtes déjà à moitié vaincu ; car je l’ai vue, je l’ai devinée, je l’ai reconnue, votre divinité mystérieuse.

– Oui-da ? dit le maître d’un air méfiant et réservé ; en êtes-vous bien sûr ?

– Mes yeux et mon cœur me l’ont révélée ; et je vais vous faire son portrait pour vous en convaincre. Elle est grande : c’est, je crois, la plus grande de toutes vos élèves ; elle est blanche comme la neige du Frioul, et rose comme l’horizon au matin d’un beau jour ; elle a des cheveux dorés, des yeux d’azur, un aimable embonpoint, et porte au doigt un petit rubis qui m’a brûlé en effleurant ma main comme l’étincelle d’un feu magique.

– Bravo ! s’écria le Porpora d’un air narquois. Je n’ai rien à vous cacher, en ce cas ; et le nom de cette beauté, c’est la Clorinda. Allez donc lui faire vos offres séduisantes ; donnez-lui de l’or, des diamants et des chiffons. Vous l’engagerez facilement dans votre troupe, et elle pourra peut-être vous remplacer la Corilla ; car le public de vos théâtres préfère aujourd’hui de belles épaules à de beaux sons, et des yeux hardis à une intelligence élevée.

– Me serais-je donc trompé, mon cher maître ? dit le comte un peu confus ; la Clorinda ne serait-elle qu’une beauté vulgaire ?

– Et si ma sirène, ma divinité, mon archange, comme il vous plaît de l’appeler, n’était rien moins que belle ? reprit le maître avec malice.

– Si elle était difforme, je vous supplierais de ne jamais me la montrer, car mon illusion serait trop cruellement détruite. Si elle était seulement laide, je pourrais l’adorer encore ; mais je ne l’engagerais pas pour le théâtre, parce que le talent sans la beauté n’est parfois qu’un malheur, une lutte, un supplice pour une femme. Que regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arrêtez-vous ainsi ?

– Nous voici à l’embarcadère où se tiennent les gondoles, et je n’en vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par là ?

– Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degrés de l’embarcadère auprès d’une petite fille assez vilaine, n’est point mon protégé Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits plébéiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous intéresse comme moi. Cet enfant a la plus belle voix de ténor qui soit dans Venise ; il a un goût passionné pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des leçons. Celui-là, je le destine véritablement à soutenir le succès de mon théâtre, et dans quelques années, j’espère être bien récompensé de mes soins. Holà, Zoto ! viens ici, mon enfant, que je te présente à l’illustre maître Porpora.

Anzoleto tira ses jambes nues de l’eau, où elles pendaient avec insouciance tandis qu’il s’occupait à percer d’une grosse aiguille ces jolies coquillages qu’on appelle poétiquement à Venise fiori di mare. Il avait pour tout vêtement une culotte fort râpée et une chemise assez fine, mais fort déchirée, à travers laquelle on voyait ses épaules blanches et modelées comme celles d’un petit Bacchus antique. Il avait effectivement la beauté grecque d’un jeune faune, et sa physionomie offrait le mélange singulier, mais bien fréquent dans ces créations de la statuaire païenne, d’une mélancolie rêveuse et d’une ironique insouciance. Ses cheveux crépus, bien que fins, d’un blond vif un peu cuivré par le soleil, se roulaient en mille boucles épaisses et courtes autour de son cou d’albâtre. Tous ses traits étaient d’une perfection incomparable ; mais il y avait, dans le regard pénétrant de ses yeux noirs comme l’encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas au professeur. L’enfant se leva bien vite à la voix de Zustiniani, jeta tous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise à côté de lui, et tandis que celle-ci, sans se déranger, continuait à les enfiler et à les entremêler de petites perles d’or, il s’approcha, et vint baiser la main du comte, à la manière du pays.

« Voici en effet un beau garçon, dit le professeur en lui donnant une petite tape sur la joue. Mais il me paraît occupé à des amusements bien puérils pour son âge : car enfin il a bien dix-huit ans, n’est-ce pas ?

– Dix-neuf bientôt, sior profesor, répondit Anzoleto dans le dialecte vénitien ; mais si je m’amuse avec des coquilles, c’est pour aider la petite Consuelo qui fabrique des colliers.

– Consuelo, répondit le maître en se rapprochant de son élève avec le comte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le goût de la parure.

– Oh ! ce n’est pas pour moi, monsieur le professeur, répondit Consuelo en se levant à demi avec précaution pour ne pas faire tomber dans l’eau les coquilles entassées dans son tablier ; c’est pour le vendre, et pour acheter du riz et du maïs.

– Elle est pauvre, et elle nourrit sa mère, dit le Porpora. Écoute, Consuelo : quand vous êtes dans l’embarras, ta mère et toi, il faut venir me trouver ; mais je te défends de mendier, entends-tu bien ?

– Oh ! vous n’avez que faire de le lui défendre, sior profesor, répondit vivement Anzoleto ; elle ne le ferait pas ; et puis, moi, je l’en empêcherais.

– Mais toi, tu n’as rien ? dit le comte.

– Rien que vos bontés, seigneur illustrissime ; mais nous partageons, la petite et moi.

– Elle donc ta parente ?

– Non, c’est une étrangère, c’est Consuelo.

– Consuelo ? quel nom bizarre ! dit le comte.

– Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto ; cela veut dire consolation.

– À la bonne heure. Elle est ton amie, à ce qu’il me semble ?

– Elle est ma fiancée, seigneur.

– Déjà ? Voyez ces enfants qui songent déjà au mariage !

– Nous nous marierons le jour où vous signerez mon engagement au théâtre de San Samuel, illustrissime.

– En ce cas, vous attendrez encore longtemps, mes petits.

– Oh ! nous attendrons, dit Consuelo avec le calme enjoué de l’innocence. »

Le comte et le maestro s’égayèrent quelques moments de la candeur et des reparties de ce jeune couple ; puis, ayant donné rendez-vous à Anzoleto pour qu’il fît entendre sa voix au professeur le lendemain, ils s’éloignèrent, le laissant à ses graves occupations.

« Comment trouvez-vous cette petite fille ? dit le professeur à Zustiniani.

– Je l’avais vue déjà, il n’y a qu’un instant, et je la trouve assez laide pour justifier l’axiome qui dit : Aux yeux d’un homme de dix-huit ans, toute femme semble belle.

– C’est bon, répondit le professeur ; maintenant je puis donc vous dire que votre divine cantatrice, votre sirène, votre mystérieuse beauté, c’était Consuelo.

– Elle ! ce sale enfant ? cette noire et maigre sauterelle ? impossible, maestro !

– Elle-même, seigneur comte. Ne ferait-elle pas une prima donna bien séduisante ? »

Le comte s’arrêta, se retourna, examina encore de loin Consuelo, et joignant les mains avec un désespoir assez comique :

« Juste ciel ! s’écria-t-il, peux-tu faire de semblables méprises, et verser le feu du génie dans des têtes si mal ébauchées !

– Ainsi, vous renoncez à vos projets coupables ? dit le professeur.

– Bien certainement.

– Vous me le promettez ? ajouta le Porpora.

– Oh ! je vous le jure », répondit le comte.

III

Éclos sous le ciel de l’Italie, élevé par hasard comme un oiseau des rivages, pauvre, orphelin abandonné, et cependant heureux dans le présent et confiant dans l’avenir comme un enfant de l’amour qu’il était sans doute, Anzoleto, ce beau garçon de dix-neuf ans, qui passait tous ses jours auprès de la petite Consuelo, dans la plus complète liberté, sur le pavé de Venise, n’en était pas, comme on peut le croire, à ses premières amours. Initié aux voluptés faciles qui s’étaient offertes à lui plus d’une fois, il eût été usé déjà et corrompu peut-être, s’il eût vécu dans nos tristes climats, et si la nature l’eût doué d’une organisation moins riche. Mais, développé de bonne heure et destiné à une longue et puissante virilité, il avait encore le cœur pur et les sens contenus par la volonté. Le hasard lui avait fait rencontrer la petite Espagnole devant les Madonettes, chantant des cantiques par dévotion ; et lui, pour le plaisir d’exercer sa voix, il avait chanté avec elle aux étoiles durant des soirées entières. Et puis ils s’étaient rencontrés sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis encore ils s’étaient rencontrés à l’église, elle priant le bon Dieu de tout son cœur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et dans toutes ces rencontres, Consuelo lui avait semblé si bonne, si douce, si obligeante, si gaie, qu’il s’était fait son ami et son compagnon inséparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto ne connaissait encore de l’amour que le plaisir. Il éprouva de l’amitié pour Consuelo ; et comme il était d’un pays et d’un peuple où les passions règnent plus que les attachements, il ne sut point donner à cette amitié un autre nom que celui d’amour. Consuelo accepta cette façon de parler ; après qu’elle eut fait à Anzoleto l’objection suivante : « Si tu te dis mon amoureux, c’est donc que tu veux te marier avec moi ? » et qu’il lui eut répondu : « Bien certainement, si tu le veux, nous nous marierons ensemble. »

Ce fut dès lors une chose arrêtée. Peut-être qu’Anzoleto s’en fit un jeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il est certain que déjà ce jeune cœur éprouvait ces sentiments contraires et ces émotions compliquées qui agitent et désunissent l’existence des hommes blasés.

Abandonné à des instincts violents, avide de plaisirs, n’aimant que ce qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s’opposait à sa joie, artiste jusqu’aux os, c’est-à-dire cherchant et sentant la vie avec une intensité effrayante, il trouva que ses maîtresses lui imposaient les souffrances et les dangers de passions qu’il n’éprouvait pas profondément. Cependant il les voyait de temps en temps ; rappelé par ses désirs, repoussé bientôt après par la satiété ou le dépit. Et quand cet étrange enfant avait ainsi dépensé sans idéal et sans dignité l’excès de sa vie, il sentait le besoin d’une société douce et d’une expansion chaste et sereine. Il eût put dire déjà, comme Jean-Jacques : « Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche qu’un certain agrément de vivre auprès d’elles ! » Alors, sans se rendre compte du charme qui l’attirait vers Consuelo, n’ayant guère encore le sens du beau, et ne sachant si elle était laide ou jolie, enfant lui-même au point de s’amuser avec elle de jeux au-dessous de son âge, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il menait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise, une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachée, et presque aussi poétique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du désert. Quoiqu’ils eussent une liberté plus absolue et plus dangereuse, point de famille, point de mères vigilantes et tendres pour les former à la vertu, point de serviteur dévoué pour les chercher le soir et les ramener au bercail ; pas même un chien pour les avertir du danger, ils ne firent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barque découverte, à toute heure et par tous les temps, sans rames et sans pilote ; ils errèrent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans souci de la marée montante ; ils chantèrent devant les chapelles dressées sous la vigne au coin des rues, sans songer à l’heure avancée, et sans avoir besoin d’autre lit jusqu’au matin que la dalle blanche encore tiède des feux du jour. Ils s’arrêtèrent devant le théâtre de Pulcinella, et suivirent avec une attention passionnée le drame fantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans se rappeler l’absence du déjeuner et le peu de probabilité du souper. Ils se livrèrent aux amusements effrénés du carnaval, ayant pour tout déguisement et pour toute parure, lui sa veste retournée à l’envers, elle un gros nœud de vieux rubans sur l’oreille. Ils firent des repas somptueux sur la rampe d’un pont, ou sur les marches d’un palais avec des fruits de mer1, des tiges de fenouil cru, ou des écorces de cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses périlleuses ni de sentiments amoureux que n’en eussent échangé deux honnêtes enfants du même âge et du même sexe. Les jours, les années s’écoulèrent. Anzoleto eut d’autres maîtresses ; Consuelo ne sut pas même qu’on pût avoir d’autres amours que celui dont elle était l’objet. Elle devint une jeune fille sans se croire obligée à plus de réserve avec son fiancé ; et lui la vit grandir et se transformer, sans éprouver d’impatience et sans désirer de changement à cette intimité sans nuage, sans scrupule, sans mystère, et sans remords.

Il y avait quatre ans déjà que le professeur Porpora et le comte Zustiniani s’étaient mutuellement présenté leurs petits musiciens, et depuis ce temps le comte n’avait plus pensé à la jeune chanteuse de musique sacrée ; depuis ce temps, le professeur avait également oublié le bel Anzoleto, vu qu’il ne l’avait trouvé, après un premier examen, doué d’aucune des qualités qu’il exigeait dans un élève : d’abord une nature d’intelligence sérieuse et patiente, ensuite une modestie poussée jusqu’à l’annihilation de l’élève devant les maîtres, enfin une absence complète d’études musicales antérieures à celles qu’il voulait donner lui-même. « Ne me parlez jamais, disait-il, d’un écolier dont le cerveau ne soit pas sous ma volonté comme une table rase, comme une cire vierge où je puisse jeter la première empreinte. Je n’ai pas le temps de consacrer une année à faire désapprendre avant de commencer à montrer. Si vous voulez que j’écrive sur une ardoise, présentez-la-moi nette. Ce n’est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualité. Si elle est trop épaisse, je ne pourrai l’entamer ; si elle est trop mince, je la briserai au premier trait. » En somme, bien qu’il reconnût les moyens extraordinaires du jeune Anzoleto, il déclara au comte, avec quelque humeur et avec une ironique humilité à la fin de la première leçon, que sa méthode n’était pas le fait d’un élève déjà si avancé, et que le premier maître venu suffirait pour embarrasser et retarder les progrès naturels et le développement invincible de cette magnifique organisation.

Le comte envoya son protégé chez le professeur Mellifiore, qui de roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit à l’entier développement de ses qualités brillantes ; si bien que lorsqu’il eut vingt-trois ans accomplis, il fut jugé, par tous ceux qui l’entendirent dans le salon du comte, capable de débuter à San Samuel avec un grand succès dans les premiers rôles.

Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu renommés qui se trouvaient à Venise furent priés d’assister à une épreuve finale et décisive. Pour la première fois de sa vie, Anzoleto quitta sa souquenille plébéienne, endossa un habit noir, une veste de satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers à boucles, prit un maintien composé, et se glissa sur la pointe du pied jusqu’à un clavecin, où, à la clarté de cent bougies, et sous les regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la ritournelle, enflamma ses poumons, et se lança, avec son audace, son ambition et son ut de poitrine, dans cette carrière périlleuse où, non pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d’une main la palme et de l’autre le sifflet.

Si Anzoleto était ému intérieurement, il ne faut pas le demander ; cependant il y parut fort peu, et à peine ses yeux perçants, qui interrogeaient à la dérobée ceux des femmes, eurent-ils deviné cette approbation secrète qu’on refuse rarement à un aussi beau jeune homme, à peine les amateurs, surpris d’une telle puissance de timbre et d’une telle facilité de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d’eux des murmures favorables, que la joie et l’espoir inondèrent tout son être. Alors aussi, pour la première fois de sa vie, Anzoleto, jusque-là vulgairement compris et vulgairement enseigné, sentit qu’il n’était point un homme vulgaire, et transporté par le besoin et le sentiment du triomphe, il chanta avec une énergie, une originalité et une verve remarquables. Certes, son goût ne fut pas toujours pur, ni son exécution sans reproche dans toutes les parties du morceau ; mais il sut toujours se relever par des traits d’audace, par des éclairs d’intelligence et des élans d’enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait ménagés ; mais il en trouva d’autres auxquels personne n’avait songé, ni l’auteur qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait interprétés, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces hardiesses saisirent et enlevèrent tout le monde. Pour une innovation, on lui pardonna dix maladresses ; pour un sentiment individuel, dix rébellions contre la méthode. Tant il est vrai qu’en fait d’art, le moindre éclair de génie, le moindre essor vers de nouvelles conquêtes, exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et toutes les lumières de la science dans les limites du connu.

Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne n’échappa aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d’ouvrir la séance par un grand air bien chanté et vivement applaudi ; cependant le succès qu’obtint le jeune débutant effaça tellement le sien qu’elle en ressentit un mouvement de rage. Mais au moment où Anzoleto, accablé de louanges et de caresses, revint auprès du clavecin où elle était assise, il lui dit en se penchant vers elle avec un mélange de soumission et d’audace : « Et vous, reine du chant, reine de la beauté, n’avez-vous pas un regard d’encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et qui vous adore ? »

La prima donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de près ce beau visage qu’elle avait à peine daigné apercevoir ; car quelle femme vaine et triomphante daignerait faire attention à un enfant obscur et pauvre ? Elle le remarqua enfin ; elle fut frappée de sa beauté : son regard plein de feu pénétra en elle, et, vaincue, fascinée à son tour, elle laissa tomber sur lui une longue et profonde œillade qui fut comme le scel apposé sur son brevet de célébrité. Dans cette mémorable soirée, Anzoleto avait dominé son public et désarmé son plus redoutable ennemi ; car la belle cantatrice n’était pas seulement reine sur les planches, mais encore à l’administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.

  1. Diverses sortes de coquillages très grossier et à fort bas prix dont le peuple de Venise est friand.

IV

Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés, que la voix et la manière du débutant avaient provoqués, un seul auditeur, assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrées et les mains immobiles sur ses genoux, à la manière des dieux égyptiens, restait muet comme un sphinx et mystérieux comme un hiéroglyphe : c’était le savant professeur et compositeur célèbre, Porpora. Tandis que son galant collègue, le professeur Mellifiore, s’attribuant tout l’honneur du succès d’Anzoleto, se pavanait auprès des femmes, et saluait tous les hommes avec souplesse pour remercier jusqu’à leurs regards, le maître du chant sacré se tenait là les yeux à terre, les sourcils froncés, la bouche close, et comme perdu dans ses réflexions. Lorsque toute la société, qui était priée ce soir-là à un grand bal chez la dogaresse, se fut écoulée peu à peu, et que les dilettanti les plus chauds restèrent seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du clavecin, Zustiniani s’approcha du sévère maestro.

« C’est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui dit-il, et votre silence ne m’en impose point. Vous voulez jusqu’au bout fermer vos sens à cette musique profane et à cette manière nouvelle qui nous charment. Votre cœur s’est ouvert malgré vous, et vos oreilles ont reçu le venin de la séduction.

– Voyons, sior profesor, dit en dialecte la charmante Corilla, reprenant avec son ancien maître les manières enfantines de la scuola, il faut que vous m’accordiez une grâce...

– Loin de moi, malheureuse fille ! s’écria le maître, riant à demi, et résistant avec un reste d’humeur aux caresses de son inconstante élève. Qu’y a-t-il désormais de commun entre nous ? Je ne te connais plus. Porte ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.

– Le voilà qui s’adoucit, dit la Corilla en prenant d’une main le bras du débutant, sans cesser de chiffonner de l’autre l’ample cravate blanche du professeur. Viens ici, Zoto1, et plie le genou devant le plus savant maître de chant de toute l’Italie. Humilie-toi, mon enfant, et désarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l’obtenir, doit avoir plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommée.

– Vous avez été bien sévère pour moi, monsieur le professeur, dit Anzoleto en s’inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse ; cependant mon unique pensée, depuis quatre ans, a été de vous faire révoquer un arrêt bien cruel ; et si je n’y suis pas parvenu ce soir, j’ignore si j’aurai le courage de reparaître devant le public, chargé comme me voilà de votre anathème.