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Le Corricolo

Alexandre Dumas père

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PREMIÈRE PARTIE.

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Introduction

Le corricolo est le synonyme de calessino, mais comme il n’y a

pas de synonyme parfait, expliquons la différence qui existe entre le

corricolo et le calessino.

Le   corricolo   est   un   espèce   de   tilbury   primitivement   destiné   à

contenir une personne et à être attelé d’un cheval ; on l’attelle de

deux chevaux, et il charrie de douze à quinze personnes.

Et qu’on ne croie pas que ce soit au pas, comme la charrette à

bœufs des rois francs, ou au trot, comme le cabriolet de régie ; non,

c’est au triple galop ; et le char de Pluton, qui enlevait Proserpine sur

les   bords   du   Symète,   n’allait   pas   plus   vite   que   le   corricolo   qui

sillonne   les   quais   de   Naples   en   brûlant   un   pavé   de   laves   et   en

soulevant leur poussière de cendres.

Cependant un seul des deux chevaux tire véritablement : c’est le

timonier. L’autre, qui s’appelle le bilancino, et qui est attelé de côté,

bondit,   caracole,   excite   son   compagnon,   voilà   tout.   Quel   dieu,

comme   à   Tityre,   lui   a   fait   ce   repos ?   C’est   le   hasard,   c’est   la

Providence, c’est la fatalité : les chevaux, comme les hommes, ont

leur étoile.

Nous avons dit que ce tilbury, destiné à une personne, en charriait

d’ordinaire   douze   ou   quinze ;   cela,   nous   le   comprenons   bien,

demande une explication. Un vieux proverbe français dit : « Quand il

y en a pour un, il y en a pour deux. » Mais je ne connais aucun

proverbe dans aucune langue qui dise : « Quand il y en a pour un, il y

en a pour quinze. »

Il en est cependant ainsi du corricolo, tant, dans les civilisations

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avancées, chaque chose est détournée de sa destination primitive !

Comment et en combien de temps s’est faite cette agglomération

successive d’individus sur le corricolo, c’est ce qu’il est impossible

de   déterminer   avec   précision.   Contentons­nous   donc   de   dire

comment elle y tient.

D’abord, et presque toujours, un gros moine est assis au milieu, et

forme le centre de l’agglomération humaine que le corricolo emporte

comme un de ces tourbillons d’âmes que Dante vit suivant un grand

étendard dans le premier cercle de l’enfer. Il a sur un de ses genoux

quelque   fraîche   nourrice   d’Aversa   ou   de   Nettuno,   et   sur   l’autre

quelque belle paysanne de Bauci ou de Procida ; aux deux côtés du

moine, entre les roues et la caisse, se tiennent debout les maris de ces

dames.

Derrière le moine se dresse sur la pointe des pieds le propriétaire

ou le conducteur de l’attelage, tenant de la main gauche la bride, et

de la main droite le long fouet avec lequel il entretient d’une égale

vitesse la marche de ses deux chevaux.

Derrière celui­ci se groupent à leur tour, à la manière des valets de

bonne maison, deux ou trois lazzaroni, qui montent, qui descendent,

se   succèdent,   se   renouvellent,   sans   qu’on   pense   jamais   à   leur

demander   un   salaire   en   échange   du   service   rendu.   Sur   les   deux

brancards sont assis deux gamins ramassés sur la route de Torre del

Greco   ou   de   Pouzzoles,   ciceroni   surnuméraires   des   antiquités

d’Herculanum   et   de   Pompéia,   guides   marrons   des   antiquités   de

Cumes et de Baïa.

Enfin, sous l’essieu de la voiture, entre les deux roues, dans un

filet à grosses mailles qui va ballottant de haut en bas, de long en

large, grouille quelque chose d’informe, qui rit, qui pleure, qui crie,

qui hogne, qui se plaint, qui chante, qui raille, qu’il est impossible de

distinguer   au   milieu   de   la   poussière   que   soulèvent   les   pieds   des

chevaux : ce sont trois ou quatre enfans qui appartiennent on ne sait à

qui, qui vont on ne sait où, qui vivent on ne sait de quoi, qui sont là

on ne sait comment, et qui y restent on ne sait pourquoi.

Maintenant, mettez au­dessous l’un de l’autre, moine, paysannes,

maris, conducteurs, lazzaroni, gamins et enfans ; additionnez le tout,

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ajoutez   le   nourrisson   oublié,   et   vous   aurez   votre   compte.   Total,

quinze personnes.

Parfois il arrive que la fantastique machine, chargée comme elle

est ; passe sur une pierre et verse ; alors toute la carrossée s’éparpille

sur le revers de la route, chacun lancé selon son plus ou moins de

pesanteur. Mais chacun se retire aussitôt et oublie son accident pour

ne s’occuper que de celui du moine ; on le tâte, on le tourne, on le

retourne, on le relève, on l’interroge. S’il est blessé, tout le monde

s’arrête, on le porte, on le soutient, on le choie, on le couche, on le

garde. Le corricolo est remisé au coin de la cour, les chevaux entrent

dans l’écurie ; pour ce jour­là, le voyage est fini ; on pleure, on se

lamente, on prie. Mais si, au contraire, le moine est sain et sauf,

personne n’a rien ; il remonte à sa place, la nourrice et la paysanne

reprennent chacune la sienne ; chacun se rétablit, se regroupe, se

rentasse, et, au seul cri excitateur du cocher, le corricolo reprend sa

course, rapide comme l’air et infatigable comme le temps.

Voilà ce que c’est que le corricolo.

Maintenant, comment le nom d’une voiture est­il devenu le titre

d’un ouvrage ? C’est ce que le lecteur verra au second chapitre.

D’ailleurs, nous avons un antécédent de ce genre que, plus que

personne, nous avons le droit d’invoquer : c’est le Speronare.

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I – Osmin et Zaïda.

Nous étions descendus à l’hôtel de la Victoire. M. Martin Zir est

le type du parfait hôtelier italien : homme de goût, homme d’esprit,

antiquaire distingué, amateur de tableaux, convoiteur de chinoiseries,

collectionneur   d’autographes,   M.   Martin   Zir   est   tout,   excepté

aubergiste.   Cela   n’empêche   pas   l’hôtel   de   la   Victoire   d’être   le

meilleur hôtel de Naples. Comment cela se fait­il ? Je n’en sais rien.

Dieu est parce qu’il est.

C’est   qu’aussi   l’hôtel   de   la   Victoire   est   situé   d’une   manière

ravissante : vous ouvrez une fenêtre, vous voyez Chiaja, la Villa­

Reale,  le   Pausilippe :   vous  ouvrez   une  autre,   voilà   le  golfe,   et   à

l’extrémité du golfe, pareille à un vaisseau éternellement à l’ancre, la

bleuâtre et poétique Caprée ; vous en ouvrez une troisième, c’est

Sainte­Lucie avec ses mellonari, ses fruits de mer, ses cris de tous les

jours, ses illuminations de toutes les nuits.

Les chambres d’où l’on voit toutes ces belles choses ne sont point

des   appartemens ;   ce   sont   des   galeries   de   tableau,   ce   sont   des

cabinets de curiosités, ce sont des boutiques de bric­à­brac.

Je crois que ce qui détermine M. Martin Zir à recevoir chez lui des

étrangers, c’est d’abord le désir de leur faire voir les trésors qu’il

possède ; puis il loge et nourrit les hôtes par circonstance. À la fin de

leur séjour à la Vittoria, un total de leur dépense arrive, c’est vrai : ce

total se monte à cent écus, à vingt­cinq louis, à mille francs, plus ou

moins,  c’est  vrai  encore ;  mais  c’est  parce  qu’ils  demandent  leur

compte.

S’ils ne le demandaient pas, je crois que M. Martin Zir, perdu

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dans   la   contemplation   d’un   tableau,   dans   l’appréciation   d’une

porcelaine ou dans le déchiffrement d’un autographe, oublierait de le

leur envoyer.

Aussi, lorsque le dey, chassé d’Alger, passa à Naples, charriant

ses trésors et son harem, prévenu par la réputation de M. Martin Zir,

il se fit conduire tout droit à l’hôtel de la Vittoria, dont il loua les

trois étages supérieurs, c’est­à­dire le troisième, le quatrième et les

greniers.

Le troisième était pour ses officiers et les gens de sa suite.

Le quatrième était pour lui et ses trésors.

Les greniers étaient pour son harem.

L’arrivée du dey fut une bonne fortune pour M. Martin Zir ; non

pas, comme on pourrait le croire, à cause de l’argent que l’Algérien

allait dépenser dans l’hôtel, mais relativement aux trésors d’armes,

de costumes et de bijoux qu’il transportait avec lui.

Au bout de huit jours, Hussein­Pacha et M. Martin Zir étaient les

meilleurs   amis   du   monde ;   ils   ne   se   quittaient   plus.   Qui   voyait

paraître l’un s’attendait à voir immédiatement paraître l’autre.

Oreste   et   Pylade   n’étaient   pas   plus   inséparables ;   Damon   et

Pythias n’étaient pas plus dévoués. Cela dura quatre ou cinq mois.

Pendant ce temps, on donna force fêtes à Son Altesse. Ce fut à

l’une de ces fêtes, chez les prince de Cassaro, qu’après avoir vu

exécuter un cotillon effréné le dey demanda au prince de Tricasia,

gendre du ministre des affaires étrangères, comment, étant si riche, il

se donnait la peine de danser lui même.

Le dey aimait fort ces sortes de divertissemens, car il était fort

impressionnable à la beauté, à la beauté comme il la comprenait bien

entendu. Seulement il avait une singulière manière de manifester son

mépris   ou   son   admiration.   Selon   la   maigreur   ou   l’obésité   des

personnes, il disait :

— Madame une telle ne vaut pas trois piastres. Madame une telle

vaut plus de mille ducats.

Un jour on apprit avec étonnement que M. Martin Zir et Hussein­

Pacha   venaient   de   se   brouiller.   Voici   à   quelle   occasion   le

refroidissement était survenu :

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Un matin, le cuisinier de Hussein­Pacha, un beau nègre de Nubie,

noir comme de l’encre et luisant comme s’il eût été passé au vernis ;

un  matin,   dis­je,  le   cuisinier   de  Hussein­Pacha   était   descendu  au

laboratoire et avait demandé le plus grand couteau qu’il y eût dans

l’hôtel.

Le chef lui avait donné une espèce de tranchelard de dix­huit

pouces de long, pliant comme un fleuret et affilé comme un rasoir.

Le nègre avait regardé l’instrument en secouant la tête, puis il était

remonté à son troisième étage.

Un instant après il était redescendu et avait rendu le tranchelard au

chef en disant :

— Plus grand, plus grand !

Le chef avait alors ouvert tous ses tiroirs, et ayant découvert un

coutelas   dont   il   ne   se   servait   lui­même   que   dans   les   grandes

occasions, il l’avait remis à son confrère. Celui­ci avait regarde le

coutelas avec la même attention qu’il avait fait du tranchelard, et,

après avoir répondu par un signe de tête qui voulait dire :

« Hum ! Ce n’est pas encore cela qu’il me faudrait, mais cela se

rapproche, » il était remonté comme la première fois.

Cinq minutes après, le nègre redescendit de nouveau, et, rendant

le coutelas au chef :

— Plus grand encore, lui dit­il.

— Et pourquoi diable avez­vous besoin d’un couteau plus grand

que celui­ci ? demanda le chef.

— Moi en avoir besoin, répondit dogmatiquement le nègre.

— Mais pour quoi faire ?

— Pour moi couper la tête à Osmin.

— Comment ! s’écria le chef, pour toi couper la tête à Osmin.

— Pour moi couper la tête à Osmin, répondit le nègre.

— À Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse ?

— À Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse.

— À Osmin que le dey aime tant ?

— À Osmin que le dey aime tant.

— Mais vous êtes fou, mon cher ! Si vous coupez la tête à Osmin,

Sa Hautesse sera furieuse.

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— Sa Hautesse l’a ordonné à moi.

— Ah diable ! c’est différent alors.

— Donnez   donc   un   autre   couteau   à   moi,   reprit   le   nègre,   qui

revenait à son idée avec la persistance de l’obéissance passive.

— Mais qu’a fait Osmin ? demanda le chef.

— Donnez un autre couteau à moi, plus grand, plus grand.

— Auparavant, je voudrais savoir ce qu’a fait Osmin.

— Donnez un autre couteau à moi, plus grand, plus grand, plus

grand encore !

— Eh bien ! je te le donnerai ton couteau, si tu me dis ce qu’a fait

Osmin.

— Il a laissé faire un trou dans le mur.

— À quel mur ?

— Au mur du harem.

— Et après ?

— Le mur, il était celui de Zaïda.

— La favorite de Sa Hautesse ?

— La favorite de Sa Hautesse.

— Eh bien ?

— Eh bien ! un homme est entré chez Zaïda.

— Diable !

— Donnez   donc   un   grand,   grand,   grand   couteau   à   moi   pour

couper la tête à Osmin.

— Pardon ; mais que fera­t­on à Zaïda ?

— Sa Hautesse aller promener dans le golfe avec un sac, Zaïda

être dans ce sac, Sa Hautesse jeter le sac à la mer… Bonsoir, Zaïda.

Et le nègre montra, en riant de la plaisanterie qu’il venait de faire,

deux rangées de dents blanches comme des perles.

— Mais quand cela ? reprit le chef.

— Quand, quoi ? demanda le nègre.

— Quand jette­t­on Zaïda à la mer ?

— Aujourd’hui. Commencer par Osmin, finir par Zaïda.

— Et c’est toi qui t’es chargé de l’exécution ?

— Sa Hautesse a donné l’ordre à moi, dit le nègre en se redressant

avec orgueil.

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— Mais c’est la besogne du bourreau et non la tienne.

— Sa Hautesse pas avoir eu le temps d’emmener son bourreau, et

il a pris cuisinier à lui. Donnez donc à moi un grand couteau pour

couper la tête à Osmin.

— C’est bien, c’est bien, interrompit le chef ; on va te le chercher,

ton grand couteau. Attends­moi ici.

— J’attends vous, dit le nègre.

Le chef courut chez M. Martin Zir et lui transmit la demande du

cuisinier de Sa Hautesse.

M. Martin Zir courut chez Son Excellence le ministre de la police,

et le prévint de ce qui se passait à son hôtel.

Son Excellence fit mettre les chevaux à sa voiture et se rendit chez

le dey.

Il trouva Sa Hautesse à demi couchée sur un divan, le dos appuyé

à la muraille, fumant du latakié dans un chibouque, une jambe repliée

sous lui et l’autre jambe étendue, se faisant gratter la plante du pied

par un icoglan et éventer par deux esclaves.

Le ministre fit les trois saluts d’usage, le dey inclina la tête.

— Hautesse, dit Son Excellence, je suis le ministre de la police.

— Je te connais, répondit le dey.

— Alors, Votre Hautesse se doute du motif qui m’amène.

— Non. Mais n’importe, sois le bien­venu.

— Je   viens   pour   empêcher   Votre   Hautesse   de   commettre   un

crime.

— Un crime ! Et lequel ? dit le dey, tirant son chibouque de ses

lèvres   et   regardant   son   interlocuteur   avec   l’expression   du   plus

profond étonnement.

— Lequel ?   Votre   Hautesse   le   demande !   s’écria   le   ministre.

Votre Hautesse n’a­t­elle pas l’intention de faire couper la tête  à

Osmin ?

— Couper la tête à Osmin n’est point un crime, reprit le dey.

— Votre Hautesse n’a­t­elle pas l’intention de jeter Zaïda à la

mer ?

— Jeter Zaïda à la mer n’est point un crime, reprit encore le dey.

— Comment ! ce n’est point un crime de jeter Zaïda à la mer et de

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couper la tête à Osmin ?

— J’ai acheté Osmin cinq cents piastres et Zaïda mille sequins,

comme j’ai acheté cette pipe cent ducats.

— Eh bien ! demanda le ministre, où Votre Hautesse en veut­elle

venir ?

— Que, comme cette pipe m’appartient, je puis la casser en dix

morceaux, en vingt morceaux, en cinquante morceaux, si cela me

convient, et que personne n’a rien à dire. Et le pacha cassa sa pipe,

dont il jeta les débris dans la chambre.

— Bon pour une pipe, dit le ministre ; mais Osmin, mais Zaïda !

— Moins qu’une pipe, dit gravement le dey.

— Comment,   moins   qu’une   pipe !   Un   homme   moins   qu’une

pipe ! Une femme moins qu’une pipe !

— Osmin n’est pas un homme. Zaïda n’est point une femme : ce

sont des esclaves. Je ferai couper la tête à Osmin, et je ferai jeter

Zaïda à la mer.

— Non, dit Son Excellence.

— Comment, non ! s’écria le pacha avec un geste de menace.

— Non, reprit le ministre, non ; pas à Naples du moins.

— Giaour, dit le dey, sais­tu comment je m’appelle ?

— Vous vous appelez Hussein­Pacha.

— Chien de chrétien ! s’écria le dey avec une colère croissante ;

sais­tu qui je suis ?

— Vous êtes l’ex­dey d’Alger, et moi je suis le ministre actuel de

la police de Naples.

— Et cela veut dire ? demanda le dey.

— Cela veut dire que je vais vous envoyer en prison si vous faites

l’impertinent,   entendez­vous,   mon   brave   homme ?   répondit   le

ministre avec le plus grand sang­froid.

— En prison ! murmura le dey en retombant sur son divan.

— En prison, dit le ministre.

— C’est bien, reprit Hussein. Ce soir je quitte Naples.

— Votre Hautesse est libre comme l’air, répondit le ministre.

— C’est heureux, dit le dey.

— Mais à une condition cependant.

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— Laquelle ?

— C’est   que   Votre   Hautesse   me   jurera   sur   le   prophète   qu’il

n’arrivera malheur ni à Osmin ni à Zaïda.

— Osmin et Zaïda m’appartiennent, dit le dey, j’en ferai ce que

bon me semblera.

— Alors Votre Hautesse ne partira point.

— Comment, je ne partirai point !

— Non, du moins avant de m’avoir remis Osmin et Zaïda.

— Jamais ! s’écria le dey.

— Alors je les prendrai, dit le ministre.

— Vous les prendrez ? vous me prendrez mon eunuque et mon

esclave ?

— En touchant le sol de Naples, votre esclave et votre eunuque

sont devenus libres. Vous ne quitterez Naples qu’à la condition que

les deux coupables seront remis à la justice du roi.

— Et si je ne veux pas vous les remettre, qui m’empêchera de

partir ?

— Moi.

— Vous ?

Le pacha porta la main à son poignard ; le ministre lui saisit le

bras au­dessus du poignet.

— Venez ici, lui dit­il en le conduisant vers la fenêtre, regardez

dans la rue. Que voyez­vous à la porte de l’hôtel ?

— Un peloton de gendarmerie.

— Savez­vous ce que le brigadier qui le commande attend ? Que

je lui fasse un signe pour vous conduire en prison.

— En prison, moi ? je voudrais bien voir cela !

— Voulez­vous le voir ?

Son Excellence fit un signe : un instant après, on entendit retentir

dans l’escalier le bruit de deux grosses bottes garnies d’éperons.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et le brigadier parut sur le seuil,

la main droite à son chapeau, la main gauche  à la couture de sa

culotte.

— Gennaro, lui dit le ministre de la police, si je vous donnais

l’ordre d’arrêter monsieur et de le conduire en prison, y verriez­vous

13

quelque difficulté ?

— Aucune, Excellence.

— Vous savez que monsieur s’appelle Hussein­Pacha ?

— Non, je ne le savais pas.

— Et que monsieur n’est ni plus ni moins que le dey d’Alger ?

— Qu’est­ce que c’est que ça, le dey d’Alger ?

— Vous voyez, dit le ministre.

— Diable ! fit le dey.

— Faut­il ? demanda Gennaro en tirant une paire de poucettes de

sa poche et en s’avançant vers Hussein­Pacha, qui, le voyant faire un

pas en avant, fit de son côté un pas en arrière.

— Non, il ne le faut pas, dit le ministre. Sa Hautesse sera bien

sage.

Seulement cherchez dans l’hôtel un certain Osmin et une certaine

Zaïda, et conduisez­les tous les deux à la préfecture.

— Comment, comment, dit le dey, cet homme entrerait dans mon

harem !

— Ce   n’est   pas   un   homme   ici,   répondit   le   ministre ;   c’est   un

brigadier de gendarmerie.

— N’importe. Il n’aurait qu’à laisser la porte ouverte !

— Alors il y a un moyen. Faites­lui remettre Osmin et Zaïda.

— Et ils seront punis ? demanda le dey.

— Selon toute la rigueur de nos lois, répondit le ministre.

— Vous me le promettez ?

— Je vous le jure.

— Allons, dit le dey, il faut bien en passer par où vous voulez,

puisqu’on ne peut pas faire autrement.

— À la bonne heure, dit le ministre ; je savais bien que vous

n’étiez pas aussi méchant que vous en aviez l’air.

Hussein­Pacha frappa dans ses mains ; un esclave ouvrit une porte

cachée dans la tapisserie.

— Faites descendre Osmin et Zaïda, dit le dey.

L’esclave   croisa   les   mains   sur   sa   poitrine,   courba   la   tête   et

s’éloigna sans répondre un mot. Un instant après il reparut avec les

coupables.

14

L’eunuque était une petite boule de chaire, grosse, grasse, ronde,

avec des mains de femme, des pieds de femme, une figure de femme.

Zaïda était une Circassienne, aux yeux peints avec du cool, aux

dents noircies avec du bétel, aux ongles rougis avec du henné.

En apercevant Hussein­Pacha, l’eunuque tomba à genoux, Zaïda

releva la tête. Les yeux du dey étincelèrent, et il porta la main à son

canjiar.

Osmin pâlit, Zaïda sourit.

Le ministre se plaça entre le pacha et les coupables.

— Faites ce que j’ai ordonné, dit­il en se retournant vers Gennaro.

Gennaro s’avança vers Osmin et vers Zaïda, leur mit à tous deux

les poucettes et les emmena.

Au moment où ils quittaient la chambre avec le brigadier, Hussein

poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement.

Le   ministre   de   la   police   alla   vers   la   fenêtre,   vit   les   deux

prisonniers   sortir   de   l’hôtel,   et,   accompagné   de   leur   escorte,

disparaître au coin de la rue Chiatamone.

— Maintenant, dit­il en se retournant vers le dey, Votre Hautesse

est libre de partir quand elle voudra.

— À l’instant même ! s’écria Hussein, à l’instant même ! Je ne

resterai pas un instant de plus dans un pays aussi barbare que le

vôtre !

— Bon voyage ! dit le ministre.

— Allez au diable ! dit Hussein.

Une heure ne s’était pas écoulée que Hussein avait frété un petit

bâtiment ; deux heures après il y avait fait conduire ses femmes et ses

trésors. Le même soir il s’y rendait à son tour avec sa suite, et à

minuit il mettait à la voile, maudissant ce pays d’esclaves où l’on

n’était  pas  libre  de  couper  le  cou  à son  eunuque  et  de noyer  sa

femme.

Le   lendemain,   le   ministre   fit   comparaître   devant   lui   les   deux

coupables et leur fit subir un interrogatoire.

Osmin fut convaincu d’avoir dormi quand il aurait dû veiller, et

Zaïda d’avoir veillé quand elle aurait dû dormir.

Mais comme dans le code napolitain ces deux crimes de lèze­

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hautesse   n’étaient   point   prévus,   ils   n’étaient   passibles   d’aucune

punition.

En conséquence, Osmin et Zaïda furent, à leur grand étonnement,

mis en liberté le lendemain même du jour où le dey avait quitté

Naples.

Or,   comme   tous   les   deux   ne   savaient   que   devenir,   n’ayant   ni

fortune ni état, ils furent forcés de se créer chacun une industrie.

Osmin   devint   marchand   de   pastilles   du   sérail,   et   Zaïda   se   fit

demoiselle de comptoir.

Quant au dey d’Alger, il était sorti de Naples avec l’intention de

se rendre en Angleterre, pays où il avait entendu dire qu’on avait au

moins la liberté de vendre sa femme, à défaut du droit de la noyer :

mais   il   se   trouva   indisposé   pendant   la   traversée   et   fut   forcé   de

relâcher à Livourne, où il fit, comme chacun sait, une fort belle mort,

si ce n’est cependant qu’il mourut sans avoir pardonné à M. Martin

Zir, ce qui aurait eu de grandes conséquences pour un chrétien, mais

ce qui est sans importance pour un Turc.

16

II – Les Chevaux spectres.

J’avais été recommandé à M. Martin Zir comme artiste ; j’avais

admiré   ses   galeries   de   tableaux,   j’avais   exalté   son   cabinet   de

curiosités,   et   j’avais   augmenté   sa   collection   d’autographes.   Il   en

résultait que M. Martin Zir, à mon premier passage, si rapide qu’il

eût été, m’avait pris en grande affection ; et la preuve, c’est qu’il

s’était, comme on l’a vu ailleurs, défait en ma faveur de son cuisinier

Cama, dont j’ai raconté l’histoire (voir le Speronare), et qui n’avait

d’autre défaut que d’être appassionnato de Roland et de ne pouvoir

supporter la mer, ce qui était cause que sur terre il faisait fort peu de

cuisine, et que sur mer il n’en faisait pas du tout.

Ce fut donc avec grand plaisir que M. Martin Zir nous vit, après

trois mois d’absence, pendant lesquels le bruit de notre mort était

arrivé jusqu’à lui, descendre à la porte de son hôtel.

Comme sa galerie s’était augmentée de quelques tableaux, comme

son   cabinet   s’était   enrichi   de   quelques   curiosités,   comme   sa

collection d’autographes s’était recrutée de quelques signatures, il me

fallut   avant   toute   chose   parcourir   la   galerie,   visiter   le   cabinet,

feuilleter les autographes.

Après quoi je le priai de me donner un appartement.

Cependant il ne s’agissait pas de perdre mon temps à me reposer.

J’étais   à   Naples,   c’est   vrai ;   mais   j’y   étais   sous   un   nom   de

contrebande ;   et   comme   d’un   jour   à   l’autre   le   gouvernement

napolitain pouvait découvrir mon incognito et me prier d’aller voir à

Rome si son ministre y était toujours, il fallait voir Naples le plus tôt

possible.

17

Or, Naples, à part ses environs, se compose de trois rues où l’on

va toujours, et de cinq cents rues où l’on ne va jamais.

Ces trois rues se nomment la rue de Chiaja, la rue de Tolède et la

rue de Forcella.

Les cinq cents autres rues n’ont pas de nom. C’est l’œuvre de

Dédale ; c’est le labyrinthe de Crète, moins le Minautore, plus les

lazzaroni.

Il y a trois manières de visiter Naples :

À pied, en corricolo, en calèche.

À pied, on passe partout.

En corricolo, l’on passe presque partout.

En calèche, l’on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tolède et

de Forcella.

Je ne me souciais pas d’aller à pied. À pied, l’on voit trop de

choses.

Je ne me souciais pas d’aller en calèche. En calèche, on n’en voit

pas assez.

Restait   le   corricolo,   terme   moyen,   juste   milieu,   anneau

intermédiaire qui réunissait les deux extrêmes.

Je m’arrêtai donc au corricolo.

Mon choix fait, j’appelai M. Martin Zir. M. Martin Zir monta

aussitôt.

— Mon cher hôte, lui dis­je, je viens de décider dans ma sagesse

que je visiterai Naples en corricolo.

— À   merveille,   dit   M.   Martin.   Le   corricolo   est   une   voiture

nationale qui remonte à la plus haute antiquité. C’est la biga des

Romains, et je vois avec plaisir que vous appréciez le corricolo.

— Au plus haut degré, mon cher hôte. Seulement, je voudrais

savoir ce qu’on loue un corricolo au mois.

— On ne loue pas un corricolo au mois, me répondit M. Martin.

— Alors à la semaine.

— On ne loue pas le corricolo à la semaine.

— Eh bien ! au jour.

— On ne loue pas le corricolo au jour.

— Comment donc loue­t­on le corricolo ?

18

— On monte dedans quand il passe et l’on dit : « Pour un carlin. »

Tant que le carlin dure, le cocher vous promène ; le carlin usé, on

vous descend. Voulez­vous recommencer ? vous dites : « Pour un

autre carlin ; » le corricolo repart, et ainsi de suite.

— Mais moyennant ce carlin on va où l’on veut ?

— Non, on va où le cheval veut aller. Le corricolo est comme le

ballon, on n’a pas encore trouvé moyen de le diriger.

— Mais alors pourquoi va­t­on en corricolo !

— Pour le plaisir d’y aller.

— Comment !   c’est   pour   leur   plaisir   que   ces   malheureux

s’entassent à quinze dans une voiture où l’on est gêné à deux !

— Pas pour autre chose.

— C’est original !

— C’est comme cela.

— Mais si je proposais à un propriétaire de corricoli de louer un

de ses berlingo au mois, à la semaine ou au jour ?

— Il refuserait.

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas l’habitude.

— Il la prendrait.

— À Naples, on ne prend pas d’habitudes nouvelles : on garde les

vieilles habitudes qu’on a.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Diable ! diable ! J’avais une idée sur le corricolo ; cela me

vexera horriblement d’y renoncer.

— N’y renoncez pas.

— Comment voulez­vous que je la satisfasse, puisqu’on ne loue

les corricoli ni au mois, ni à la semaine, ni au jour ?

— Achetez un corricolo.

— Mais ce n’est pas le tout que d’acheter un corricolo, il faut

acheter les chevaux avec.

— Achetez les chevaux avec.

— Mais cela me coûtera les yeux de la tête.

— Non.

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— Combien cela me coûtera­t­il donc ?

— Je vais vous le dire.

Et M. Martin, sans se donner la peine de prendre une plume et du

papier, leva le nez au plafond et calcula de mémoire.

— Cela vous coûtera, reprit­il, le corricolo, dix ducats ; chaque

cheval, trente carlins ; les harnais, une pistole ; en tout quatre­vingts

francs de France.

— C’est miraculeux ! Et pour dix ducats j’aurai un corricolo ?

— Magnifique.

— Neuf ?

— Oh ! vous en demandez trop. D’abord, il n’y a pas de corricoli

neufs.

Le corricolo n’existe pas, le corricolo est mort, le corricolo a été

tué légalement.

— Comment cela ?

— Oui, il y a un arrêté de police qui défend aux carrossiers de

faire des corricoli.

— Et combien y a­t­il que cet arrêté a été rendu ?

— Oh ! il y a cinquante ans peut­être.

— Alors   comment   le   corricolo   survit­il   à   une   pareille

ordonnance ?

— Vous connaissez l’histoire du couteau de Jeannot.

— Je crois bien ! c’est une chronique nationale.

— Ses propriétaires successifs en avaient changé quinze fois le

manche.

— Et quinze fois la lame.

— Ce qui ne l’empêchait pas d’être toujours le même.

— Parfaitement.

— Eh bien ! c’est l’histoire du corricolo. Il est défendu de faire

des corricoli, mais il n’est pas défendu de mettre des roues neuves

aux vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues.

— Ah ! je comprends.

— De cette façon, le corricolo résiste et se perpétue ; de cette

façon, le corricolo est immortel.

— Alors vive le corricolo, avec des roues neuves et une vieille

20

caisse ! Je le fais repeindre, et fouette cocher ! Mais l’attelage ? Vous

dite que pour trente francs j’aurai un attelage.

— Superbe ! et qui ira comme le vent.

— Quelle espèce de chevaux ?

— Ah ! dame ! des chevaux morts.

— Comment ! des chevaux morts ?

— Oui ; vous comprenez que pour ce prix­là, vous ne pouvez pas

exiger autre chose.

— Voyons, entendons­nous, mon cher monsieur Martin, car il me

semble que nous pataugeons.

— Pas le moins du monde.

— Alors expliquez­moi la chose ; je ne demande pas mieux que

de m’instruire, je voyage pour cela.

— Vous connaissez l’histoire des chevaux ?

— L’histoire naturelle ? M. de Buffon ? Certainement : le cheval

est, après le lion, le plus noble des animaux.

— Non pas, l’histoire philosophique ?

— Je m’en suis moins occupé ; mais n’importe ! allez toujours.

— Vous savez les vicissitudes auxquelles ces nobles quadrupèdes

sont soumis.

— Dame ! quand il sont jeunes, on en fait des chevaux de selle.

— Après ?

— De   la   selle,   ils   passent   à   la   calèche ;   de   la   calèche,   ils

descendent   au   fiacre ;   du  fiacre,   ils   tombent   dans   le   coucou ;   du

coucou, ils dégringolent jusqu’à l’abattoir.

— Et de l’abattoir ?

— Ils   vont   où   va   l’âme   du   juste ;   aux   Champs­Élysées,   je

présume.

— Eh bien ! ici ils parcourent une phase de plus.

— Laquelle ?

— De l’abattoir, ils vont au corricolo.

— Comment cela ?

— Voici   l’endroit   où   l’on   tue   les   chevaux,   au   ponte   della

Maddelena.

— J’écoute.

21

— Il y a des amateurs en permanence.

— Bon !

— Et lorsqu’on amène un cheval…

— Lorsqu’on amène un cheval ?

— Ils achètent la peau sur pieds trente carlins, c’est le prix ; il y a

un tarif.

— Eh bien ?

— Eh bien ! au lieu de tuer le cheval et de lui enlever la peau, les

amateurs prennent la peau et le cheval, et ils utilisent les jours qui

restent   à   vivre   au   cheval,   sûrs   qu’ils   sont   que   la   peau   ne   leur

échappera pas. Voilà ce que c’est que des chevaux morts.

— Mais que diable peut­on faire de ces malheureuses bêtes !

— On les attelle aux corricoli.

— Comment !   ceux   avec   lesquels   je   suis   venu   de   Salerne   à

Naples ?…

— Étaient des fantômes de chevaux, des chevaux spectres !

— Mais ils n’ont pas quitté le galop !

— Les morts vont vite.

— Au fait, je comprends qu’en les bourrant d’avoine…

— D’avoine ? Jamais un cheval de corricolo n’a mangé d’avoine !

— Mais de quoi vivent­ils ?

— De ce qu’ils trouvent ?

— Et que trouvent­ils ?

— Toutes sortes de choses, des trognons de choux, des feuilles de

salade, de vieux chapeaux de paille.

— Et à quelle heure prennent­ils leur aliment ?

— La nuit on les mène paître.

— À merveille. Restent les harnais.

— Oh ! quant à cela, je m’en charge.

— Et des chevaux ?

— Des chevaux aussi.

— Et du corricolo ?

— Encore, si cela peut vous rendre service.

— Et quand tout cela sera­t­il prêt ?

— Demain au matin.

22

— Vous êtes un homme adorable !

— Vous faut­il un cocher ?

— Non, je conduirai moi­même.

— Très bien. Mais en attendant, que ferez­vous ?

— Avez­vous un livre ?

— J’ai douze cents volumes.

— Eh bien ! je lirai. Avez­vous quelque chose sur votre ville ?

— Voulez­vous Napoli senza sole ?

— Naples sans soleil ?

— Oui.

— Qu’est­ce que c’est que cela ?

— Un ouvrage à l’usage des gens à pied, et qui vous sera plus

utile que tous les Ebels et tous les Richards de la terre.

— Et de quoi traite­t­il ?

— De la manière de parcourir Naples à l’ombre.

— La nuit.

— Non, le jour.

— À une heure donnée ?

— Non, à toutes les heures.

— Même à midi ?

— À midi surtout. Le beau mérite qu’il y aurait de trouver de

l’ombre le soir et le matin !

— Mais   quel   est   le   savant   géographe   qui   a   exécuté   ce   chef­

d’œuvre ?

— Un jésuite ignorant, que ses confrères avaient reconnu trop bête

pour l’occuper à autre chose.

— Et cette besogne l’a occupé combien d’années ?

— Toute sa vie… C’est une publication posthume.

— Moyennant laquelle on peut, dites­vous ?…

— Partir d’où on voudra et aller où cela fera plaisir, à quelque

instant de la matinée ou à quelque heure de l’après­midi que ce soit,

sans avoir à traverser un seul rayon de soleil.

— Mais voilà un homme qui méritait d’être canonisé !

— On ne sait pas son nom.

— Ingratitude humaine !

23

— Alors ce livre vous convient ?

— Comment donc ! c’est un trésor. Envoyez­le­moi le plus tôt

possible.

Je passai la journée à étudier ce précieux itinéraire : deux heures

après,   je   connaissais   mon   Naples   sans   soleil,   et   je   serais   allé   à

l’ombre du ponte della Maddalena au Pausilippe, et de la Vuaria à

Saint­Elmo.

Le soir vint, et avec le soir la fraîcheur. Alors, à cette douce brise

de mer, on vit toutes les fenêtres s’ouvrir comme pour respirer. Les

portes roulèrent sur leurs gonds, les voitures commencèrent à sortir,

Chiaja se peupla d’équipages, et la Villa­Reale de piétons.

Je n’avais pas encore mon équipage, je me mêlai aux piétons.

La   Villa­Reale   fait   face   à   l’hôtel   de   la   Victoire ;   c’est   la

promenade de Naples. Elle est située, relativement à la rue de Chiaja,

comme le jardin des Tuileries à la rue de Rivoli. Seulement, au lieu

de la terrasse du bord de l’eau, c’est la plage de l’Arno ; au lieu de la

Seine,   c’est   la   Méditerranée ;   au   lieu   du   quai   d’Orsay,   c’est

l’étendue, c’est l’espace, c’est l’infini.

La Villa­Reale est, sans contredit, la plus belle et surtout la plus

aristocratique promenade du monde. Les gens du peuple, les paysans

et les laquais en sont rigoureusement exclus et n’y peuvent mettre le

pied qu’une fois l’an, le jour de la fête de la Madone du Pied­de­la­

Grotte.   Aussi   ce   jour­là   la   foule   se   presse­t­elle   sous   ses   allées

d’acacias,   dans   ses   bosquets   de   myrtes,   autour   de   son   temple

circulaire.

Chacun, homme et femme, accourt de vingt lieues à la ronde avec

son costume national.

Ischia,   Caprée,   Castellamare,   Sorrente,   Procida,   envoient   en

députation leurs plus belles filles, et la solennité de ce jour est si

grande, si ardemment attendue, qu’il est d’habitude de faire dans les

contrats de mariage une obligation au mari de conduire sa femme à la

promenade de la Villa­Reale, le 8 septembre de chaque année, jour

de la fête della Madona di Pie­di­Grotta.

Tout au contraire des Tuileries, d’où l’on renvoie le public au

moment où il est le plus agréable de s’y promener, la Villa­Reale

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reste ouverte toute la nuit. Les grandes grilles se ferment, il est vrai,

mais deux petites portes dérobées offrent aux promeneurs attardés

une entrée et une sortie toujours praticables à quelque heure que ce

soit.

Nous restâmes jusqu’à minuit assis sur le mur que vient battre la

vague. Nous ne pouvions nous lasser de regarder cette mer limpide et

azurée que nous venions de sillonner en tous sens et à laquelle nous

allions dire adieu. Jamais elle ne nous avait paru si belle.

En   entrant   à   l’hôtel,   nous   trouvâmes  M.  Martin   Zir,   qui   nous

prévint que toutes les commissions dont nous l’avions chargé étaient

faites, et que le lendemain notre attelage nous attendrait à huit heures

du matin à la porte de l’hôtel.

Effectivement, à l’heure dite, nous entendîmes sonner les grelots

de nos revenans ; nous mîmes le nez à la fenêtre, et nous vîmes le roi

des corricoli.

Il   était   fond   rouge   avec   des   dessins   verts.   Ces   dessins

représentaient   des   arbres,   des   animaux   et   des   arabesques.   La

composition générale représentait le paradis terrestre.

Deux chevaux qui paraissaient pleins d’impatience disparaissaient

sous les harnais, sous les panaches, sous les pompons dont ils étaient

couverts.

Enfin un homme, armé d’un long fouet, se tenait debout près de

notre équipage, qu’il paraissait admirer avec toute la satisfaction de

l’orgueil.

Nous descendîmes aussitôt, et nous reconnûmes dans l’homme au

fouet Francesco, c’est­à­dire l’automédon qui nous avait amené en

calessino de Salerne à Naples. M. Martin Zir s’était adressé à lui

comme à un homme de l’état. Flatté de la confiance, Francesco avait

fait vite et en conscience. Il s’était procuré la caisse, il avait acheté

les   chevaux,   et   il   avait   trouvé   de   rencontre   des   harnais   presque

neufs ; enfin, malgré la prétention que nous avions manifestée de

conduire   nous­mêmes,   il   venait   nous   offrir   ses   services   comme

cocher.

Je commençai par lui demander la note de ses déboursés : il me la

présenta. Comme l’avait dit M. Martin Zir, elle montait  à quatre­

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vingt­un francs.

Je lui en donnai quatre­vingt­dix ; il mit sa croix au­dessous du

total en forme de quittance ; puis je lui pris le fouet des mains, et je

m’apprêtai à monter dans notre équipage.

— Est­ce que ces messieurs ne me gardent pas à leur service ?

Nous demanda Francesco.

— Et pourquoi faire, mon ami ? répondis­je.

— Mais   pour   faire   tout   ce   dont   je   serai   capable,   et

particulièrement pour faire marcher vos chevaux.

— Comment ! pour faire marcher nos chevaux ?

— Oui.

— Nous, les ferons bien marcher nous­mêmes.

— Il faudra voir.

— J’en ai mené de plus fringans que les tiens !

— Je ne dis pas qu’ils sont fringans, excellence.

— Et   dans   une   ville   où   il   est   plus   difficile   de   conduire   qu’à

Naples, où jusqu’à cinq heures de l’après­midi il n’y a personne dans

les rues.

— Je ne doute pas de l’adresse de son excellence, mais…

— Mais quoi ?

— Mais son excellence a peut­être mené jusqu’ici des chevaux

vivans, tandis que…

— Tandis que ? Voyons, parle.

— Tandis que ceux­ci sont des chevaux morts.

— Eh bien !

— Eh bien ! je ferai observer à son excellence que c’est tout autre

chose.

— Pourquoi ?

— Son excellence verra.

— Est­ce qu’ils sont vicieux, tes chevaux ?

— Oh ! non, excellence ; ils sont comme la jument de Roland, qui

avait   toutes   les   qualités ;   seulement   toutes   ces   qualités   étaient

contrebalancées par un seul défaut.

— Lequel ?

— Elle était morte.

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— Mais s’ils ne marchent pas avec moi, ils ne marcheront avec

personne.

— Pardon, excellence.

— Et qui les fera marcher ?

— Moi.

— Je serais curieux de faire l’expérience.

— Faites, excellence.

Francesco alla d’un air goguenard s’appuyer contre la porte de

l’hôtel, tandis que je sautais dans le corricolo, où m’attendait Jadin,

et que je m’accommodais près de lui.

À peine établi, je rassemblai mes rênes de la main gauche, et

j’allongeai de la droite un coup de fouet qui enveloppa le bilancino et

le porteur.

Ni le porteur ni le bilancino ne bougèrent ; on eût dit des chevaux

de marbre.

J’avais opéré de droite à gauche, je recommençai en opérant cette

fois de gauche à droite. Même immobilité.

Je m’attaquai aux oreilles.

Ils se contentèrent de secouer les oreilles comme ils auraient fait

pour une mouche qui les eût piqués.

Je pris le fouet par la lanière et je frappai avec le manche.

Ils se contentèrent de tourner leur peau comme fait un âne qui

veut jeter son cavalier à terre.

Cela dura dix minutes.

Au   bout   de   ce   temps,   toutes   les   fenêtres   de   l’hôtel   étaient

ouvertes, et il y avait autour de nous un rassemblement de deux cents

lazzaroni.

Je vis que je donnais la comédie gratis à la population de Naples.

Comme je n’étais pas venu pour faire concurrence à Polichinelle,

je pris mon parti. À l’instant même je jetai le fouet à Francesco,

curieux de voir comment il s’en tirerait à son tour.

Francesco sauta derrière nous, prit les rênes que je lui tendais,

poussa un petit cri, allongea un petit coup de fouet, et nous partîmes

au galop.

Après quelques évolutions autour de la place, Francesco parvint à

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diriger son attelage vers la rue de la Chiaja.

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III – Chiaja.

Chiaja n’est qu’une rue : elle ne peut donc offrir de curieux que ce

qu’offre toute rue, c’est­à­dire une longue file de bâtimens modernes

d’un goût plus ou moins mauvais. Au reste, Chiaja, comme la rue de

Rivoli, a sur ce point un avantage sur les autres rues : c’est de ne

présenter qu’une seule ligne de portes, de fenêtres et de pierres plus

ou moins maladroitement posées les unes sur les autres. La ligne

parallèle est occupée par les arbres taillés en berceaux de la Villa­

Reale, de sorte qu’à partir du premier étage des maisons, ou plutôt