Table des matières
PRÉFACE ..................................................................................5
PREMIÈRE PARTIE LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES ........9
I QUELQUE CHOSE BRILLE DANS LA NUIT........................ 10
II DEUX GENTILSHOMMES SOUPAIENT ............................ 14
III R. C. ?...................................................................................22
IV OÙ M. LE PROCUREUR IMPÉRIAL COMMENCE À
CROIRE À L’EXISTENCE DU ROI MYSTÈRE.........................29
V LE SERVICE DU ROI............................................................38
VI SUITE DE L’HISTOIRE DE M. PROSPER ET DE
M. DENIS ..................................................................................46
VII UN HOMME QUI ATTEND QU’ON LE TUE ....................62
VIII LE ROI .............................................................................. 74
IX UN HOMME D’AFFAIRES..................................................82
X « TU TE RÉVEILLERAS D’ENTRE LES MORTS ».............101
XI OÙ LE PÈRE SAINT-FRANÇOIS A QUELQUE CHOSE À
DIRE AU BOURREAU .............................................................114
XII « MONSIEUR ! JE NE VOUS CONNAIS PAS ! » ............ 123
XIII MADEMOISELLE DESJARDIES ................................... 130
XIV LE SERMENT ................................................................. 145
XV BENVENUTO CELLINI ................................................... 153
DEUXIÈME PARTIE LA PETITE MAISON DE LA RUE
DES SAULES......................................................................... 166
I LA COLÈRE DE SINNAMARI ............................................. 167
II OÙ APRÈS AVOIR FAIT LE JEU DE TOUT LE MONDE,
DIXMER COMMENCE À JOUER LE SIEN ........................... 179
III DIXMER ABAT SES CARTES ........................................... 187
IV L’AMATEUR DE PERROQUETS ...................................... 199
V OÙ LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE DE
M lle LILIANE D’ANJOU, ET OÙ M lle LILIANE D’ANJOU
FAIT LA CONNAISSANCE DU COMTE DE TERAMO-
GIRGENTI ............................................................................... 218
VI VERS LE PASSÉ ................................................................ 225
VII OÙ DIXMER COMMENCE À REGRETTER D’AVOIR
MONTRÉ SON JEU ................................................................240
VIII LA GRANDE HOSTELLERIE DE LA MAPPEMONDE . 254
IX LES AVENTURES DE SALOMON .................................... 267
X « TU ES LA MARGUERITE DES MARGUERITES ! TU ES
LA PERLE DES VALOIS ! » .................................................... 274
XI LA PETITE MAISON DE LA RUE DES SAULES.............. 295
XII L’APPARITION ................................................................ 312
XIII LE VENTRE DE PARIS ..................................................328
XIV OÙ IL EST PROUVÉ QUE PHILIBERT WAT A BON
CŒUR......................................................................................343
XV LE LION AMOUREUX ..................................................... 357
XVI LE TROISIÈME SOUHAIT ............................................. 371
XVII DE DIFFÉRENTS ÉVÉNEMENTS QUI SE PASSÈRENT
CE SOIR-LÀ DANS L’ATELIER DE ROBERT PASCAL ......... 381
XVIII LE SIFFLET DU PROFESSEUR ..................................388
XIX LA MOUNA .....................................................................396
XX TRAQUENARDS ..............................................................404
TROISIÈME PARTIE « TU TE RÉVEILLERAS D’ENTRE
LES MORTS » ....................................................................... 414
I UNE FÊTE CHEZ LE COMTE DE TERAMO-GIRGENTI ... 415
II OÙ CERTAINS CONVIVES DU COMTE DE TERAMO-
GIRGENTI COMMENCENT À ÊTRE FORT INTÉRESSÉS
PAR UNE VIEILLE HISTOIRE...............................................429
III IL FAUT RENDRE LES ENFANTS À LEUR PÈRE ..........443
– 3 –
IV OÙ IL EST QUESTION DES SUITES D’UN DÉJEUNER
DE GARÇON............................................................................ 452
V SUITE DES SUITES D’UN DÉJEUNER DE GARÇON ...... 459
VI DANS LEQUEL LE PROFESSEUR S’APERÇOIT QU’ON
LUI A COUPÉ LE SIFFLET..................................................... 472
VII FACE À FACE ...................................................................485
VIII LE DÉSESPOIR DU PROFESSEUR ...............................496
IX DANS LA « PROFONDE » ................................................502
X UNE CONSPIRATION À CENT CINQUANTE MÈTRES
SOUS TERRE ...........................................................................517
XI OÙ NOUS APPRENONS QUE M lle DESJARDIES N’EST
PAS ENCORE AU BOUT DE SES PEINES ............................. 524
XII DANS L’ANTRE DU LION............................................... 533
XIII M. EUSTACHE GRIMM EST INVITÉ À DÉJEUNER EN
VILLE ...................................................................................... 547
XIV UNE LECTURE CONSOLANTE ..................................... 554
XV PLAISIR D’AMOUR NE DURE QU’UN INSTANT .......... 563
XVI TU TE RÉVEILLERAS D’ENTRE LES MORTS.............. 572
XVII À LA FIN DUQUEL M. MACALLAN SE DÉCLARE
DÉGOÛTÉ DE LA VIE ET LE PROUVE .................................590
– 4 –
UN « FILET » ÉTRANGE QUI DONNE À L’AUTEUR
L’OCCASION D’UNE PRÉFACE
Dans la préface qu’il a écrite sur le frontispice de la plus
belle histoire du monde, l’auteur des Trois Mousquetaires,
notre père à tous, nous raconte comment, compulsant de vieux
ouvrages à la Bibliothèque Royale, il tomba sur ces noms
singuliers : Athos, Porthos et Aramis, combien son esprit en fut
frappé, et de quelle façon il rechercha à qui ils avaient pu
appartenir, et comment, l’ayant su, il fut conduit à publier les
plus merveilleuses aventures qui soient. Les temps héroïques
sont passés, il ne reste plus rien à découvrir dans les
bibliothèques et il n’y a plus d’Alexandre Dumas. La seule
ressource qui nous reste est le reportage qui ne compulse pas les
livres, mais qui est une façon de compulser la vie, la vie
contemporaine. Cette occupation – le reportage – me conduisit,
moi aussi, à une curieuse découverte, point de départ de
recherches qui, pour ne s’être point passées dans les livres, n’en
furent pas moins intéressantes. Un jour que, désireux de
remonter à l’origine de cette grave affaire politique et judiciaire,
toujours restée un peu obscure, qui, dans les dernières années
du Second Empire, occupa un moment l’opinion sous ce titre :
« Le scandale des chemins de fer ottomans », je feuilletais la
collection des plus vieux numéros du journal L’Époque, mon
attention fut retenue par un « filet » au-dessus duquel se
détachaient, en grosses majuscules, ces deux lettres R. C.,
suivies d’un énorme point d’interrogation.
– 5 –
Voici, textuellement, ce que je lus : « Si nous étions moins
occupés du drame qui se joue en ce moment devant le Corps
Législatif, l’opinion publique daignerait peut-être s’étonner du
fait unique qui s’est passé ce matin, place de la Roquette. On n’a
pas oublié que Desjardies attend à la Grande-Roquette le
couteau de M. de Paris. Eh bien ! Nous pouvons affirmer que, la
nuit dernière, le couteau est venu. La presse, chose curieuse et
sans précédent, n’avait pas été prévenue ; cependant, on
procédait au montage de la guillotine vers quatre heures et
demie du matin. Dès les premiers rayons de l’aube, le bourreau
et ses aides démontaient la sanglante machine sans avoir
exécuté personne. Les ordres relatifs à l’exécution avaient-ils été
mal donnés ou mal compris ? L’empereur, après avoir rejeté la
grâce de Desjardies, l’aurait-il accordée tout à coup et se serait-
il, contrairement à tous les usages, entremis pour arrêter le
cours suprême de la justice ? Il ne faut pas oublier que
Desjardies est la première victime du scandale des chemins de
fer ottomans, et, malgré son abominable assassinat, n’est peut-
être point le plus coupable. Il y en a d’autres qui ont tué ; cela ne
fait point de doute… d’autres que la justice impériale ne
découvrira jamais… et qui garderont leur tête sur leurs épaules.
En haut lieu, aurait-on eu quelque tardif remords au moment de
sacrifier l’une des personnalités en somme les moins
compromises dans ce prodigieux tripotage financier ?
» En somme, on ne sait que penser, ni même qu’inventer
devant ce fait indéniable : le bourreau qui vient et qui s’en
retourne comme il est venu, les mains dans les poches et le
panier vide ! Le moins bizarre de l’histoire n’est point la
découverte que l’on a faite de deux lettres cabalistiques peintes
en rouge sur la grande porte de la prison : R. C. Que signifient
ces initiales ? Qui nous le dira ?
» Personne ! Car personne n’a le temps de s’occuper
d’autre chose que de la tragi-comédie que l’on est en train de
nous monter dans les coulisses du Palais-Bourbon ! »
– 6 –
Très intéressé par ces lignes étranges, je me mis à
rechercher dans les autres journaux, à la même date, une trace
quelconque d’un événement aussi extraordinaire. Je ne trouvai
rien ; mais, à la date du lendemain, je découvris une note de
l’agence officielle reproduite par toute la presse : « L’ Époque a
publié hier un filet relatif à l’exécution de Desjardies. Nous
sommes autorisés à lui donner le plus formel démenti.
L’exécuteur des hautes œuvres n’a pas eu à se déranger et les
bois de justice n’ont pas bougé du hangar où ils sont remisés.
On pourrait trouver l’origine d’une aussi invraisemblable
histoire dans l’erreur commise par un officier de la préfecture
de police qui, ayant compris que l’exécution devait avoir lieu
cette nuit-là, a mis inutilement en branle tout le service
d’ordre. »
Le même jour, L’ Époque faisait amende honorable : « Nous
avons été trompés hier par un de nos jeunes rédacteurs dont
nous nous sommes, du reste, immédiatement séparés. Un haut
fonctionnaire de la préfecture est venu nous donner toutes les
explications désirables relatives à l’erreur qui a mis en
mouvement tout le service d’ordre ordinaire des exécutions. »
Il arriva que la note de l’agence officielle et la rectification
de l’Époque ne parvinrent point à me convaincre. Je leur
trouvais une allure louche, inquiétante.
Pour qui connaît un peu les mœurs combatives de la
presse, il était permis de s’étonner de la facilité avec laquelle
l’Époque endossait le démenti officiel, sans prendre à partie la
préfecture de police, qui, cependant, avec son malheureux
service d’ordre commandé à tort, était gravement coupable.
Enfin, la parfaite sérénité avec laquelle la presse tout
entière enregistrait l’erreur de la préfecture, dans une
circonstance pareille, me troubla à un point que je ne saurais
– 7 –
dire. Et les deux lettres rouges trouvées sur la porte de la
prison : R. C. ? Personne n’en parlait. Personne ne les
expliquait. Personne ne les démentait. Pouvait-on croire
qu’elles fussent l’œuvre d’un mauvais plaisant ? Je ne le pensais
point. Une mauvaise plaisanterie a toujours l’air de vouloir dire
quelque chose ; mais que voulait dire : R. C. sur la porte de la
prison des condamnés à mort ?
Je flairai là un rare mystère et n’eus de cesse que je n’eusse
retrouvé le « jeune rédacteur » si délibérément mis à la porte de
l’Époque, ainsi que l’officier de la préfecture qui, prétendait-on,
s’était si grossièrement trompé.
Ils vivent encore l’un et l’autre et tous deux furent le point
de départ d’une enquête qui dura plusieurs années et au bout de
laquelle je vous apporte ce roman, dont on ne pourra justement
apprécier les péripéties les plus inquiétantes qu’en se rappelant
que certaines figures qui le traversent ne sont point tout à fait
inconnues des lecteurs et que certains événements qui s’y
mêlent ont déjà eu du retentissement dans le monde.
La réalité s’est montrée, surtout depuis un demi-siècle, si
prodigieusement jalouse de la chimère qu’il n’y a plus rien à
inventer ici-bas, même pour un romancier.
– 8 –
– 9 –
Est-il rien de plus morne, de plus angoissant, de plus triste,
de plus désespéré que ce coin de Paris qui entoure la place de la
Roquette ? C’est en vain que sur l’emplacement de la vieille
prison, récemment démolie, on s’est empressé d’élever de vastes
maisons de rapport, l’aspect général reste lugubre, grâce à cette
autre prison de l’autre côté de la place, où l’on a enfermé
l’enfance : Prison des jeunes détenus !
À l’époque qui nous occupe, la Grande-Roquette élevait
depuis de nombreuses années déjà ses murs nus en face de la
Petite. Quand, parfois, la porte de la Petite s’entrouvrait pour
laisser sortir quelque adolescent, tout pâle encore d’avoir
enseveli là quelques mois précieux de sa jeunesse, la première
chose qu’il voyait était la porte de la Grande, sinistre comme si
on l’eût dressée sur le seuil de son propre avenir.
L’une et l’autre n’étaient séparées que par quelques pierres,
piédestal de l’échafaud. Si le jeune homme détournait les yeux
de ce sombre spectacle et si son regard montait vers la gauche, il
apercevait une autre porte, la porte d’un cimetière : le Père-
Lachaise. Alors il fuyait à droite et descendait hâtivement vers la
vie, vers la liberté, vers Paris, par cette partie de la rue de la
Roquette qui rejoint la place Voltaire, que l’on appelait alors la
place du Prince-Eugène.
C’est précisément à cet endroit que nous allons transporter
le lecteur, par une nuit de décembre 186…, exactement le 13 à
quatre heures du matin.
– 10 –
Cette voie, si lugubre le jour avec ses maisons basses
badigeonnées de rouge sang de bœuf ou de jaune sale, de
couleurs ternes et passées, ses boutiques noires où l’enseigne
indique en lettres blanches la marchandise mortuaire : « Fleurs
et couronnes, perles, fournitures en tous genres », ses « chands
de vin » où, sur le zinc, une clientèle débraillée, fournie par le
vagabondage spécial, s’empoisonne de compagnie avec des filles
en cheveux, cette voie devenait quelquefois gaie la nuit.
C’est qu’alors une populace, venue de tous les bas-fonds de
la capitale, remontait vers la place de la Roquette, dans l’espoir
d’assister au spectacle toujours alléchant d’une tête qui tombe.
Quelques minutes après quatre heures, alors que tout
semblait reposer dans le quartier, de nombreux agents
survinrent soudain, dans le plus profond silence. Les chefs
s’entretenaient entre eux, et les ordres étaient donnés à voix
basse. Presque aussitôt la troupe arriva ; elle n’avait jamais été
aussi nombreuse.
L’occupation de la place de la Roquette par la troupe se fit
avec le même mystère. De forts pelotons de fantassins, placés au
travers de la rue de la Roquette, en haut, du côté du Père-
Lachaise, en bas, du côté de la place du Prince-Eugène, ainsi
qu’au coin de la prison, de la rue Gerbier, de la rue Merlin et de
la rue de la Folie-Regnault, isolaient entièrement le quadrilatère
au centre duquel la société se disposait à tuer un homme.
Jamais on n’avait vu un pareil service d’ordre. Une fenêtre,
au coin de la rue de la Folie-Regnault et de la rue de la
Roquette, à côté d’un établissement de vins dénommé « À la
Renaissance du bon coin », s’étant ouverte, un homme, dont il
était impossible de voir la figure, non point seulement à cause
de l’obscurité, mais encore par suite de la façon dont il tenait les
larges bords de son chapeau de feutre noir rabattus sur les yeux,
se détacha d’un petit groupe d’officiers, alla sous la fenêtre, dit
– 11 –
quelques mots d’une voix sourde et la fenêtre se referma. Cet
homme, habillé d’une lourde pèlerine dont le col était relevé
haut sur les oreilles, revint au groupe d’officiers et, entraînant
l’un d’eux, lui dit :
– Faites mettre la baïonnette au canon, vous devez vous
attendre à tout… Dans tous les cas, vous serez averti ; j’ai des
agents placés en sentinelles partout… J’en ai plein le Père-
Lachaise…
Puis l’homme s’en fut vers les gendarmes à cheval, dont la
petite troupe débouchait mystérieusement sur la place par le
coin de la rue de la Vacquerie et de la Grande-Roquette, du côté
du chemin de ronde, où furent fusillés depuis les otages de la
Commune. Il parlementa avec l’officier qui commandait le
détachement. Les gendarmes vinrent tout de suite se grouper
devant la porte de la prison. L’homme redescendit alors du côté
de la place du Prince-Eugène.
Toutefois, la rue de la Roquette restait déserte, uniquement
occupée par les agents et les soldats. Mais voilà que, vers cinq
heures, plusieurs voitures arrivèrent coup sur coup, et une
demi-douzaine de personnages, hommes enveloppés de lourdes
pelisses, femmes emmitouflées d’épaisses fourrures, en
descendirent.
Ils se dirigeaient, après avoir parlementé quelques
secondes avec les agents, vers une porte basse qui s’ouvrait dans
la façade lézardée d’une des plus vieilles maisons de la rue. Ils
frappaient d’une certaine manière à la porte, qui s’ouvrait et se
refermait aussitôt.
Non loin de cette porte, placée pour ne pas être vue et pour
tout voir, l’ombre à la pèlerine considérait attentivement les
allées et venues des nouveaux arrivants.
– 12 –
Elle était là, immobile depuis plus d’une demi-heure,
quand elle s’avança tout à coup vers un homme, une silhouette
grande et forte qui descendait d’un fiacre. L’ombre toucha les
bords de son chapeau et dit :
– Laissez-moi entrer avec vous, monsieur… Ce sera plus
prudent.
– Non, Dixmer… Il vaut mieux que vous restiez dehors…
Mais si dans une heure je ne suis pas sorti, envahissez la
bicoque.
Et l’homme qui venait de descendre de voiture frappa à la
porte deux coups d’abord, trois coups ensuite.
Quand la porte se fut refermée sur lui, il se trouva dans une
obscurité profonde. Une voix lui demanda :
– Que voulez-vous ?
– R. C.
Quant à l’ombre qui était restée dehors, elle remonta vers
la place de la Roquette. Une petite lueur falote attira son
attention du côté de la Grande-Roquette. C’était le couteau du
bourreau qui brillait déjà, en haut de son châssis.
– 13 –
Sur la place, la besogne de M. de Paris et de ses aides avait
été faite comme toujours, consciencieusement,
méticuleusement, sans hâte. Du reste, l’instrument de justice
demande à être traité avec tranquillité, monté, agencé par des
mains habiles et sans fièvre, tel un instrument d’horlogerie. Le
temps n’est plus où l’on tuait légalement les gens « à la va
comme je te pousse ». Le bourreau moderne n’est pas
seulement un horloger, c’est encore un architecte. Il a son
niveau d’eau et son fil à plomb.
Il est environ cinq heures et demie quand nous retrouvons
l’homme à la pèlerine, sans doute un officier de police
divisionnaire, qui semblait prendre toutes dispositions dans la
crainte d’un événement redoutable, quand nous le retrouvons
au coin de la rue de la Roquette, non loin de l’établissement de
vins déjà signalé : À la Renaissance du bon coin.
On se rappelle que près de là une fenêtre s’était ouverte,
puis refermée sur les injonctions du représentant de la police.
Celui-ci est de nouveau sous cette fenêtre qui s’est rouverte. Une
silhouette d’homme est apparue là-haut, s’est penchée, a semblé
examiner ce qui se passait dans la rue, a fait un signe à la
pèlerine, arrêtée sur le trottoir. Puis plus rien à la fenêtre ; mais
en bas, une porte s’ouvre que quelqu’un referme
soigneusement, quelqu’un qui porte un paquet sous le bras.
L’officier de police n’a pas bougé, mais il demande sans tourner
la tête :
– 14 –
– C’est toi, Cassecou ?
L’autre, toujours penché sur sa serrure :
– Dixmer ?
– Ne prononce pas mon nom, répond Dixmer, toujours
dans la même position. Tu sais où ça va se passer ?
– Au Lapin qui fume.
– Tout est paré ?
– Tout !…
Et l’homme frappa sur son paquet.
– Qui est-ce qui marche ?
– Le Vautour lui-même.
– Parfait. Tu diras au Vautour que tout est prêt pour agir
du côté de la rue de la Vacquerie, si c’est nécessaire. J’ai là les
cent de Montrouge dans un chantier de bois. Il doit comprendre
combien il serait préférable, surtout pour moi qui dirige le
service d’ordre, que tout se passe en silence !
– Oh ! le Vautour y compte bien.
– Adieu !
Laissons Dixmer vaquer « consciencieusement » à sa
besogne de haute police pour revenir à Cassecou. Celui-ci, son
paquet sous le bras, s’était enfoncé dans la nuit de la rue de la
Folie-Regnault ; il n’avait pas marché cinq minutes qu’une
ombre se détacha d’une encoignure sur le trottoir d’en face, elle
– 15 –
s’avança sur Cassecou. Quand elle fut à portée de la vue, elle
dit :
– R. C.
Cassecou répondit :
– Panthéon.
L’ombre rejoignit Cassecou qui demanda :
– Tu les as vus passer ?
– Oui, à l’instant… Ils ont dû faire un grand détour,
prendre par derrière la Petite-Roquette et revenir sur leurs pas ;
ils ont dépassé le Lapin qui fume et remonté le passage de la
Folie-Regnault. Ils sont entrés au Lapin qui fume par derrière.
– Le Vautour ?
– Je l’ai vu passer ; il est entré directement, lui, par la rue,
avec Patte d’oie.
– Qui y est encore entré ?
– Une douzaine qui doivent être de la « combinaise », mais
je ne les ai pas reconnus… peut-être des « titis », peut-être des
« lions », pour sûr pas des « chasseurs noirs », je les connais
tous, et ils étaient obligés de passer sous la lueur du réverbère.
– C’est bien, retourne à ta place. Si les flics arrivent,
t’émeus pas, mais siffle dès que t’en verras. C’est tout, merci.
L’ombre retourna à son poste et Cassecou continua son
chemin sur le trottoir. Il n’avait pas fait vingt-cinq mètres qu’il
s’arrêtait devant la porte aux vitres illuminées du cabaret du
– 16 –
Lapin qui fume. Un lapin rouge, confortablement assis sur ses
pattes de derrière et goûtant les délices d’une longue pipe, avait
été découpé dans un morceau de zinc qui se balançait sous
l’action du vent. La bise était âpre, le froid dur, dans cette nuit
de décembre, un de ces froids « noirs » qui précèdent souvent la
tombée des neiges. Cassecou entra, nonchalant, la cigarette
baveuse aux lèvres, sans curiosité, traînant ses grandes jambes
désarticulées jusqu’au comptoir de zinc, ne regardant personne,
semblant ne s’intéresser en aucune façon à l’étrange clientèle
qui emplissait cette première salle dans laquelle nous aurons
l’occasion de revenir. Dans le moment, nous suivrons le coup
d’œil lancé par Cassecou à la porte vitrée qui faisait
communiquer la salle commune avec une autre petite pièce
dans laquelle nous allons entrer.
Là, deux gentilshommes soupaient… En vérité, rien dans
leurs manières ne révélait qu’ils dussent descendre d’une haute
race, mais la correction de leur tenue, le soin qu’ils avaient pris
pour venir souper au Lapin qui fume, d’endosser un vêtement
d’une élégance aussi sévère que celle du complet redingote,
attestaient hautement qu’ils appartenaient à une classe de la
société supérieure à la moyenne.
L’un d’eux était long et maigre, cependant que l’autre
paraissait singulièrement trapu. Le maigre avait noué sa
serviette blanche sur sa redingote noire, car c’était un homme
d’ordre et qui n’aimait point les taches. Il avait conservé son
chapeau haute-forme sur sa tête. Il trempa son pain dans la
sauce et dit au trapu :
– Faites excuse, monsieur Prosper, mais je croyais qu’il se
faisait plus que vous me dites : dans les douze mille au moins,
mal an, bon an.
– Oh ! Je ne dis pas !… Dans les bonnes années… mais il
n’y a plus de bonnes années… Certainement, autrefois, quand
– 17 –
on voyageait, avec ses frais il pouvait même aller jusqu’à dix-
huit mille, mais on ne voyage plus guère… Songez qu’il n’y a que
six mille de fixe ; le gouvernement n’est pas juste, monsieur
Denis, car enfin il faut qu’il représente… Non, non, croyez-moi,
le métier est fichu et vous entrez un peu tard dans la carrière…
C’est comme nous, qu’est-ce que vous voulez que nous fassions
avec nos dix-huit cents francs ? On est obligé de se nourrir, de
se loger, de se vêtir… On doit être toujours habillé propre ; du
drap noir, ça coûte, sans compter le chapeau haute-forme…
Encore un peu de lapin, monsieur Denis ?
– Merci, monsieur Prosper, il est excellent.
– Oh ! c’est une bonne maison. Quand la besogne
d’ajustage est terminée, en attendant le jour, c’est toujours ici
que je venais souper avec ce pauvre Marquis… On est bien
tranquille…
– De quoi donc est-il mort, ce pauvre Marquis ?
– Il s’en est allé de la poitrine. La « dernière » qu’il a faite,
il toussait, il toussait ! C’en était impressionnant ; le condamné
lui-même, vous savez, pendant que nous lui faisions la toilette,
en était tout gêné. Ah ! À propos du condamné, monsieur Denis,
n’hésitez pas à le jeter sur la bascule… Quand je vous dirai ;
hop ! soulevez-le un peu, et, d’un coup, glissez-le, du même
mouvement que moi, jusqu’à la lunette ; moi, je lui tire aussitôt
la tête par les cheveux, comme ça… parce qu’ils reculent
toujours la tête et quelquefois on peut couper le menton… Pour
rabaisser la lunette, ne vous en occupez pas, c’est l’affaire du
patron. Il n’a que ça à faire et à appuyer sur le bouton, ça n’est
pas sorcier !… Tout le mal est pour nous, comme de juste, et on
n’en est pas récompensé… Au fond, on est mal vu… les gens ne
vous disent rien… mais on est mal vu…
– 18 –
Ainsi devisant, les deux soupeurs continuaient de savourer
le reste du lapin fumant. Ils ne se pressaient point, estimant
qu’ils avaient encore vingt bonnes minutes à eux, avant de se
lever de table. À cette époque de l’année, le jour se lève très tard
et chacun sait que l’exécution légale doit être faite aux premiers
rayons de l’aurore.
À un moment, M. Denis, qui songeait malgré lui à son
client, demanda :
– Au fond, qu’est-ce qu’il a fait, celui-là ? Je ne me rappelle
pas bien son histoire…
M. Prosper répondit :
– Oh ! moi, je ne m’en occupe jamais ! Ça n’a pas d’intérêt
pour nous…
– Tout de même, répliqua M. Denis… Tout de même, ça
doit être bien « encourageant » quand on sait qu’il est bien
coupable.
– Peuh ! C’est l’affaire des jurés… Ce qu’il a fait, ce
Desjardies ? Eh bien, mais c’est lui qui a assassiné Lamblin.
Vous savez, l’employé du parquet… Ça a fait assez de bruit dans
le moment, et puis on s’est occupé d’autre chose… Dites donc,
monsieur Denis, vous ne trouvez pas que le garçon nous
oublie…
– Mais oui ! Je mangerais bien un morceau de fromage…
Ah ! Le voilà !
Le garçon entrait, en effet, empressé, apportant du
fromage, des assiettes, remportant la casserole, desservant le
couvert… M. Prosper et M. Denis le regardaient curieusement.
– 19 –
– C’est drôle, dit M. Prosper quand il fut parti… Il me
semble que tout à l’heure il n’avait pas cette tête-là…
– Il me semble aussi, fit M. Denis. Un silence, et puis
M. Prosper :
– On raconte tout de même que ç’a a été un homme très
bien, très comme il faut, ce Desjardies. Tant mieux !… Vous
savez, il y en a qui ont le cou si sale que ça dégoûte au moment
de la toilette… Je crois me rappeler aussi qu’on racontait dans
les journaux qu’il avait une fille, une fille très belle qui a voulu
se faire entendre en cour d’assises, mais qu’on a mise à la porte,
et puis qui a voulu se jeter aux pieds de l’empereur. Elle a tout
juste vu le concierge des Tuileries, naturellement… Oui, un tas
de chichis, quoi !…
– Qu’est-ce qu’elle voulait ? demande M. Denis.
– Elle prétendait que son père était innocent,
naturellement… Mais il a été pris en flagrant délit par le
procureur impérial lui-même et le chef du cabinet à la guerre,
Régine. Alors…
Alors… la porte qui donnait sur la grande salle du cabaret
s’ouvrit et, à leur complet étonnement, M. Prosper et M. Denis
virent entrer, en place du garçon, un ouvrier terrassier, qui alla
s’asseoir sans dire un mot à côté de la table qu’occupaient les
deux hommes en noir.
– Tiens ! fit tout bas M. Prosper, gêné, je m’étonne… le
patron m’avait pourtant bien promis que nous serions seuls…
Mais M. Prosper se tut, car son étonnement grandissait :
un autre ouvrier entrait et s’asseyait à une table… Il y en avait
maintenant à toutes les tables. Le dernier ouvrier entré avait
– 20 –
fermé la porte, et tous continuaient à observer le plus
impressionnant silence.
– 21 –
Nous avons laissé l’inconnu à qui Dixmer s’était si
respectueusement adressé pour lui offrir son concours, derrière
la porte d’une vieille maison de la rue de la Roquette. Il n’avait
pas plus tôt prononcé ces lettres magiques : R. C. que la lueur
subite d’une lanterne sourde perça les ténèbres et éclaira un
corridor étroit et bas, aux murs infâmes, aboutissant à un
escalier qui descendait. Quand il vit qu’il lui faudrait se glisser
dans ce trou, l’homme hésita et mit sa main à sa poche pour y
tâter son revolver.
L’individu qui tenait la lanterne devina le mouvement et
dit :
– Oh ! monsieur, vous pouvez être tranquille… vous ne
courez aucun danger !
Et il descendit le premier ; l’autre suivit. L’escalier était
rapide mais court. Ils furent tout de suite sur le sol d’une cave.
L’homme à la lanterne, précédant toujours son visiteur, lui fit
traverser plusieurs caveaux dont les portes se refermaient
automatiquement et silencieusement derrière eux. Ils
remontèrent une trentaine de marches ; une porte s’ouvrit. Le
mystérieux visiteur se trouva soudain dans une salle étincelante
de lumière. Des rires, des cris joyeux accueillirent son arrivée.
– Ce cher procureur ! C’est lui qui nous a fait cette bonne
surprise !…
– 22 –
Il regarda ces visages riants, ces femmes couvertes de
bijoux, ces hommes en frac qui étaient de ses amis, cette table
somptueusement servie, ce salon si clair, si pimpant dans son
style Pompadour, tout ce luxe, là où il eût été normal de trouver
un bouge, et laissa tomber ces mots :
– Toute la surprise est pour moi.
Puis, sans se préoccuper des convives, il se précipita à une
fenêtre, souleva un rideau : la place de la Roquette,
lugubrement éclairée de quelques rares réverbères à la flamme
vacillante, s’étendait sous ses yeux. Devant la porte de la prison,
au centre d’un double cercle formé, le premier par les soldats de
la ligne, le second par des gendarmes à cheval, la guillotine
dressait ses deux bras sombres. Le procureur impérial laissa
tomber le rideau.
Un valet de pied, de la tenue la plus correcte, était derrière
lui, le débarrassant de sa pelisse et de son chapeau. Pendant
qu’il retirait ses gants, le haut magistrat sourit froidement aux
cinq personnes qui se trouvaient en face de lui et dit :
– J’aurais dû m’en douter… c’est une farce… mais elle n’est
pas drôle…
L’homme qui parlait ainsi pouvait avoir une cinquantaine
d’années. Il était grand, bien découplé, avec les épaules un peu
fortes. Tout en lui, du reste, manifestait la force. La tête était
puissante avec un port mauvais, un front terrible, magasin
d’énergie et de volonté qui semblait prêt à crever ; les cheveux
grisonnants en brosse, drus et droits, ajoutaient encore par leur
coupe en carré, à l’aspect opiniâtre de cette tête trop énorme,
même pour le grand corps qui la portait. Les sourcils étaient
touffus, se terminant à la naissance du nez par deux mèches
poivre et sel ; ce nez était long, un peu épais du bout. La lèvre
supérieure se cachait sous une forte moustache qui avait
– 23 –
conservé presque intacte sa couleur châtain foncé ; les pointes
en étaient retombantes, à la Vercingétorix, dissimulant le pli
inquiétant de la commissure des lèvres, mais la lèvre inférieure,
elle, extraordinairement charnue et dépassant la lèvre
supérieure, révélait tout, des appétits de tout, formidables. Le
menton ras était en harmonie avec le front ; mâchoire de fauve
capable de broyer dans la mesure que le front était capable de
penser, là-haut. Cette tête n’eût réussi qu’à faire peur si elle
n’avait pas eu les plus beaux yeux bleus du monde, de grands
yeux clairs d’enfant, qui regardaient bien en face avec sérénité.
Dans l’instant, ils accusaient les personnages présents de
s’être rendus coupables, comme on dit au Palais, d’une sinistre
plaisanterie, consistant à faire souper le deuxième magistrat de
l’empire devant l’échafaud, en aimable compagnie. Celle-ci se
composait de trois hommes et de deux femmes. Les trois
hommes étaient M. Philibert Wat, banquier et député, et
certainement le député le plus influent du régime. Il avait
épousé la fille aînée du président du conseil et s’était fait au
Corps législatif et dans les ministères une clientèle redoutable.
À côté de Philibert Wat se tenaient le portraitiste Raoul
Gosselin, une belle figure d’artiste chic, à la mode, monocle
dans l’œil, et cependant simple et sympathique, et le directeur
gérant de l’Assistance publique, Eustache Grimm, gros homme
pacifique et quiet, personnage considérable qui avait la haute
main sur tout ce qui touchait en France, publiquement, à la
charité et la pitié. Des deux femmes, l’une était grande, belle,
blond cendré, de regard enjoué, mais d’allure et de geste
tragiques, la comédienne, à cette heure, la plus aimée de la
capitale, celle qui venait de triompher dans les Martyrs, à la
Porte-Saint-Martin : Marcelle Férand. Tout Paris la savait la
grande et fidèle amie de Raoul Gosselin. L’autre femme,
créature assez étrange, s’était échappée d’un harem de Tunis et
s’appelait « La Mouna ».
– 24 –
Le procureur, Jacques Sinnamari, les écoutait protester
contre ses dernières paroles. Tous affirmaient que s’il y avait eu
une plaisanterie en tout ceci, ils en étaient, comme lui, les
victimes, les victimes du reste nullement à plaindre, car
l’hospitalité qui leur était si mystérieusement offerte ne
manquait ni de charme, ni de piquant, ni de confortable. Les
pyramides de fruits magnifiques qui garnissaient les consoles, le
champagne qui rafraîchissait dans des seaux à glacer, le luxe du
linge et de l’argenterie marqués aux initiales R. C., tout ce que
l’on voyait permettait d’augurer que le mystérieux amphitryon
« savait bien faire les choses ». Mais qui était donc celui qui les
avait réunis là, dans des conditions telles que, après en avoir été
d’abord fort intrigués, après s’en être ensuite amusés, ils
commençaient maintenant à en être intimidés ?
– Enfin, mesdames et messieurs, de qui sommes-nous les
invités ? s’écria Raoul Gosselin en allumant une cigarette à la
flamme d’une bougie… Par quel sortilège sommes-nous réunis ?
Le procureur s’arrêta devant la Mouna qu’il n’avait jamais
vue, et que, du reste, personne ne connaissait. Il s’inclina. Elle
était assez jolie ; la peau ambrée, de grands yeux noirs, une
petite bouche, mais le cou un peu épais ; quelques beaux bijoux.
Toilette de voile noir garni de perles, de jais, de paillettes, très
tintinnabulante au moindre mouvement. Elle fumait une
cigarette d’Orient.
– Madame pourrait peut-être nous renseigner ?
– Sur quoi, monsieur ?
– Mais sur tout… nous ne savons rien…
– Je n’en sais pas plus long que vous, monsieur…
– 25 –
– Serait-il indiscret, madame, de vous demander à qui
nous avons l’honneur de parler, car mes amis, pas plus que
moi…
– Monsieur, c’est moi qui suis la Mouna ! fit-elle d’un air
brusque et entendu, comme si elle n’avait plus rien à ajouter et
comme si ces dernières paroles devaient renseigner le genre
humain sur sa personnalité.
Tous se mirent à rire pendant que la Mouna les regardait
avec étonnement. Et elle raconta comment elle était venue à ce
singulier rendez-vous.
– Voilà, disait-elle, c’est bien simple. Je sortais de souper
d’un cabaret du boulevard Montmartre dans la nuit d’hier ;
j’étais seule, ayant vainement attendu un ami qui m’avait
pourtant donné rendez-vous dans cet endroit. Je cherchais ma
voiture, que je ne retrouvais plus à la porte du cabaret. Tout à
coup, un homme, sortant de je ne sais où, s’est avancé, et,
mettant le chapeau à la main, m’a poliment prié de lui
permettre de m’offrir son bras. Puis en guise de présentation,
l’homme dit un mot… Oh ! pas long… Était-ce un mot ?
C’étaient plutôt deux lettres, R. C…
– Ah ! il a dit : R. C. ? demanda Marcelle Férand.
– Oui…
– Très intéressant ! fit la tragédienne. Alors ?…
– Il m’a accompagnée jusqu’à la porte de mon hôtel, rue
Taibout… il n’a pas voulu entrer… il m’a seulement donné
rendez-vous ici pour cette nuit… J’ai accepté son rendez-vous
où je ne croyais pas que nous serions si nombreux. Je lui ai dit
que je m’appelais la Mouna et il me dit qu’il s’appelait, lui, vous
ne savez pas comment ?… Mystère !
– 26 –
Elle n’avait pas plutôt prononcé ce mot : Mystère que des
exclamations partaient des quatre coins du salon :
– Le roi Mystère ! le roi Mystère !…
– Qu’est-ce que je t’avais dit, Raoul ? s’écriait Marcelle
Férand. Tu vois bien qu’il existe ! Tu vois bien que c’était lui !
Parbleu ! Il n’y a que lui pour avoir des cartes de visite pareilles !
– Il devrait signer ses cartes R. M., répliqua Gosselin en
riant. Pourquoi portent-elles R. C. ?
Et il exhiba, en effet, une carte de visite où étaient inscrites
ces deux initiales au-dessus d’une tête de mort sur tibias.
– Ne dit-on pas qu’il habite dans les catacombes ? reprit
l’actrice. Alors tout s’expliquerait R. : roi ; C. : catacombes ; le
roi Mystère serait le roi des Catacombes !
Tout le monde rit et le peintre se rappela, avec une joie
candide, qu’il avait fallu tout de même, huit mois auparavant,
une déclaration retentissante du préfet de police pour calmer les
imaginations surexcitées du boulevard.
C’est que, dans ce moment-là, les faits les plus monstrueux,
les crimes les plus audacieux, les événements restés
inexplicables de la vie publique quotidienne avaient été mis avec
entrain sur le compte de cet espèce de loup-garou pour grandes
personnes qu’avait été, pendant quelques semaines, le roi
Mystère ! Mais qui donc avait imaginé, qui avait créé cette
royauté ?… Qui ? On ! On, c’est-à-dire tout le monde, c’est-à-
dire personne !
– Alors, nous allons le voir ce soir ! s’exclama Marcelle
Férand !… Quel bonheur !…
– 27 –
– Ah çà ! Qui peut nous monter ce bateau-là ? s’écria Raoul
Gosselin en assurant son monocle d’un geste nerveux. Ce n’est
pas drôle du tout !…
– Mais ce n’est pas un « bateau » ! protesta Marcelle.
– Je ne croirai à l’existence de ton roi Mystère que lorsque
j’aurai fait son portrait ! déclara le peintre.
La porte venait de s’ouvrir. Un laquais annonçait :
– Monsieur le notaire du roi !… Monsieur le greffier du
roi !
– 28 –
Deux hommes firent leur entrée, la tête basse et une
serviette de maroquin sous le bras, presque des vieillards tous
deux, mais l’un épais et l’autre chétif. Un notaire parisien ne
saurait en aucune circonstance être confondu avec un greffier…
Quand ils eurent enlevé leur chapeau, leur pardessus et
l’écharpe qui leur cachait à moitié le visage, les deux nouveaux
personnages furent accueillis par des cris de nature diverse. Le
notaire et le greffier montraient un visage si consterné que,
quelle que fût la diversité de l’impression, chacun finit par se
demander si l’affaire ne devenait pas sérieuse. M e Espérance
Mortimard, l’un des premiers et des plus riches notaires de la
capitale, dont l’étude, sise quai Voltaire, voyait défiler une
exceptionnelle clientèle. Depuis qu’il avait dépassé l’âge de
quatorze ans, âge auquel, entre une version latine et un discours
français, son père, M e Isidore-Hildebert Mortimard, avait
commencé de l’initier aux mystères du papier timbré, nul
n’avait vu sourire Espérance. Et, en vérité, quand il apparut en
notaire du roi Mystère, cette nuit-là, dans le salon de la maison
de la rue de la Roquette, il n’avait jamais moins souri. L’ennui,
l’humiliation, et aussi un peu d’effroi, se partageaient
l’expression de son visage jaune parcheminé.
À côté de lui, M. Jean-Joseph-Sosthène Bison, greffier de la
cour d’assises de la Seine, qui, lui, avait l’habitude de rire, hors
de ses fonctions, semblait dans le moment avoir envie de
pleurer. M e Mortimard et M. Bison furent moins étonnés de
– 29 –
rencontrer en cet endroit M. le procureur impérial que M. le
procureur impérial ne fut stupéfait de se trouver face à face avec
eux, devenus notaire et greffier du roi !…
– Ah, çà ! s’écria Sinnamari. Qu’est-ce que tout cela veut
dire, mon cher Mortimard ? Et vous, que faites-vous ici,
monsieur Bison ?
Le notaire répondit :
– Mais, monsieur le procureur impérial, j’ai été appelé ici
par un de mes clients.
– Le roi Mystère est votre client ?
– Mais oui, monsieur le procureur impérial.
– Je savais que vous aviez des monarques parmi vos
clients, reprit Sinnamari qui n’en pouvait croire ses oreilles.
– Oui, fit M e Mortimard, je m’en flatte : la reine
d’Angleterre, le roi de Grèce, le roi d’Illyrie…
– Mais je doute qu’ils soient enchantés d’apprendre que
leurs dossiers voisinent avec le dossier du roi Mystère ! répliqua
le procureur impérial.
– Je me dois à tous ceux qui viennent requérir l’office de
mon ministère, fit le notaire avec onction.
– Et il y a longtemps qu’il est votre client ?
– Le roi Mystère ? Eh bien, mais… depuis un an !…
– Depuis un an ! s’écria Sinnamari. Et vous n’avez pas
averti la police, et vous ne m’avez pas averti, moi, votre ami ?
– 30 –
M e Mortimard poussa un soupir que l’on pouvait
diversement interpréter, soit qu’on le crût l’expression de
l’ennui que lui causait cette sorte d’interrogatoire, soit qu’on
imaginât qu’il traduisait le regret que ressentait l’honnête
tabellion de n’avoir pu, en effet, avertir la police.
– Vous savez bien, dit M e Mortimard, que nous sommes
liés par le secret professionnel…
Et le notaire gémit encore.
– Le secret professionnel ! répartit Sinnamari. Vous me la
baillez belle avec votre secret professionnel !… Il n’y a pas de
secret professionnel pour les gredins !
M e Mortimard leva à nouveau vers le plafond ses mains
qu’il avait grassouillettes, et encore on ne pouvait savoir si ce
geste protestait contre l’injure que l’on faisait à l’un de ses
clients ou s’il attestait prudemment que lui, Mortimard, était
tout prêt à partager l’opinion du procureur impérial.
– Ainsi, il existe ! continuait maintenant le procureur
comme s’il ne s’entretenait qu’avec lui-même. Il existe !…
Dixmer avait donc raison !… C’est inouï !… À notre époque !…
Et, se retournant vers M e Mortimard :
– Et vous l’avez vu ?
– Comme je vous vois ! soupira le notaire. Le procureur
s’exclama encore :
– Eh bien !… M. le préfet de police sera, pour ma foi, bien
étonné, mais il ne le sera pas plus que moi !…
– 31 –
Ce disant, Sinnamari se rappelait que quelques mois
auparavant, M. le préfet de police, dans sa remarquable
déclaration faite à un rédacteur de l’ Écho du Boulevard, avait
appuyé fort habilement sur ce point faible de l’existence du roi
Mystère.
Non seulement personne ne pouvait se vanter de lui avoir
parlé, mais encore on ne pouvait dire qui en avait parlé pour la
première fois et nul ne pouvait se vanter de l’avoir vu jamais !
Il avait sans doute suffi que l’esprit inventif et loustic d’un
chroniqueur en mal de copie eût bâti de toutes pièces la
silhouette imaginaire de ce prince de conte de fée pour que
l’amour du fantastique qui veille toujours au cœur de la
première cité du monde s’en fût emparée avec enthousiasme.
Dans les cerveaux troublés, et il faut bien le dire, amusés,
ce prince des ténèbres, dont on plaçait le royaume au fond des
catacombes, était devenu maître du bien et du mal.
Oui, le sang répandu et le bienfait anonyme, autant de
gestes du roi Mystère ! Une souscription populaire en faveur des
victimes du terrible hiver de 186…, où le roi Mystère s’était
inscrit pour 100000 francs, avait, comme on peut le penser,
donné quelque lustre à la réputation du personnage. C’est
même à ce propos que le préfet de police avait jugé bon
d’intervenir pour faire cesser une plaisanterie qui menaçait de
rendre les services de la préfecture tout à fait ridicules. Il avait,
fort sensément, expliqué la souscription par la fantaisie d’un roi
de la finance qui tenait à garder l’anonymat. Il avait prié les
reporters d’inventer autre chose et de laisser désormais le roi
dormir en paix dans ses catacombes…
Sinnamari, maintenant, paraissait furieux. On l’entendait
gronder :
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– … Et il a son notaire !… Et il a son greffier !… Mais tout
cela ne nous dit pas son nom !… Comment s’appelle-t-il ?… Qui
est-il ?
Et Sinnamari, retourné vers Mortimard, attendait le nom.
Le procureur impérial avait alors cet air hautain, ce ton de
commandement, cette voix de menace qui faisaient trembler les
accusés et les témoins dans les prétoires. M e Mortimard
trembla, lui aussi, mais il ne répondit rien.
– Enfin, vous devez le savoir ! reprit le terrible procureur.
– Il le faut bien… murmura le notaire, pour les contrats…
– Comment ! Il vient chez vous passer des contrats…
Mortimard hocha la tête en signe affirmatif. M. le
procureur impérial émit cette opinion qu’il rêvait, mais le
notaire ayant alors secoué la tête en signe négatif, Sinnamari
dut en conclure qu’il ne rêvait pas.
– Des contrats ! Quels contrats ? demanda le magistrat
dont les yeux s’ouvraient énormes. Quel genre de contrats
faites-vous pour cette sorte d’individu, Mortimard ? Ils ne
doivent par être valables… Vous le savez bien !… Que signifie
cette comédie ?
– Ah ! Comment voulez-vous que je consente jamais à faire
des contrats qui ne soient pas valables ?… Voyons, monsieur le
procureur impérial, vous me connaissez assez… Ces contrats
sont valables, du moment qu’ils sont moraux…
– Ah !… ils sont moraux !…
– Entièrement moraux !… C’est même leur principale
qualité !…
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Sur quoi M e Mortimard ayant poussé un nouveau soupir,
M. le procureur impérial estima qu’il ne tirerait rien de plus de
l’honorable tabellion, et il se retourna vers le greffier.
Ce fut le tour de M. Joseph Bison, dont les doigts fiévreux
tambourinaient le maroquin de sa serviette.
– Et vous ! M. Bison ! Je vous croyais greffier à la cour
d’assises de la Seine ?…
– Vous avez raison, monsieur le procureur impérial,
répondit M. Bison, levant et abaissant la tête avec rapidité, dans
un geste qui disait assez que, lui, Bison, ne se permettrait jamais
de contredire M. le procureur impérial…
– Vous ne l’êtes donc plus ?…
– Oh, monsieur le procureur impérial… dans mes moments
perdus, je fais des petits extras…
Et Joseph Bison, après avoir relevé soigneusement les deux
pans de sa redingote, s’assit, épuisé…
Sinnamari, devant les déclarations des deux hommes de
loi, montrait une figure où étaient peints à la fois une si
remarquable consternation et un si parfait ahurissement, que
les jeunes femmes repartirent à rire.
– Eh bien ! S’il existe, tant mieux ! s’écria Philibert Wat, le
gendre du président du conseil qui, jusqu’alors, ne s’était mêlé
que fort peu à la conversation. Vous m’en voyez enchanté, et
qu’il arrive vite !…
– Vous êtes pressé de le voir ? demanda Sinnamari.
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– Je vous crois ! répondit Wat. Il doit me remettre vingt-