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Le Vicomte de Bragelonne,

Tome IV.

Alexandre Dumas père

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Chapitre CXCVII : Roi et noblesse

Louis se remit aussitôt pour faire un bon visage à M. de La Fère.

Il prévoyait bien que le comte n’arrivait point par hasard. Il sentait

vaguement l’importance de cette visite ; mais à un homme du ton

d’Athos, à un esprit aussi distingué, la première vue ne devait rien

offrir de désagréable ou de mal ordonné.

Quand le jeune roi fut assuré d’être calme en apparence, il donna

ordre aux huissiers d’introduire le comte.

Quelques minutes après, Athos, en habit de cérémonie, revêtu des

ordres que seul il avait le droit de porter à la Cour de France, Athos

se présenta d’un air si grave et si solennel, que le roi put juger, du

premier coup, s’il s’était ou non trompé dans ses pressentiments.

Louis fit un pas vers le comte et lui tendit avec un sourire une

main sur laquelle Athos s’inclina plein de respect.

— Monsieur le comte de La Fère, dit le roi rapidement, vous êtes

si rare chez moi, que c’est une très bonne fortune de vous y voir.

Athos s’inclina et répondit :

— Je voudrais avoir le bonheur d’être toujours auprès de Votre

Majesté.

Cette   réponse,   faite   sur   ce   ton,   signifiait   manifestement :   « Je

voudrais pouvoir être un des conseillers du roi pour lui épargner des

fautes. »

Le   roi   le   sentit,   et,   décidé   devant   cet   homme   à   conserver

l’avantage du calme avec l’avantage du rang :

— Je vois que vous avez quelque chose à me dire, fit­il.

— Je ne me serais pas, sans cela, permis de me présenter chez

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Votre Majesté.

— Dites vite, monsieur, j’ai hâte de vous satisfaire.

Le roi s’assit.

— Je suis persuadé, répliqua Athos d’un ton légèrement ému, que

Votre Majesté me donnera toute satisfaction.

— Ah ! dit le roi avec une certaine hauteur, c’est une plainte que

vous venez formuler ici ?

— Ce ne serait une plainte, reprit Athos, que si Votre Majesté…

Mais, veuillez m’excuser, Sire, je vais reprendre l’entretien  à son

début.

— J’attends.

— Le   roi   se   souvient   qu’à   l’époque   du   départ   de   M.   de

Buckingham, j’ai eu l’honneur de l’entretenir.

— À   cette   époque,   à   peu   près…   Oui,   je   me   le   rappelle ;

seulement, le sujet de l’entretien… je l’ai oublié.

Athos tressaillit.

— J’aurai l’honneur de le rappeler au roi, dit­il. Il s’agissait d’une

demande que je venais adresser à Votre Majesté, touchant le mariage

que voulait contracter M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière.

— Nous y voici, pensa le roi. Je me souviens, dit­il tout haut.

— À   cette   époque,   poursuivit   Athos,   le   roi   fut   si   bon   et   si

généreux envers moi  et M. de Bragelonne, que  pas un des mots

prononcés par Sa Majesté ne m’est sorti de la mémoire.

— Et ?… fit le roi.

— Et le roi, à qui je demandais Mlle de La Vallière pour M. de

Bragelonne, me refusa.

— C’est vrai, dit sèchement Louis.

— En alléguant, se hâta de dire Athos, que la fiancée n’avait pas

d’état dans le monde.

Louis se contraignit pour écouter patiemment.

— Que… ajouta Athos, elle avait peu de fortune.

Le roi s’enfonça dans son fauteuil.

— Peu de naissance.

Nouvelle impatience du roi.

— Et peu de beauté, ajouta encore impitoyablement Athos.

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Ce dernier trait, enfoncé dans le cœur de l’amant le fit bondir hors

mesure.

— Monsieur, dit­il, voilà une bien bonne mémoire !

— C’est toujours ce qui m’arrive quand j’ai l’honneur si grand

d’un entretien avec le roi, repartit le comte sans se troubler.

— Enfin, j’ai dit tout cela, soit !

— Et j’en ai beaucoup remercié Votre Majesté, Sire, parce que ces

paroles   témoignaient   d’un   intérêt   bien   honorable   pour   M.   de

Bragelonne.

— Vous vous rappelez aussi, dit le roi en pesant sur ces paroles,

que vous aviez pour ce mariage une grande répugnance ?

— C’est vrai, Sire.

— Et que vous faisiez la demande à contrecœur ?

— Oui, Votre Majesté.

— Enfin, je me rappelle aussi, car j’ai une mémoire presque aussi

bonne que la vôtre, je me rappelle, dis­je, que vous avez dit ces

paroles : « Je ne crois pas à l’amour de Mlle de La Vallière pour M.

de Bragelonne. » Est­ce vrai ?

Athos sentit le coup, il ne recula pas.

— Sire, dit­il, j’en ai déjà demandé pardon à Votre Majesté, mais

il est certaines choses dans cet entretien qui ne seront intelligibles

qu’au dénouement.

— Voyons le dénouement, alors.

— Le voici. Votre Majesté avait dit qu’elle différait le mariage

pour le bien de M. de Bragelonne.

Le roi se tut.

— Aujourd’hui, M. de Bragelonne est tellement malheureux, qu’il

ne peut différer plus longtemps de demander une solution à Votre

Majesté.

Le roi pâlit. Athos le regarda fixement.

— Et que… demande­t­il… M. de Bragelonne ? dit le roi avec

hésitation.

— Absolument ce que je venais demander au roi dans la dernière

entrevue : le consentement de Votre Majesté à son mariage.

Le roi se tut.

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— Les questions relatives aux obstacles sont aplanies pour nous,

continua Athos. Mlle de La Vallière, sans fortune, sans naissance et

sans beauté, n’en est pas moins le seul beau parti du monde pour M.

de Bragelonne, puisqu’il aime cette jeune fille.

Le roi serra ses mains l’une contre l’autre.

— Le roi hésite ? demanda le comte sans rien perdre de sa fermeté

ni de sa politesse.

— Je n’hésite pas… je refuse, répliqua le roi.

Athos se recueillit un moment.

— J’ai eu l’honneur, dit­il d’une voix douce, de faire observer au

roi que nul obstacle n’arrêtait les affections de M. de Bragelonne, et

que sa détermination semblait invariable.

— Il y a ma volonté ; c’est un obstacle, je crois ?

— C’est le plus sérieux de tous, riposta Athos.

— Ah !

— Maintenant, qu’il nous soit permis de demander humblement à

Votre Majesté la raison de ce refus.

— La raison ?… Une question ? s’écria le roi.

— Une demande, Sire.

Le roi, s’appuyant sur la table avec les deux poings :

— Vous avez perdu l’usage de la Cour, monsieur de La Fère, dit­

il d’une voix concentrée. À la Cour, on ne questionne pas le roi.

— C’est vrai, Sire ; mais, si l’on ne questionne pas, on suppose.

— On suppose ! que veut dire cela ?

— Presque toujours la supposition du sujet implique la franchise

du roi…

— Monsieur !

— Et le manque de confiance du sujet, poursuivit intrépidement

Athos.

— Je crois que vous vous méprenez, dit le monarque entraîné

malgré lui à la colère.

— Sire, je suis forcé de chercher ailleurs ce que je croyais trouver

en Votre Majesté. Au lieu d’avoir une réponse de vous, je suis forcé

de m’en faire une à moi­même.

— Monsieur le comte, dit­il, je vous ai donné tout le temps que

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j’avais de libre.

— Sire, répondit le comte, je n’ai pas eu le temps de dire au roi ce

que j’étais venu lui dire, et je vois si rarement le roi, que je dois saisir

l’occasion.

— Vous   en   étiez   à   des   suppositions ;   vous   allez   passer   aux

offenses.

— Oh !   Sire,   offenser  le   roi,   moi ?   Jamais !  J’ai   toute   ma   vie

soutenu   que   les   rois   sont   au­dessus   des   autres   hommes,   non

seulement par le rang et la puissance mais par la noblesse du cœur et

la valeur de l’esprit. Je ne me ferai jamais croire que mon roi, celui

qui m’a dit une parole, cachait avec cette parole une arrière­pensée.

— Qu’est­ce à dire ? quelle arrière­pensée ?

— Je m’explique, dit froidement Athos. Si, en refusant la main de

Mlle de La Vallière à M. de Bragelonne, Votre Majesté avait un autre

but que le bonheur et la fortune du vicomte…

— Vous voyez bien, monsieur, que vous m’offensez.

— Si, en demandant un délai au vicomte, Votre Majesté avait

voulu éloigner seulement le fiancé de Mlle de La Vallière…

— Monsieur ! Monsieur !

— C’est que je l’ai ouï dire partout, Sire. Partout l’on parle de

l’amour de Votre Majesté pour Mlle de La Vallière.

Le roi déchira ses gants, que, par contenance, il mordillait depuis

quelques minutes.

— Malheur ! s’écria­t­il, à ceux qui se mêlent de mes affaires !

J’ai pris un parti : je briserai tous les obstacles.

— Quels obstacles ? dit Athos.

Le roi s’arrêta court, comme un cheval emporté à qui le mors brise

le palais en se retournant dans sa bouche.

— J’aime   Mlle   de   La   Vallière,   dit­il   soudain   avec   autant   de

noblesse que d’emportement.

— Mais, interrompit Athos, cela n’empêche pas Votre Majesté de

marier M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière. Le sacrifice est

digne d’un roi ; il est mérité par M. de Bragelonne, qui a déjà rendu

des services et qui peut passer pour un brave homme. Ainsi donc, le

roi, en renonçant à son amour, fait preuve à la fois de générosité, de

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reconnaissance et de bonne politique.

— Mlle de La Vallière, dit sourdement le roi, n’aime pas M. de

Bragelonne.

— Le roi le sait ? demanda Athos avec un regard profond.

— Je le sais.

— Depuis peu, alors ; sans quoi, si le roi le savait lors de ma

première demande, Sa Majesté eût pris la peine de me le dire.

— Depuis peu.

Athos garda un moment le silence.

— Je ne comprends point alors, dit­il, que le roi ait envoyé M. de

Bragelonne à Londres. Cet exil surprend à bon droit ceux qui aiment

l’honneur du roi.

— Qui parle de l’honneur du roi, monsieur de La Fère ?

— L’honneur   du   roi,   Sire,   est   fait   de   l’honneur   de   toute   sa

noblesse. Quand le roi offense un de ses gentilshommes, c’est­à­dire

quand il lui prend un morceau de son honneur, c’est à lui­même, au

roi, que cette part d’honneur est dérobée.

— Monsieur de La Fère !

— Sire, vous avez envoyé à Londres le vicomte de Bragelonne

avant d’être l’amant de Mlle de La Vallière, ou depuis que vous êtes

son amant ?

Le   roi,   irrité,   surtout   parce   qu’il   se   sentait   dominé,   voulut

congédier Athos par un geste.

— Sire, je vous dirai tout, répliqua le comte ; je ne sortirai d’ici

que satisfait par Votre Majesté ou par moi­même. Satisfait si vous

m’avez prouvé que vous avez raison ; satisfait si je vous ai prouvé

que vous avez tort. Oh ! vous m’écouterez, Sire. Je suis vieux, et je

tiens à tout ce qu’il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans le

royaume. Je suis un gentilhomme qui a versé son sang pour votre

père et pour vous, sans jamais avoir rien demandé ni à vous ni à votre

père. Je n’ai fait de tort à personne en ce monde, et j’ai obligé des

rois !   Vous   m’écouterez !   Je   viens   vous   demander   compte   de

l’honneur   d’un   de   vos   serviteurs   que   vous   avez   abusé   par   un

mensonge ou trahi par une faiblesse. Je sais que ces mots irritent

Votre Majesté ; mais les faits nous tuent, nous autres ; je sais que

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vous cherchez quel châtiment vous ferez subir à ma franchise ; mais

je sais, moi, quel châtiment je demanderai à Dieu de vous infliger,

quand je lui raconterai votre parjure et le malheur de mon fils.

Le roi se promenait à grands pas, la main sur la poitrine, la tête

roidie, l’œil flamboyant.

— Monsieur, s’écria­t­il tout à coup, si j’étais pour vous le roi,

vous seriez déjà puni ; mais je ne suis qu’un homme, et j’ai le droit

d’aimer sur la terre ceux qui m’aiment, bonheur si rare !

— Vous n’avez pas plus ce droit comme homme que comme roi ;

ou, si vous vouliez le prendre loyalement, il fallait prévenir M. de

Bragelonne au lieu de l’exiler.

— Je crois que je discute, en vérité ! interrompit Louis XIV avec

cette majesté que lui seul savait trouver à un point si remarquable

dans le regard et dans la voix.

— J’espérais que vous me répondriez, dit le comte.

— Vous saurez tantôt ma réponse, monsieur.

— Vous savez ma pensée, répliqua M. de La Fère.

— Vous avez oublié que vous parliez au roi, monsieur ; c’est un

crime !

— Vous avez oublié que vous brisiez la vie de deux hommes ;

c’est un péché mortel, Sire !

— Sortez, maintenant !

— Pas   avant   de   vous   avoir   dit :   Fils   de   Louis   XIII,   vous

commencez mal votre règne, car vous le commencez par le rapt et la

déloyauté ! Ma race et moi, nous sommes dégagés envers vous de

toute cette affection et de tout ce respect que j’avais fait jurer à mon

fils dans les caveaux de Saint­Denis, en présence des restes de vos

nobles aïeux. Vous êtes devenu notre ennemi, Sire, et nous n’avons

plus affaire désormais qu’à Dieu, notre seul maître. Prenez­y garde !

— Vous menacez ?

— Oh ! non, dit tristement Athos, et je n’ai pas plus de bravade

que de peur dans l’âme. Dieu, dont je vous parle, Sire, m’entend

parler ; il sait que, pour l’intégrité, pour l’honneur de votre couronne,

je verserais encore à présent tout ce que m’ont laissé de sang vingt

années de guerre civile et étrangère. Je puis donc vous assurer que je

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ne menace pas le roi plus que je ne menace l’homme ; mais je vous

dis, à vous : Vous perdez deux serviteurs pour avoir tué la foi dans le

cœur du père et l’amour dans le cœur du fils. L’un ne croit plus à la

parole royale, l’autre ne croit plus à la loyauté des hommes, ni à la

pureté des femmes. L’un est mort au respect et l’autre à l’obéissance.

Adieu !

Cela dit, Athos brisa son épée sur son genou, en déposa lentement

les deux morceaux sur le parquet, et, saluant le roi, qui étouffait de

rage et de honte, il sortit du cabinet.

Louis, abîmé sur sa table, passa quelques minutes à se remettre, et,

se relevant soudain, il sonna violemment.

— Qu’on appelle M. d’Artagnan ! dit­il aux huissiers épouvantés.

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Chapitre CXCVIII : Suite d’orage

Sans doute nos lecteurs se sont déjà demandé comment Athos

s’était si bien à point trouvé chez le roi, lui dont ils n’avaient point

entendu   parler   depuis   un   long   temps.   Notre   prétention,   comme

romancier,   étant   surtout   d’enchaîner   les   événements   les   uns   aux

autres  avec   une  logique   presque  fatale,   nous  nous   tenions   prêt   à

répondre et nous répondons à cette question.

Porthos,   fidèle   à   son   devoir   d’arrangeur   d’affaires   avait,   en

quittant le Palais­Royal, été rejoindre Raoul aux Minimes du bois de

Vincennes,   et   lui   avait   raconté,   dans   ses   moindres   détails,   son

entretien avec M. de Saint­Aignan ; puis il avait terminé en disant

que le message du roi à son favori n’amènerait, probablement, qu’un

retard   momentané,   et   qu’en   quittant   le   roi   de   Saint­Aignan

s’empresserait de se rendre à l’appel que lui avait fait Raoul.

Mais Raoul, moins crédule que son vieil ami, avait conclu, du

récit de Porthos, que, si de Saint­Aignan allait chez le roi, de Saint­

Aignan conterait tout au roi et que, si de Saint­Aignan contait tout au

roi, le roi défendrait à de Saint­Aignan de se présenter sur le terrain.

Il avait donc, en conséquence de cette réflexion, laissé Porthos garder

la place, au cas, fort peu probable, où de Saint­Aignan viendrait, et

encore avait­il bien engagé Porthos à ne pas rester sur le pré plus

d’une heure ou une heure et demie.

Ce à quoi Porthos s’était formellement refusé, s’installant, bien au

contraire,   aux   Minimes,   comme   pour   y   prendre   racine,   faisant

promettre à Raoul de revenir de chez son père chez lui, Raoul, afin

que le laquais de Porthos sût où le trouver si M. de Saint­Aignan

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venait au rendez­vous.

Bragelonne avait quitté Vincennes et s’était acheminé tout droit

chez Athos, qui, depuis deux jours, était à Paris.

Le comte était déjà prévenu par une lettre de d’Artagnan.

Raoul arrivait donc surabondamment chez son père, qui, après lui

avoir tendu la main et l’avoir embrassé, lui fit signe de s’asseoir.

— Je   sais   que   vous   venez   à   moi   comme   on   vient   à   un   ami,

vicomte,   quand   on   pleure   et   quand   on   souffre ;   dites­moi   quelle

cause vous amène.

Le jeune homme s’inclina et commença son récit. Plus d’une fois,

dans le cours de ce récit, les larmes coupèrent sa voix et un sanglot

étranglé dans sa gorge suspendit la narration. Cependant il acheva.

Athos savait probablement déjà à quoi s’en tenir, puisque nous

avons   dit   que   d’Artagnan   lui   avait   écrit ;   mais,   tenant   à   garder

jusqu’au bout ce calme et cette sérénité qui faisaient le côté presque

surhumain de son caractère, il répondit :

— Raoul, je ne crois rien de ce que l’on dit ; je ne crois rien de ce

que   vous   craignez,   non   pas   que   des   personnes   dignes   de   foi   ne

m’aient pas déjà entretenu de cette aventure, mais parce que, dans

mon âme et dans ma conscience, je crois impossible que le roi ait

outragé   un   gentilhomme.   Je   garantis   donc   le   roi,   et   vais   vous

rapporter la preuve de ce que je dis.

Raoul, flottant comme un homme ivre entre ce qu’il avait vu de

ses   propres   yeux   et   cette   imperturbable   foi   qu’il   avait   dans   un

homme   qui   n’avait   jamais   menti,   s’inclina   et   se   contenta   de

répondre :

— Allez donc, monsieur le comte ; j’attendrai.

Et il s’assit, la tête cachée dans ses deux mains. Athos s’habilla et

partit.   Chez   le   roi,   il   fit   ce   que   nous   venons   de   raconter   à   nos

lecteurs, qui l’ont vu entrer chez Sa Majesté et qui l’ont vu en sortir.

Quand il rentra chez lui, Raoul, pâle et morne n’avait pas quitté sa

position désespérée. Cependant au bruit des portes qui s’ouvraient,

au bruit des pas de son père qui s’approchait de lui, le jeune homme

releva la tête.

Athos était pâle, découvert, grave ; il remit son manteau et son

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chapeau au laquais, le congédia du geste et s’assit près de Raoul.

— Eh   bien !   monsieur,   demanda   le   jeune   homme   en   hochant

tristement   la   tête   de   haut   en   bas,   êtes­vous   bien   convaincu,   à

présent ?

— Je le suis, Raoul ; le roi aime Mlle de La Vallière.

— Ainsi, il avoue ? s’écria Raoul.

— Absolument, dit Athos.

— Et elle ?

— Je ne l’ai pas vue.

— Non ; mais le roi vous en a parlé. Que dit­il d’elle ?

— Il dit qu’elle l’aime.

— Oh ! vous voyez ! vous voyez, monsieur !

Et le jeune homme fit un geste de désespoir.

— Raoul, reprit le comte, j’ai dit au roi, croyez­le bien, tout ce

que vous eussiez pu lui dire vous­même, et je crois le lui avoir dit en

termes convenables, mais fermes.

— Et que lui avez­vous dit, monsieur ?

— J’ai dit, Raoul, que tout était fini entre lui et nous, que vous ne

seriez   plus   rien   pour   son   service ;   j’ai   dit   que,   moi­même,   je

demeurerais à l’écart. Il ne me reste plus qu’à savoir une chose.

— Laquelle, monsieur ?

— Si vous avez pris votre parti.

— Mon parti ? À quel sujet ?

— Touchant l’amour et…

— Achevez, monsieur.

— Et touchant la vengeance ; car j’ai peur que vous ne songiez à

vous venger.

— Oh !   monsieur,   l’amour…   peut­être   un   jour,   plus   tard,

réussirai­je à l’arracher de mon cœur. J’y compte, avec l’aide de

Dieu et le secours de vos sages exhortations. La vengeance, je n’y

avais songé que sous l’empire d’une pensée mauvaise, car ce n’était

point du vrai coupable que je pouvais me venger ; j’ai donc déjà

renoncé à la vengeance.

— Ainsi, vous ne songez plus à chercher une querelle à M. de

Saint Aignan ?

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— Non,   monsieur.   Un   défi   a   été   fait ;   si   M.   de   Saint­Aignan

l’accepte, je le soutiendrai ; s’il ne le relève pas, je le laisserai à terre.

— Et de La Vallière ?

— Monsieur le comte n’a pas sérieusement cru que je songerais à

me venger d’une femme, répondit Raoul avec un sourire si triste,

qu’il attira une larme aux bords des paupières de cet homme qui

s’était tant de fois penché sur ses douleurs et sur les douleurs des

autres.

Il tendit sa main à Raoul, Raoul la saisit vivement.

— Ainsi, monsieur le comte, vous êtes bien assuré que le mal est

sans remède ? demanda le jeune homme.

Athos secoua la tête à son tour.

— Pauvre enfant ! murmura­t­il.

— Vous   pensez   que   j’espère   encore,   dit   Raoul,   et   vous   me

plaignez. Oh ! c’est qu’il m’en coûte horriblement, voyez­vous, pour

mépriser, comme je le dois, celle que j’ai tant aimée. Que n’ai­je

quelque tort envers elle, je serais heureux et je lui pardonnerais.

Athos regarda tristement son fils. Ces quelques mots que venait de

prononcer Raoul semblaient être sortis de son propre cœur.

En   ce   moment,   le   laquais   annonça   M.   d’Artagnan.   Ce   nom

retentit, d’une façon bien différente, aux oreilles d’Athos et de Raoul.

Le mousquetaire annoncé fit son entrée avec un vague sourire sur

les   lèvres.   Raoul   s’arrêta ;   Athos   marcha   vers   son   ami   avec   une

expression de visage qui n’échappa point à Bragelonne. D’Artagnan

répondit à Athos par un simple clignement de l’œil ; puis, s’avançant

vers Raoul et lui prenant la main :

— Eh bien ! dit­il s’adressant à la fois au père et au fils, nous

consolons l’enfant, à ce qu’il paraît ?

— Et vous, toujours bon, dit Athos, vous venez m’aider à cette

tâche difficile.

Et,   ce   disant,   Athos   serra   entre   ses   deux   mains   la   main   de

d’Artagnan. Raoul crut remarquer que cette pression avait un sens

particulier à part celui des paroles.

— Oui, répondit le mousquetaire en se grattant la moustache de la

main qu’Athos lui laissait libre, oui, je viens aussi…

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— Soyez   le   bienvenu,   monsieur   le   chevalier,   non   pour   la

consolation   que   vous   apportez,   mais   pour   vous­même.   Je   suis

consolé.

Et il essaya d’un sourire plus triste qu’aucune des larmes que

d’Artagnan eût jamais vu répandre.

— À la bonne heure ! fit d’Artagnan.

— Seulement,   continua   Raoul,   vous   êtes   arrivé   comme   M.   le

comte allait me donner les détails de son entrevue avec le roi. Vous

permettez, n’est­ce pas, que M. le comte continue ?

Et les yeux du jeune homme semblaient vouloir lire jusqu’au fond

du cœur du mousquetaire.

— Son entrevue avec le roi ? fit d’Artagnan d’un ton si naturel,

qu’il n’y avait pas moyen de douter de son étonnement. Vous avez

donc vu le roi, Athos ?

Athos sourit.

— Oui, dit­il, je l’ai vu.

— Ah ! vraiment, vous ignoriez que le comte eût vu Sa Majesté ?

demanda Raoul à demi rassuré.

— Ma foi, oui ! tout à fait.

— Alors, me voilà plus tranquille, dit Raoul.

— Tranquille, et sur quoi ? demanda Athos.

— Monsieur,   dit   Raoul,   pardonnez­moi ;   mais,   connaissant

l’amitié que vous me faites l’honneur de me porter, je craignais que

vous n’eussiez un peu vivement exprimé à Sa Majesté ma douleur et

votre indignation, et qu’alors le roi…

— Et qu’alors le roi ? répéta d’Artagnan. Voyons, achevez, Raoul.

— Excusez­moi à votre tour, monsieur d’Artagnan, dit Raoul. Un

instant j’ai tremblé, je l’avoue, que vous ne vinssiez pas ici comme

M. d’Artagnan, mais comme capitaine de mousquetaires.

— Vous êtes fou, mon pauvre Raoul, s’écria d’Artagnan avec un

éclat de rire dans lequel un exact observateur eût peut­être désiré plus

de franchise.

— Tant mieux ! dit Raoul.

— Oui, fou, et savez­vous ce que je vous conseille ?

— Dites, monsieur ; venant de vous, l’avis doit être bon.

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— Eh bien ! je vous conseille, après votre voyage, après votre

visite chez M. de Guiche, après votre visite chez Madame, après

votre visite chez Porthos, après votre voyage à Vincennes, je vous

conseille de prendre quelque repos ; couchez­vous, dormez douze

heures, et, à votre réveil, fatiguez­moi un bon cheval.

Et, l’attirant à lui, il l’embrassa comme il eût fait de son propre

enfant. Athos en fit autant ; seulement, il était visible que le baiser

était plus tendre et la pression plus forte encore chez le père que chez

l’ami.

Le   jeune   homme   regarda   de   nouveau   ces   deux   hommes,   en

appliquant à les pénétrer toutes les forces de son intelligence. Mais

son regard s’émoussa sur la physionomie riante du mousquetaire et

sur la figure calme et douce du comte de La Fère.

— Et   où   allez­vous,   Raoul ?   demanda   ce   dernier,   voyant   que

Bragelonne s’apprêtait à sortir.

— Chez   moi,   monsieur,   répondit   celui­ci   de   sa   voix   douce   et

triste.

— C’est donc là qu’on vous trouvera, vicomte, si l’on a quelque

chose à vous dire ?

— Oui, monsieur. Est­ce que vous prévoyez avoir quelque chose à

me dire ?

— Que sais­je ! dit Athos.

— Oui, de nouvelles consolations, dit d’Artagnan en poussant tout

doucement Raoul vers la porte.

Raoul, voyant cette sérénité dans chaque geste des deux amis,

sortit de chez le comte, n’emportant avec lui que l’unique sentiment

de sa douleur particulière.

— Dieu soit loué, dit­il, je puis donc ne plus penser qu’à moi.

Et,   s’enveloppant   de   son   manteau,   de   manière   à   cacher   aux

passants  son  visage  attristé,  il  sortit  pour  se rendre   à  son  propre

logement, comme il l’avait promis à Porthos.

Les deux amis avaient vu le jeune homme s’éloigner avec un

sentiment pareil de commisération.

Seulement, chacun d’eux l’avait exprimé d’une façon différente.

— Pauvre Raoul ! avait dit Athos en laissant échapper un soupir.

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— Pauvre Raoul ! avait dit d’Artagnan en haussant les épaules.

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Chapitre CXCIX : Heu ! miser !

« Pauvre Raoul ! » avait dit Athos. « Pauvre Raoul ! » avait dit

d’Artagnan. En effet, plaint par ces deux hommes si forts, Raoul

devait être un homme bien malheureux.

Aussi,   lorsqu’il   se   trouva   seul   en   face   de   lui­même,   laissant

derrière lui l’ami intrépide et le père indulgent, lorsqu’il se rappela

l’aveu fait par le roi de cette tendresse qui lui volait sa bien­aimée

Louise de La Vallière, il sentit son cœur se briser, comme chacun de

nous l’a senti se briser une fois à la première illusion détruite, au

premier amour trahi.

— Oh ! murmura­t­il, c’en est donc fait ! Plus rien dans la vie !

Rien à attendre, rien à espérer ! Guiche me l’a dit, mon père me l’a

dit, M. d’Artagnan me l’a dit. Tout est donc un rêve en ce monde !

C’était un rêve que cet avenir poursuivi depuis dix ans ! Cette union

de nos cœurs, c’était un rêve ! Cette vie toute d’amour et de bonheur,

c’était un rêve !

Pauvre fou de rêver ainsi tout haut et publiquement, en face de

mes amis et de mes ennemis, afin que mes amis s’attristent de mes

peines et que mes ennemis rient de mes douleurs !…

Ainsi, mon malheur va devenir une disgrâce éclatante, un scandale

public. Ainsi, demain, je serai montré honteusement au doigt !

Et, malgré le calme promis à son père et à d’Artagnan, Raoul fit

entendre quelques paroles de sourde menace.

— Et cependant, continua­t­il, si je m’appelais de Wardes, et que

j’eusse à la fois la souplesse et la vigueur de M. d’Artagnan, je rirais

avec les lèvres, je convaincrais les femmes que cette perfide, honorée

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de mon amour, ne me laisse qu’un regret, celui d’avoir été abusé par

ses semblants d’honnêteté ; quelques railleurs flagorneraient le roi à

mes dépens ; je me mettrais à l’affût sur le chemin des railleurs, j’en

châtierais   quelques­uns.   Les   hommes   me   redouteraient   et,   au

troisième que j’aurais couché à mes pieds, je serais adoré par les

femmes.

Oui, voilà un parti à prendre, et le comte de La Fère lui­même n’y

répugnerait pas. N’a­t­il pas été éprouvé, lui aussi, au milieu de sa

jeunesse, comme je viens de l’être ? N’a­t­il pas remplacé l’amour

par l’ivresse ? Il me l’a dit souvent. Pourquoi, moi, ne remplacerais­

je pas l’amour par le plaisir ?

Il avait souffert autant que je souffre, plus peut­être ! L’histoire

d’un homme est donc l’histoire de tous les hommes ? une épreuve

plus   ou   moins   longue   plus   ou   moins   douloureuse ?   La   voix   de

l’humanité tout entière n’est qu’un long cri.

Mais qu’importe la douleur des autres à celui qui souffre ? La

plaie ouverte dans une autre poitrine adoucit­elle la plaie béante sur

la nôtre ? Le sang qui coule à côté de nous tarit­il notre sang ? Cette

angoisse   universelle   diminue­t­elle   l’angoisse   particulière ?   Non,

chacun souffre pour soi, chacun lutte avec sa douleur, chacun pleure

ses propres larmes.

Et, d’ailleurs, qu’a été la vie pour moi jusqu’à présent ? Une arène

froide et stérile où j’ai combattu pour les autres toujours, pour moi

jamais.

Tantôt pour un roi, tantôt pour une femme.

Le roi m’a trahi, la femme m’a dédaigné.

Oh !   malheureux !…   Les   femmes !   Ne   pourrais­je   donc   faire

expier à toutes le crime de l’une d’elles ?

Que faut­il pour cela ?… N’avoir plus de cœur, ou oublier qu’on

en a un ; être fort, même contre la faiblesse ; appuyer toujours, même

lorsque l’on sent rompre.

Que faut­il pour en arriver là ? Être jeune, beau, fort, vaillant,

riche. Je suis ou je serai tout cela.

Mais   l’honneur ?   Qu’est­ce   que   l’honneur ?   Une   théorie   que

chacun comprend à sa façon. Mon père me disait : « L’honneur, c’est

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le respect de ce que l’on doit aux autres, et surtout de ce qu’on se doit

à   soi­même. »   Mais   de   Guiche,   mais   Manicamp,   mais   de   Saint­

Aignan   surtout   me   diraient :   « L’honneur   consiste   à   servir   les

passions   et   les   plaisirs   de   son   roi. »   Cet   honneur­là   est   facile   et

productif. Avec cet honneur­là, je puis garder mon poste à la Cour,

devenir gentilhomme de la Chambre, avoir un beau et bon régiment à

moi. Avec cet honneur­là, je puis être duc et pair.

La tache que vient de m’imprimer cette femme, cette douleur avec

laquelle   elle   vient   de   briser   mon   cœur,   à   moi,   Raoul,   son   ami

d’enfance, ne touche en rien M. de Bragelonne, bon officier, brave

capitaine qui se couvrira de gloire à la première rencontre, et qui

deviendra cent fois plus que n’est aujourd’hui Mlle de La Vallière, la

maîtresse du roi ; car le roi n’épousera pas Mlle de La Vallière, et

plus il la déclarera publiquement sa maîtresse, plus il épaissira le

bandeau de honte qu’il lui jette au front en guise de couronne, et, à

mesure   qu’on   la   méprisera   comme   je   la   méprise,   moi,   je   me

glorifierai.

Hélas !   nous   avions   marché   ensemble,   elle   et   moi,   pendant   le

premier, pendant le plus beau tiers de notre vie, nous tenant par la

main le long du sentier charmant et plein de fleurs de la jeunesse, et

voilà que nous arrivons à un carrefour où elle se sépare de moi, où

nous allons suivre une route différente qui ira nous écartant toujours

davantage l’un de l’autre ; et, pour atteindre le bout de ce chemin,

Seigneur, je suis seul, je suis désespéré, je suis anéanti !

Ô malheureux !…

Raoul en était là de ses réflexions sinistres, quand son pied se posa

machinalement sur le seuil de sa maison. Il était arrivé là sans voir

les rues par lesquelles il passait, sans savoir comment il était venu ; il

poussa la porte, continua d’avancer et gravit l’escalier.

Comme dans la plupart des maisons de cette époque, l’escalier

était sombre et les paliers étaient obscurs.

Raoul logeait au premier étage ; il s’arrêta pour sonner. Olivain

parut, lui prit des mains l’épée et le manteau. Raoul ouvrit lui­même

la   porte   qui,   de   l’antichambre,   donnait   dans   un   petit   salon   assez

richement meublé pour un salon de jeune homme, et tout garni de

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fleurs par Olivain, qui, connaissant les goûts de son maître, s’était

empressé   d’y   satisfaire,   sans   s’inquiéter   s’il   s’apercevrait   ou   ne

s’apercevrait pas de cette attention.

Il y avait dans le salon un portrait de La Vallière que La Vallière

elle­même avait dessiné et avait donné à Raoul. Ce portrait, accroché

au­dessus   d’une   grande   chaise   longue   recouverte   de   damas   de

couleur sombre, fut le premier point vers lequel Raoul se dirigea, le

premier objet sur lequel il fixa les yeux. Au reste, Raoul cédait à son

habitude ; c’était, chaque fois qu’il rentrait chez lui, ce portrait qui,

avant toute chose, attirait ses yeux. Cette fois, comme toujours, il alla

donc   droit   au   portrait,   posa   ses   genoux   sur   la   chaise   longue,   et

s’arrêta à le regarder tristement.

Il avait les bras croisés sur la poitrine, la tête doucement levée,

l’œil calme et voilé, la bouche plissée par un sourire amer.

Il regarda l’image adorée ; puis tout ce qu’il avait dit repassa dans

son esprit, tout ce qu’il avait souffert assaillit son cœur, et, après un

long silence :

— Ô malheureux dit­il pour la troisième fois.

À peine avait­il prononcé  ces deux mots, qu’un soupir et  une

plainte se firent entendre derrière lui.

Il   se   retourna   vivement,   et,   dans   l’angle   du   salon,   il   aperçut,

debout, courbée, voilée, une femme qu’en entrant il avait cachée

derrière le déplacement de la porte, et que depuis il n’avait pas vue,

ne s’étant pas retourné.

Il s’avança vers cette femme, dont personne ne lui avait annoncé

la présence, saluant et s’informant à la fois, quand tout à coup la tête

baissée se releva, le voile écarté laissa voir le visage, et une figure

blanche et triste lui apparut.

Raoul se recula, comme il eût fait devant un fantôme.

— Louise ! s’écria­t­il avec un accent si désespéré, qu’on n’eût

pas   cru   que   la   voix   humaine   pût   jeter   un   pareil   cri   sans   que   se

brisassent toutes les fibres du cœur.

— Voulez­vous   me   faire   la   grâce   de   vous   asseoir   et   de

m’écouter ? dit Louise, l’interrompant avec sa plus douce voix.

Bragelonne la regarda un instant ; puis, secouant tristement la tête,

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il s’assit ou plutôt tomba sur une chaise.

— Parlez, dit­il.

Elle jeta un regard à la dérobée autour d’elle. Ce regard était une

prière et demandait bien mieux le secret qu’un instant auparavant ne

l’avaient fait ses paroles.

Raoul se releva, et, allant à la porte qu’il ouvrit :

— Olivain, dit­il, je n’y suis pour personne.

Puis, se retournant vers La Vallière :

— C’est cela que vous désirez ? dit­il.

Rien ne peut rendre l’effet que fit sur Louise cette parole qui

signifiait : « Vous voyez que je vous comprends encore, moi. »

Elle passa son mouchoir sur ses yeux pour  éponger une larme

rebelle ; puis, s’étant recueillie un instant :

— Raoul, dit­elle, ne détournez point de moi votre regard si bon et

si   franc ;   vous   n’êtes   pas   un   de   ces   hommes   qui   méprisent   une

femme parce qu’elle a donné son cœur, dût cet amour faire leur

malheur ou les blesser dans leur orgueil.

Raoul ne répondit point.

— Hélas ! continua La Vallière, ce n’est que trop vrai ; ma cause

est mauvaise, et je ne sais par quelle phrase commencer. Tenez, je

ferai   mieux,   je   crois,   de   vous   raconter   tout   simplement   ce   qui

m’arrive. Comme je dirai la vérité, je trouverai toujours mon droit

chemin, dans l’obscurité, dans l’hésitation, dans les obstacles que j’ai

à braver, pour soulager mon cœur qui déborde et veut se répandre à

vos pieds.

Raoul continua de garder le silence.

La Vallière le regardait d’un air qui voulait dire : « Encouragez­

moi ! par pitié, un mot ! »

Mais Raoul se tut et la jeune fille dut continuer.

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Chapitre CC : Blessures sur blessures

Mlle de La Vallière, car c’était bien elle, fit un pas en avant.

— Oui, Louise, murmura­t­elle.

Mais dans cet intervalle, si court qu’il fût, Raoul avait eu le temps

de se remettre.

— Vous, mademoiselle ? dit­il.

Puis, avec un accent indéfinissable :

— Vous ici ? ajouta­t­il.

— Oui, Raoul, répéta la jeune fille ; oui, moi, qui vous attendais.

— Pardon ; lorsque je suis rentré, j’ignorais…

— Oui, et j’avais recommandé à Olivain de vous laisser ignorer…

Elle hésita ; et, comme Raoul ne se pressait pas de lui répondre, il

se   fit   un   silence   d’un   instant,   silence   pendant   lequel   on   eût   pu

entendre le bruit de ces deux cœurs qui battaient, non plus à l’unisson

l’un de l’autre, mais aussi violemment l’un que l’autre.

C’était à Louise de parler. Elle fit un effort.

— J’avais à vous parler, dit­elle ; il fallait absolument que je vous

visse…   moi­même…   seule…   Je   n’ai   point   reculé   devant   une

démarche qui doit rester secrète ; car personne, excepté vous, ne la

comprendrait, monsieur de Bragelonne.

— En   effet,   mademoiselle,   balbutia   Raoul,   tout   effaré,   tout

haletant, et moi­même, malgré la bonne opinion que vous avez de

moi, j’avoue…

— Tout à l’heure, dit­elle, M. de Saint­Aignan est venu chez moi

de la part du roi.

Elle baissa les yeux.

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De son côté, Raoul détourna les siens pour ne rien voir.

— M. de Saint­Aignan est venu chez moi de la part du roi, répéta­

t­elle, et il m’a dit que vous saviez tout.

Et elle essaya de regarder en face celui qui recevait cette blessure

après tant d’autres blessures ; mais il lui fut impossible de rencontrer

les yeux de Raoul.

— Il m’a dit que vous aviez conçu contre moi une légitime colère.

Cette fois, Raoul regarda la jeune fille, et un sourire dédaigneux

retroussa ses lèvres.

— Oh ! continua­t­elle, je vous en supplie, ne dites pas que vous

avez ressenti contre moi autre chose que de la colère. Raoul, attendez

que je vous aie tout dit, attendez que je vous aie parlé jusqu’à la fin.

Le front de Raoul se rasséréna par la force de sa volonté ; le pli de

sa bouche s’effaça.

— Et d’abord, dit La Vallière, d’abord, les mains jointes, le front

courbé, je vous demande pardon comme au plus généreux, comme au

plus noble des hommes. Si je vous ai laissé ignorer ce qui se passait

en moi, jamais du moins je n’eusse consenti à vous tromper. Oh ! je

vous en supplie, Raoul, je vous le demande à genoux, répondez­moi,

fût­ce   une   injure.   J’aime   mieux   une   injure   de   vos   lèvres   qu’un

soupçon de votre cœur.

— J’admire votre sublimité, mademoiselle, dit Raoul en faisant un

effort   sur   lui­même   pour   rester   calme.   Laisser   ignorer   que   l’on

trompe, c’est loyal ; mais tromper, il paraît que ce serait mal, et vous

ne le feriez point.

— Monsieur, longtemps, j’ai cru que je vous aimais avant toute

chose, et, tant que j’ai cru à mon amour pour vous, je vous ai dit que

je vous aimais. À Blois, je vous aimais. Le roi passa à Blois ; je crus

que je vous aimais encore. Je l’eusse juré sur un autel ; mais un jour

est venu qui m’a détrompée.

— Eh bien ! ce jour­là, mademoiselle, voyant que je vous aimais

toujours, moi, la loyauté devait vous ordonner de me dire que vous

ne m’aimiez plus.

— Ce jour­là, Raoul, le jour où j’ai lu jusqu’au fond de mon cœur

le jour où je me suis avoué à moi­même que vous ne remplissiez pas

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toute ma pensée, le jour où j’ai vu un autre avenir que celui d’être

votre amie, votre amante, votre  épouse, ce jour­là, Raoul, hélas !

vous n’étiez plus près de moi.

— Vous saviez où j’étais, mademoiselle ; il fallait écrire.

— Raoul, je n’ai point osé. Raoul, j’ai été lâche. Que voulez­vous,

Raoul !   je   vous   connaissais   si   bien,   je   savais   si   bien   que   vous

m’aimiez, que j’ai tremblé à la seule idée de la douleur que j’allais

vous faire ; et cela est si vrai, Raoul, qu’en ce moment où je vous

parle, courbée devant vous, le cœur serré, des soupirs pleins la voix,

des larmes plein les yeux, aussi vrai que je n’ai d’autre défense que

ma franchise, je n’ai pas non plus d’autre douleur que celle que je lis

dans vos yeux.

Raoul essaya de sourire.

— Non, dit la jeune fille avec une conviction profonde, non, vous

ne me ferez pas cette injure de vous dissimuler devant moi. Vous

m’aimiez, vous ; vous étiez sûr de m’aimer ; vous ne vous trompiez

pas vous­même, vous ne mentiez pas à votre propre cœur, tandis que

moi, moi !…

Et toute pâle, les bras tendus au­dessus de sa tête, elle se laissa

tomber sur les genoux.

— Tandis que vous, dit Raoul, vous me disiez que vous m’aimiez,

et vous en aimiez un autre !

— Hélas ! oui, s’écria la pauvre enfant ; hélas ! oui, j’en aime un

autre ; et cet autre… mon Dieu ! laissez­moi dire, car c’est ma seule

excuse, Raoul ; cet autre, je l’aime plus que je n’aime ma vie, plus

que   je   n’aime   Dieu.   Pardonnez­moi   ma   faute   ou   punissez   ma

trahison, Raoul. Je suis venue ici, non pour me défendre, mais pour

vous dire : Vous savez  ce que  c’est qu’aimer ?  Eh bien, j’aime !

J’aime à donner ma vie, à donner mon âme à celui que j’aime ! S’il

cesse de m’aimer jamais, je mourrai de douleur, à moins que Dieu ne

me secoure, à moins que le Seigneur ne me prenne en miséricorde.

Raoul, je suis ici pour subir votre volonté, quelle qu’elle soit ; pour

mourir si vous voulez que je meure. Tuez­moi donc, Raoul, si, dans

votre cœur, vous croyez que je mérite la mort.

— Prenez­y   garde,   mademoiselle,   dit   Raoul,   la   femme   qui

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demande la mort est celle qui ne peut plus donner que son sang à

l’amant trahi.

— Vous avez raison dit­elle.

Raoul poussa un profond soupir.

— Et vous aimez sans pouvoir oublier ? s’écria Raoul.

— J’aime sans vouloir oublier, sans désir d’aimer jamais ailleurs,

répondit La Vallière.

— Bien ! fit Raoul. Vous m’avez dit, en effet, tout ce que vous

aviez à me dire, tout ce que je pouvais désirer savoir. Et maintenant,

mademoiselle, c’est moi qui vous demande pardon, c’est moi qui ai

failli être un obstacle dans votre vie, c’est moi qui ai eu tort, c’est

moi qui, en me trompant, vous aidais à vous tromper.

— Oh ! fit La Vallière, je ne vous demande pas tant, Raoul.

— Tout cela est ma faute, mademoiselle, continua Raoul ; plus