Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même ­ Tome II

Benjamin Franklin


NOTES DU TRANSCRIPTEUR

On a conservé l’orthographe originale, y compris ses variantes (par exemple : Lee/lée/Leé, suprême/suprème, etc.). On a cependant corrigé :

choisies > choisis (ces écrits doivent être bien choisis)

récration > récréation (la récréation, qui de toutes)

paece > peace (conscious peace and virtue pure)

On a complété les pages 386 et 387 manquant dans l’original en reproduisant la citation de  La guerre des dieux, d’Évariste Parny, d’après   l’édition   de   1808   (de   « Entre,   et   cherche   une   place »   à « Parmi les Juifs » à la fin de l’extrait), en harmonisant l’orthographe de « Quakre » en « Quaker ».

  

TOME SECOND.

Traduit de l’Anglais, avec des Notes, PAR J. CASTÉRA.

Eripuit cœlo fulmen sceptrumque tyrannis.

À Noé Webster, à Hartford.

Philadelphie, le 26 décembre 1789.

J’ai reçu depuis quelque temps, monsieur, votre dissertation sur la langue anglaise. C’est un excellent ouvrage, et qui sera très­utile à nos   compatriotes   en   leur   fesant   sentir   la   nécessité   d’écrire correctement.   Je   vous   remercie   de   l’envoi   de   ce   pamphlet   et   de l’honneur, que vous m’avez fait, de me le dédier. J’aurois dû vous offrir plutôt ces remerciemens : mais j’en ai été empêché par une forte indisposition.

Je ne puis qu’applaudir à votre zèle, pour conserver la pureté de notre langue, soit dans l’expression, soit dans la prononciation, et pour corriger les fautes, qui ont rapport à l’une et à l’autre, et que commettent   sans   cesse   les   habitans   de   plusieurs   des   États­Unis. Permettez­moi   de   vous   en   citer   quelques­unes,   quoique vraisemblablement vous les connoissiez déjà. Je voudrois que dans quelqu’un des écrits que vous publierez par la suite, vous prissiez la peine de les improuver, de manière à en faire abandonner l’usage.

Le premier dont je me rappelle est le mot perfectionné . Quand je quittai la Nouvelle­Angleterre, en 1723, je n’avois jamais vu qu’on se fût servi de ce mot que dans le sens d’amélioré, excepté dans un    vieux   livre   du   docteur   Mather,   intitulé :   les   Bienfaits   de   la Providence. Comme ce docteur avoit une fort mauvaise écriture, je crus, en voyant ce mot mis au lieu d’employé, que l’imprimeur avoit mal lu le manuscrit  et s’étoit trompé.

Mais lorsqu’en 1733, je retournai à Boston, je trouvai que cette innovation avoit réussi et étoit devenue fort à la mode. Je voyois souvent que dans la gazette on en fesoit un usage très­ridicule. Par exemple, en annonçant qu’une maison de campagne étoit à vendre, on disoit qu’elle avoit été long­temps perfectionnée comme taverne ; et en parlant d’un homme qui venoit de mourir, on ne manquoit pas d’observer qu’il avoit été pendant plus de trente ans perfectionné comme juge de paix.

Cette acception du mot perfectionné est particulière à la Nouvelle­ Angleterre ; et elle n’est point reçue dans les autres pays, où l’on parle anglais, en deçà, ni au­delà des mers.

À mon retour de France, j’ai trouvé que plusieurs autres mots nouveaux s’étoient introduits dans notre langue parlementaire. Par exemple, on a fait un verbe du substantif connoissance. Je n’aurois point connoissancé cela , dit­on, si l’opinant n’avoit pas, etc. On a fait un autre verbe du substantif avocat, en disant : le représentant qui avocate,   ou   qui   a   avocaté   cette   motion.   — Encore   un   autre   du substantif   progrès ;   et   celui­ci   est   le   plus   mauvais,   le   plus condamnable   de   tous.   Le   comité   ayant   progressé,   résolut   de s’ajourner . Le mot résister   est un mot nouveau : mais je l’ai vu employer d’une manière neuve, en disant : Les représentans qui ont résisté à cette mesure à laquelle j’ai toujours moi­même résisté. Si   vous   pensez   comme   moi   sur   ces   innovations,   vous   ne manquerez pas de vous servir de tous les moyens qui sont en votre pouvoir pour les faire proscrire.

La   langue   latine,   qui   a   long­temps   servi   à   répandre   les connoissances parmi les différentes nations de l’Europe, est chaque jour plus négligée ; et une des langues modernes, la langue française, l’a remplacée et est devenue presqu’universelle. On la parle dans toutes les cours de l’Europe ; et la plupart des gens de lettres, de tous les pays, ceux même qui ne savent pas la parler, l’entendent assez bien pour pouvoir lire aisément les livres français. Cela donne un avantage considérable à la nation française. Ses écrivains peuvent répandre leurs sentimens, leurs opinions, sur les points importans qui ont rapport aux intérêts de la France, ou qui peuvent servir  à sa gloire, et contribuer au bien général de l’humanité.

Peut­être   n’est­ce   que   parce   qu’il   est   écrit   en   français,   que   le Traité de Voltaire, sur la Tolérance, s’est si promptement répandu et a presqu’entièrement désarmé la superstition de l’Europe ; l’usage général de la langue française a eu aussi un effet très­avantageux pour   le   commerce   de   la   librairie ;   car   il   est   bien   reconnu   que lorsqu’on vend beaucoup d’exemplaires d’une édition, le profit est proportionnément beaucoup plus considérable, que lorsqu’on vend une   plus   grande   quantité   de   marchandises   d’aucun   autre   genre. Maintenant il n’y a aucune des grandes villes d’Europe, où l’on ne trouve un libraire français qui a des correspondans à Paris.

La langue anglaise a droit d’obtenir la seconde place. L’immense collection   d’excellens   sermons   imprimés   dans   cette   langue   et   la liberté   de   nos   écrits   politiques ,   sont   cause   qu’un   grand   nombre d’ecclésiastiques de différentes sectes et de différentes nations, ainsi que beaucoup de personnes qui s’occupent des affaires publiques, étudient l’anglais et l’apprennent au moins, assez bien pour le lire ; et si   nous   nous   efforcions   de   faciliter   leurs   progrès,   notre   langue pourroit devenir d’un usage beaucoup plus général.

Ceux qui ont employé une partie de leur temps à apprendre une langue étrangère, doivent avoir souvent observé, que lorsqu’ils ne la savoient   encore   qu’imparfaitement,   de   petites   difficultés   leur  paroissoient considérables, et retardoient beaucoup leurs progrès. Par exemple,   un   livre   mal   imprimé,   une   prononciation   mal   articulée, rendent inintelligible une phrase qui, lorsqu’elle est imprimée d’une manière correcte, ou prononcée distinctement, est aussitôt comprise. Si nous avions donc voulu avoir l’avantage de voir notre langue plus généralement  répandue,  nous aurions dû  ne pas  négliger  de faire disparoître   des   difficultés   qui,   toutes   légères   qu’elles   sont, découragent  ceux qui l’étudient. Mais depuis quelques années, je m’apperçois   avec   peine   qu’au   lieu   de   diminuer,   ces   difficultés augmentent.

En examinant les livres anglais imprimés depuis le rétablissement des   Stuards   sur   le   trône   d’Angleterre,   jusqu’à   l’avènement   de Georges II, nous voyons que tons les substantifs commencent par une lettre capitale, en quoi nous avons imité notre langue mère, c’est­à­ dire, la langue allemande. Cette méthode étoit sur­tout très­utile à ceux qui ne savoient pas bien l’anglais ; car un nombre prodigieux de mots de cette langue, sont à­la­fois verbes et substantifs, et on les épelle de la même manière, quoiqu’on les prononce différemment. Mais les imprimeurs de nos jours ont eu la fantaisie de renoncer à un usage utile, parce qu’ils prétendent que la suppression des lettres capitales fait mieux ressortir les autres caractères, et que les lettres qui s’élèvent au­dessus d’une ligne, empêchent qu’elle n’ait de la grace et de la régularité.

L’effet   de   ce   changement   est   si   considérable,   qu’un   savant français, qui, quoiqu’il ne sût pas parfaitement la langue anglaise, avoit coutume de lire les livres anglais, me disoit qu’il trouvoit plus d’obscurité dans ceux de ces livres, qui étoient modernes, que dans ceux de l’époque dont j’ai parlé plus haut, et il attribuoit cela à ce que le style de nos écrivains s’étoit gâté. Mais je le convainquis de son erreur, en mettant une lettre capitale à tous les substantifs d’un paragraphe, qu’il entendit aussitôt, quoiqu’auparavant il n’eût pu y rien   comprendre.   Cela   montre   l’inconvénient   qu’a   ce perfectionnement prétendu.

D’après ce goût pour la régularité et l’uniformité de l’impression, on en a aussi, depuis peu, banni les caractères italiques, qu’on avoit coutume d’employer pour les mots auxquels il importoit de faire attention, pour bien entendre le sens d’une phrase, ainsi que pour les mots qu’il falloit lire avec une certaine emphase. Plus   nouvellement   encore,   les   imprimeurs   ont   eu   le   caprice d’employer le s rond au lieu de s long, qui servoit autrefois à faire distinguer promptement les mots, à cause de la variété qu’il mettoit dans   l’impression.   Certes,   ce   changement   fait   paroître   une   ligne d’impression   plus   égale,   mais   il   la   rend   en   même­temps   moins lisible ;   de   même   que   si   tous   les   nés   étoient   coupés,   les   visages seroient plus unis, plus uniformes, mais on distingueroit moins les physionomies.

Ajoutez à tous ces changements, qui ont fait reculer l’art, une autre fantaisie moderne, l’encre grise, qu’on trouve plus belle que l’encre noire.

Aussi, les livres anglais sont imprimés d’une manière si confuse, que les vieillards ne peuvent les lire qu’au grand jour, ou avec de très­bonnes lunettes. Quiconque fera la comparaison d’un volume d’un journal  imprimé depuis 1731 jusqu’à 1740, avec ceux qui ont paru depuis dix ans, sera convaincu que l’impression faite avec de l’encre noire est infiniment plus facile à lire que celle qui est faite avec de l’encre grise.

Lord Chesterfield fit plaisamment la critique de cette nouvelle méthode.   Après   avoir   entendu   Faulkener,   imprimeur   de   Dublin, vanter pompeusement sa propre gazette, comme la plus parfaite qu’il y eût dans le monde. — « Mais monsieur Faulkener, dit­il, ne croyez­ vous pas qu’elle seroit encore plus parfaite, si l’encre et le papier n’étoient pas tout à fait autant de la même couleur ? » — D’après   toutes   ces   raisons,   je   désirerois   que   nos   imprimeurs américains   ne   se   piquassent   pas   d’imiter   ces   perfectionnemens imaginaires, et que par conséquent ils rendissent les ouvrages qui sortiront de leurs presses, plus agréables aux étrangers, et avantageux à notre commerce de librairie.

Pour mieux sentir l’avantage d’une impression claire et distincte, considérons   la   facilité   qu’elle   donne   à   ceux   qui   lisent   tout   haut, devant   un   auditoire.   Alors,   l’œil   parcourt   ordinairement   trois   ou quatre   mots   avant   la   voix.   S’il   distingue   clairement   ces   mots,   il donne à la voix le temps de les prononcer convenablement : mais s’ils   sont   obscurément   imprimés,   ou   déguisés   par   l’omission   des lettres   capitales   et   des   longs   s  s,   ou   de   quelqu’autre   manière,   le lecteur les prononce souvent mal ; et s’appercevant de sa méprise, il est obligé de revenir en arrière et de recommencer la phrase ; ce qui diminue nécessairement le plaisir des auditeurs.

Ceci me rappelle un ancien vice de notre manière d’imprimer. L’on   sait   que   quand   le   lecteur   rencontre   une   question,   il   doit varier les inflexions de sa voix. En conséquence, il y a une marque qu’on   appelle   point   d’interrogation,   et   qui   doit   servir   à   la   faire distinguer. Mais ce point est fort mal placé à la fin de la question. Aussi le lecteur, qui ne l’apperçoit que quand il a déjà mal prononcé, est   obligé   de   relire   la   question.   Pour   éviter   cet   inconvénient,   les imprimeurs   espagnols,   plus   judicieux   que   nous,   mettent   un   point d’interrogation au commencement, ainsi qu’à la fin des questions. Nous   commettons   encore   une   faute   du   même   genre,   dans l’impression des comédies, où il y a beaucoup de choses marquées pour être dites à part. Mais le mot à part est toujours placé à la fin de ce qui doit être dit ainsi, au lieu de le précéder, pour indiquer au lecteur qu’il doit donner à sa voix une inflexion différente. Souvent cinq ou six de nos dames se réunissent pour faire de petites parties de travail, où tandis que chacune est occupée de son ouvrage, une personne de la compagnie leur fait la lecture : certes, un usage si louable mérite que les écrivains et les imprimeurs cherchent à le rendre le plus agréable possible au lecteur et à l’auditoire. Recevez avec les assurances de mon estime, mes vœux pour votre prospérité.

B. Franklin.

 

TABLEAU DU PRINCIPAL TRIBUNAL DE PENSYLVANIE, LE TRIBUNAL DE LA PRESSE.

Pouvoir de ce Tribunal.

Il peut recevoir et publier les accusations de toute espèce contre toutes personnes, quelque rang qu’elles occupent, et même contre tous les tribunaux inférieurs. Il peut juger et condamner à l’infamie, non­seulement des particuliers, mais des corps entiers, après les avoir entendus, ou sans les entendre, comme il le juge à propos. En faveur et au profit de quelles personnes ce Tribunal est établi.

Il est établi en faveur d’environ un citoyen sur cinq cents, parce que grace à son éducation, ou à l’habitude de griffonner, il a acquis un style assez correct et le moyen de faire des phrases assez bien tournées, pour supporter l’impression ; ou bien parce qu’il possède une  presse et  quelques caractères. Cette cinq  centième  partie  des citoyens a le privilège d’accuser et de calomnier à son gré les autres quatre  cent  dix­neuf  parties ;  ou elle  peut  vendre  sa plume  et  sa presse à d’autres pour le même objet.

Usages de ce Tribunal.

Il ne suit aucun des règlemens des tribunaux ordinaires. Celui qui est accusé devant lui n’obtient point un grand jury, pour juger s’il y a lieu à accusation avant qu’elle soit rendue publique. On ne lui fait pas même connoître le nom de son accusateur, ni on ne lui accorde l’avantage d’être confronté avec les témoins qui ont déposé contre lui, car ils se tiennent dans les ténèbres, comme ceux du tribunal de l’inquisition d’Espagne.

Il n’a pas non plus un petit jury, formé de ses pairs, pour examiner les crimes qu’on lui impute. L’instruction du procès est quelquefois si rapide, qu’un bon et honnête citoyen peut tout­à­coup, et lorsqu’il s’y attend le moins, se voir accuser, et dans la même matinée être jugé,   condamné,   et   entendre   prononcer   l’arrêt   qui   le   déclare   un coquin et un scélérat.

Cependant,   si   un   membre   de   ce   tribunal   reçoit   la   plus   légère réprimande,  pour  avoir  abusé de  sa  place,  il  réclame  aussitôt  les droits que la constitution accorde à tout citoyen libre, et il demande à connoître son accusateur, à être confronté avec les témoins, et à être jugé loyalement par un jury composé de ses pairs.

Sur quoi est fondée l’Autorité du Tribunal.

Cette autorité est, dit­on, fondée sur un article de la constitution de l’état, qui établit la liberté de la presse, liberté pour laquelle tous les Pensylvaniens sont prêts à combattre et à mourir, quoique fort peu d’entre eux aient, je crois, une idée distincte de sa nature et de son étendue. En vérité, elle ressemble tant soit peu à celle que les lois anglaises accordent aux criminels avant leur conviction ; c’est­à­dire, à celle d’être forcés à mourir ou à être pendus.

Si par la liberté de la presse nous entendons simplement la liberté de discuter l’utilité des mesures du gouvernement et des opinions politiques, jouissons de cette liberté de la manière la plus étendue : mais   si   c’est   au   contraire,   la   liberté   d’insulter,   de   calomnier,   de diffamer, je déclare que dès que nos législateurs le jugeront à propos, je   renoncerai   volontiers   à   la   part   qui   m’en   revient ;   et   que   je consentirai de bon cœur à changer la liberté d’outrager les autres, pour le privilége de n’être point outragé moi­même.

Quelles Personnes ont institué ce Tribunal, et en nomment les Officiers.

Il n’est point institué par un acte du conseil suprême de l’état. Il   n’y   a   point   de   commission   établie   par   lui,   pour   examiner préalablement les talens, l’intégrité, les connoissances des personnes à   qui   est   confié   le   soin   important   de  décider   du  mérite   et   de  la réputation des citoyens ; car le tribunal est au­dessus de ce conseil, et peut accuser, juger et condamner à son gré. Il n’est point héréditaire, comme la cour des pairs en Angleterre. Mais tout homme, qui peut se procurer   une   plume,   de   l’encre   et   du   papier,   avec   quelques caractères, une presse et une paire de grosses balles, peut se nommer lui­même chef du tribunal, et il a aussitôt la pleine possession et l’exercice de tous ses droits. Si vous osez alors vous plaindre, en aucune manière, de la conduite du juge, il vous barbouille le visage avec   ses   balles   partout   où   il   peut   vous   rencontrer ;   et   en   outre, mettant   en   lambeaux   votre   réputation,   il   vous   signale   comme l’horreur du public, c’est­à­dire, comme l’ennemi de la liberté de la presse.

De ce qui soutient naturellement ce Tribunal.

Il est soutenu par la dépravation de ces ames, à qui la religion n’impose aucun frein, et que l’éducation n’a point perfectionnées. De son voisin, publier les sottises, Est un plaisir à nul autre pareil . Aussi, À l’immortalité la médisance vole.

Mais la triste vertu ne naît que pour mourir . Quiconque   éprouve   quelque   peine   à   entendre   bien   parler   des autres, doit sentir du plaisir lorsqu’on en dit du mal. Ceux qui, en désespérant de pouvoir se distinguer par leurs vertus, trouvent de la consolation à voir les autres ravalés à côté d’eux, sont assez nombreux dans toutes les grandes villes, pour fournir aux frais nécessaires d’un des tribunaux de la liberté de la presse.

Un   observateur   assez   ingénieux   disoit   une   fois,   qu’en   se promenant le matin dans les rues, lorsque le pavé étoit glissant, il distinguoit aisément où demeuroient les bonnes gens, parce qu’ils avoient soin de jeter des cendres sur la glace qui étoit devant leur porte.  Probablement il auroit  porté  un jugement tout  différent  du caractère de ceux qui fournissent aux frais du tribunal dont nous parlons.

Des moyens propres à réprimer les abus du Tribunal.

Jusqu’à présent, on n’en a employé aucun. Mais depuis qu’on a tant écrit sur la constitution fédérative des États­Unis, et qu’on a si savamment et si clairement discuté toutes les autres parties d’un bon gouvernement, je me suis instruit au point de m’imaginer qu’il y a quelque   moyen   de  réprimer   le   tribunal :   cependant   je   n’ai   pu   en trouver aucun qui ne soit une violation du droit sacré de la liberté de la   presse.   Mais,   je   crois   en   avoir   découvert   un,   qui,   au   lieu   de diminuer la liberté générale, doit l’augmenter ; c’est de rendre au peuple une sorte de liberté, dont nos loix l’ont privé, la liberté du bâton.

Lorsque   la   société   étoit   dans   son   enfance,   et   que   les   lois n’existoient point encore, si un homme en insultoit un autre, par quelques mauvais propos, l’offensé pouvoit se venger de l’agresseur par un bon coup de poing sur l’oreille ; et en cas de récidive, il lui donnoit une volée de coups de bâton. Cela n’étoit contraire à aucune loi. Mais à présent ce droit est interdit.   Ceux   qui   en   usent   sont   punis   comme   des   perturbateurs, tandis que le droit de calomnier est encore dans toute sa force, parce que les loix, qu’on a faites contre lui, sont rendues inutiles par la liberté de la presse.

Je propose donc de ne point toucher à la liberté de la presse, et de lui laisser toute son étendue, sa force, sa vigueur ; mais de permettre aussi à la liberté du bâton de marcher avec elle d’un pas égal. Alors, ô mes concitoyens ! si un impudent écrivain attaque votre réputation, qui vous est, peut­être, plus chère que la vie, et s’il met son nom au bas de son barbouillage, vous pourrez aller le trouver en plein  jour   et  lui   fendre  la   tête  loyalement.  S’il   se  cache  derrière l’imprimeur, et que vous découvriez pourtant qui il est, vous pourrez vous cacher aussi, vous mettre en embuscade la nuit, l’attaquer par­ derrière, et lui donner une bonne volée de coups de bâton. Si votre adversaire   paie   de   meilleurs   écrivains   que   lui,   pour   vous   mieux calomnier, vous paierez aussi de robustes porte­faix, qui auront de meilleurs bras que les vôtres, et qui vous aideront à le mieux rosser.

Telle est mon opinion quant au ressentiment particulier et  à la rétribution que méritent les calomnies. Mais si, comme cela doit être, le   public   est   offensé   de   la   conduite   des   diffamateurs,   je   ne conseillerai pas d’en venir tout de suite, avec eux, aux moyens que j’ai proposés, mais de nous contenter modérément de les plonger dans une barrique de goudron, de les couvrir de plumes, de les mettre dans une couverte et de les bien berner.

Cependant si l’on croyoit que ma proposition pût troubler le repos public, je recommanderois humblement à nos législateurs de prendre en considération la liberté de la presse et la liberté du bâton, et de nous donner une loi qui marque bien distinctement l’étendue et les limites de l’une et de l’autre ; car il est nécessaire que dans le même temps qu’ils mettent la personne d’un citoyen en sûreté contre les attaques   des   autres,   ils   s’occupent   aussi   des   moyens   d’empêcher qu’on attente à sa réputation.


SUR L’ART DE NAGER

J’avoue que je n’ai pas le temps de faire toutes les recherches et les   expériences   qu’exige   l’art   de   nager.   C’est   pourquoi   je   me bornerai à faire un petit nombre de remarques.

La gravité spécifique du corps humain relativement  à celle de l’eau, a été observée par M. Robinson, et on trouve le résultat de ses expériences dans le volume des Transactions philosophiques de la société royale de Londres , pour l’année 1757 . Il prétend que les personnes grasses, qui ont les os menus, flottent très­aisément sur l’eau. La   cloche   plongeante   est   aussi   décrite   dans   les   Transactions philosophiques.

J’avois fait, dans mon enfance, deux palettes ovales, d’environ dix pouces de long et six pouces de large, avec un trou pour pouvoir passer le pouce, et les tenir solidement. Elles   ressembloient   beaucoup   aux   palettes   des   peintres.   En nageant,   je   les   poussois   horizontalement   en   avant,   et   ensuite j’appuyois fortement leur surface sur l’eau en les ramenant en arrière. Je me souviens que ces instrumens me fesoient nager beaucoup plus vîte ; mais ils fatiguoient mes poignets. J’avois aussi attaché sous chacun de mes pieds une espèce de sandale : mais je n’en étois pas content, parce que j’observai que les pieds   des   nageurs   repoussoient   l’eau   plutôt   avec   le   dedans   et   la cheville du pied qu’avec la plante du pied. Nous avons ici pour nager plus commodément, des corsets faits avec une double toile à voile piquée et garnie en dedans de petits morceaux de liége.

Je ne connois point le scaphandre de Lachapelle. Je sais, par expérience, qu’un nageur qui a beaucoup de chemin à faire, a beaucoup d’avantage à se retourner de temps en temps sur le dos, et à varier les moyens d’accélérer son mouvement progressif. Quand il éprouve une crampe à la jambe, le moyen de la faire cesser, est de frapper tout­à­coup la partie qui en est affectée, et il ne peut le faire qu’en se tournant sur le dos et levant sa jambe en l’air. Durant les grandes chaleurs de l’été, on ne court aucun risque à se baigner, quoiqu’on ait chaud, lorsque la rivière, dans laquelle on se baigne, a été bien échauffée par le soleil. Mais il est très­dangereux de se jeter dans l’eau froide, quand on a fait de l’exercice et quand on a chaud. Je vais en citer un exemple. Quatre jeunes moissonneurs, qui avoient travaillé toute la journée et s’étoient échauffés, voulant se rafraîchir, se plongèrent dans une source froide.

Deux d’entre eux moururent sur­le­champ ; un troisième expira le lendemain   matin,   et   le   quatrième   ne   réchappa   qu’avec   peine. Lorsqu’en pareille circonstance on boit une certaine quantité d’eau froide, dans l’Amérique septentrionale, on en éprouve des effets non moins funestes. La natation est un des exercices les plus agréables et les plus sains. Quand on nage une heure ou deux, dans la soirée, on dort fraîchement toute la nuit, même dans la saison la plus chaude. Peut­ être est­ce parce que les pores de la peau étant alors plus propres, la transpiration insensible en est augmentée et procure cette fraîcheur.

Il est certain qu’un homme attaqué de la diarrhée, se guérit en nageant   beaucoup,   et   éprouve   quelquefois   un   inconvénient   tout opposé. Quant aux gens qui ne savent point nager, ou qui ont la diarrhée dans une saison qui ne leur permet point cet exercice, ils peuvent prendre des bains chauds, qui, en nétoyant et rafraîchissant la   peau,   leur   deviennent   salutaires,   et   souvent   les   guérissent radicalement. Je parle d’après ma propre expérience, et celle des personnes à qui j’ai conseillé de faire comme moi. Vous ne serez pas fâché si je termine ces observations, faites à la hâte, en vous disant que, comme la méthode ordinaire de nager se borne au mouvement des bras et des jambes, et est par conséquent un exercice fatigant, lorsqu’on a besoin de traverser un espace d’eau considérable, il y a un moyen de nager long­temps avec aisance : ce moyen   est   de   se   servir   d’une   voile.   J’en   ai   fait   la   découverte heureusement et par hasard, ainsi que je vais vous l’expliquer.

Lorsque j’étois encore fort jeune, je m’amusois un jour avec un cerf­volant ; et m’approchant du bord d’un étang, qui avoit près d’un mille de large, j’attachai à un pieu la corde du cerf­volant, qui s’étoit déjà élevé très­haut. Pendant   ce   temps­là   je   nageois.   Mais   voulant   jouir   des   deux plaisirs à­la­fois, j’allai reprendre la corde de mon cerf­volant, et me tournant sur le dos, je m’apperçus que j’étois entraîné sur l’eau d’une manière très­agréable. Je priai alors un de mes camarades de faire le tour de l’étang, et de porter mes vêtemens dans un endroit que je lui indiquai ; et tenant toujours la corde du cerf­volant, je traversai l’eau sans la moindre fatigue, et même avec beaucoup de plaisir. Je fus seulement obligé de temps en temps de ralentir un peu ma course, parce que je m’apperçus que quand j’allois trop vîte, le cerf­volant descendoit trop bas. Mais dès que je m’arrêtois, il remontait. C’est la seule fois que j’ai fait usage de ce moyen, avec lequel on pourroit, je crois, traverser de Douvres à Calais. Mais le paquebot est encore préférable.


NOUVELLE MODE DE PRENDRE DES BAINS

Londres, le 28 juillet 1768.

J’approuve beaucoup l’épithète de tonique, que vous donnez, dans votre   lettre   du   8   juin,   à   la   nouvelle   méthode   de   traiter   la   petite vérole ; et je saisis cette occasion, pour vous faire part de l’usage que j’ai moi­même adopté. Vous savez que depuis long­temps les bains froids sont employés ici comme un tonique. Mais le saisissement que produit en général l’eau   froide,   m’a   toujours   paru   trop   violent ;   et   j’ai   trouvé   plus analogue à ma constitution, et plus agréable de me baigner dans un autre élément, c’est­à­dire, dans l’air froid. Je me lève donc, tous les jours, de très­bon matin, et je reste alors sans m’habiller une heure ou une demi­heure, suivant la saison, m’occupant à lire, ou à écrire.

Cet   usage   n’est   nullement   pénible.   Il   est,   au   contraire,   très­ agréable ; et si avant de m’habiller je me remets dans mon lit, comme cela m’arrive quelquefois, c’est un supplément au repos de la nuit, et je jouis une heure ou deux d’un sommeil délectable. Je ne crois point que cela puisse avoir aucun dangereux effet. Ma santé, du moins, n’en est point altérée ; et j’imagine, au contraire, que c’est ce qui m’aide à la conserver. C’est pourquoi j’appelerai désormais ce bain, un bain tonique.

10 mars 1793.

Je   ne   tenterai   pas   d’expliquer   pourquoi   les   vêtemens   humides occasionnent des rhumes plutôt que les vêtemens mouillés ; parce que j’en doute. J’imagine, au contraire, que ni les uns ni les autres n’ont un tel effet ; et que les causes des rhumes sont absolument indépendantes de l’humidité et même du froid.

Je me propose d’écrire une petite dissertation sur ce sujet, dès que j’en aurai le temps.

À présent, je me bornerai à vous dire que croyant mal fondée l’opinion commune, qui attribue au froid la propriété de resserrer les pores et d’arrêter la transpiration insensible, j’ai engagé un jeune médecin, qui fesoit des expériences avec la balance de Sanctorius, à examiner les différentes proportions de sa transpiration, en restant une   heure   entièrement   nud,   et   une   heure   chaudement   vêtu.   Il   a renouvelé cette expérience pendant huit jours consécutifs, et a trouvé que sa transpiration étoit deux fois plus considérable dans les heures qu’il étoit nud.

 

OBSERVATIONS SUR LES IDÉES GÉNÉRALES CONCERNANT LA VIE ET LA MORT

Vos observations sur les causes de la mort, et les moyens que vous proposez pour rappeler à la vie les personnes qui paraissent avoir été tuées par le tonnerre, prouvent également votre sagacité et votre humanité. Il paroît que les idées qu’on a sur la vie et sur la mort, sont en général peu exactes.

Un crapaud enseveli dans du sable, vit, dit­on, jusqu’au moment où ce sable se pétrifie ; et alors l’animal étant renfermé dans une pierre, peut vivre encore pendant une longue suite de siècles. Les faits cités à l’appui de cette opinion, sont trop nombreux, et trop bien circonstanciés pour ne pas mériter un certain degré de créance. Accoutumés à voir manger et boire tous les animaux qui nous sont familiers, nous avons de la peine à concevoir comment un crapaud peut exister dans une pareille prison. Mais si nous réfléchissons que, dans   leur   état   ordinaire,   les   animaux   n’éprouvent   la   nécessité   de prendre   de   la   nourriture,   que   parce   que   la   transpiration   leur   fait perdre continuellement une partie de leur substance, il nous paroîtra moins   impossible   que   ceux   qui   sont   dans   l’engourdissement, transpirant moins, parce qu’ils ne font point d’exercice, aient moins besoin d’alimens ; et que d’autres, tels que les tortues de terre et de mer, les serpens, et quelques espèces de poisson, qu’on voit couverts d’écailles   ou   de   coquilles,   qui   arrêtent   la   transpiration,   puissent exister   un   temps   considérable,   sans   prendre   aucune   espèce   de nourriture.

Une plante, chargée de fleurs, se fane et meurt presqu’aussitôt qu’elle   est   exposée   à   l’air,   si   sa   racine   n’est   point   dans   un   sol humide, où elle pompe une assez grande quantité de substance pour remplacer celle qui s’exhale, et que l’air emporte continuellement. Mais, peut­être, que si elle  étoit enveloppée de vif­argent, elle pourroit,   pendant   un   très­long   espace   de   temps,   conserver   sa   vie végétale, son parfum et sa couleur. Alors, cette méthode seroit très­ commode   pour   transporter,   des   climats   lointains,   ces   plantes délicates, qui ne peuvent supporter l’air de la mer, et qui exigent un soin et des ménagemens particuliers.

J’ai   vu   un   exemple   de   mouches   communes,   conservées   d’une manière qui a quelque rapport avec celle­là. Elles avoient été noyées dans du vin de Madère, au moment où l’on l’avoit mis en bouteilles, en Virginie, pour l’envoyer à Londres. Lorsqu’on le déboucha, dans la maison d’un de mes amis, chez qui j’étois alors, il tomba trois mouches   dans   le   premier   verre   qu’on   remplit.   Comme   j’avois entendu dire que des mouches noyées pouvoient être rappelées à la vie, quand on les exposoit aux rayons du soleil, je proposai d’en faire l’expérience sur celles­là. En conséquence, on les mit au soleil, sur un petit tamis, qui avoir servi à passer le vin dans lequel elles étoient.

En moins de trois heures, deux de ces mouches commencèrent à recouvrer   la   vie   par   degrés.   Elles   eurent   d’abord   quelques mouvemens   convulsifs   dans   les   jambes ;   puis   elles   se   levèrent, frottèrent leurs yeux avec leurs pieds de devant, battirent leurs ailes avec ceux de derrière, et bientôt après, commencèrent à voler, se trouvant   dans   la   vieille   Angleterre,   sans   savoir   comment   elles   y étoient venues, La troisième ne donna aucun signe de vie jusqu’au coucher du soleil, et comme on n’avoit plus aucun espoir de la voir ressusciter, on la jeta.

Je désirerois que, d’après cet exemple, il fût possible d’inventer une   méthode   d’embaumer   les   noyés   de   manière   à   pouvoir   les rappeler à la vie, à une époque très­éloignée, et comme je désire ardemment de voir quel sera l’état de l’Amérique dans cent ans d’ici, au   lieu   d’attendre   une   mort   ordinaire,   je   me   plongerois   dans   un tonneau de vin de Madère, avec un petit nombre d’amis, pour être, au bout d’un siècle, rappelé à la vie par le doux soleil de ma chère patrie. Mais puisque très­probablement nous vivons dans un temps où les sciences sont encore trop dans l’enfance, pour voir un tel art porté à sa perfection, il faut que je me contente du plaisir, que vous me promettez, de voir ressusciter un poulet ou un coq d’Inde.

 

PRÉCAUTIONS NÉCESSAIRES DANS LES VOYAGES SUR MER.

Quand on veut entreprendre un long voyage, il n’y a rien de mieux que de le tenir secret jusqu’au moment du départ. Sans cela, on est continuellement interrompu et tracassé, par des visites d’amis et de connoissances,   qui   font   non­seulement   perdre   un   temps   précieux, mais   oublier   des   choses   importantes ;   de   sorte   que   quand   on   est embarqué et qu’on cingle déjà en pleine mer, on se rappelle avec beaucoup d’inquiétude des affaires non terminées, des comptes non réglés, et un nombre infini de choses qu’on se proposoit d’emporter, et dont on sent, à chaque instant, la privation. Ne seroit­il pas très­avantageux de changer la coutume de rendre visite aux gens qui vont voyager, de les laisser seuls et tranquilles pendant   quelques   jours,   pour   faire   leurs   préparatifs,   et   ensuite, prendre congé de leurs amis, et recevoir leurs vœux pour un heureux retour ?

Il n’est pas toujours possible de choisir le capitaine avec lequel on doit s’embarquer ; et cependant, le plaisir, le bonheur du voyage en dépend ; car il faut, pendant un temps, vivre dans sa société, et être, en quelque sorte, soumis à ses ordres. Si c’est un homme spirituel, aimable et d’un caractère obligeant, on en est bien plus heureux. On   en   rencontre   quelquefois   de   tels :   mais   ils   sont   rares. Toutefois, si le vôtre n’est pas de ce nombre, il peut être bon marin, actif, très­vigilant, et vous devez alors le dispenser du reste ; car ce sont les qualités les plus essentielles pour un homme, qui commande un vaisseau.

Quelque droit que, d’après votre accord avec lui, vous ayez à ce qu’il a embarqué pour l’usage des passagers, vous devez prendre toujours quelques provisions particulières, dont vous puissiez vous servir de temps en temps. Il faut donc avoir de bonne eau, parce que celle du vaisseau est souvent mauvaise. Mais mettez la vôtre en bouteilles ; car autrement, vous   courriez   risque   de   la   voir   se   gâter.   Il   faut   aussi   que   vous emportiez du bon thé, du café moulu, du chocolat, du vin de l’espèce que vous aimez le mieux, du cidre, des raisins secs, des amandes, du sucre, du sirop de capillaire, des citrons, du rhum, des œufs dans des flacons d’huile, des tablettes de bouillon, et du biscuit. Quant à la volaille, il est presqu’inutile d’en emporter,  à moins que vous ne vouliez vous charger du soin de lui donner à manger et de la soigner vous­même.  L’on  en   prend  ordinairement  si  peu  de   soin   à  bord, qu’elle est presque toujours malade, et que la viande en est aussi coriace que du cuir.

Tous les marins ont une opinion qui doit sans doute son origine à un manque d’eau, et à la nécessité où l’on a été de l’épargner. Ils prétendent que la volaille est toujours extrêmement altérée ; et que quand on lui donne de l’eau à discrétion, elle se tue elle­même en buvant outre mesure. En conséquence, ils ne lui en donnent qu’une fois tous les deux jours, encore est­ce en petite quantité. Mais comme ils versent cette eau dans des auges inclinées, elle court du côté qui est le plus profond ; alors les poules sont obligées de monter les unes sur les autres pour en attraper un peu, et il y en a quelques­unes qui ne   peuvent   pas   même   y   tremper   leur   bec :   dévorées   de   soif   et éprouvant continuellement le tourment de Tantale, elles ne peuvent pas digérer la nourriture très­sèche qu’elles ont pris, et bientôt elles sont malades et périssent. On en trouve, chaque matin, quelqu’une de morte, qu’on jette à la mer, tandis que celles qu’on tue pour la table, valent rarement la peine d’être mangées.

Pour remédier à cet inconvénient, il est nécessaire de diviser les auges en petits compartimens, pour que chacun puisse contenir une certaine quantité d’eau : mais c’est un soin qu’on ne prend guère. Il est donc sûr que les cochons et les moutons sont les animaux qu’il est plus convenable d’embarquer, parce que la viande de mouton est en général très­bonne à la mer, et celle de cochon, excellente. Il peut arriver qu’une partie des provisions, que je recommande de prendre, devienne inutile, par les soins qu’aura eus le capitaine, d’en mettre à bord une suffisante quantité. Mais, dans ce cas, vous pouvez en faire présent aux pauvres passagers, qui, payant moins pour leur passage, sont logés dans l’entre­pont avec l’équipage, et n’ont droit qu’à la ration des matelots.

Ces passagers sont quelquefois malades, tristes, abattus : on voit souvent, parmi eux, des femmes, des enfans, qui n’ont pas eu le moyen de se procurer les choses dont je viens de faire mention, et qui leur sont de la plus grande nécessité. En leur distribuant une partie de votre superflu, vous pouvez leur être du plus grand secours ; vous pouvez   leur   donner   la   santé,   leur   sauver   la   vie,   enfin   les   rendre heureux ;   avantage   qui   procure   toujours   les   sensations   les   plus douces à une ame compatissante !

La chose la plus désagréable en mer, est la manière dont on y apprête à manger ; car, à proprement parler, il n’y a jamais à bord de bon  cuisinier .  Le  plus  mauvais  matelot  est  ordinairement  choisi pour cet emploi, et il est presque toujours fort mal­propre. C’est de là que vient ce dicton des marins anglais : — « Dieu nous envoie la viande et le diable les cuisiniers ».

— Cependant ceux qui ont meilleure opinion de la providence, pensent autrement. Sachant que l’air de la mer, et le mouvement que procure le roulis du vaisseau, ont un  étonnant effet pour aiguiser l’appétit,   ils   disent   que   Dieu   a   donné   aux   marins   de   mauvais cuisiniers, pour les empêcher de trop manger, ou bien que prévoyant qu’ils auroient de mauvais cuisiniers, il leur a donné un bon appétit, pour les empêcher de mourir de faim.

Mais   si   vous   n’avez   pas   confiance   dans   ces   secours   de   la providence, vous pouvez vous pourvoir d’une lampe à l’esprit­de­vin et d’une bouilloire, et vous apprêter vous­même quelques alimens, comme de la soupe, des viandes hachées, etc. Un petit fourneau de tôle est aussi très­commode à bord ; et votre domestique peut vous y faire rôtir des morceaux de mouton ou de cochon. Si vous avez envie de manger du bœuf salé, qui est souvent très­ bon,   vous   trouverez   que   le   cidre   est   la   meilleure   liqueur   pour étancher la soif qu’occasionnent et cette viande et le poisson salé. Le   biscuit   ordinaire   est   trop   dur   pour   les   dents   de   quelques personnes ; on peut le ramollir en le fesant tremper : mais le pain cuit deux fois est encore meilleur ; parce qu’étant fait de bon pain, coupé par tranches, et remis au four, il s’imbibe tout de suite, devient mou, et se digère facilement. Aussi est­ce une nourriture excellente, et bien préférable au biscuit qui n’a point fermenté.

Il faut que j’observe ici que ce pain remis au four étoit autrefois le biscuit qu’on préparoit pour les vaisseaux ; car en français le mot biscuit signifie cuit deux fois. Les pois qu’on mange à bord, sont souvent mal cuits et durs.