1
Alfred de Musset
2
Un jardin. – Clair de lune ;
un pavillon dans le fond, un autre sur le devant.
Entrent le Duc et Lorenzo, couverts de leurs manteaux ; Giomo
une lanterne à la main.
LE DUC
Qu’elle se fasse attendre encore un quart d’heure, et je m’en vais.
Il fait un froid de tous les diables.
LORENZO
Patience, Altesse, patience.
LE DUC
Elle devait sortir de chez sa mère à minuit ; il est minuit, et elle ne
vient pourtant pas.
LORENZO
3
Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère
est une honnête femme.
LE DUC
Entrailles du pape ! Avec tout cela je suis volé d’un millier de
ducats.
LORENZO
Nous n’avons avancé que moitié. Je réponds de la petite. Deux
grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux
pour le connaisseur que la débauche à la mamelle ? Voir dans un
enfant de quinze ans la rouée à venir ; étudier, ensemencer, infiltrer
paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil d’ami,
dans une caresse au menton ; – tout dire et ne rien dire, selon le
caractère des parents ; – habituer doucement l’imagination qui se
développe à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui
l’effraie, à mépriser ce qui la protège ! Cela va plus vite qu’on ne
pense ; le vrai mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celleci !
Tout ce qui peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse !
Tant de pudeur ! Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais
qui ne veut pas se salir la patte. Proprette comme une Flamande ! La
médiocrité bourgeoise en personne. D’ailleurs, fille de bonnes gens, à
qui leur peu de fortune n’a pas permis une éducation solide ; point de
fond dans les principes, rien qu’un léger vernis ; mais quel flot
violent d’un fleuve magnifique sous cette couche de glace fragile, qui
craque à chaque pas ! Jamais arbuste en fleurs n’a promis de fruits
plus rares, jamais je n’ai humé dans une atmosphère enfantine plus
exquise odeur de courtisanerie.
LE DUC
Sacrebleu ! Je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j’aille au
bal chez Nasi : c’est aujourd’hui qu’il marie sa fille.
GIOMO
Allons au pavillon, monseigneur. Puisqu’il ne s’agit que
4
d’emporter une fille qui est à moitié payée, nous pouvons bien taper
aux carreaux.
LE DUC
Viens par ici, le Hongrois a raison. (Ils s’éloignent. – Entre
Maffio.)
MAFFIO
Il me semblait dans mon rêve voir ma sœur traverser notre jardin,
tenant une lanterne sourde, et couverte de pierreries. Je me suis
éveillé en sursaut. Dieu sait que ce n’est qu’une illusion, mais une
illusion trop forte pour que le sommeil ne s’enfuie pas devant elle.
Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où couche la petite sont
fermées comme de coutume ; j’aperçois faiblement la lumière de sa
lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles
terreurs se dissipent ; les battements précipités de mon cœur font
place à une douce tranquillité. Insensé ! Mes yeux se remplissent de
larmes, comme si ma pauvre sœur avait couru un véritable danger.
– Qu’entendsje ? Qui remue là entre les branches ? (La sœur de
Maffio passe dans l’éloignement.) Suisje éveillé ? C’est le fantôme
de ma sœur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle
sur sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle ! Gabrielle ! Où vas
tu ? (Rentrent Giomo et le duc.)
GIOMO
Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme. – Lorenzo
conduira votre belle au palais par la petite porte ; et quant à nous,
qu’avonsnous à craindre ?
MAFFIO
Qui êtesvous ? Holà ! Arrêtez ! (Il tire son épée.)
GIOMO
Honnête rustre, nous sommes tes amis.
5
MAFFIO
Où est ma sœur ? Que cherchezvous ici ?
GIOMO
Ta sœur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton jardin.
MAFFIO
Tire ton épée et défendstoi, assassin que tu es !
GIOMO saute sur lui et le désarme.
Haltelà ! Maître sot, pas si vite !
MAFFIO
Ô honte ! Ô excès de misère ! S’il y a des lois à Florence, si
quelque justice vit encore sur la terre, par ce qu’il y a de vrai et de
sacré au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre
tous les deux.
GIOMO
Aux pieds du duc ?
MAFFIO
Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce égorgent
impunément les familles. Mais que je meure, entendezvous, je ne
mourrai pas silencieux comme tant d’autres. Si le duc ne sait pas que
sa ville est une forêt pleine de bandits, pleine d’empoisonneurs et de
filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah ! Massacre ! Ah !
Fer et sang ! J’obtiendrai justice de vous.
GIOMO, l’épée à la main
Fautil frapper, Altesse ?
LE DUC
Allons donc ! Frapper ce pauvre homme ! Va te recoucher, mon
ami ; nous t’enverrons demain quelque 90 ducats. (Il sort.)
6
MAFFIO
C’est Alexandre de Médicis !
GIOMO
Luimême, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite si tu
tiens à tes oreilles. (II sort.)
Une rue. – Le point du jour. – Plusieurs masques sortent d’une
maison illuminée.
Un marchand de soieries et un orfèvre ouvrent leurs boutiques.
LE MARCHAND DE SOIERIES
Hé, hé, père Mondella, voilà bien du vent pour mes étoffes. (Il
étale ses pièces de soie.)
L’ORFÈVRE, bâillant.
C’est à se casser la tête ! Au diable leur noce ! Je n’ai pas fermé
l’œil de la nuit.
LE MARCHAND
Ni ma femme non plus, voisin ; la chère âme s’est tournée et
retournée comme une anguille. Ah ! Dame ! Quand on est jeune, on
ne s’endort pas au bruit des violons.
L’ORFÈVRE
Jeune ! Jeune ! Cela vous plaît à dire. On n’est pas jeune avec une
barbe comme cellelà ; et cependant Dieu sait si leur damnée
musique me donne envie de danser. (Deux écoliers passent)
7
PREMIER ÉCOLIER
Rien n’est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des
soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les
couleurs.Tiens ! Voilà la maison des Nasi. (Il souffle dans ses
doigts.) Mon portefeuille me glace les mains.
DEUXIÈME ÉCOLIER
Et on nous laissera approcher ?
PREMIER ÉCOLIER
En vertu de quoi estce qu’on nous en empêcherait ? Nous
sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la
porte ; en voilà des chevaux, des pages et des livrées ! Tout cela va et
vient, il n’y a qu’à s’y connaître un peu ; je suis capable de nommer
toutes les personnes d’importance ; on observe bien tous les
costumes, et le soir on dit à l’atelier : j’ai une terrible envie de
dormir, j’ai passé la nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le
comte Salviati ; le prince était habillé de telle ou telle façon, la
princesse de telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape
parderrière. (Ils se placent contre la porte de la maison.)
L’ORFÈVRE
Entendezvous les petits badauds ? Je voudrais qu’un de mes
apprentis fît un pareil métier !
LE MARCHAND
Bon, bon, père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse
n’a rien à perdre. Tous ces grands yeux étonnés de ces petits
polissons me réjouissent le cœur. – Voilà comme j’étais, humant l’air
et cherchant les nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle
gaillarde, et que le Martelli est un heureux garçon. C’est une famille
bien florentine cellelà ! Quelle tournure ont tous ces grands
seigneurs ! J’avoue que ces fêteslà me font plaisir, à moi. On est
dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on
8
regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le
palais ; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit :
Hé, hé, ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon
Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.
L’ORFÈVRE
Il en danse plus d’une qui n’est pas payée, voisin ; ce sont celles
là qu’on arrose de vin et qu’on frotte sur les murailles avec le moins
de regret. Que les grands seigneurs s’amusent, c’est tout simple, – ils
sont nés pour cela. Mais il y a des amusements de plusieurs sortes,
entendezvous ?
LE MARCHAND
Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant
d’autres. Qu’entendezvous vousmême, père Mondella ?
L’ORFÈVRE
Cela suffit ; – je me comprends – c’estàdire que les murailles de
tous ces palaislà n’ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur
fallait moins de force pour défendre les aïeux de l’eau du ciel, qu’il
ne leur en faut pour soutenir les fils quand ils sont trop pris de leur
vin.
LE MARCHAND
Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc
dans ma boutique, que je vous montre une pièce de velours.
L’ORFÈVRE
Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin ; un bon verre de vin
vieux a une bonne mine au bout d’un bras qui a sué pour le gagner ;
on le soulève gaiement d’un petit coup ; et il s’en va donner du
courage au cœur de l’honnête homme qui travaille pour sa famille.
Mais ce sont des tonneaux sans vergogne que tous ces godelureaux
de la cour. À qui faiton plaisir, en s’abrutissant jusqu’à la bête
féroce ? À personne, pas même à soi, et à Dieu encore moins.
9
LE MARCHAND
Le carnaval a été rude, il faut l’avouer ; et leur maudit ballon m’a
gâté de la marchandise pour une cinquantaine de florins. Dieu merci !
Les Strozzi ont payé.
L’ORFÈVRE
Les Strozzi ! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main
sur leur neveu ! Le plus brave homme de Florence, c’est Philippe
Strozzi.
LE MARCHAND
Cela n’empêche pas Pierre Strozzi d’avoir traîné son maudit
ballon sur ma boutique et de m’avoir fait trais grandes taches dans
une aune de velours brodé. À propos, père Vondella, nous verrons
nous à Montolivet ?
L’ORFÈVRE
Ce n’est pas mon métier de suivre les foires ; j’irai cependant à
Montolivet par piété. C’est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet
tous les péchés.
LE MARCHAND
Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait gagner les
marchands plus que tous les autres jours de l’année. C’est plaisir de
voir ces bonnes dames, sortant de la messe, manier et examiner
toutes les étoffes. Que Dieu conserve Son Altesse ! La cour est une
belle chose.
L’ORFÈVRE
La Cour ! Le peuple la porte sur le dos, voyezvous ! Florence
était encore, il n’y a pas longtemps de cela, une bonne maison bien
bâtie ; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes
familles, en étaient les colonnes. Il n’y en avait pas une, de toutes ces
colonnes, qui dépassât les autres d’un pouce ; elles soutenaient à elles
10
toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions là
dessous sans crainte d’une pierre sur la tête. Mais il y a de par le
monde deux architectes mal avisés qui ont gâté l’affaire, je vous le
dis en confidence, c’est le pape et l’empereur Charles. L’empereur a
commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite
maison. Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des
colonnes dont je vous parle, à savoir celle de la famille Médicis, et
d’en faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon
de malheur dans l’espace d’une nuit. Et puis, savezvous, voisin,
comme l’édifice branlait au vent, attendu qu’il avait la tête trop
lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher
par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et on a appelé
cela la citadelle. Les Allemands se sont installés dans ce maudit trou
comme des rats dans un fromage ; et il est bon de savoir que tout en
jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l’œil sur nous
autres. Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les
marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur
garnison ; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse
dévore un estomac malade ; c’est en vertu des hallebardes qui se
promènent sur la plateforme, qu’un bâtard, une moitié de Médicis,
un butor que le ciel avait fait pour être garçon boucher ou valet de
charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos
vitres ; et encore le payeton pour cela.
LE MARCHAND
Peste ! Peste ! Comme vous y allez ! Vous avez l’air de savoir
tout cela par cœur ; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les
oreilles, voisin Mondella.
L’ORFÈVRE
Et quand on me bannirait comme tant d’autres ! On vit à Rome
aussi bien qu’ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent
et ceux qui la font ! (Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux.
– Passe un bourgeois avec sa femme.)
11
LA FEMME
Guillaume Martelli est un bel homme, et riche. C’est un bonheur
pour Nicolo Nasi d’avoir un gendre comme celuilà. Tiens, le bal
dure encore. Regarde donc toutes ces lumières.
LE BOURGEOIS
Et nous, notre fille, quand la marieronsnous ?
LA FEMME
Comme tout est illuminé ! Danser encore à l’heure qu’il est, c’est
là une jolie fête ! – On dit que le duc y est.
LE BOURGEOIS
Faire du jour la nuit, et de la nuit le jour, c’est un moyen
commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma
foi, que des hallebardes à la porte d’une noce ! Que le bon Dieu
protège la ville ! Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens
d’Allemands, de leur damnée forteresse.
LA FEMME
Regarde donc le joli masque. Ah ! La belle robe ! Hélas ! Tout
cela coûte très cher, et nous sommes bien pauvres, à la maison. (Ils
sortent.)
UN SOLDAT, au marchand.
Gare ! Canaille ! Laisse passer les chevaux.
LE MARCHAND
Canaille toimême, Allemand du diable ! (Le soldat le frappe de
sa pique.)
LE MARCHAND se retirant.
Voilà comme on suit la capitulation ! Ces gredinslà maltraitent
les citoyens. (Il rentre chez lui.)
12
L’ÉCOLIER, à son camarade
Voistu celuilà qui ôte son masque ? C’est Palla Ruccellaï. Un
fier luron ! Ce petitlà à côté de lui, c’est Thomas Strozzi, Masaccio,
comme on dit.
UN PAGE, criant.
Le cheval de Son Altesse !
LE SECOND ÉCOLIER
Allonsnousen, voilà le duc qui sort.
LE PREMIER ÉCOLIER
Croistu qu’il va te manger ? (La foule s’augmente à la porte.)
L’ÉCOLIER
Celuilà, c’est Nicolini celuilà, c’est le provéditeur. (Le duc sort,
vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux
masqués.)
LE DUC, montant à cheval.
Vienstu, julien ?
SALVIATI
Non, Altesse, pas encore. (Il lui parle à l’oreille.)
LE DUC
Bien, bien, ferme !
SALVIATI
Elle est belle comme un démon. – Laissezmoi faire, si je peux me
débarrasser de ma femme. (Il rentre dans le bal.)
LE DUC
Tu es gris, Salviati ; le diable m’emporte, tu vas de travers. (Il
part avec sa suite.)
13
L’ÉCOLIER
Maintenant que voilà le duc parti, il n’y en a pas pour longtemps.
(Les masques sortent de tous côtés.)
LE SECOND ÉCOLIER
Rose, vert, bleu, j’en ai plein les yeux ; la tête me tourne.
UN BOURGEOIS
Il paraît que le souper a duré longtemps : en voilà deux qui ne
peuvent plus se tenir. (Le provéditeur monte à cheval ; une bouteille
cassée lui tombe sur l’épaule.)
LE PROVÉDITEUR
Eh ! Ventrebleu ! Quel est l’assommeur, ici ?
UN MASQUE
Eh ! Ne le voyezvous pas, seigneur Corsini ? Tenez, regardez à la
fenêtre ; c’est Lorenzo, avec sa robe de nonne.
LE PROVÉDITEUR
Lorenzaccio, le diable soit de toi, tu as blessé mon cheval. (La
fenêtre se ferme.) Peste soit de l’ivrogne et de ses farces
silencieuses ! Un gredin qui n’a pas souri trois fois dans sa vie, et qui
passe le temps à des espiègleries d’écolier en vacance ! (Il sort.
– Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien Salviati ;
il lui tient l’étrier. Elle monte à cheval ; un écuyer et une
gouvernante la suivent.)
SALVIATI
La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé
la moelle de mes os.
LOUISE
Seigneur, ce n’est pas là le langage d’un cavalier.
14
SALVIATI
Quels yeux tu as, mon cher cœur ! Quelle belle épaule à essuyer,
tout humide et si fraîche ! Que fautil te donner pour être ta camériste
cette nuit ? Le joli pied à déchausser !
LOUISE
Lâche mon pied, Salviati.
SALVIATI
Non, par le corps de Bacchus ! Jusqu’à ce que tu m’aies dit quand
nous coucherons ensemble. (Louise frappe son cheval et part au
galop.)
UN MASQUE, à Salviati.
La petite Strozzi s’en va rouge comme la braise ; – vous l’avez
fâchée, Salviati.
SALVIATI
Baste ! Colère de jeune fille, et pluie du matin… (Il sort.)
Chez le marquis de Cibo.
Le Marquis, en habit de voyage ; la Marquise ; Ascania ; le cardinal
Cibo, assis.
LE MARQUIS, embrassant son fils.
Je voudrais pouvoir t’emmener, petit, toi et ta grande épée qui te
traîne entre les jambes. Prends patience, Massa n’est pas bien loin, et
je te rapporterai un bon cadeau.
15
LA MARQUISE
Adieu, Laurent ; revenez, revenez !
LE CARDINAL
Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne diraiton pas que
mon frère part pour la Palestine ? Il ne court pas grand danger dans
ses terres, je crois.
LE MARQUIS
Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.(Il embrasse
sa femme.)
LE CARDINAL
Je voudrais seulement que l’honnêteté n’eût pas cette apparence.
LA MARQUISE
L’honnêteté n’atelle point de larmes, monsieur le cardinal ?
Sontelles toutes au repentir ou à la crainte ?
LE MARQUIS
Non, par le ciel ! Car les meilleurs sont à l’amour. N’essuyez pas
cellesci sur mon visage ; le vent s’en chargera en route : qu’elles se
sèchent lentement ! Eh bien ! Ma chère, vous ne me dites rien pour
vos favoris ? N’emporteraije pas, comme de coutume, quelque belle
harangue sentimentale à faire de votre part aux roches et aux
cascades de mon vieux patrimoine ?
LA MARQUISE
Ah ! Mes pauvres cascatelles !
LE MARQUIS
C’est la vérité, ma chère âme ; elles sont toutes tristes sans vous.
(Plus bas.) Elles ont été joyeuses autrefois, n’estil pas vrai,
Ricciarda ?
16
LA MARQUISE
Emmenezmoi.
LE MARQUIS
Je le ferais si j’étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille mine
de soldat. N’en parlons plus ; – ce sera l’affaire d’une semaine. Que
ma chère Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles et
solitaires ; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de
trace dans ses allées chéries. C’est à moi de compter mes vieux
troncs d’arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins
d’herbe de mes bois ; les métayers et leurs bœufs, tout cela me
regarde. À la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la
porte, et je vous emmène alors.
LA MARQUISE
La première fleur de notre belle pelouse m’est toujours chère.
L’hiver est si long ! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne
reviendront jamais.
ASCANIO
Quel cheval astu, mon père, pour t’en aller ?
LE MARQUIS
Viens avec moi dans la cour, tu le verras. (Il sort. – La marquise
reste seule avec le cardinal. – Un silence.)
LE CARDINAL
N’estce pas aujourd’hui que vous m’avez demandé d’entendre
votre confession, marquise ?
LA MARQUISE
Dispensezm’en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si votre Éminence
est libre, ou demain, comme elle voudra. – Ce momentci n’est pas à
moi. (Elle se met à la fenêtre et fait un signe d’adieu à son mari.)
17
LE CARDINAL
Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu,
j’envierais le sort de mon frère. – Un si court voyage, si simple, si
tranquille ! – une visite à une de ses terres qui n’est qu’à quelques
pas d’ici ! – une absence d’une semaine, – et tant de tristesse, une si
douce tristesse, veuxje dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se
faire aimer ainsi après sept années de mariage ! N’estce pas sept
années, marquise ?
LA MARQUISE
Oui, cardinal, mon fils a six ans.
LE CARDINAL
Étiezvous hier à la noce des Nasi ?
LA MARQUISE
Oui, j’y étais.
LE CARDINAL
Et le duc en religieuse ?
LA MARQUISE
Pourquoi le duc en religieuse ?
LE CARDINAL
On m’avait dit qu’il avait pris ce costume ; il se peut qu’on m’ait
trompé.
LA MARQUISE
Il l’avait en effet. Ah ! Malaspina, nous sommes dans un triste
temps pour toutes les choses saintes !
LE CARDINAL
On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de foie,
18
prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention
hostile à la sainte Église catholique.
LA MARQUISE
L’exemple est à craindre, et non l’intention, je ne suis pas comme
vous ; cela m’a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se
peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait
où elles mènent ! Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui
les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours
que ces mots représentent des pensées, et ces pensées, des actions.
LE CARDINAL
Bon, bon ! Le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit
coquet des nonnes lui allait à ravir.
LA MARQUISE
On ne peut mieux ; il n’y manquait que quelques gouttes de sang
de son cousin, Hippolyte de Médicis.
LE CARDINAL
Et le bonnet de la Liberté, n’estil pas vrai, petite sœur ? Quelle
haine pour ce pauvre duc !
LA MARQUISE
Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence
soit le préfet de Charles Quint, le commissaire civil du pape, comme
Baccio est son commissaire religieux ? Cela vous est égal, à vous,
frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la
citadelle des ombres allemandes ? Que César parle ici dans toutes les
bouches ? Que la débauche serve d’entremetteuse à l’esclavage, et
secoue ses grelots sur les sanglots du peuple ? Ah ! Le clergé
sonnerait au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et
pour réveiller l’aigle impérial, s’il s’endormait sur nos pauvres toits.
(Elle sort.)
19
LE CARDINAL
Seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse. Agnolo ! (Entre
un page.) Quoi de nouveau aujourd’hui ?
AGNOLO