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Lorenzaccio

Alfred de Musset

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ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Un jardin. – Clair de lune ;

un pavillon dans le fond, un autre sur le devant.

Entrent le Duc et Lorenzo, couverts de leurs manteaux ; Giomo

une lanterne à la main.

 

LE DUC

Qu’elle se fasse attendre encore un quart d’heure, et je m’en vais.

Il fait un froid de tous les diables.

 

LORENZO

Patience, Altesse, patience.

 

LE DUC

Elle devait sortir de chez sa mère à minuit ; il est minuit, et elle ne

vient pourtant pas.

 

LORENZO

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Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère

est une honnête femme.

 

LE DUC

Entrailles du pape ! Avec tout cela je suis volé d’un millier de

ducats.

 

LORENZO

Nous n’avons avancé que moitié. Je réponds de la petite. Deux

grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux

pour le connaisseur que la débauche à la mamelle ? Voir dans un

enfant de quinze ans la rouée à venir ; étudier, ensemencer, infiltrer

paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil d’ami,

dans une caresse au menton ; – tout dire et ne rien dire, selon le

caractère   des   parents ;   – habituer   doucement   l’imagination   qui   se

développe   à   donner   des   corps   à   ses   fantômes,   à   toucher   ce   qui

l’effraie, à mépriser ce qui la protège ! Cela va plus vite qu’on ne

pense ; le vrai mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celle­ci !

Tout ce qui peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse !

Tant de pudeur ! Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais

qui ne veut pas se salir la patte. Proprette comme une Flamande ! La

médiocrité bourgeoise en personne. D’ailleurs, fille de bonnes gens, à

qui leur peu de fortune n’a pas permis une éducation solide ; point de

fond   dans   les   principes,   rien   qu’un   léger   vernis ;   mais   quel   flot

violent d’un fleuve magnifique sous cette couche de glace fragile, qui

craque à chaque pas ! Jamais arbuste en fleurs n’a promis de fruits

plus rares, jamais je n’ai humé dans une atmosphère enfantine plus

exquise odeur de courtisanerie.

 

LE DUC

Sacrebleu ! Je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j’aille au

bal chez Nasi : c’est aujourd’hui qu’il marie sa fille.

 

GIOMO

Allons   au   pavillon,   monseigneur.   Puisqu’il   ne   s’agit   que

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d’emporter une fille qui est à moitié payée, nous pouvons bien taper

aux carreaux.

 

LE DUC

Viens   par   ici,   le   Hongrois   a   raison.  (Ils   s’éloignent.  – Entre

Maffio.)

 

MAFFIO

Il me semblait dans mon rêve voir ma sœur traverser notre jardin,

tenant   une   lanterne   sourde,   et   couverte   de   pierreries.   Je   me   suis

éveillé en sursaut. Dieu sait que ce n’est qu’une illusion, mais une

illusion trop forte pour que le sommeil ne s’enfuie pas devant elle.

Grâce   au   ciel,   les   fenêtres   du   pavillon   où   couche   la   petite   sont

fermées comme de coutume ; j’aperçois faiblement la lumière de sa

lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles

terreurs se dissipent ; les battements précipités de mon cœur font

place à une douce tranquillité. Insensé ! Mes yeux se remplissent de

larmes, comme si ma pauvre sœur avait couru un véritable danger.

– Qu’entends­je ? Qui remue là entre les branches ?  (La sœur de

Maffio passe dans l’éloignement.) Suis­je éveillé ? C’est le fantôme

de ma sœur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle

sur sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle ! Gabrielle ! Où vas­

tu ? (Rentrent Giomo et le duc.)

 

GIOMO

Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme. – Lorenzo

conduira votre belle au palais par la petite porte ; et quant à nous,

qu’avons­nous à craindre ?

 

MAFFIO

Qui êtes­vous ? Holà ! Arrêtez ! (Il tire son épée.)

 

GIOMO

Honnête rustre, nous sommes tes amis.

 

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MAFFIO

Où est ma sœur ? Que cherchez­vous ici ?

 

GIOMO

Ta sœur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton jardin.

 

MAFFIO

Tire ton épée et défends­toi, assassin que tu es !

 

GIOMO saute sur lui et le désarme.

Halte­là ! Maître sot, pas si vite !

 

MAFFIO

Ô honte ! Ô excès de misère ! S’il y a des lois  à Florence, si

quelque justice vit encore sur la terre, par ce qu’il y a de vrai et de

sacré au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre

tous les deux.

 

GIOMO

Aux pieds du duc ?

 

MAFFIO

Oui,   oui,   je   sais   que   les   gredins   de   votre   espèce   égorgent

impunément les familles. Mais que je meure, entendez­vous, je ne

mourrai pas silencieux comme tant d’autres. Si le duc ne sait pas que

sa ville est une forêt pleine de bandits, pleine d’empoisonneurs et de

filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah ! Massacre ! Ah !

Fer et sang ! J’obtiendrai justice de vous.

 

GIOMO, l’épée à la main

Faut­il frapper, Altesse ?

 

LE DUC

Allons donc ! Frapper ce pauvre homme ! Va te recoucher, mon

ami ; nous t’enverrons demain quelque 90 ducats. (Il sort.)

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MAFFIO

C’est Alexandre de Médicis !

 

GIOMO

Lui­même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite si tu

tiens à tes oreilles. (II sort.)

SCÈNE 2

Une rue. – Le point du jour. – Plusieurs masques sortent d’une

maison illuminée.

Un marchand de soieries et un orfèvre ouvrent leurs boutiques.

 

LE MARCHAND DE SOIERIES

Hé, hé, père Mondella, voilà bien du vent pour mes étoffes.  (Il

étale ses pièces de soie.)

 

L’ORFÈVRE, bâillant.

C’est à se casser la tête ! Au diable leur noce ! Je n’ai pas fermé

l’œil de la nuit.

 

LE MARCHAND

Ni ma femme non plus, voisin ; la chère âme s’est tournée et

retournée comme une anguille. Ah ! Dame ! Quand on est jeune, on

ne s’endort pas au bruit des violons.

 

L’ORFÈVRE

Jeune ! Jeune ! Cela vous plaît à dire. On n’est pas jeune avec une

barbe   comme   celle­là ;   et   cependant   Dieu   sait   si   leur   damnée

musique me donne envie de danser. (Deux écoliers passent)

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PREMIER ÉCOLIER

Rien n’est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des

soldats,   et   on   les   voit   descendre   avec   leurs   habits   de   toutes   les

couleurs.Tiens !   Voilà   la   maison   des   Nasi.  (Il   souffle   dans   ses

doigts.) Mon portefeuille me glace les mains.

 

DEUXIÈME ÉCOLIER

Et on nous laissera approcher ?

 

PREMIER ÉCOLIER

En   vertu   de   quoi   est­ce   qu’on   nous   en   empêcherait ?   Nous

sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la

porte ; en voilà des chevaux, des pages et des livrées ! Tout cela va et

vient, il n’y a qu’à s’y connaître un peu ; je suis capable de nommer

toutes   les   personnes   d’importance ;   on   observe   bien   tous   les

costumes,   et   le   soir   on   dit   à   l’atelier :   j’ai   une   terrible   envie   de

dormir, j’ai passé la nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le

comte   Salviati ;   le   prince   était   habillé   de   telle   ou   telle   façon,   la

princesse de telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape

par­derrière. (Ils se placent contre la porte de la maison.)

 

L’ORFÈVRE

Entendez­vous   les   petits   badauds ?   Je   voudrais   qu’un   de   mes

apprentis fît un pareil métier !

 

LE MARCHAND

Bon, bon, père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse

n’a   rien   à   perdre.   Tous   ces   grands   yeux   étonnés   de   ces   petits

polissons me réjouissent le cœur. – Voilà comme j’étais, humant l’air

et   cherchant   les   nouvelles.   Il   paraît   que   la   Nasi   est   une   belle

gaillarde, et que le Martelli est un heureux garçon. C’est une famille

bien   florentine   celle­là !   Quelle   tournure   ont   tous   ces   grands

seigneurs ! J’avoue que ces fêtes­là me font plaisir, à moi. On est

dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on

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regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le

palais ; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit :

Hé, hé, ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon

Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.

 

L’ORFÈVRE

Il en danse plus d’une qui n’est pas payée, voisin ; ce sont celles­

là qu’on arrose de vin et qu’on frotte sur les murailles avec le moins

de regret. Que les grands seigneurs s’amusent, c’est tout simple, – ils

sont nés pour cela. Mais il y a des amusements de plusieurs sortes,

entendez­vous ?

 

LE MARCHAND

Oui,  oui,  comme  la  danse,  le  cheval,  le  jeu  de  paume  et  tant

d’autres. Qu’entendez­vous vous­même, père Mondella ?

 

L’ORFÈVRE

Cela suffit ; – je me comprends – c’est­à­dire que les murailles de

tous ces palais­là n’ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur

fallait moins de force pour défendre les aïeux de l’eau du ciel, qu’il

ne leur en faut pour soutenir les fils quand ils sont trop pris de leur

vin.

 

LE MARCHAND

Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc

dans ma boutique, que je vous montre une pièce de velours.

 

L’ORFÈVRE

Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin ; un bon verre de vin

vieux a une bonne mine au bout d’un bras qui a sué pour le gagner ;

on le soulève gaiement d’un petit coup ; et il s’en va donner du

courage au cœur de l’honnête homme qui travaille pour sa famille.

Mais ce sont des tonneaux sans vergogne que tous ces godelureaux

de   la  cour.   À  qui  fait­on  plaisir,  en  s’abrutissant   jusqu’à  la   bête

féroce ? À personne, pas même à soi, et à Dieu encore moins.

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LE MARCHAND

Le carnaval a été rude, il faut l’avouer ; et leur maudit ballon m’a

gâté de la marchandise pour une cinquantaine de florins. Dieu merci !

Les Strozzi ont payé.

 

L’ORFÈVRE

Les Strozzi ! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main

sur leur neveu ! Le plus brave homme de Florence, c’est Philippe

Strozzi.

 

LE MARCHAND

Cela   n’empêche   pas   Pierre   Strozzi   d’avoir   traîné   son   maudit

ballon sur ma boutique et de m’avoir fait trais grandes taches dans

une aune de velours brodé. À propos, père Vondella, nous verrons­

nous à Montolivet ?

 

L’ORFÈVRE

Ce n’est pas mon métier de suivre les foires ; j’irai cependant à

Montolivet par piété. C’est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet

tous les péchés.

 

LE MARCHAND

Et   qui   est   tout   à   fait   vénérable,   voisin,   et   qui   fait   gagner   les

marchands plus que tous les autres jours de l’année. C’est plaisir de

voir   ces   bonnes   dames,   sortant   de   la   messe,   manier   et   examiner

toutes les étoffes. Que Dieu conserve Son Altesse ! La cour est une

belle chose.

 

L’ORFÈVRE

La Cour ! Le peuple la porte sur le dos, voyez­vous ! Florence

était encore, il n’y a pas longtemps de cela, une bonne maison bien

bâtie ; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes

familles, en étaient les colonnes. Il n’y en avait pas une, de toutes ces

colonnes, qui dépassât les autres d’un pouce ; elles soutenaient à elles

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toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions là­

dessous sans crainte d’une pierre sur la tête. Mais il y a de par le

monde deux architectes mal avisés qui ont gâté l’affaire, je vous le

dis en confidence, c’est le pape et l’empereur Charles. L’empereur a

commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite

maison.   Après   quoi,   ils   ont   jugé   à   propos   de   prendre   une   des

colonnes dont je vous parle, à savoir celle de la famille Médicis, et

d’en faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon

de malheur dans l’espace d’une nuit. Et puis, savez­vous, voisin,

comme   l’édifice   branlait   au   vent,   attendu   qu’il   avait   la   tête   trop

lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher

par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et on a appelé

cela la citadelle. Les Allemands se sont installés dans ce maudit trou

comme des rats dans un fromage ; et il est bon de savoir que tout en

jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l’œil sur nous

autres.   Les   familles   florentines   ont   beau   crier,   le   peuple   et   les

marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur

garnison ;   ils   nous   dévorent   comme   une   excroissance   vénéneuse

dévore un estomac malade ; c’est en vertu des hallebardes qui se

promènent sur la plate­forme, qu’un bâtard, une moitié de Médicis,

un butor que le ciel avait fait pour être garçon boucher ou valet de

charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos

vitres ; et encore le paye­t­on pour cela.

 

LE MARCHAND

Peste ! Peste ! Comme vous y allez ! Vous avez l’air de savoir

tout cela par cœur ; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les

oreilles, voisin Mondella.

 

L’ORFÈVRE

Et quand on me bannirait comme tant d’autres ! On vit à Rome

aussi bien qu’ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent

et ceux qui la font ! (Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux.

– Passe un bourgeois avec sa femme.)

 

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LA FEMME

Guillaume Martelli est un bel homme, et riche. C’est un bonheur

pour Nicolo Nasi d’avoir un gendre comme celui­là. Tiens, le bal

dure encore. Regarde donc toutes ces lumières.

 

LE BOURGEOIS

Et nous, notre fille, quand la marierons­nous ?

 

LA FEMME

Comme tout est illuminé ! Danser encore à l’heure qu’il est, c’est

là une jolie fête ! – On dit que le duc y est.

 

LE BOURGEOIS

Faire   du   jour   la   nuit,   et   de   la   nuit   le   jour,   c’est   un   moyen

commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma

foi, que des hallebardes à la porte d’une noce ! Que le bon Dieu

protège la ville ! Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens

d’Allemands, de leur damnée forteresse.

 

LA FEMME

Regarde donc le joli masque. Ah ! La belle robe ! Hélas ! Tout

cela coûte très cher, et nous sommes bien pauvres, à la maison. (Ils

sortent.)

 

UN SOLDAT, au marchand.

Gare ! Canaille ! Laisse passer les chevaux.

 

LE MARCHAND

Canaille toi­même, Allemand du diable ! (Le soldat le frappe de

sa pique.)

 

LE MARCHAND se retirant.

Voilà comme on suit la capitulation ! Ces gredins­là maltraitent

les citoyens. (Il rentre chez lui.)

 

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L’ÉCOLIER, à son camarade

Vois­tu celui­là qui ôte son masque ? C’est Palla Ruccellaï. Un

fier luron ! Ce petit­là à côté de lui, c’est Thomas Strozzi, Masaccio,

comme on dit.

 

UN PAGE, criant.

Le cheval de Son Altesse !

 

LE SECOND ÉCOLIER

Allons­nous­en, voilà le duc qui sort.

 

LE PREMIER ÉCOLIER

Crois­tu qu’il va te manger ? (La foule s’augmente à la porte.)

 

L’ÉCOLIER

Celui­là, c’est Nicolini celui­là, c’est le provéditeur. (Le duc sort,

vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux

masqués.)

 

LE DUC, montant à cheval.

Viens­tu, julien ?

 

SALVIATI

Non, Altesse, pas encore. (Il lui parle à l’oreille.)

 

LE DUC

Bien, bien, ferme !

 

SALVIATI

Elle est belle comme un démon. – Laissez­moi faire, si je peux me

débarrasser de ma femme. (Il rentre dans le bal.)

 

LE DUC

Tu es gris, Salviati ; le diable m’emporte, tu vas de travers.  (Il

part avec sa suite.)

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L’ÉCOLIER

Maintenant que voilà le duc parti, il n’y en a pas pour longtemps.

(Les masques sortent de tous côtés.)

 

LE SECOND ÉCOLIER

Rose, vert, bleu, j’en ai plein les yeux ; la tête me tourne.

 

UN BOURGEOIS

Il paraît que le souper a duré longtemps : en voilà deux qui ne

peuvent plus se tenir. (Le provéditeur monte à cheval ; une bouteille

cassée lui tombe sur l’épaule.)

 

LE PROVÉDITEUR

Eh ! Ventrebleu ! Quel est l’assommeur, ici ?

 

UN MASQUE

Eh ! Ne le voyez­vous pas, seigneur Corsini ? Tenez, regardez à la

fenêtre ; c’est Lorenzo, avec sa robe de nonne.

 

LE PROVÉDITEUR

Lorenzaccio, le diable soit de toi, tu as blessé mon cheval.  (La

fenêtre   se   ferme.)  Peste   soit   de   l’ivrogne   et   de   ses   farces

silencieuses ! Un gredin qui n’a pas souri trois fois dans sa vie, et qui

passe   le   temps   à   des   espiègleries   d’écolier   en  vacance !  (Il   sort.

– Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien Salviati ;

il   lui   tient   l’étrier.   Elle   monte   à   cheval ;   un   écuyer   et   une

gouvernante la suivent.)

 

SALVIATI

La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé

la moelle de mes os.

 

LOUISE

Seigneur, ce n’est pas là le langage d’un cavalier.

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SALVIATI

Quels yeux tu as, mon cher cœur ! Quelle belle épaule à essuyer,

tout humide et si fraîche ! Que faut­il te donner pour être ta camériste

cette nuit ? Le joli pied à déchausser !

 

LOUISE

Lâche mon pied, Salviati.

 

SALVIATI

Non, par le corps de Bacchus ! Jusqu’à ce que tu m’aies dit quand

nous coucherons ensemble.  (Louise frappe  son cheval  et  part au

galop.)

 

UN MASQUE, à Salviati.

La petite Strozzi s’en va rouge comme la braise ; – vous l’avez

fâchée, Salviati.

 

SALVIATI

Baste ! Colère de jeune fille, et pluie du matin… (Il sort.)

SCÈNE 3

Chez le marquis de Cibo.

Le Marquis, en habit de voyage ; la Marquise ; Ascania ; le cardinal

Cibo, assis.

 

LE MARQUIS, embrassant son fils.

Je voudrais pouvoir t’emmener, petit, toi et ta grande épée qui te

traîne entre les jambes. Prends patience, Massa n’est pas bien loin, et

je te rapporterai un bon cadeau.

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LA MARQUISE

Adieu, Laurent ; revenez, revenez !

 

LE CARDINAL

Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait­on pas que

mon frère part pour la Palestine ? Il ne court pas grand danger dans

ses terres, je crois.

 

LE MARQUIS

Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.(Il embrasse

sa femme.)

 

LE CARDINAL

Je voudrais seulement que l’honnêteté n’eût pas cette apparence.

 

LA MARQUISE

L’honnêteté   n’a­t­elle   point   de   larmes,   monsieur   le   cardinal ?

Sont­elles toutes au repentir ou à la crainte ?

 

LE MARQUIS

Non, par le ciel ! Car les meilleurs sont à l’amour. N’essuyez pas

celles­ci sur mon visage ; le vent s’en chargera en route : qu’elles se

sèchent lentement ! Eh bien ! Ma chère, vous ne me dites rien pour

vos favoris ? N’emporterai­je pas, comme de coutume, quelque belle

harangue   sentimentale   à   faire   de   votre   part   aux   roches   et   aux

cascades de mon vieux patrimoine ?

 

LA MARQUISE

Ah ! Mes pauvres cascatelles !

 

LE MARQUIS

C’est la vérité, ma chère âme ; elles sont toutes tristes sans vous.

(Plus   bas.)  Elles   ont   été   joyeuses   autrefois,   n’est­il   pas   vrai,

Ricciarda ?

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LA MARQUISE

Emmenez­moi.

 

LE MARQUIS

Je le ferais si j’étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille mine

de soldat. N’en parlons plus ; – ce sera l’affaire d’une semaine. Que

ma   chère   Ricciarda   voie   ses   jardins   quand   ils   sont   tranquilles   et

solitaires ; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de

trace  dans ses allées  chéries. C’est  à  moi  de  compter  mes  vieux

troncs d’arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins

d’herbe   de   mes   bois ;   les   métayers   et   leurs   bœufs,   tout   cela   me

regarde. À la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la

porte, et je vous emmène alors.

 

LA MARQUISE

La première fleur de notre belle pelouse m’est toujours chère.

L’hiver est si long ! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne

reviendront jamais.

 

ASCANIO

Quel cheval as­tu, mon père, pour t’en aller ?

 

LE MARQUIS

Viens avec moi dans la cour, tu le verras. (Il sort. – La marquise

reste seule avec le cardinal. – Un silence.)

 

LE CARDINAL

N’est­ce pas aujourd’hui que vous m’avez demandé d’entendre

votre confession, marquise ?

 

LA MARQUISE

Dispensez­m’en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si votre Éminence

est libre, ou demain, comme elle voudra. – Ce moment­ci n’est pas à

moi. (Elle se met à la fenêtre et fait un signe d’adieu à son mari.)

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LE CARDINAL

Si   les   regrets   étaient   permis   à   un   fidèle   serviteur   de   Dieu,

j’envierais le sort de mon frère. – Un si court voyage, si simple, si

tranquille ! – une visite à une de ses terres qui n’est qu’à quelques

pas d’ici ! – une absence d’une semaine, – et tant de tristesse, une si

douce tristesse, veux­je dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se

faire aimer ainsi après sept années de mariage ! N’est­ce pas sept

années, marquise ?

 

LA MARQUISE

Oui, cardinal, mon fils a six ans.

 

LE CARDINAL

Étiez­vous hier à la noce des Nasi ?

 

LA MARQUISE

Oui, j’y étais.

 

LE CARDINAL

Et le duc en religieuse ?

 

LA MARQUISE

Pourquoi le duc en religieuse ?

 

LE CARDINAL

On m’avait dit qu’il avait pris ce costume ; il se peut qu’on m’ait

trompé.

 

LA MARQUISE

Il l’avait en effet. Ah ! Malaspina, nous sommes dans un triste

temps pour toutes les choses saintes !

 

LE CARDINAL

On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de foie,

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prendre   le   costume   de   certains   couvents,   sans   aucune   intention

hostile à la sainte Église catholique.

 

LA MARQUISE

L’exemple est à craindre, et non l’intention, je ne suis pas comme

vous ; cela m’a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se

peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait

où elles mènent ! Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui

les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours

que ces mots représentent des pensées, et ces pensées, des actions.

 

LE CARDINAL

Bon, bon ! Le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit

coquet des nonnes lui allait à ravir.

 

LA MARQUISE

On ne peut mieux ; il n’y manquait que quelques gouttes de sang

de son cousin, Hippolyte de Médicis.

 

LE CARDINAL

Et le bonnet de la Liberté, n’est­il pas vrai, petite sœur ? Quelle

haine pour ce pauvre duc !

 

LA MARQUISE

Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence

soit le préfet de Charles Quint, le commissaire civil du pape, comme

Baccio est son commissaire religieux ? Cela vous est égal, à vous,

frère   de   mon   Laurent,   que   notre   soleil,   à   nous,   promène   sur   la

citadelle des ombres allemandes ? Que César parle ici dans toutes les

bouches ? Que la débauche serve d’entremetteuse à l’esclavage, et

secoue   ses   grelots   sur   les   sanglots   du   peuple ?   Ah !   Le   clergé

sonnerait au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et

pour réveiller l’aigle impérial, s’il s’endormait sur nos pauvres toits.

(Elle sort.)

 

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LE CARDINAL

Seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse. Agnolo ! (Entre

un page.) Quoi de nouveau aujourd’hui ?

 

AGNOLO