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Alexandre Dumas père
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Louis se remit aussitôt pour faire un bon visage à M. de La Fère.
Il prévoyait bien que le comte n’arrivait point par hasard. Il sentait
vaguement l’importance de cette visite ; mais à un homme du ton
d’Athos, à un esprit aussi distingué, la première vue ne devait rien
offrir de désagréable ou de mal ordonné.
Quand le jeune roi fut assuré d’être calme en apparence, il donna
ordre aux huissiers d’introduire le comte.
Quelques minutes après, Athos, en habit de cérémonie, revêtu des
ordres que seul il avait le droit de porter à la Cour de France, Athos
se présenta d’un air si grave et si solennel, que le roi put juger, du
premier coup, s’il s’était ou non trompé dans ses pressentiments.
Louis fit un pas vers le comte et lui tendit avec un sourire une
main sur laquelle Athos s’inclina plein de respect.
— Monsieur le comte de La Fère, dit le roi rapidement, vous êtes
si rare chez moi, que c’est une très bonne fortune de vous y voir.
Athos s’inclina et répondit :
— Je voudrais avoir le bonheur d’être toujours auprès de Votre
Majesté.
Cette réponse, faite sur ce ton, signifiait manifestement : « Je
voudrais pouvoir être un des conseillers du roi pour lui épargner des
fautes. »
Le roi le sentit, et, décidé devant cet homme à conserver
l’avantage du calme avec l’avantage du rang :
— Je vois que vous avez quelque chose à me dire, fitil.
— Je ne me serais pas, sans cela, permis de me présenter chez
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Votre Majesté.
— Dites vite, monsieur, j’ai hâte de vous satisfaire.
Le roi s’assit.
— Je suis persuadé, répliqua Athos d’un ton légèrement ému, que
Votre Majesté me donnera toute satisfaction.
— Ah ! dit le roi avec une certaine hauteur, c’est une plainte que
vous venez formuler ici ?
— Ce ne serait une plainte, reprit Athos, que si Votre Majesté…
Mais, veuillez m’excuser, Sire, je vais reprendre l’entretien à son
début.
— J’attends.
— Le roi se souvient qu’à l’époque du départ de M. de
Buckingham, j’ai eu l’honneur de l’entretenir.
— À cette époque, à peu près… Oui, je me le rappelle ;
seulement, le sujet de l’entretien… je l’ai oublié.
Athos tressaillit.
— J’aurai l’honneur de le rappeler au roi, ditil. Il s’agissait d’une
demande que je venais adresser à Votre Majesté, touchant le mariage
que voulait contracter M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière.
— Nous y voici, pensa le roi. Je me souviens, ditil tout haut.
— À cette époque, poursuivit Athos, le roi fut si bon et si
généreux envers moi et M. de Bragelonne, que pas un des mots
prononcés par Sa Majesté ne m’est sorti de la mémoire.
— Et ?… fit le roi.
— Et le roi, à qui je demandais Mlle de La Vallière pour M. de
Bragelonne, me refusa.
— C’est vrai, dit sèchement Louis.
— En alléguant, se hâta de dire Athos, que la fiancée n’avait pas
d’état dans le monde.
Louis se contraignit pour écouter patiemment.
— Que… ajouta Athos, elle avait peu de fortune.
Le roi s’enfonça dans son fauteuil.
— Peu de naissance.
Nouvelle impatience du roi.
— Et peu de beauté, ajouta encore impitoyablement Athos.
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Ce dernier trait, enfoncé dans le cœur de l’amant le fit bondir hors
mesure.
— Monsieur, ditil, voilà une bien bonne mémoire !
— C’est toujours ce qui m’arrive quand j’ai l’honneur si grand
d’un entretien avec le roi, repartit le comte sans se troubler.
— Enfin, j’ai dit tout cela, soit !
— Et j’en ai beaucoup remercié Votre Majesté, Sire, parce que ces
paroles témoignaient d’un intérêt bien honorable pour M. de
Bragelonne.
— Vous vous rappelez aussi, dit le roi en pesant sur ces paroles,
que vous aviez pour ce mariage une grande répugnance ?
— C’est vrai, Sire.
— Et que vous faisiez la demande à contrecœur ?
— Oui, Votre Majesté.
— Enfin, je me rappelle aussi, car j’ai une mémoire presque aussi
bonne que la vôtre, je me rappelle, disje, que vous avez dit ces
paroles : « Je ne crois pas à l’amour de Mlle de La Vallière pour M.
de Bragelonne. » Estce vrai ?
Athos sentit le coup, il ne recula pas.
— Sire, ditil, j’en ai déjà demandé pardon à Votre Majesté, mais
il est certaines choses dans cet entretien qui ne seront intelligibles
qu’au dénouement.
— Voyons le dénouement, alors.
— Le voici. Votre Majesté avait dit qu’elle différait le mariage
pour le bien de M. de Bragelonne.
Le roi se tut.
— Aujourd’hui, M. de Bragelonne est tellement malheureux, qu’il
ne peut différer plus longtemps de demander une solution à Votre
Majesté.
Le roi pâlit. Athos le regarda fixement.
— Et que… demandetil… M. de Bragelonne ? dit le roi avec
hésitation.
— Absolument ce que je venais demander au roi dans la dernière
entrevue : le consentement de Votre Majesté à son mariage.
Le roi se tut.
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— Les questions relatives aux obstacles sont aplanies pour nous,
continua Athos. Mlle de La Vallière, sans fortune, sans naissance et
sans beauté, n’en est pas moins le seul beau parti du monde pour M.
de Bragelonne, puisqu’il aime cette jeune fille.
Le roi serra ses mains l’une contre l’autre.
— Le roi hésite ? demanda le comte sans rien perdre de sa fermeté
ni de sa politesse.
— Je n’hésite pas… je refuse, répliqua le roi.
Athos se recueillit un moment.
— J’ai eu l’honneur, ditil d’une voix douce, de faire observer au
roi que nul obstacle n’arrêtait les affections de M. de Bragelonne, et
que sa détermination semblait invariable.
— Il y a ma volonté ; c’est un obstacle, je crois ?
— C’est le plus sérieux de tous, riposta Athos.
— Ah !
— Maintenant, qu’il nous soit permis de demander humblement à
Votre Majesté la raison de ce refus.
— La raison ?… Une question ? s’écria le roi.
— Une demande, Sire.
Le roi, s’appuyant sur la table avec les deux poings :
— Vous avez perdu l’usage de la Cour, monsieur de La Fère, dit
il d’une voix concentrée. À la Cour, on ne questionne pas le roi.
— C’est vrai, Sire ; mais, si l’on ne questionne pas, on suppose.
— On suppose ! que veut dire cela ?
— Presque toujours la supposition du sujet implique la franchise
du roi…
— Monsieur !
— Et le manque de confiance du sujet, poursuivit intrépidement
Athos.
— Je crois que vous vous méprenez, dit le monarque entraîné
malgré lui à la colère.
— Sire, je suis forcé de chercher ailleurs ce que je croyais trouver
en Votre Majesté. Au lieu d’avoir une réponse de vous, je suis forcé
de m’en faire une à moimême.
— Monsieur le comte, ditil, je vous ai donné tout le temps que
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j’avais de libre.
— Sire, répondit le comte, je n’ai pas eu le temps de dire au roi ce
que j’étais venu lui dire, et je vois si rarement le roi, que je dois saisir
l’occasion.
— Vous en étiez à des suppositions ; vous allez passer aux
offenses.
— Oh ! Sire, offenser le roi, moi ? Jamais ! J’ai toute ma vie
soutenu que les rois sont audessus des autres hommes, non
seulement par le rang et la puissance mais par la noblesse du cœur et
la valeur de l’esprit. Je ne me ferai jamais croire que mon roi, celui
qui m’a dit une parole, cachait avec cette parole une arrièrepensée.
— Qu’estce à dire ? quelle arrièrepensée ?
— Je m’explique, dit froidement Athos. Si, en refusant la main de
Mlle de La Vallière à M. de Bragelonne, Votre Majesté avait un autre
but que le bonheur et la fortune du vicomte…
— Vous voyez bien, monsieur, que vous m’offensez.
— Si, en demandant un délai au vicomte, Votre Majesté avait
voulu éloigner seulement le fiancé de Mlle de La Vallière…
— Monsieur ! Monsieur !
— C’est que je l’ai ouï dire partout, Sire. Partout l’on parle de
l’amour de Votre Majesté pour Mlle de La Vallière.
Le roi déchira ses gants, que, par contenance, il mordillait depuis
quelques minutes.
— Malheur ! s’écriatil, à ceux qui se mêlent de mes affaires !
J’ai pris un parti : je briserai tous les obstacles.
— Quels obstacles ? dit Athos.
Le roi s’arrêta court, comme un cheval emporté à qui le mors brise
le palais en se retournant dans sa bouche.
— J’aime Mlle de La Vallière, ditil soudain avec autant de
noblesse que d’emportement.
— Mais, interrompit Athos, cela n’empêche pas Votre Majesté de
marier M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière. Le sacrifice est
digne d’un roi ; il est mérité par M. de Bragelonne, qui a déjà rendu
des services et qui peut passer pour un brave homme. Ainsi donc, le
roi, en renonçant à son amour, fait preuve à la fois de générosité, de
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reconnaissance et de bonne politique.
— Mlle de La Vallière, dit sourdement le roi, n’aime pas M. de
Bragelonne.
— Le roi le sait ? demanda Athos avec un regard profond.
— Je le sais.
— Depuis peu, alors ; sans quoi, si le roi le savait lors de ma
première demande, Sa Majesté eût pris la peine de me le dire.
— Depuis peu.
Athos garda un moment le silence.
— Je ne comprends point alors, ditil, que le roi ait envoyé M. de
Bragelonne à Londres. Cet exil surprend à bon droit ceux qui aiment
l’honneur du roi.
— Qui parle de l’honneur du roi, monsieur de La Fère ?
— L’honneur du roi, Sire, est fait de l’honneur de toute sa
noblesse. Quand le roi offense un de ses gentilshommes, c’estàdire
quand il lui prend un morceau de son honneur, c’est à luimême, au
roi, que cette part d’honneur est dérobée.
— Monsieur de La Fère !
— Sire, vous avez envoyé à Londres le vicomte de Bragelonne
avant d’être l’amant de Mlle de La Vallière, ou depuis que vous êtes
son amant ?
Le roi, irrité, surtout parce qu’il se sentait dominé, voulut
congédier Athos par un geste.
— Sire, je vous dirai tout, répliqua le comte ; je ne sortirai d’ici
que satisfait par Votre Majesté ou par moimême. Satisfait si vous
m’avez prouvé que vous avez raison ; satisfait si je vous ai prouvé
que vous avez tort. Oh ! vous m’écouterez, Sire. Je suis vieux, et je
tiens à tout ce qu’il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans le
royaume. Je suis un gentilhomme qui a versé son sang pour votre
père et pour vous, sans jamais avoir rien demandé ni à vous ni à votre
père. Je n’ai fait de tort à personne en ce monde, et j’ai obligé des
rois ! Vous m’écouterez ! Je viens vous demander compte de
l’honneur d’un de vos serviteurs que vous avez abusé par un
mensonge ou trahi par une faiblesse. Je sais que ces mots irritent
Votre Majesté ; mais les faits nous tuent, nous autres ; je sais que
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vous cherchez quel châtiment vous ferez subir à ma franchise ; mais
je sais, moi, quel châtiment je demanderai à Dieu de vous infliger,
quand je lui raconterai votre parjure et le malheur de mon fils.
Le roi se promenait à grands pas, la main sur la poitrine, la tête
roidie, l’œil flamboyant.
— Monsieur, s’écriatil tout à coup, si j’étais pour vous le roi,
vous seriez déjà puni ; mais je ne suis qu’un homme, et j’ai le droit
d’aimer sur la terre ceux qui m’aiment, bonheur si rare !
— Vous n’avez pas plus ce droit comme homme que comme roi ;
ou, si vous vouliez le prendre loyalement, il fallait prévenir M. de
Bragelonne au lieu de l’exiler.
— Je crois que je discute, en vérité ! interrompit Louis XIV avec
cette majesté que lui seul savait trouver à un point si remarquable
dans le regard et dans la voix.
— J’espérais que vous me répondriez, dit le comte.
— Vous saurez tantôt ma réponse, monsieur.
— Vous savez ma pensée, répliqua M. de La Fère.
— Vous avez oublié que vous parliez au roi, monsieur ; c’est un
crime !
— Vous avez oublié que vous brisiez la vie de deux hommes ;
c’est un péché mortel, Sire !
— Sortez, maintenant !
— Pas avant de vous avoir dit : Fils de Louis XIII, vous
commencez mal votre règne, car vous le commencez par le rapt et la
déloyauté ! Ma race et moi, nous sommes dégagés envers vous de
toute cette affection et de tout ce respect que j’avais fait jurer à mon
fils dans les caveaux de SaintDenis, en présence des restes de vos
nobles aïeux. Vous êtes devenu notre ennemi, Sire, et nous n’avons
plus affaire désormais qu’à Dieu, notre seul maître. Prenezy garde !
— Vous menacez ?
— Oh ! non, dit tristement Athos, et je n’ai pas plus de bravade
que de peur dans l’âme. Dieu, dont je vous parle, Sire, m’entend
parler ; il sait que, pour l’intégrité, pour l’honneur de votre couronne,
je verserais encore à présent tout ce que m’ont laissé de sang vingt
années de guerre civile et étrangère. Je puis donc vous assurer que je
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ne menace pas le roi plus que je ne menace l’homme ; mais je vous
dis, à vous : Vous perdez deux serviteurs pour avoir tué la foi dans le
cœur du père et l’amour dans le cœur du fils. L’un ne croit plus à la
parole royale, l’autre ne croit plus à la loyauté des hommes, ni à la
pureté des femmes. L’un est mort au respect et l’autre à l’obéissance.
Adieu !
Cela dit, Athos brisa son épée sur son genou, en déposa lentement
les deux morceaux sur le parquet, et, saluant le roi, qui étouffait de
rage et de honte, il sortit du cabinet.
Louis, abîmé sur sa table, passa quelques minutes à se remettre, et,
se relevant soudain, il sonna violemment.
— Qu’on appelle M. d’Artagnan ! ditil aux huissiers épouvantés.
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Sans doute nos lecteurs se sont déjà demandé comment Athos
s’était si bien à point trouvé chez le roi, lui dont ils n’avaient point
entendu parler depuis un long temps. Notre prétention, comme
romancier, étant surtout d’enchaîner les événements les uns aux
autres avec une logique presque fatale, nous nous tenions prêt à
répondre et nous répondons à cette question.
Porthos, fidèle à son devoir d’arrangeur d’affaires avait, en
quittant le PalaisRoyal, été rejoindre Raoul aux Minimes du bois de
Vincennes, et lui avait raconté, dans ses moindres détails, son
entretien avec M. de SaintAignan ; puis il avait terminé en disant
que le message du roi à son favori n’amènerait, probablement, qu’un
retard momentané, et qu’en quittant le roi de SaintAignan
s’empresserait de se rendre à l’appel que lui avait fait Raoul.
Mais Raoul, moins crédule que son vieil ami, avait conclu, du
récit de Porthos, que, si de SaintAignan allait chez le roi, de Saint
Aignan conterait tout au roi et que, si de SaintAignan contait tout au
roi, le roi défendrait à de SaintAignan de se présenter sur le terrain.
Il avait donc, en conséquence de cette réflexion, laissé Porthos garder
la place, au cas, fort peu probable, où de SaintAignan viendrait, et
encore avaitil bien engagé Porthos à ne pas rester sur le pré plus
d’une heure ou une heure et demie.
Ce à quoi Porthos s’était formellement refusé, s’installant, bien au
contraire, aux Minimes, comme pour y prendre racine, faisant
promettre à Raoul de revenir de chez son père chez lui, Raoul, afin
que le laquais de Porthos sût où le trouver si M. de SaintAignan
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venait au rendezvous.
Bragelonne avait quitté Vincennes et s’était acheminé tout droit
chez Athos, qui, depuis deux jours, était à Paris.
Le comte était déjà prévenu par une lettre de d’Artagnan.
Raoul arrivait donc surabondamment chez son père, qui, après lui
avoir tendu la main et l’avoir embrassé, lui fit signe de s’asseoir.
— Je sais que vous venez à moi comme on vient à un ami,
vicomte, quand on pleure et quand on souffre ; ditesmoi quelle
cause vous amène.
Le jeune homme s’inclina et commença son récit. Plus d’une fois,
dans le cours de ce récit, les larmes coupèrent sa voix et un sanglot
étranglé dans sa gorge suspendit la narration. Cependant il acheva.
Athos savait probablement déjà à quoi s’en tenir, puisque nous
avons dit que d’Artagnan lui avait écrit ; mais, tenant à garder
jusqu’au bout ce calme et cette sérénité qui faisaient le côté presque
surhumain de son caractère, il répondit :
— Raoul, je ne crois rien de ce que l’on dit ; je ne crois rien de ce
que vous craignez, non pas que des personnes dignes de foi ne
m’aient pas déjà entretenu de cette aventure, mais parce que, dans
mon âme et dans ma conscience, je crois impossible que le roi ait
outragé un gentilhomme. Je garantis donc le roi, et vais vous
rapporter la preuve de ce que je dis.
Raoul, flottant comme un homme ivre entre ce qu’il avait vu de
ses propres yeux et cette imperturbable foi qu’il avait dans un
homme qui n’avait jamais menti, s’inclina et se contenta de
répondre :
— Allez donc, monsieur le comte ; j’attendrai.
Et il s’assit, la tête cachée dans ses deux mains. Athos s’habilla et
partit. Chez le roi, il fit ce que nous venons de raconter à nos
lecteurs, qui l’ont vu entrer chez Sa Majesté et qui l’ont vu en sortir.
Quand il rentra chez lui, Raoul, pâle et morne n’avait pas quitté sa
position désespérée. Cependant au bruit des portes qui s’ouvraient,
au bruit des pas de son père qui s’approchait de lui, le jeune homme
releva la tête.
Athos était pâle, découvert, grave ; il remit son manteau et son
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chapeau au laquais, le congédia du geste et s’assit près de Raoul.
— Eh bien ! monsieur, demanda le jeune homme en hochant
tristement la tête de haut en bas, êtesvous bien convaincu, à
présent ?
— Je le suis, Raoul ; le roi aime Mlle de La Vallière.
— Ainsi, il avoue ? s’écria Raoul.
— Absolument, dit Athos.
— Et elle ?
— Je ne l’ai pas vue.
— Non ; mais le roi vous en a parlé. Que ditil d’elle ?
— Il dit qu’elle l’aime.
— Oh ! vous voyez ! vous voyez, monsieur !
Et le jeune homme fit un geste de désespoir.
— Raoul, reprit le comte, j’ai dit au roi, croyezle bien, tout ce
que vous eussiez pu lui dire vousmême, et je crois le lui avoir dit en
termes convenables, mais fermes.
— Et que lui avezvous dit, monsieur ?
— J’ai dit, Raoul, que tout était fini entre lui et nous, que vous ne
seriez plus rien pour son service ; j’ai dit que, moimême, je
demeurerais à l’écart. Il ne me reste plus qu’à savoir une chose.
— Laquelle, monsieur ?
— Si vous avez pris votre parti.
— Mon parti ? À quel sujet ?
— Touchant l’amour et…
— Achevez, monsieur.
— Et touchant la vengeance ; car j’ai peur que vous ne songiez à
vous venger.
— Oh ! monsieur, l’amour… peutêtre un jour, plus tard,
réussiraije à l’arracher de mon cœur. J’y compte, avec l’aide de
Dieu et le secours de vos sages exhortations. La vengeance, je n’y
avais songé que sous l’empire d’une pensée mauvaise, car ce n’était
point du vrai coupable que je pouvais me venger ; j’ai donc déjà
renoncé à la vengeance.
— Ainsi, vous ne songez plus à chercher une querelle à M. de
Saint Aignan ?
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— Non, monsieur. Un défi a été fait ; si M. de SaintAignan
l’accepte, je le soutiendrai ; s’il ne le relève pas, je le laisserai à terre.
— Et de La Vallière ?
— Monsieur le comte n’a pas sérieusement cru que je songerais à
me venger d’une femme, répondit Raoul avec un sourire si triste,
qu’il attira une larme aux bords des paupières de cet homme qui
s’était tant de fois penché sur ses douleurs et sur les douleurs des
autres.
Il tendit sa main à Raoul, Raoul la saisit vivement.
— Ainsi, monsieur le comte, vous êtes bien assuré que le mal est
sans remède ? demanda le jeune homme.
Athos secoua la tête à son tour.
— Pauvre enfant ! murmuratil.
— Vous pensez que j’espère encore, dit Raoul, et vous me
plaignez. Oh ! c’est qu’il m’en coûte horriblement, voyezvous, pour
mépriser, comme je le dois, celle que j’ai tant aimée. Que n’aije
quelque tort envers elle, je serais heureux et je lui pardonnerais.
Athos regarda tristement son fils. Ces quelques mots que venait de
prononcer Raoul semblaient être sortis de son propre cœur.
En ce moment, le laquais annonça M. d’Artagnan. Ce nom
retentit, d’une façon bien différente, aux oreilles d’Athos et de Raoul.
Le mousquetaire annoncé fit son entrée avec un vague sourire sur
les lèvres. Raoul s’arrêta ; Athos marcha vers son ami avec une
expression de visage qui n’échappa point à Bragelonne. D’Artagnan
répondit à Athos par un simple clignement de l’œil ; puis, s’avançant
vers Raoul et lui prenant la main :
— Eh bien ! ditil s’adressant à la fois au père et au fils, nous
consolons l’enfant, à ce qu’il paraît ?
— Et vous, toujours bon, dit Athos, vous venez m’aider à cette
tâche difficile.
Et, ce disant, Athos serra entre ses deux mains la main de
d’Artagnan. Raoul crut remarquer que cette pression avait un sens
particulier à part celui des paroles.
— Oui, répondit le mousquetaire en se grattant la moustache de la
main qu’Athos lui laissait libre, oui, je viens aussi…
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— Soyez le bienvenu, monsieur le chevalier, non pour la
consolation que vous apportez, mais pour vousmême. Je suis
consolé.
Et il essaya d’un sourire plus triste qu’aucune des larmes que
d’Artagnan eût jamais vu répandre.
— À la bonne heure ! fit d’Artagnan.
— Seulement, continua Raoul, vous êtes arrivé comme M. le
comte allait me donner les détails de son entrevue avec le roi. Vous
permettez, n’estce pas, que M. le comte continue ?
Et les yeux du jeune homme semblaient vouloir lire jusqu’au fond
du cœur du mousquetaire.
— Son entrevue avec le roi ? fit d’Artagnan d’un ton si naturel,
qu’il n’y avait pas moyen de douter de son étonnement. Vous avez
donc vu le roi, Athos ?
Athos sourit.
— Oui, ditil, je l’ai vu.
— Ah ! vraiment, vous ignoriez que le comte eût vu Sa Majesté ?
demanda Raoul à demi rassuré.
— Ma foi, oui ! tout à fait.
— Alors, me voilà plus tranquille, dit Raoul.
— Tranquille, et sur quoi ? demanda Athos.
— Monsieur, dit Raoul, pardonnezmoi ; mais, connaissant
l’amitié que vous me faites l’honneur de me porter, je craignais que
vous n’eussiez un peu vivement exprimé à Sa Majesté ma douleur et
votre indignation, et qu’alors le roi…
— Et qu’alors le roi ? répéta d’Artagnan. Voyons, achevez, Raoul.
— Excusezmoi à votre tour, monsieur d’Artagnan, dit Raoul. Un
instant j’ai tremblé, je l’avoue, que vous ne vinssiez pas ici comme
M. d’Artagnan, mais comme capitaine de mousquetaires.
— Vous êtes fou, mon pauvre Raoul, s’écria d’Artagnan avec un
éclat de rire dans lequel un exact observateur eût peutêtre désiré plus
de franchise.
— Tant mieux ! dit Raoul.
— Oui, fou, et savezvous ce que je vous conseille ?
— Dites, monsieur ; venant de vous, l’avis doit être bon.
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— Eh bien ! je vous conseille, après votre voyage, après votre
visite chez M. de Guiche, après votre visite chez Madame, après
votre visite chez Porthos, après votre voyage à Vincennes, je vous
conseille de prendre quelque repos ; couchezvous, dormez douze
heures, et, à votre réveil, fatiguezmoi un bon cheval.
Et, l’attirant à lui, il l’embrassa comme il eût fait de son propre
enfant. Athos en fit autant ; seulement, il était visible que le baiser
était plus tendre et la pression plus forte encore chez le père que chez
l’ami.
Le jeune homme regarda de nouveau ces deux hommes, en
appliquant à les pénétrer toutes les forces de son intelligence. Mais
son regard s’émoussa sur la physionomie riante du mousquetaire et
sur la figure calme et douce du comte de La Fère.
— Et où allezvous, Raoul ? demanda ce dernier, voyant que
Bragelonne s’apprêtait à sortir.
— Chez moi, monsieur, répondit celuici de sa voix douce et
triste.
— C’est donc là qu’on vous trouvera, vicomte, si l’on a quelque
chose à vous dire ?
— Oui, monsieur. Estce que vous prévoyez avoir quelque chose à
me dire ?
— Que saisje ! dit Athos.
— Oui, de nouvelles consolations, dit d’Artagnan en poussant tout
doucement Raoul vers la porte.
Raoul, voyant cette sérénité dans chaque geste des deux amis,
sortit de chez le comte, n’emportant avec lui que l’unique sentiment
de sa douleur particulière.
— Dieu soit loué, ditil, je puis donc ne plus penser qu’à moi.
Et, s’enveloppant de son manteau, de manière à cacher aux
passants son visage attristé, il sortit pour se rendre à son propre
logement, comme il l’avait promis à Porthos.
Les deux amis avaient vu le jeune homme s’éloigner avec un
sentiment pareil de commisération.
Seulement, chacun d’eux l’avait exprimé d’une façon différente.
— Pauvre Raoul ! avait dit Athos en laissant échapper un soupir.
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— Pauvre Raoul ! avait dit d’Artagnan en haussant les épaules.
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« Pauvre Raoul ! » avait dit Athos. « Pauvre Raoul ! » avait dit
d’Artagnan. En effet, plaint par ces deux hommes si forts, Raoul
devait être un homme bien malheureux.
Aussi, lorsqu’il se trouva seul en face de luimême, laissant
derrière lui l’ami intrépide et le père indulgent, lorsqu’il se rappela
l’aveu fait par le roi de cette tendresse qui lui volait sa bienaimée
Louise de La Vallière, il sentit son cœur se briser, comme chacun de
nous l’a senti se briser une fois à la première illusion détruite, au
premier amour trahi.
— Oh ! murmuratil, c’en est donc fait ! Plus rien dans la vie !
Rien à attendre, rien à espérer ! Guiche me l’a dit, mon père me l’a
dit, M. d’Artagnan me l’a dit. Tout est donc un rêve en ce monde !
C’était un rêve que cet avenir poursuivi depuis dix ans ! Cette union
de nos cœurs, c’était un rêve ! Cette vie toute d’amour et de bonheur,
c’était un rêve !
Pauvre fou de rêver ainsi tout haut et publiquement, en face de
mes amis et de mes ennemis, afin que mes amis s’attristent de mes
peines et que mes ennemis rient de mes douleurs !…
Ainsi, mon malheur va devenir une disgrâce éclatante, un scandale
public. Ainsi, demain, je serai montré honteusement au doigt !
Et, malgré le calme promis à son père et à d’Artagnan, Raoul fit
entendre quelques paroles de sourde menace.
— Et cependant, continuatil, si je m’appelais de Wardes, et que
j’eusse à la fois la souplesse et la vigueur de M. d’Artagnan, je rirais
avec les lèvres, je convaincrais les femmes que cette perfide, honorée
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de mon amour, ne me laisse qu’un regret, celui d’avoir été abusé par
ses semblants d’honnêteté ; quelques railleurs flagorneraient le roi à
mes dépens ; je me mettrais à l’affût sur le chemin des railleurs, j’en
châtierais quelquesuns. Les hommes me redouteraient et, au
troisième que j’aurais couché à mes pieds, je serais adoré par les
femmes.
Oui, voilà un parti à prendre, et le comte de La Fère luimême n’y
répugnerait pas. N’atil pas été éprouvé, lui aussi, au milieu de sa
jeunesse, comme je viens de l’être ? N’atil pas remplacé l’amour
par l’ivresse ? Il me l’a dit souvent. Pourquoi, moi, ne remplacerais
je pas l’amour par le plaisir ?
Il avait souffert autant que je souffre, plus peutêtre ! L’histoire
d’un homme est donc l’histoire de tous les hommes ? une épreuve
plus ou moins longue plus ou moins douloureuse ? La voix de
l’humanité tout entière n’est qu’un long cri.
Mais qu’importe la douleur des autres à celui qui souffre ? La
plaie ouverte dans une autre poitrine adoucitelle la plaie béante sur
la nôtre ? Le sang qui coule à côté de nous taritil notre sang ? Cette
angoisse universelle diminuetelle l’angoisse particulière ? Non,
chacun souffre pour soi, chacun lutte avec sa douleur, chacun pleure
ses propres larmes.
Et, d’ailleurs, qu’a été la vie pour moi jusqu’à présent ? Une arène
froide et stérile où j’ai combattu pour les autres toujours, pour moi
jamais.
Tantôt pour un roi, tantôt pour une femme.
Le roi m’a trahi, la femme m’a dédaigné.
Oh ! malheureux !… Les femmes ! Ne pourraisje donc faire
expier à toutes le crime de l’une d’elles ?
Que fautil pour cela ?… N’avoir plus de cœur, ou oublier qu’on
en a un ; être fort, même contre la faiblesse ; appuyer toujours, même
lorsque l’on sent rompre.
Que fautil pour en arriver là ? Être jeune, beau, fort, vaillant,
riche. Je suis ou je serai tout cela.
Mais l’honneur ? Qu’estce que l’honneur ? Une théorie que
chacun comprend à sa façon. Mon père me disait : « L’honneur, c’est
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le respect de ce que l’on doit aux autres, et surtout de ce qu’on se doit
à soimême. » Mais de Guiche, mais Manicamp, mais de Saint
Aignan surtout me diraient : « L’honneur consiste à servir les
passions et les plaisirs de son roi. » Cet honneurlà est facile et
productif. Avec cet honneurlà, je puis garder mon poste à la Cour,
devenir gentilhomme de la Chambre, avoir un beau et bon régiment à
moi. Avec cet honneurlà, je puis être duc et pair.
La tache que vient de m’imprimer cette femme, cette douleur avec
laquelle elle vient de briser mon cœur, à moi, Raoul, son ami
d’enfance, ne touche en rien M. de Bragelonne, bon officier, brave
capitaine qui se couvrira de gloire à la première rencontre, et qui
deviendra cent fois plus que n’est aujourd’hui Mlle de La Vallière, la
maîtresse du roi ; car le roi n’épousera pas Mlle de La Vallière, et
plus il la déclarera publiquement sa maîtresse, plus il épaissira le
bandeau de honte qu’il lui jette au front en guise de couronne, et, à
mesure qu’on la méprisera comme je la méprise, moi, je me
glorifierai.
Hélas ! nous avions marché ensemble, elle et moi, pendant le
premier, pendant le plus beau tiers de notre vie, nous tenant par la
main le long du sentier charmant et plein de fleurs de la jeunesse, et
voilà que nous arrivons à un carrefour où elle se sépare de moi, où
nous allons suivre une route différente qui ira nous écartant toujours
davantage l’un de l’autre ; et, pour atteindre le bout de ce chemin,
Seigneur, je suis seul, je suis désespéré, je suis anéanti !
Ô malheureux !…
Raoul en était là de ses réflexions sinistres, quand son pied se posa
machinalement sur le seuil de sa maison. Il était arrivé là sans voir
les rues par lesquelles il passait, sans savoir comment il était venu ; il
poussa la porte, continua d’avancer et gravit l’escalier.
Comme dans la plupart des maisons de cette époque, l’escalier
était sombre et les paliers étaient obscurs.
Raoul logeait au premier étage ; il s’arrêta pour sonner. Olivain
parut, lui prit des mains l’épée et le manteau. Raoul ouvrit luimême
la porte qui, de l’antichambre, donnait dans un petit salon assez
richement meublé pour un salon de jeune homme, et tout garni de
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fleurs par Olivain, qui, connaissant les goûts de son maître, s’était
empressé d’y satisfaire, sans s’inquiéter s’il s’apercevrait ou ne
s’apercevrait pas de cette attention.
Il y avait dans le salon un portrait de La Vallière que La Vallière
ellemême avait dessiné et avait donné à Raoul. Ce portrait, accroché
audessus d’une grande chaise longue recouverte de damas de
couleur sombre, fut le premier point vers lequel Raoul se dirigea, le
premier objet sur lequel il fixa les yeux. Au reste, Raoul cédait à son
habitude ; c’était, chaque fois qu’il rentrait chez lui, ce portrait qui,
avant toute chose, attirait ses yeux. Cette fois, comme toujours, il alla
donc droit au portrait, posa ses genoux sur la chaise longue, et
s’arrêta à le regarder tristement.
Il avait les bras croisés sur la poitrine, la tête doucement levée,
l’œil calme et voilé, la bouche plissée par un sourire amer.
Il regarda l’image adorée ; puis tout ce qu’il avait dit repassa dans
son esprit, tout ce qu’il avait souffert assaillit son cœur, et, après un
long silence :
— Ô malheureux ditil pour la troisième fois.
À peine avaitil prononcé ces deux mots, qu’un soupir et une
plainte se firent entendre derrière lui.
Il se retourna vivement, et, dans l’angle du salon, il aperçut,
debout, courbée, voilée, une femme qu’en entrant il avait cachée
derrière le déplacement de la porte, et que depuis il n’avait pas vue,
ne s’étant pas retourné.
Il s’avança vers cette femme, dont personne ne lui avait annoncé
la présence, saluant et s’informant à la fois, quand tout à coup la tête
baissée se releva, le voile écarté laissa voir le visage, et une figure
blanche et triste lui apparut.
Raoul se recula, comme il eût fait devant un fantôme.
— Louise ! s’écriatil avec un accent si désespéré, qu’on n’eût
pas cru que la voix humaine pût jeter un pareil cri sans que se
brisassent toutes les fibres du cœur.
— Voulezvous me faire la grâce de vous asseoir et de
m’écouter ? dit Louise, l’interrompant avec sa plus douce voix.
Bragelonne la regarda un instant ; puis, secouant tristement la tête,
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il s’assit ou plutôt tomba sur une chaise.
— Parlez, ditil.
Elle jeta un regard à la dérobée autour d’elle. Ce regard était une
prière et demandait bien mieux le secret qu’un instant auparavant ne
l’avaient fait ses paroles.
Raoul se releva, et, allant à la porte qu’il ouvrit :
— Olivain, ditil, je n’y suis pour personne.
Puis, se retournant vers La Vallière :
— C’est cela que vous désirez ? ditil.
Rien ne peut rendre l’effet que fit sur Louise cette parole qui
signifiait : « Vous voyez que je vous comprends encore, moi. »
Elle passa son mouchoir sur ses yeux pour éponger une larme
rebelle ; puis, s’étant recueillie un instant :
— Raoul, ditelle, ne détournez point de moi votre regard si bon et
si franc ; vous n’êtes pas un de ces hommes qui méprisent une
femme parce qu’elle a donné son cœur, dût cet amour faire leur
malheur ou les blesser dans leur orgueil.
Raoul ne répondit point.
— Hélas ! continua La Vallière, ce n’est que trop vrai ; ma cause
est mauvaise, et je ne sais par quelle phrase commencer. Tenez, je
ferai mieux, je crois, de vous raconter tout simplement ce qui
m’arrive. Comme je dirai la vérité, je trouverai toujours mon droit
chemin, dans l’obscurité, dans l’hésitation, dans les obstacles que j’ai
à braver, pour soulager mon cœur qui déborde et veut se répandre à
vos pieds.
Raoul continua de garder le silence.
La Vallière le regardait d’un air qui voulait dire : « Encouragez
moi ! par pitié, un mot ! »
Mais Raoul se tut et la jeune fille dut continuer.
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Mlle de La Vallière, car c’était bien elle, fit un pas en avant.
— Oui, Louise, murmuratelle.
Mais dans cet intervalle, si court qu’il fût, Raoul avait eu le temps
de se remettre.
— Vous, mademoiselle ? ditil.
Puis, avec un accent indéfinissable :
— Vous ici ? ajoutatil.
— Oui, Raoul, répéta la jeune fille ; oui, moi, qui vous attendais.
— Pardon ; lorsque je suis rentré, j’ignorais…
— Oui, et j’avais recommandé à Olivain de vous laisser ignorer…
Elle hésita ; et, comme Raoul ne se pressait pas de lui répondre, il
se fit un silence d’un instant, silence pendant lequel on eût pu
entendre le bruit de ces deux cœurs qui battaient, non plus à l’unisson
l’un de l’autre, mais aussi violemment l’un que l’autre.
C’était à Louise de parler. Elle fit un effort.
— J’avais à vous parler, ditelle ; il fallait absolument que je vous
visse… moimême… seule… Je n’ai point reculé devant une
démarche qui doit rester secrète ; car personne, excepté vous, ne la
comprendrait, monsieur de Bragelonne.
— En effet, mademoiselle, balbutia Raoul, tout effaré, tout
haletant, et moimême, malgré la bonne opinion que vous avez de
moi, j’avoue…
— Tout à l’heure, ditelle, M. de SaintAignan est venu chez moi
de la part du roi.
Elle baissa les yeux.
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De son côté, Raoul détourna les siens pour ne rien voir.
— M. de SaintAignan est venu chez moi de la part du roi, répéta
telle, et il m’a dit que vous saviez tout.
Et elle essaya de regarder en face celui qui recevait cette blessure
après tant d’autres blessures ; mais il lui fut impossible de rencontrer
les yeux de Raoul.
— Il m’a dit que vous aviez conçu contre moi une légitime colère.
Cette fois, Raoul regarda la jeune fille, et un sourire dédaigneux
retroussa ses lèvres.
— Oh ! continuatelle, je vous en supplie, ne dites pas que vous
avez ressenti contre moi autre chose que de la colère. Raoul, attendez
que je vous aie tout dit, attendez que je vous aie parlé jusqu’à la fin.
Le front de Raoul se rasséréna par la force de sa volonté ; le pli de
sa bouche s’effaça.
— Et d’abord, dit La Vallière, d’abord, les mains jointes, le front
courbé, je vous demande pardon comme au plus généreux, comme au
plus noble des hommes. Si je vous ai laissé ignorer ce qui se passait
en moi, jamais du moins je n’eusse consenti à vous tromper. Oh ! je
vous en supplie, Raoul, je vous le demande à genoux, répondezmoi,
fûtce une injure. J’aime mieux une injure de vos lèvres qu’un
soupçon de votre cœur.
— J’admire votre sublimité, mademoiselle, dit Raoul en faisant un
effort sur luimême pour rester calme. Laisser ignorer que l’on
trompe, c’est loyal ; mais tromper, il paraît que ce serait mal, et vous
ne le feriez point.
— Monsieur, longtemps, j’ai cru que je vous aimais avant toute
chose, et, tant que j’ai cru à mon amour pour vous, je vous ai dit que
je vous aimais. À Blois, je vous aimais. Le roi passa à Blois ; je crus
que je vous aimais encore. Je l’eusse juré sur un autel ; mais un jour
est venu qui m’a détrompée.
— Eh bien ! ce jourlà, mademoiselle, voyant que je vous aimais
toujours, moi, la loyauté devait vous ordonner de me dire que vous
ne m’aimiez plus.
— Ce jourlà, Raoul, le jour où j’ai lu jusqu’au fond de mon cœur
le jour où je me suis avoué à moimême que vous ne remplissiez pas
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toute ma pensée, le jour où j’ai vu un autre avenir que celui d’être
votre amie, votre amante, votre épouse, ce jourlà, Raoul, hélas !
vous n’étiez plus près de moi.
— Vous saviez où j’étais, mademoiselle ; il fallait écrire.
— Raoul, je n’ai point osé. Raoul, j’ai été lâche. Que voulezvous,
Raoul ! je vous connaissais si bien, je savais si bien que vous
m’aimiez, que j’ai tremblé à la seule idée de la douleur que j’allais
vous faire ; et cela est si vrai, Raoul, qu’en ce moment où je vous
parle, courbée devant vous, le cœur serré, des soupirs pleins la voix,
des larmes plein les yeux, aussi vrai que je n’ai d’autre défense que
ma franchise, je n’ai pas non plus d’autre douleur que celle que je lis
dans vos yeux.
Raoul essaya de sourire.
— Non, dit la jeune fille avec une conviction profonde, non, vous
ne me ferez pas cette injure de vous dissimuler devant moi. Vous
m’aimiez, vous ; vous étiez sûr de m’aimer ; vous ne vous trompiez
pas vousmême, vous ne mentiez pas à votre propre cœur, tandis que
moi, moi !…
Et toute pâle, les bras tendus audessus de sa tête, elle se laissa
tomber sur les genoux.
— Tandis que vous, dit Raoul, vous me disiez que vous m’aimiez,
et vous en aimiez un autre !
— Hélas ! oui, s’écria la pauvre enfant ; hélas ! oui, j’en aime un
autre ; et cet autre… mon Dieu ! laissezmoi dire, car c’est ma seule
excuse, Raoul ; cet autre, je l’aime plus que je n’aime ma vie, plus
que je n’aime Dieu. Pardonnezmoi ma faute ou punissez ma
trahison, Raoul. Je suis venue ici, non pour me défendre, mais pour
vous dire : Vous savez ce que c’est qu’aimer ? Eh bien, j’aime !
J’aime à donner ma vie, à donner mon âme à celui que j’aime ! S’il
cesse de m’aimer jamais, je mourrai de douleur, à moins que Dieu ne
me secoure, à moins que le Seigneur ne me prenne en miséricorde.
Raoul, je suis ici pour subir votre volonté, quelle qu’elle soit ; pour
mourir si vous voulez que je meure. Tuezmoi donc, Raoul, si, dans
votre cœur, vous croyez que je mérite la mort.
— Prenezy garde, mademoiselle, dit Raoul, la femme qui
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demande la mort est celle qui ne peut plus donner que son sang à
l’amant trahi.
— Vous avez raison ditelle.
Raoul poussa un profond soupir.
— Et vous aimez sans pouvoir oublier ? s’écria Raoul.
— J’aime sans vouloir oublier, sans désir d’aimer jamais ailleurs,
répondit La Vallière.
— Bien ! fit Raoul. Vous m’avez dit, en effet, tout ce que vous
aviez à me dire, tout ce que je pouvais désirer savoir. Et maintenant,
mademoiselle, c’est moi qui vous demande pardon, c’est moi qui ai
failli être un obstacle dans votre vie, c’est moi qui ai eu tort, c’est
moi qui, en me trompant, vous aidais à vous tromper.
— Oh ! fit La Vallière, je ne vous demande pas tant, Raoul.
— Tout cela est ma faute, mademoiselle, continua Raoul ; plus