© 2019 Mademoiselle Elisabeth BEGAUDEAU, Virginie
Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris
Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne
ISBN : 9782322175826
Dépôt légal : Septembre 2019
A Mamiedoux,
A Maman,
— Élisabeth ? Je n’ai aucune crainte en ce qui concerne ma fille. Elle a seulement besoin de grandir avant que nous ne l’emmenions à l’autel, épouser votre Alexandre ! Soyez rassurée, et dormez, ma chère amie ! Les projets n’ont pas changé, même si c’est encore bien tôt pour les réaliser. Ne trouvez-vous pas ?
Anne Calys traîne le pas dans son jardin, accompagnée de Solène La Borie qui semble s’inquiéter de la situation de son fils maintenant que l’aînée des Calys va annoncer ses fiançailles. Anne a l’esprit averti sur les mises en garde de la bourgeoise au sujet de l’avenir de sa benjamine, et elle sait qu’elles ne sont pas pour la conversation. Elles sont toutes pour Lucas, ce jeune garçon qu’Élisabeth fréquente sans discrétion et qui n’a pas quitté ses jupes depuis ses sept ans.
Tout en emplissant leur panier des dernières fleurs écloses, commentant les ouvrages de couture récemment lus, les deux bourgeoises n’hésitent pas à exposer leurs anxiétés sinon leur enthousiasme pour les mariages à venir, qu’ils soient pour eux ou pour leurs voisins. La réception du jour est un prétexte fameux pour ces bavardages mondains, elle masque les impatiences des mères de famille.
Anne revient de sa promenade, agitée, et retire ses gants. Il est déjà dix heures et elle ne voit aucune de ses filles au salon, comme prévu, pour résumer les préparatifs du grand déjeuner. Elle soupçonne même la plus jeune de dormir et elle s’emporte :
— Où est cette enfant ? Marie ! C’est Jean qu’il faut remercier pour ses mauvaises habitudes !
Marie, la domestique, se presse puisque le domaine reçoit et qu’elle est la seule à déployer les talents nécessaires quant à la réussite de l’événement. Mais elle se décide à porter secours à sa maîtresse sous peine de subir ses humeurs.
Mme Calys entend Isabelle piétiner à l’étage et traverser le corridor, les bras chargés de toilettes tandis qu’Hélène s’agace en craignant d’être en retard pour accueillir ce futur qu’elle ne connaît même pas. Et son mari Jean qui est en ville ! Décidément, Anne se retrouve bien en peine de devoir surveiller les festivités, et le sommeil de sa benjamine l’irrite.
— Élisabeth, réveillez-vous enfin ! s’écrie-t-elle du hall d’entrée.
Mais elle n’est pas résolue à répondre. Marie se hâte de la tirer du lit avant que sa mère ne vienne le faire elle-même, ce qui risque d’affecter grandement son entrain.
— Que Madame aille apporter ses soins au premier ! rétorque Marie. Je vais m’occuper de Mademoiselle. Elle sera prête à l’heure.
La chambre de la jeune fille n’est pas la plus vaste, mais elle dispose encore de la salle de jeux. Un lit en chêne aux colonnes sculptées, aux baldaquins écrus et aux oreillers multiples, trône au milieu de la pièce. Une coiffeuse se ravit contre le mur près de la fenêtre et le soleil s’y réfléchit intensément.
Marie entre, tire les immenses tentures entrecroisées et ouvre la fenêtre qui donne sur le parc. La luminosité fait sursauter Élisabeth qui enfouit sa tête sous le drap blanc. La domestique s’empare de la robe en taffetas soigneusement choisie par Mme Calys et la pose sur le banc de lit. Fort heureux, elle n’est pas froissée ! Elle s’exclame :
— Dieu qu’il fait chaud ! Élisabeth, sortez de ce lit maintenant ! Votre mère vous réclame et si vous ne voulez pas avoir d’ennuis, il vaudrait mieux que vous descendiez rapidement. Les Bellivier de Prin ne tarderont pas !
— Oh, Marie ! Je n’aime pas du tout l’idée de les rencontrer, dit-elle d’une voix tout endormie.
— Vous la préférerez à celle de passer à la conversation avec votre mère si vous ne vous montrez pas, croyez-moi !
— N’est-elle plus en flânerie avec Mme La Borie ? Nous sommes pourtant mercredi.
— Vous ne l’entendez pas vous appeler ? Elle a tôt fait de rentrer !
— Qu’importe ! Je n’ai aucune envie de m’enfermer la journée au salon à boire des tasses de thé et à écouter des affaires qui ne me concernent pas alors qu’il fait si beau !
— Ne faites pas l’enfant, Élisabeth. C’est un jour important pour votre famille.
— Il ne l’est pas pour moi, conclut-elle, renfrognée.
Marie s’approche et caresse les cheveux de la jeune fille. Elle ne réprime pas sa tendresse.
— Vous verrez lorsque viendra votre tour... Allez ! Cette fois, je ne veux plus rien entendre, habillez-vous ! Votre petit-déjeuner est déjà froid.
— Très bien, Marie, vous avez gagné. Comme toujours.
Son sourire la réconforte et elle s’étire avant de poser le pied à terre.
Ce 19 août est effectivement l’un des jours les plus chauds de l’été 1868 et Élisabeth, qui déteste participer aux activités du domaine, n’arrive pas à récupérer son éternel enthousiasme sous cette canicule. Elle a quatorze ans, en aura quinze le 17 septembre et n’a pas l’impression d’être en âge de partager les confidences de ses sœurs ni celui de déserter pour se divertir. Elle a bien du mal à trouver sa place. Hélène, l’aînée qui a fêté son dix-neuvième anniversaire le mois dernier, est présentée à sa belle-famille et c’est pour elle qu’Anne Calys se met dans tous ses états. Isabelle, l’entre-deux, comme ils la surnomment, a déjà entamé sa dix-septième année sans avoir encore rencontré quelqu’un à marier, ce qui désespère beaucoup sa mère pressante.
Élisabeth enfile sa robe en taffetas vert assortie de ses bottines vernies. Elle noue difficilement sa ceinture en tissu et regrette de devoir faire le large nœud. L’effet donne plutôt bien, mais la grimace qu’elle fait en s’étudiant ne la trompe pas. La coquetterie n’est pas sa première qualité, elle le sait. Après un nouvel examen, elle décide qu’elle ne portera ni de col monté ni de broche. Elle veut être légère, et seule sa petite crinoline l’embarrasse. Tant pis si elle ne doit pas découvrir ses épaules avant midi !
Elle ajuste ses pantalons de dentelle avec la folle envie de retirer les cerceaux de fer qui flottent autour de ses hanches. À quoi cela sert-il donc ? Elle aurait tout aussi bien pu mettre des jupons de coton pour donner le volume qu’elle désirait. Pourquoi les femmes doivent-elles s’infliger le châtiment de la crinoline ? Heureusement, elle est encore fluette et le port du corset ne lui est pas imposé. Elle songe même à jeûner plus souvent...
Elle brosse ses cheveux châtains, un plaisir d’ordinaire réservé à Marie, et installe ses deux peignes en nacre. Son nez est retroussé et ses yeux aussi verts que sa toilette se reflètent dans le miroir, insatiables et vivants. Sa peau est plus hâlée qu’elle ne le devrait et tout comme sa petite canine tordue, son unique fossette sur la pommette gauche, elle le tient de son père. Son visage est curieux, peu conforme à celui de ses contemporains, trop ronds et trop douceâtres. Le sien est fin, anguleux, couvert de taches de rousseur sur les joues en raison de ses nombreuses courses champêtres. Aux côtés de ses sœurs, c’est elle qui marque son caractère !
Elle appuie la tête sur ses mains, mimant quelques moues à la glace de la coiffeuse, essayant de trouver une distraction susceptible de ne pas la faire périr d’ennui. Le grand monde ne l’inquiète pas, mais il ne lui procure aucune exaltation contrairement à toutes les jeunes filles en âge de faire leurs débuts où la simple apparition dans la vie sociale tourne la tête. Élisabeth préfère échapper à toutes les formes de convenances, s’affranchir auprès de Lucas, savourer ce qui lui sera certainement bientôt défendu.
Elle conserve peu de souvenirs de leur rencontre, persuadée que cela n’a pas vraiment d’importance et qu’ils se sont presque toujours connus. Elle devait avoir sept ans la première fois et se rappelait seulement l’avoir emmené pour la préparation des confitures au début d’un printemps. À partir de là, ils étaient devenus des favoris et la famille Calys avait dû accepter Lucas Florent en dépit de tout ce que cela impliquait.
Son père, Gabriel Florent, est le capitaine au long cours de Vieux-Boucau, jadis Port d’Albret, petite ville côtière des Landes dont les habitants chérissent toujours l’ancien nom, faisant sa réputation avec celle de son fils. Pourtant, malgré la dissemblance sociale des deux familles et les condamnations de sa mère, de plus en plus impérieuses, Élisabeth ne se fie qu’à Lucas, son compagnon unique, son exclusif, comme elle l’appelle parfois. Le seul qu’elle ait jamais estimé. Les camarades de jeux des goûters mondains ne l’ont pas intéressée, autant que les futurs soupirants qui s’y sont trouvés en vue de son beau mariage.
Non, elle choisit Lucas avec le même entêtement et la même certitude qu’elle gonfle au fil des jours. Élisabeth est sûre de tout.
La famille ne se tourmente pas plus que de raison, intimement assurée que rien ne dure à cet âge-là. Ils ne s’aiment que par innocence. Seule Mme Calys est contrariée, ils le savent, surprenant les gens à ruminer ou à entacher son modeste prestige alors que ce prestige subsiste pour elle tel le bien le plus rare qu’elle ait sur terre. Plus que sa foi en Dieu… Anne attend que les enfants soient rondement séparés et le plus tôt possible désormais.
Mais son mari, l’éminent Jean Calys, notaire respectable sinon encensé, semble heureux pour l’insouciance de leur fille qui profite de cette jeunesse si injustement étiolée après quelques années. Il ne pense pas aux noces, car Élisabeth est encore trop jeune, et au moment venu, elle sera fiancée à Alexandre La Borie, le fils unique des La Borie qui ont affaires communes avec les Calys depuis des décennies maintenant. La question n’est donc pas posée et Élisabeth badine au lieu d’y songer. Elle a le cœur tourné rien qu’à l’idée que cela peut arriver.
Toutes ces pensées, la font oublier de descendre. Elle dévale le grand escalier de pierre comme pour rattraper son temps perdu. Elle jette un œil à la salle à manger où la table est dressée. Il y a la vaisselle, les chandeliers et tout ce qui doit être là pour une telle occasion. L’immense table est recouverte d’une nappe brodée où le service de porcelaine, cadeaux de noces des époux Calys, parade avec mépris au côté du cristal et de l’argenterie.
Exceptionnellement, la famille a pris le souper de la veille et le petit-déjeuner au petit salon. Le pain grillé attire l’odorat d’Élisabeth et la met en appétit. Elle écoute, au travers des murs, sa mère dicter les derniers arrangements avec Isabelle qui l’a rejointe pour la convaincre de lui prêter son collier d’ambre qui sera « le seul à ne pas jurer avec sa robe beige. »
Élisabeth commence à étaler la confiture sur les tartines lorsque Marie entre dans la pièce. Elle ramasse les couverts laissés sur la nappe, époussète quelques bibelots et profite d’un moment de répit pour bavarder avec la jeune fille, captivée par sa douceur née.
— J’espère que cette réunion ne va pas s’éterniser, Marie ! Je n’en aurai pas la patience, explique Élisabeth, feignant le désespoir.
— Plus elle s’éternisera, comme vous dites, mieux cela vaudra pour nous tous. Pour sûr que si vos parents retiennent les Bellivier de Prin à dîner, les accords seront conclus et nous n’aurons pas tout fait pour rien !
— C’est affreusement long ! Et Lucas qui m’attend ! Je lui ai promis de…
— N’en faites pas tout le drame, la coupe Marie, Amandine est venue pendant que vous vous prépariez. Elle m’a porté du tissu pour la robe d’Hélène et assure que son frère a des projets.
— Lesquels ? C’est ridicule, nous aurions pu nous prélasser à l’étang et manger la tarte aux prunes que vous avez faite hier. Cela aurait été drôlement plus intéressant.
— Il a peut-être aussi des choses à voir, et pas qu’avec vous. Elle sourit. Ce n’est pas une punition, Élisabeth. Je suis certaine que vous trouverez votre compte de divertissements pour le déjeuner. Ah, oui ! J’ai dit à Madame que vous étiez levée quand elle vous a fait appeler, elle veut vous parler.
— À quel sujet ?
— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? Il serait raisonnable de ne pas être de caractère avec elle ce matin sans quoi elle vous mettra en garde sur votre attitude.
— N’est-ce pas plutôt Isabelle que l’on devrait sermonner ? C’est elle la prochaine, non ?
Élisabeth a à peine le temps de boire une gorgée de lait que Mme Calys pousse la porte battante d’un geste si brusque qu’ils n’ont pas de doute quant à son humeur. Elle paraît d’ailleurs bien plus épouvantable depuis le retour de Jean Calys, il y a une demi-heure.
Son éternelle prestance a toujours suscité l’admiration chez la jeune fille. Ses toilettes impeccables, ses cheveux coiffés aux dernières tendances de Paris et son éloquence remarquable gagnent sincèrement le respect d’Élisabeth. Jamais un mot plus haut que l’autre, Mme Calys connaît les pièges d’un langage tortueux et même si Élisabeth ne considère en rien sa mère comme un modèle ni comme la femme qu’elle voudrait devenir, elle lui confère cette estime des femmes du monde, ces femmes qui ne donnent jamais l’impression de ressentir quoi que ce soit. Rien ne s’affiche, rien ne s’exalte et Anne Calys a appris tout des usages, pourtant ce matin, elle semble bien mal se maîtriser.
— Est-ce vous qui avez fait le caprice à votre père ? s’exclame-t-elle.
— Je vous demande pardon ? déglutit Élisabeth.
— Je n’arrive pas à y croire ! Je ne vous ai demandé qu’une journée, Élisabeth, une journée pour faire honneur à votre sœur. Nous attendons ce moment depuis des années, et je n’ai rien exigé de vous jusqu’à maintenant. Au lieu de quoi, pour qui allons-nous passer ? Imaginez ce que les Bellivier de Prin seront amenés à dire s’ils découvrent votre conduite, et à ce train, c’est certain qu’ils le sauront. Votre père est un piètre exemple pour vous !
Élisabeth n’ose jeter un regard à Marie qui a cessé son dépoussiérage. La jeune fille ouvre la bouche et son étonnement est aussi sincère que la fureur de sa mère est palpable.
— — Je ne vois pas de quoi vous parlez, mère. Je n’ai vu personne ce matin, encore moins, mon père.
— Niez-vous ne rien savoir ? Vous ne m’y prendrez certainement pas ! Lucas n’a pas lieu de venir au déjeuner ! Ni au déjeuner ni au dîner d’ailleurs. Vous aviez toute la sainte semaine pour aller vous encanailler avec !
— Lucas vient-il nous rejoindre ? s’enquiert Élisabeth, bien en peine à feindre son sourire. Oh !
— Comme s’il avait sa place !
— Ce n’est que Lucas, reprend-elle, agacée, il ne dérangera pas, et nous aurons une conduite irréprochable, je vous l’assure. Il n’est pas question de nous étreindre devant l’assistance, et je ne le laisserai même pas parler au cas où son vocabulaire de fils de port transparaîtrait, c’est une promesse, vraiment.
— J’ignore bien quelle lubie votre père poursuit pour satisfaire vos fantaisies, mais un jour, Élisabeth, cela finira bien par nous dévaster ! Et votre attitude en prend le chemin ! Encore heureux que vous ne soyez pas prête à vous fiancer !
Anne ne se donne pas la peine d’étudier la mine de sa fille et quitte le petit salon. Comment ne peut-elle pas rêver de ses noces futures et se compromettre de la sorte ? Avec l’approbation de son idiot de mari ! Quand bien même Anne Calys se donnerait du mal à agripper le si bon parti qu’est Alexandre La Borie, elle n’a aucune certitude quant à la réaction d’Élisabeth. Et dire que toutes les jeunes filles de bonne famille, de leurs amis surtout, s’accommoderont des lois d’un mariage parfois injuste, mais toléré, honorées d’avoir été mariées avant vingt ans. Élisabeth semble se fâcher à chaque fois qu’elle se voit répéter la leçon et ses quinze ans pèsent déjà bien trop.
Marie s’apprête à tempérer l’enthousiasme d’Élisabeth, mais celle-ci est plongée dans ses rêveries. Elle est honnête en prétendant à sa mère qu’elle n’a pas été dans la confidence et sa réaction la dépasse avant de la désabuser.
Anne a néanmoins toutes les raisons de croire que le comportement de Jean est inapproprié, ce qu’il a toujours été d’ailleurs, et les années n’ont eu de cesse de creuser leur mésentente conjugale sur le sujet d’Élisabeth, de ses attentes et de son éducation. Lucas en est la triste illustration et à l’heure où Anne Calys tente de le sortir de leur quotidien, Jean s’entête à l’accrocher. Il aurait eu meilleure idée de l’adopter, cela aurait dissipé le scandale !
Élisabeth termine son petit-déjeuner et s’empresse de rejoindre Isabelle qui l’interpelle de l’étage. Elle a visiblement besoin d’aide pour passer sa mousseline et Élisabeth aimerait éviter de croiser sa mère avant l’arrivée des Bellivier de Prin, s’impatientant de celle de Lucas.
*
Il n’est pas encore onze heures et Lucas se dirige d’un pas léger vers l’allée des Maréchaux où se devine le cabinet de Jonathan Carrel, surnommé « John » depuis son arrivée à Port d’Albret, quinze ans plus tôt. Il lui reste une ou deux heures à flâner avant le déjeuner chez les Calys et il a besoin d’un costume. Sa rencontre avec Jean Calys lui a donné l’obligation d’accepter de jouer les garde-fous d’Élisabeth tandis que toute la famille sera en pleine représentation de fiançailles.
Mais il n’en a ni le cœur ni l’envie, et c’est tout naturellement vers son ami John qu’il se tourne une fois de plus. La nouvelle qu’il a reçue la veille au soir, à défaut de l’empêcher de dormir, l’a sombrement secoué.
Le Dr Carrel s’approche de la quarantaine sans déplaisir. Gracieux, éloquent, et sans conteste un bon parti, il séduit. Mais en dépit de toutes les sollicitudes de filles à épouser en rêve d’une vie conjugale des plus réussies, John a choisi Marie, la domestique des Calys, et ce bien avant leur exil mutuel. Depuis son arrivée à Port d’Albret, les efforts qu’ils ont faits pour changer leur avis sur la question n’ont pas été suivis d’effets et l’éternelle indifférence que mène Marie contre son propre bonheur le renvoie à son chagrin.
En d’autres circonstances, elle n’hésiterait pas à offrir sa main tandis qu’il ne demande même pas de dot ! Quelle idiote fait-elle ! Quelle idiote la pense-t-on ! Mais leur expérience commune ne leur permet pas de faire un bon mariage, elle le sait pour lui alors qu’il se blesse à vouloir faire table rase du passé.
Lucas et Élisabeth croient, à juste titre, ou non, qu’ils sont les privilégiés de l’histoire imaginaire qu’ils se plaisent à fabriquer. Ils songent aisément à les voir réunis. Utopie de la jeunesse ! John tait ce qu’il sait sur eux, évidemment.
Lucas se retrouve devant la vieille bâtisse à l’immense porte cochère où le nom du Dr Carrel est inscrit en si petits caractères à côté de celui du Dr Humbert que cela en devient illisible. Lucas a toujours eu un faible pour cette demeure, au contraire d’Élisabeth qui la trouve trop lugubre à son goût. Le jeune homme frappe plusieurs coups avant que l’un des battants ne s’ouvre. John apparaît, une blouse propre, le sourire aux lèvres, mais le bras en écharpe.
— Bonjour, Lucas ! Ne me dis pas que tu as attrapé le mal, le cabinet est plein ces jours-ci…
— Non, rassure-toi, répond-il, affichant une complète désinvolture. Je passais quémander de quoi me mettre sur le dos avant mon déjeuner chez les Calys. Tu sais que le grand moment est arrivé pour Hélène, et je suis de la fête.
— Anne Calys l’a permis ? Il sourit. Si c’est le cas, pour sûr que c’est un grand moment et il n’est pas question de te laisser filer en chemise ! Il faut que tu aies l’air d’un homme, respectable au moins.
— Oh ! Elle n’aura plus longtemps à nous supporter, John. C’est même certainement la dernière fois.
— Que dis-tu là ? Allez, viens donc, petit ! Le Dr Humbert a pris mon patient.
John le fait entrer dans la salle qui sert aux malades, aux visiteurs, aux ennuyés, et tous deux s’assoient en silence. Le jeune médecin n’a pas envie de le laisser planer et une brève discussion avec son supérieur, avant la fermeture d’hier, lui revient. Il n’a pas l’intention de commencer à débattre sur les réceptions mondaines, le déséquilibre de la famille d’Élisabeth, tendre Élisabeth ou sainte Élisabeth comme il se moque à la désigner, encore moins de la réaction de sa mère. Il perçoit nettement l’humeur de Lucas. D’ordinaire, le jeune garçon aurait volontiers vilipendé Anne Calys sur ses préjugés ou son manque de compassion, mais il se contente de lisser son pantalon de toile. John n’a même plus besoin d’une explication et les paroles du Dr Humbert prennent tout leur sens.
— Alors, c’est vrai, déclame-t-il, ton père a accepté la traversée ? Je ne suis pourtant pas aussi stupéfait que tu sembles l’être, Lucas.
— J’aurais préféré que ce soit les Borrel qui embarquent, pas nous. C’est même ce qui avait été prévu.
— Ton père est capitaine, c’est déjà une sacrée chance que vous soyez à terre depuis si longtemps. Tu es en âge de décider, comme ta sœur du reste, confie John, tu trouverais une petite affaire. C’est pas ce qui manque dans le coin, mais je sais que tu vas le suivre, et au risque de te déplaire, c’est mieux ainsi. Il n’y a rien pour toi ici de toute façon.
— Il y aurait pu…
— Non, Lucas, Élisabeth n’a jamais été une raison valable. Quand bien même M. Calys s’obstine à te considérer comme un membre privilégié, il n’aurait pas été assez fou pour t’accorder la main de sa fille. Surtout de celle-ci !
— Je ne veux pas lui dire.
— Quand est prévue l’envolée ?
— Dans une dizaine.
— Tu trouveras le moment. M Calys doit néanmoins être au courant et cette invitation impromptue a le goût du pardon. Pour adoucir le drame que tu vas lui faire vivre.
— Et que lui aussi, d’ailleurs. J’ai entendu qu’il quittait Port d’Albert pour quelques mois. Élisabeth n’en a pas la moindre idée. Tu veilleras à me remplacer, John ? Tu veilleras un peu sur elle ? À ce qu’elle fasse un bon mariage ? Ou mieux encore, qu’elle n’en fasse pas du tout.
— Je ne suis pas assez arrogant pour tenir tête à Mme Calys, désolé mon grand, faudra qu’elle apprenne à se débrouiller toute seule !
Son rire est franc et console quelque peu les incertitudes de Lucas. Il dit vrai. Sans lui, Élisabeth risque fort de se retrouver empêtrée dans une réalité qu’elle n’a cessé de fuir depuis leur rencontre. Et la prochaine fois qu’une réception aussi fastueuse sera organisée au domaine, elle en sera la première concernée ! Il ne se fait pas d’illusions sur le sujet.
Il est donc assuré que Lucas ne lui dira pas un mot aujourd’hui, ni même demain, se laissant un temps aussi luxueux que réduit, pour l’affronter. Avant de se remettre en route, le jeune homme questionne John Carrel sur ses intentions à propos de Marie. S’il compte un jour, venir s’enquérir de sa personne ou définitivement tirer un trait sur une histoire gâchée. Il promet d’y réfléchir une fois que Lucas sera en mer, histoire de s’occuper, sans conviction. Il furète dans le placard du cabinet en quête d’un costume d’appoint, celui qu’il garde pour les déjeuners improvisés avec le Dr Humbert, et constate que Lucas a une bien plus grande corpulence que lui ! Le jeune homme ne trompera personne, ils le savent, mais l’effort est là et aucun ne s’avisera à faire la remarque sous peine de passer pour un malappris.
*
Élisabeth bavarde gaiement avec Isabelle dans le salon principal. Mme Calys s’est postée à la fenêtre, sa contrariété n’a d’égal que son impatience et elle étudie les roses trémières entretenues dont elle est si fière. Le discours de Solène La Borie la tracasse, mais il n’est rien en comparaison de l’audace de Jean. En d’autres circonstances, la venue de Lucas, bien que peu admise, n’aurait pas suscité un tel agacement, elle le sait. Jean est assis dans le fauteuil de l’annexe, le journal à la main, l’air apaisé à la limite de la satisfaction, et ils en connaissent tous la raison.
C’est un homme que l’on qualifie d’important au village, un partisan des divertissements, un notable et un notaire respecté. Sa chevelure de jais lui donne l’air de venir d’ailleurs et ses grands yeux verts sont ceux d’Élisabeth. Bien portant sans être trop enveloppé par l’âge, il émane de lui une fière nature, comme l’a un jour dit Lucas au détour d’une conversation sur le port ou au marché. Son sens de la vie, si loin des autres, son optimisme inaltérable et ses convictions bercées d’extravagance ont pour l’instant contribué à sa notoriété. M. Calys a toujours considéré Lucas cet enfant unique, livré à son seul plaisir d’exploration, et la compagnie qu’il procure à sa prisonnière de fille, malgré les langues déboutées, est exceptionnelle. Mais il n’a pas la fortune honnête, ils le savent sans oser y faire mention. M. Calys s’en va demain, lui aussi, pour des desseins moins nobles que ceux de Lucas, malgré le bénéfice qu’il en retirera sous peu. Et ce départ provoque une réflexion sur la position d’Élisabeth au sein de la famille, en particulier avec sa mère. Il y songe beaucoup et se résout à prendre les mesures nécessaires, aussi extravagantes soient-elles.
Hélène a préféré rester au calme avant la rencontre de Théodore et personne n’a l’air de s’en formaliser. Elle se sent déjà condamnée sans pour autant comprendre ce qu’ils attendent d’elle dorénavant. La théorie de son éducation s’évapore sitôt qu’elle tente de l’appliquer.
Élisabeth explique à sa sœur à quel point elle est ravie, sinon soulagée, de savoir Lucas à ses côtés. Isabelle se moque, prétendant qu’elle a écopé d’une petite égoïste en guise de sœur et que sa vanité manquera de la faire rester fille. Elle lui assène des vérités plus ou moins gênantes sur le fait qu’Élisabeth ne pense qu’à son bon plaisir, que Lucas est à sa disposition et que rien n’en sortira de bien. Mais soit ! Isabelle compte bien se marier avant qu’Élisabeth ne fasse voler leur réputation.
Une magnifique voiture arrive à l’entrée du domaine. Les deux Andalous semblent fiers de leur belle robe grise. Relevant dignement la tête, ils se pavanent avec grâce et leurs grands yeux noirs ont plus d’esprit que ceux du pauvre petit cocher. Celui-ci descend de sa banquette, active le marchepied puis ouvre la portière. Une femme sublime quitte la cabine. Sur le porche, Élisabeth, entourée de son père et sa mère, n’arrive plus à faire confiance à cette apparition. Madame porte une robe d’un mauve que personne ne peut décrire, en supposant que quelqu’un l’ait vu un jour. Ses boucles rousses tombent sur ses épaules voilées, certaines sont retenues par quelques épingles, et tout cela lui dégage son cou fin. Elle doit avoir le même âge que Mme Calys tandis que celle-ci parait alors follement plus âgée.
Élisabeth la suit du regard lorsqu’un homme émerge à son tour. Il semble moins bien fait, mais son élégance certaine efface les dissemblances des époux. Sa redingote s’accorde à la perfection avec la toilette de sa femme. Muni d’une canne, il s’y appuie un instant et redresse son haut-de-forme neuf. Il prend Madame par le bras d’un geste trop délicat pour qu’il soit naturel. Il doit y avoir une troisième personne, mais nécessairement elle se fait attendre, laissant la concentration tournée vers son absence. Ce doit être le fameux galant dont on ne fait que parler à toutes les occasions !
Il décide de se montrer enfin.
Élisabeth ne peut contenir cette mine de dégoût qui prend possession de son visage. Ledit soupirant n’est pas laid, certes non, il est affreux. Sa mère, belle comme le jour, et son père gâté par la nature malgré tout, n’ont pu donner naissance à cet individu exempt de tout esthétisme. Plus il approche et plus la jeune fille se conforte dans son idée peu charitable. Isabelle, juste derrière elle, chuchote quelques mots qu’Élisabeth ne comprend pas, mais dont elle distingue le sens. Elle regarde ses parents dans l’espoir de retrouver la moue qu’elle-même a eu tant de mal à cacher. Elle est déçue de ne rien y voir. M. et Mme Calys restent impassibles, leur sourire ne s’efface pas.
Le jeune homme ouvre ce cortège solennel. Élisabeth a le temps de l’étudier sans retenue, de le détailler, traquant toujours plus d’imperfections. Lorsque la famille se tient à une distance raisonnable, monsieur s’avance au-devant de Mme Calys, lui fait un baisemain ainsi qu’une révérence courtoise à Isabelle et à Élisabeth, puis incline sévèrement la tête devant M. Calys. Élisabeth évite de scruter son fils et se concentre comme jamais sur les paroles sans intérêt de M. Bellivier de Prin.
— Pierre Bellivier de Prin, lieutenant-colonel du 48e régiment d’infanterie de ligne. Jean, c’est un honneur de vous présenter enfin mon épouse, Mathilde, et, bien entendu, notre fils Théodore pour qui le monde s’ouvre aujourd’hui !
Pierre Bellivier de Prin et Jean Calys se connaissent du dernier dîner mondain organisé par le préfet, sept mois plus tôt, alors que les familles n’ont pas eu le plaisir de se rencontrer avant. Et dire qu’ils sont presque des voisins ! Élisabeth ne réprime pas un haut-le-cœur en évaluant Théodore et ses pensées sont pour Hélène. Malgré les vastes descriptions que lui en a faites leur père, sa sœur n’a jamais eu idée de celui qu’elle finira par épouser. Élisabeth est pleine de cette compassion qu’ils ne veulent pas lui voir, elle le sait, et M. Calys reprend la parole :
— Nous sommes enchantés de vous recevoir, Pierre. J’ai bien cru ne jamais réussir à nous réunir avant l’hiver. La saison est passée si vite, mon ami. Et vous n’étiez pas là !
— Nous avons visité la famille de Mathilde presque tout l’été à la frontière espagnole. Un long voyage, Jean, un très long voyage qui nous a fait regretter la douceur de notre foyer.
— Comme je vous comprends ! Il en a été convenu que nous irions à Paris d’ici à l’année prochaine si nos projets le permettent. Les enfants n’ont jamais vu la capitale !
— Ce serait tout à fait formidable d’y aller ensemble ! Vous savez que nos relations sont toutes à la ville désormais.
— Oh, suis-je bien impoli ! s’excuse Jean. Je suis déjà à bavarder avec vous, Pierre, comme si nous étions seuls. Je vous présente cette famille dont je n’ai cessé de vous assommer. Anne, ma très chère femme, et mes deux filles, Isabelle et Élisabeth.
— Mesdemoiselles, je suis charmé par tant de grâce et d’élégance réunies en un même cœur. Votre père n’a pas été vaniteux quand il m’a parlé de vous.
— Il n’y a que ma femme qui me trouve vaniteux, rit Jean. N’est-ce pas, Anne chérie ?
Elle sourit si poliment qu’Élisabeth sent sa gêne inconvenante. Jean les presse de rentrer et ils passent au-devant d’Élisabeth qui recule d’instinct comme si le moindre contact avec Théodore lui serait quelque chose d’insupportable. Elle se félicite de ne pas être celle que l’on a promise et s’imagine qu’Hélène a le droit de se sentir trahie. Elle se demande si son époux sera comme celui-ci, même si elle est au courant de l’affaire de ses parents au sujet d’Alexandre La Borie, et elle sent des larmes monter à ses yeux incrédules. Elle qui a toujours cru qu’un soupirant serait un intime, qu’il lui ferait la cour durant un an au moins, puis la demanderait en fiançailles pendant un déjeuner privé au début du printemps. Élisabeth n’a jamais remis en cause cette idée-là, et rencontrer son mari ainsi lui paraît aussi inconcevable que dégradant. Et l’amour dans tout cela ? Même si Mme Calys lui a maintes fois répété que c’est un luxe, qu’une femme ne peut pas se permettre d’attendre le cœur et que les sentiments ne font jamais un bon mariage, Élisabeth est désabusée. Elle rentre dans la maison, suivie d’Isabelle qui rit en sourdine, et soupire.
Le salon s’est rapidement empli de bavardages bourdonnants et le tintement des tasses de thé résonne. La conversation devient un ronronnement désagréable aux oreilles d’Élisabeth qui fixe la pendule avec lassitude. La guerre ! La guerre ! La guerre ! M. Bellivier de Prin n’a que ce mot à la bouche. Pris dans un élan de folie, il brandit sa tasse tel un sabre tranchant. Pierre Bellivier de Prin expose ses cris de vaillance à tous, surtout à Jean qu’il pense des plus attentifs et Élisabeth se demande quels autres échanges ils ont pu avoir ensemble.
— À cet instant, au loin, des dizaines, que dis-je ? Des milliers de soldats s’avançaient vers moi et j’étais seul face à cette horde de démons...
Ils sortent de leur inattention lorsque Pierre pousse un cri effroyable :
— Et soudain ! L’artillerie lourde entra en scène ! Pan ! Pan ! Pan !
Tous abandonnent et, bien heureux, un bruit de porte les sauve d’une défaite certaine. Marie apparaît, annonce l’entrée d’Hélène. L’assemblée attend avec curiosité. Élisabeth a l’irrépressible envie de rire en imaginant le spectacle qui va suivre. Elle a assez vécu pour savoir qu’une situation comme celle-ci mérite attention et elle n’a plus honte de ses pensées mesquines.
Une admirable jeune fille fait jour. Son immense robe de soie rose tombe parfaitement sur ses fines chevilles et sa crinoline ne dépasse pas d’un centimètre au risque de laisser paraître ses pantalons de dentelle. Seules ses bottines blanches ont le droit d’être vues. Sa taille est mince, plus mince qu’à l’ordinaire, ce qui explique son absence au petit déjeuner. Marie a dû la corseter à lui en faire mal. Le décolleté est rehaussé par la dentelle fine sur sa poitrine et le collier de diamants parsème sa gorge fournie. Les boucles qui s’échappent des épingles serrées ne sont pas naturelles et Isabelle a dû s’appliquer à coiffer sa sœur depuis l’aube, au moins !
Elle est trop sophistiquée au goût d’Élisabeth, malgré sa mine éblouissante, et ses pupilles noires étincellent ce qui lui donne son air le plus délicat.
Mme Calys est ravie de cet effet et son orgueil redouble, elle manque de frapper des mains. Elle qui a préparé sa fille dès lors où elle a su marcher, elle est submergée par l’émotion. Son Hélène est plus que parfaite. Oui, même aussi artificielle, elle est fabuleuse. Élisabeth pense que tout cela n’a pas de sens puisqu’avec ou sans plaisir, le mariage aura lieu. Pourquoi se donne-t-on tant de mal pour faire d’une jeune fille une vulgaire poupée que l’on offre à un « inconnu » ? Après tout, les Bellivier de Prin n’ont pas fait d’efforts, et leur fils disgracieux le restera pour toute leur vie conjugale.
Cette réflexion donne à Élisabeth l’impression que le jeune homme est alors plus plaisant à côté de sa sœur qui semble bien ridicule dans son accoutrement trop lourd. Enfin, il n’y a qu’elle, Élisabeth, pour penser autant, puisqu’en observant chaque membre de l’assistance, elle sait que personne n’est de son avis. Ils semblent subjugués, anéantis par tant de superflus. Élisabeth ne fait pas semblant de l’être aussi. Elle n’éprouve aucune envie, seulement de la commisération, différente de celle qu’elle a ressentie tout à l’heure, mais de la commisération quand même.
Théodore Bellivier de Prin se lève et fait sursauter le joli monde. Il se rapproche d’Hélène en s’inclinant trop près de son échancrure.
— Vous êtes si renversante, Hélène, que je manque de m’essouffler à chaque fois que je vous regarde. Comment avons-nous pu attendre si longtemps avant de nous trouver ?
— Je vous remercie, mais ne me flattez pas trop, je pourrai commencer à croire que vous êtes un homme de parole. Elle fait rosir ses joues.
— Croyez-le, Mademoiselle ! Croyez-le, il n’y a rien de plus vrai !
Pierre s’avance à son tour et attrape la main de sa future belle-fille.
— Mon fils a raison, vous êtes vraiment délicieuse Mlle Calys, et il a toujours eu un goût exquis pour ce qui est des femmes.
Elle rougit et Élisabeth a envie de s’enfuir. N’importe qui trouverait cela charmant, elle en est assurée, mais à voir le regard de son père, elle comprend qu’il est lucide. Toutes ces phrases minutieusement dictées, ces réactions contrôlées jusqu’au rouge des joues, elle trouve cela dérisoire. Pierre Bellivier de Prin reprend sur ce même ton qui se veut séducteur, mais qui n’éveille aucun soupçon de sincérité, si ce n’est celui d’avoir terriblement bien placé son fils unique.
— Votre père nous a dit tant d’agréables choses à votre sujet que nous avons l’impression de vous connaître déjà.
— Le déjeuner sera servi dans quelques instants, annonce Marie, entrée par la porte à discrétion.
Hélène ne quitte pas son soupirant des yeux. Élisabeth est désappointée de ne pouvoir interpréter ce regard. De la joie ou la plus grande déception de sa vie ? Elle est tirée de ses inutiles supputations par Marie qui la prévient de l’arrivée de Lucas. Il lui a semblé l’apercevoir en direction des sous-bois. Sur ces mots, la jeune fille oublie tout ce à quoi elle vient d’assister, remercie la domestique, s’excuse à peine auprès des invités et sort de la maison avec soulagement.
La chaude brise d’été caresse son visage et elle distingue, derrière les carreaux de cette magnifique salle à manger, ses parents, ses deux sœurs et leurs convives. Elle se met à faire de grandes enjambées et court le plus vite possible pour échapper à cet affligeant spectacle d’apparence.
Lucas l’attend sur le banc en pierre blanche, près du petit chêne qu’ils ont mis en terre lorsqu’ils étaient enfants. Sa charmante tête brune et ses yeux noirs lui donnent l’allure dérobée et songeuse. Il n’est pas mélancolique de nature, mais son sourire est trop grave pour son âge. Lucas se lève dès qu’il voit Élisabeth. Il n’a pas le temps d’avancer qu’elle le pend dans ses bras, le souffle court. À la sentir contre lui, il sait pertinemment que leur amitié n’a jamais existé telle qu’ils ont cru se la représenter, mais qu’ils sont incapables de mettre un nom sur ce qu’ils vivent maintenant.
— Oh, Lucas ! Comme je suis bien heureuse de savoir que tu as accepté l’invitation de mon père, aussi scandaleuse elle est.
— Je n’ai pas eu le choix, et il m’a fait jurer que tu ne me ferais pas regretter le déplacement, sourit-il. Mais sincèrement, Élisabeth, je n’y ai pas ma place.
— Tu mériterais que je te laisse planter là, tu dis bien trop de niaiseries !
Elle sait qu’aucun d’entre eux n’est dupe et que leur condition sociale restera toujours la principale raison de leur absence d’avenir commun. Non, personne n’y consent, et deux adolescents de positions si différentes ne peuvent éprouver de tels égards l’un envers l’autre. La vieille garde de Port d’Albret est choquée à l’idée même qu’ils puissent s’acoquiner. Du moins, c’est ce que l’on entend, mais Lucas est trop égoïste pour y porter son attention, Élisabeth trop fantasque pour le réaliser. Elle chasse la mélancolie qu’elle sent poindre devant l’expression étrangement revêche de son ami et reprend :
— Et dire que je ne t’ai pas revu depuis mes examens de fin d’année !
— Les as-tu réussis au moins ? Si M. Philibert se rend compte que tu as échoué, te voilà repartie pour des mois de leçons, tu le sais, sans oublier ta mère qui va faire un esclandre. Elle t’a prévenue. T’échapper au lieu d’étudier risquait de nuire profondément à tes devoirs.
— Je ne risque pas de m’en servir beaucoup ! Elle rit.
— J’espère que ce ne sera pas inutile, Élisabeth, franchement. C’est bien trop important de se donner un avenir. Tout ne restera pas simple et léger comme aujourd’hui. Oh, j’allais oublier de te dire que John t’embrasse ! badine-t-il, subitement.
— Comment va-t-il ? Et sa foulure ? J’ai eu tant de peine pour lui en voyant son bras l’autre jour…
— Il va mieux, ça se remet, enfin c’est ce qu’il dit. Et comme à chaque fois, je lui ai proposé de venir.
— Et comme à chaque fois, il a affirmé que ce n’était pas de bon ton, se moque Élisabeth. Cette attitude va le desservir, vraiment. C’est une perte de temps cette histoire dans le fond, tu le sais sans doute aussi bien que moi. Mais j’accompagnerai Marie au marché. Nous pourrions le croiser par hasard, et s’il ne se passe rien, je jure d’arrêter là.
— Pour peu, et je dirais que cela fait cinq ans au moins que tu me jures « d’arrêter là. » Tu en es incapable tant ça te tient à cœur !
— Nous devrions nous hâter. Ce serait dommage d’indigner davantage ma mère. Les chevaux sont sortis, nous pourrions les monter une fois le dessert pris. Qu’en dis-tu ?
— Que c’est plus scandaleux que mon invitation ! S’ils me voient galoper aux côtés de la pure Élisabeth, je passerai davantage pour un vaurien.
Ils se mettent à courir à travers les bois. Malgré sa robe, Élisabeth domine largement Lucas, mais celui-ci la rattrape à quelques mètres de l’arrivée et se retrouve le premier devant les chevaux. Élisabeth fait une petite moue lésée et il l’enlace. Son cri de surprise est délicieux. Elle se débat en riant et tente de lui échapper.
Elle sait qu’elle n’a alors plus six ans et que ce genre de jeux n’est certainement plus ni pour lui ni pour elle, mais elle en plaisante, et à voir le sourire radieux et triomphant de Lucas, il ne s’en soucie pas plus. Cela fait près de huit ans qu’ils batifolent pour un rien et leurs années ne les arrêteront pas de sitôt, du moins elle fera son possible pour les préserver.
En attendant l’appel du second service, ils rient de bon cœur et poussent des exclamations relativement peu correctes, puis, essoufflés, ils se posent pour la conversation.
Marie finit de préparer les plats du déjeuner et délaisse son activité pour l’étude de ces deux garnements qu’elle a toujours connus. Elle sait qu’ils devraient se tenir avec plus d’égards pour les convenances, mais que peut-elle bien faire sinon les réprimander pour des plaisirs qui s’évaporent bien vite ? Ses observations font tomber sa bonne humeur. Élisabeth, l’indolente, et Lucas, l’ingénu, rappellent à Marie qu’elle ne connaîtra pas la joie de porter et d’élever ses propres enfants. Elle passera sa vie à servir. Elle a manqué sa chance, elle le sait. Elle ne rencontrera personne qui voudra l’épouser et se contentera d’aimer profondément Élisabeth, se consolera de l’avoir, feindra de n’avoir pas besoin d’autre chose.
C’est une belle femme d’une trentaine d’années. Ses cheveux sont toujours retenus par sa coiffe et sa robe noire de camériste reste bien triste pour un visage aussi volubile que le sien. Son regard, sans tourment, rassure Élisabeth. Lorsqu’enfant, elle cherchait du réconfort, Élisabeth se rendait à la cuisine ou dans n’importe quel autre endroit où se trouvait sa Marie. Aujourd’hui encore, elle est son exemple de sagesse, lui donne toujours les chemins à suivre, connaît les mots qui soignent et l’empêche de se fourvoyer. Choses que sa mère ne fait pas.
Écouter et choyer ses enfants, ce n’est pas son rôle. Elle doit protéger et assurer le bien-être de sa progéniture, les aimer d’une façon plus ou moins vraie. La délicatesse et l’amour pur sont destinés à la nourrice que les enfants gardent jusqu’à leurs deux ans.
Marie a connu Élisabeth à l’heure de ses premiers cris, trouvant sa place de domestique comme une chance de vivre hors de sa région natale au moment où Mme Calys lui a donné naissance. Son amour pour le nourrisson, inattendu, a alors été évident. Marie s’est promis de veiller sur la petite, lui assurant son affection comme à sa propre fille. Leur lien est particulier, mais à son grand drame, Élisabeth grandit.
Des larmes lui montent aux yeux et elle s’éloigne de la fenêtre pour reprendre son ouvrage avant de laisser brûler ses plats.
Élisabeth et Lucas n’ont pas la moindre idée de ce qu’elle peut éprouver en cet instant. Ni elle ni leurs proches d’ailleurs. La suite du repas est annoncée. Élisabeth n’a pas évoqué le sort de Théodore l’imparfait, et elle est intriguée de savoir ce que Lucas va en penser. Et Lucas, qui lutte contre sa morosité et la peur de ce qu’il va devoir lui dire demain s’en fiche éperdument.
Ils prennent place à table sous les regards confus. Mme Calys ne veut pas les remarquer et sa conversation avec Mathilde est quelque peu distraite. Leurs invités sont perplexes. Lucas n’ose plus observer Élisabeth et ils commencent à déjeuner en silence. Hélène, à côté de Théodore, ne semble pas incommodée. M. Calys discute de ses futures vacances dans la capitale avec Pierre. Isabelle se tait et se contente d’être là.
La journée est régie par l’événement qui se poursuit au-delà du souper, selon les espérances de Marie, et ce n’est qu’à la tombée de la nuit que le petit monde prend congé, sauf Lucas. Chez les Calys, certains vont se coucher, d’autres attendent, d’autres encore se faufilent dans le petit jardin.
Hélène et leurs parents sont d’humeur à veiller tant ils doivent avoir à se dire.
La journée s’annonce sensiblement identique aux précédentes et à celles avant elles. Le soleil surplombe le domaine Calys qui savoure les matins d’été. Élisabeth est attablée avec ses deux sœurs sous le saule du jardin. L’ombre y est réconfortante, même à neuf heures, et c’est d’ailleurs le seul moment où il est possible de capturer la fraîcheur de l’aurore. Alors durant toute la saison estivale, la famille se plie au soleil et se lève particulièrement tôt.
Dans sa robe écrue cintrée d’un ruban en satin lilas, Élisabeth resplendit. Elle remet, de part et d’autre de son visage rond, ses mèches qui tirent vers le blond aujourd’hui, tout en animant la conversation. Elle n’est pas capable de déterminer si sa frénésie est liée à son envie d’emmener Lucas déjeuner au bord de l’étang, ou si tout simplement, pour la première fois depuis des mois, elle se sent libre d’arpenter l’avenir, sans contraintes et sans peur. Elle a réussi ses examens, même si les résultats ne sont pas brillants. C’est indéfinissable et le soupir qu’elle pousse n’échappe pas à Hélène.
— Où allez-vous avec Lucas aujourd’hui pour que ton sourire soit si haut ?
— Je n’en sais trop rien, il n’est même pas au courant, mais la journée est trop belle pour rester enfermé.
— J’espère que notre mère est d’aussi belle humeur que toi, grince Isabelle.
— J’ai eu mes épreuves, pour une fois elle me laissera en paix, elle a promis un répit. Elle boit une gorgée de jus frais. Pourquoi ne les continues-tu pas, toi, tes études ?
— Que vais-je faire d’un diplôme ? Une fois mariée, il ne me sera d’aucune utilité ! N’est-ce pas, Hélène ? Tu n’en as pas eu besoin pour dénicher, Théodore.
— Parce que je n’ai pas eu besoin de dénicher qui que ce soit...
— Oh, et qu’en as-tu pensé ? T’a-t-il fait drôle d’impression ? la questionne Élisabeth, folle de curiosité.
— Il me semble être un bon parti et bien éduqué. Je ne vais pas me plaindre d’épouser un homme du monde, c’est évident.