1
Alexis de Tocqueville
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Jusqu’à présent j’ai examiné les institutions, j’ai parcouru les lois
écrites, j’ai peint les formes actuelles de la société politique aux
ÉtatsUnis.
Mais audessus de toutes les institutions et en dehors de toutes les
formes réside un pouvoir souverain, celui du peuple, qui les détruit
ou les modifie à son gré.
Il me reste à faire connaître par quelles voies procède ce pouvoir,
dominateur des lois ; quels sont ses instincts, ses passions ; quels
ressorts secrets le poussent, le retardent, ou le dirigent dans sa
marche irrésistible ; quels effets produit sa toutepuissance, et quel
avenir lui est réservé.
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En Amérique, le peuple nomme celui qui fait la loi et celui qui
l’exécute ; luimême forme le jury qui punit les infractions à la loi.
Non seulement les institutions sont démocratiques dans leur principe,
mais encore dans tous leurs développements ; ainsi le peuple nomme
directement ses représentants et les choisit en général tous les ans,
afin de les tenir plus complètement dans sa dépendance. C’est donc
réellement le peuple qui dirige, et, quoique la forme du
gouvernement soit représentative, il est évident que les opinions, les
préjugés, les intérêts et même les passions du peuple ne peuvent
trouver d’obstacles durables qui les empêchent de se produire dans la
direction journalière de la société.
Aux ÉtatsUnis, comme dans tous les pays où le peuple règne,
C’est la majorité qui gouverne au nom du peuple.
Cette majorité se compose principalement des citoyens paisibles
qui, soit par goût, soit par intérêt, désirent sincèrement le bien du
pays. Autour d’eux s’agitent sans cesse les partis, qui cherchent à les
attirer dans leur sein et à s’en faire un appui.
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Il faut faire une grande division entre les partis. – Partis qui sont
entre eux comme des nations rivales. – Partis proprement dits.
– Différence entre les grands et les petits partis. – Dans quels temps
ils naissent. – Leurs divers caractères. – L’Amérique a eu de grands
partis. – Elle n’en a plus. – Fédéralistes. – Républicains. – Défaite
des fédéralistes. – Difficulté de créer aux ÉtatsUnis des partis. – Ce
qu’on fait pour y parvenir. – Caractère aristocratique ou
démocratique qui se retrouve dans tous les partis. – Lutte du général
Jackson contre la banque.
Je dois établir d’abord une grande division entre les Partis.
Il est des pays si vastes que les différentes populations qui les
habitent, quoique réunies sous la même souveraineté, ont des intérêts
contradictoires, d’où naît entre elles une opposition permanente. Les
diverses fractions d’un même peuple ne forment point alors, à
proprement parler, des partis, mais des nations distinctes ; et si la
guerre civile vient à naître, il y a conflit entre des peuples rivaux
plutôt que lutte entre des factions.
Mais quand les citoyens diffèrent entre eux sur des points qui
intéressent également toutes les portions du pays, tels, par exemple,
que les principes généraux du gouvernement, alors on voit naître ce
que j’appellerai véritablement des partis.
Les partis sont un mal inhérent aux gouvernements libres ; mais
ils n’ont pas dans tous les temps le même caractère et les mêmes
instincts.
Il arrive des époques où les nations se sentent tourmentées de
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maux si grands, que l’idée d’un changement total dans leur
Constitution politique se présente à leur pensée. Il y en a d’autres où
le malaise est plus profond encore, et où l’état social luimême est
compromis. C’est le temps des grandes révolutions et des grands
partis.
Entre ces siècles de désordres et de misères, il s’en rencontre
d’autres où les sociétés se reposent et où la race humaine semble
reprendre haleine. Ce n’est encore là, à vrai dire, qu’une apparence ;
le temps ne suspend pas plus sa marche pour les peuples que pour les
hommes ; les uns et les autres s’avancent chaque jour vers un avenir
qu’ils ignorent ; et lorsque nous les croyons stationnaires, C’est que
leurs mouvements nous échappent. Ce sont des gens qui marchent ;
ils paraissent immobiles a ceux qui courent.
Quoi qu’il en soit, il arrive des époques où les changements qui
s’opèrent dans la Constitution politique et l’état social des peuples
sont si lents et si insensibles que les hommes pensent être arrivés à
un état final ; l’esprit humain se croit alors fermement assis sur
certaines bases et ne porte pas ses regards audelà d’un certain
horizon.
C’est le temps des intrigues et des petits partis.
Ce que j’appelle les grands partis politiques sont ceux qui
s’attachent aux principes plus qu’à leurs conséquences ; aux
généralités et non aux cas particuliers ; aux idées et non aux hommes.
Ces partis ont, en général, des traits plus nobles, des passions plus
généreuses, des convictions plus réelles, une allure plus franche et
plus hardie que les autres.
L’intérêt particulier, qui joue toujours le plus grand rôle dans les
passions politiques, se cache ici plus habilement sous le voile de
l’intérêt public ; il parvient même quelquefois à se dérober aux
regards de ceux qu’il anime et fait agir.
Les petits partis, au contraire, sont en général sans foi politique.
Comme ils ne se sentent pas élevés et soutenus par de grands objets,
leur caractère est empreint d’un égoïsme qui se produit
ostensiblement à chacun de leurs actes. Ils s’échauffent toujours à
froid ; leur langage est violent, mais leur marche est timide et
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incertaine. Les moyens qu’ils emploient sont misérables comme le
but même qu’ils se proposent. De là vient que quand un temps de
calme succède à une révolution violente, les grands hommes
semblent disparaître tout à coup et les âmes se renfermer en elles
mêmes.
Les grands partis bouleversent la société, les petits l’agitent ; les
uns la déchirent et les autres la dépravent ; les premiers la sauvent
quelquefois en l’ébranlant, les seconds la troublent toujours sans
profit.
L’Amérique a eu de grands partis ; aujourd’hui ils n’existent plus :
elle y a beaucoup gagné en bonheur, mais non en moralité.
Lorsque la guerre de l’Indépendance eut pris fin et qu’il s’agit
d’établir les bases du nouveau gouvernement, la nation se trouva
divisée entre deux opinions. Ces opinions étaient aussi anciennes que
le monde, et on les retrouve sous différentes formes et revêtues de
noms divers dans toutes les sociétés libres. L’une voulait restreindre
le pouvoir populaire, l’autre l’étendre indéfiniment.
La lutte entre ces deux opinions ne prit jamais chez les
Américains le caractère de violence qui l’a souvent signalée ailleurs.
En Amérique, les deux partis étaient d’accord sur les points les plus
essentiels. Aucun des deux, pour vaincre, n’avait à détruire un ordre
ancien, ni à bouleverser tout un état social. Aucun des deux, par
conséquent, ne rattachait un grand nombre d’existences individuelles
au triomphe de ses principes. Mais ils touchaient à des intérêts
immatériels du premier ordre, tels que l’amour de l’égalité et de
l’indépendance. C’en était assez pour soulever de violentes passions.
Le parti qui voulait restreindre le pouvoir populaire chercha
surtout à faire l’application de ses doctrines à la Constitution de
l’Union, ce qui lui valut le nom de fédéral.
L’autre, qui se prétendait l’amant exclusif de la liberté, prit le titre
de républicain.
L’Amérique est la terre de la démocratie. Les fédéralistes furent
donc toujours en minorité ; mais ils comptaient dans leurs rangs
presque tous les grands hommes que la guerre de l’Indépendance
avait fait naître, et leur puissance morale était très étendue. Les
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circonstances leur furent d’ailleurs favorables. La ruine de la
première confédération fit craindre au peuple de tomber dans
l’anarchie, et les fédéralistes profitèrent de cette disposition
passagère. Pendant dix ou douze ans, ils dirigèrent les affaires et
purent appliquer, non tous leurs principes, mais quelquesuns d’entre
eux ; car le courant opposé devenait de jour en jour trop violent pour
qu’on osât lutter contre lui.
En 1801, les républicains s’emparèrent enfin du gouvernement.
Thomas Jefferson fut nommé président ; il leur apporta l’appui d’un
nom célèbre, d’un grand talent et d’une immense popularité.
Les fédéralistes ne s’étaient jamais maintenus que par des moyens
artificiels et à l’aide de ressources momentanées ; c’étaient la vertu
ou les talents de leurs chefs, ainsi que le bonheur des circonstances,
qui les avaient poussés au pouvoir. Quand les républicains y
arrivèrent à leur tour, le parti contraire fut comme enveloppé au
milieu d’une inondation subite. Une immense majorité se déclara
contre lui, et il se vit surlechamp en si petite minorité, qu’aussitôt il
désespéra de luimême. Depuis ce moment, le parti républicain ou
démocratique a marché de conquêtes en conquêtes, et s’est emparé
de la société tout entière.
Les fédéralistes se sentant vaincus, sans ressources et se voyant
isolés au milieu de la nation, se divisèrent, les uns se joignirent aux
vainqueurs ; les autres déposèrent leur bannière et changèrent de
nom. Il y a déjà un assez grand nombre d’années qu’ils ont
entièrement cessé d’exister comme parti.
Le passage des fédéralistes au pouvoir est, à mon avis, l’un des
événements les plus heureux qui aient accompagné la naissance de la
grande union américaine. Les fédéralistes luttaient contre la pente
irrésistible de leur siècle et de leur pays. Quelle que fût la bonté ou le
vice de leurs théories, elles avaient le tort d’être inapplicables dans
leur entier à la société qu’ils voulaient régir ; ce qui est arrivé sous
Jefferson serait donc arrivé tôt ou tard. Mais leur gouvernement
laissa du moins à la nouvelle république le temps de s’asseoir, et lui
permit ensuite de supporter sans inconvénient le développement
rapide des doctrines qu’ils avaient combattues.
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Un grand nombre de leurs principes finit d’ailleurs par
s’introduire dans le symbole de leurs adversaires ; et la Constitution
fédérale, qui subsiste encore de notre temps, est un monument
durable de leur patriotisme et de leur sagesse.
Ainsi donc, de nos jours, on n’aperçoit point aux ÉtatsUnis de
grands partis politiques. On y rencontre bien des partis qui menacent
l’avenir de l’Union ; mais il n’en existe pas qui paraissent s’attaquer
à la forme actuelle du gouvernement et à la marche générale de la
société. Les partis qui menacent l’Union reposent, non sur des
principes, mais sur des intérêts matériels. Ces intérêts constituent
dans les différentes provinces d’un si vaste empire des nations rivales
plutôt que des partis. C’est ainsi qu’on a vu dernièrement le Nord
soutenir le système des prohibitions commerciales, et le Sud prendre
les armes en faveur de la liberté du commerce, par la seule raison que
le Nord est manufacturier et le Sud cultivateur, et que le système
restrictif agit au profit de l’un et au détriment de l’autre.
À défaut des grands partis, les ÉtatsUnis fourmillent de petits, et
l’opinion publique se fractionne à l’infini sur des questions de
détails. On ne saurait imaginer la peine qu’on s’y donne pour créer
des partis ; ce n’est pas chose aisée de notre temps. Aux ÉtatsUnis,
point de haine religieuse, parce que la religion est universellement
respectée et qu’aucune secte n’est dominante ; point de haine de
classes, parce que le peuple est tout, et que nul n’ose encore lutter
avec lui ; enfin point de misères publiques à exploiter, parce que
l’état matériel du pays offre une si immense carrière à l’industrie,
qu’il suffit de laisser l’homme à luimême pour qu’il fasse des
prodiges.
Il faut bien pourtant que l’ambition parvienne à créer des partis,
car il est difficile de renverser celui qui tient le pouvoir, par la seule
raison qu’on veut prendre sa place. Toute l’habileté des hommes
politiques consiste donc à composer des partis : un homme politique,
aux ÉtatsUnis, cherche d’abord à discerner son intérêt et à voir quels
sont les intérêts analogues qui pourraient se grouper autour du sien ;
il s’occupe ensuite à découvrir s’il n’existerait pas par hasard, dans le
monde, une doctrine ou un principe qu’on pût placer convenablement
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à la tête de la nouvelle association, pour lui donner le droit de se
produire et de circuler librement. C’est comme qui dirait le privilège
du roi que nos pères imprimaient jadis sur la première feuille de leurs
ouvrages, et qu’ils incorporaient au livre, bien qu’il n’en fit point
partie.
Ceci fait, on introduit la nouvelle puissance dans le monde
politique.
Pour un étranger, presque toutes les querelles domestiques des
Américains paraissent, au premier abord, incompréhensibles ou
puériles, et l’on ne sait si l’on doit prendre en pitié un peuple qui
s’occupe sérieusement de semblables misères, ou lui envier le
bonheur de pouvoir s’en occuper.
Mais lorsqu’on vient à étudier avec soin les instincts secrets qui,
en Amérique, gouvernent les factions, on découvre aisément que la
plupart d’entre elles se rattachent plus ou moins à l’un ou à l’autre
des deux grands partis qui divisent les hommes, depuis qu’il y a des
sociétés libres. À mesure qu’on pénètre plus profondément dans la
pensée intime de ces partis, on s’aperçoit que les uns travaillent à
resserrer l’usage de la puissance publique, les autres à l’étendre.
Je ne dis point que les partis américains aient toujours pour but
ostensible ni même pour but caché de faire prévaloir l’aristocratie ou
la démocratie dans le pays ; je dis que les passions aristocratiques ou
démocratiques se retrouvent aisément au fond de tous les partis ; et
que, bien qu’elles s’y dérobent aux regards, elles en forment comme
le point sensible et l’âme.
Je citerai un exemple récent : le Président attaque la banque des
ÉtatsUnis ; le pays s’émeut et se divise ; les classes éclairées se
rangent en général du côté de la banque, le peuple en faveur du
Président. Pensezvous que le peuple a su discerner les raisons de son
opinion au milieu des détours d’une question si difficile, et où les
hommes expérimentés hésitent ? Nullement. Mais la banque est un
grand établissement qui a une existence indépendante ; le peuple, qui
détruit ou élève toutes les puissances, ne peut rien sur elle, cela
l’étonne. Au milieu du mouvement universel de la société, ce point
immobile choque ses regards, et il veut voir s’il ne parviendra pas à
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le mettre en branle comme le reste.
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Opposition secrète des riches à la démocratie. – Ils se retirent dans
la vie privée. – Goût qu’ils montrent dans l’intérieur de leur demeure
pour les plaisirs exclusifs et le luxe. – Leur simplicité audehors.
– Leur condescendance affectée pour le peuple.
Il arrive quelquefois, chez un peuple divisé d’opinions, que
l’équilibre entre les partis venant à se rompre, l’un d’eux acquiert une
prépondérance irrésistible. Il brise tous les obstacles, accable son
adversaire et exploite la société entière à son profit. Les vaincus,
désespérant alors du succès, se cachent ou se taisent. Il se fait une
immobilité et un silence universels. La nation semble réunie dans une
même pensée. Le parti vainqueur se lève et dit : « J’ai rendu la paix
au pays, on me doit des actions de grâces. »
Mais sous cette unanimité apparente se cachent encore des
divisions profondes et une opposition réelle.
C’est ce qui arriva en Amérique : quand le parti démocratique eut
obtenu la prépondérance, on le vit s’emparer de la direction exclusive
des affaires. Depuis, il n’a cessé de modeler les mœurs et les lois sur
ses désirs.
De nos jours, on peut dire qu’aux ÉtatsUnis les classes riches de
la société sont presque entièrement hors des affaires politiques, et
que la richesse, loin d’y être un droit, y est une cause réelle de
défaveur et un obstacle pour parvenir au pouvoir.
Les riches aiment donc mieux abandonner la lice que d’y soutenir
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une lutte souvent inégale contre les plus pauvres de leurs
concitoyens. Ne pouvant pas prendre dans la vie publique un rang
analogue à celui qu’ils occupent dans la vie privée, ils abandonnent
la première pour se concentrer dans la seconde. Ils forment au milieu
de l’État comme une société particulière qui a ses goûts et ses
jouissances à part.
Le riche se soumet à cet état de choses comme à un mal
irrémédiable ; il évite même avec grand soin de montrer qu’il le
blesse ; on l’entend donc vanter en public les douceurs du
gouvernement républicain et les avantages des formes
démocratiques. Car, après le fait de haïr leurs ennemis, qu’y atil de
plus naturel aux hommes que de les flatter ?
Voyezvous cet opulent citoyen ? ne diraiton pas un juif du
Moyen Âge qui craint de laisser soupçonner ses richesses ? Sa mise
est simple, sa démarche est modeste ; entre les quatre murailles de sa
demeure on adore le luxe ; il ne laisse pénétrer dans ce sanctuaire que
quelques hôtes choisis qu’il appelle insolemment ses égaux. On ne
rencontre point de noble en Europe qui se montre plus exclusif que
lui dans ses plaisirs, plus envieux des moindres avantages qu’une
position privilégiée assure. Mais le voici qui sort de chez lui pour
aller travailler dans un réduit poudreux qu’il occupe au centre de la
ville et des affaires, et où chacun est libre de venir l’aborder. Au
milieu du chemin, son cordonnier vient à passer, et ils s’arrêtent :
tous deux se mettent alors à discourir. Que peuventils dire ? Ces
deux citoyens s’occupent des affaires de l’État, et ils ne se quitteront
pas sans s’être serré la main.
Au fond de cet enthousiasme de convention et au milieu de ces
formes obséquieuses envers le pouvoir dominant, il est facile
d’apercevoir dans les riches un grand dégoût pour les institutions
démocratiques de leur pays. Le peuple est un pouvoir qu’ils craignent
et qu’ils méprisent. Si le mauvais gouvernement de la démocratie
amenait un jour une crise politique ; si la monarchie se présentait
jamais aux ÉtatsUnis comme une chose praticable, on découvrirait
bientôt la vérité de ce que j’avance.
Les deux grandes armes qu’emploient les partis pour réussir sont
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les journaux et les associations.
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Difficulté de restreindre la liberté de la presse. – Raisons
particulières qu’ont certains peuples de tenir à cette liberté. – La
liberté de la presse est une conséquence nécessaire de la souveraineté
du peuple comme on l’entend en Amérique. – Violence du langage
de la presse périodique aux ÉtatsUnis. – La presse périodique a des
instincts qui lui sont propres ; l’exemple des ÉtatsUnis le prouve.
– Opinion des Américains sur la répression judiciaire des délits de la
presse. – Pourquoi la presse est moins puissante aux ÉtatsUnis qu’en
France.
La liberté de la presse ne fait pas seulement sentir son pouvoir sur
les opinions politiques, mais encore sur toutes les opinions des
hommes. Elle ne modifie pas seulement les lois, mais les mœurs.
Dans une autre partie de cet ouvrage, je chercherai à déterminer le
degré d’influence qu’a exercée la liberté de la presse sur la société
civile aux ÉtatsUnis ; je tâcherai de discerner la direction qu’elle a
donnée aux idées, les habitudes qu’elle a fait prendre à l’esprit et aux
sentiments des Américains. En ce moment, je ne veux examiner que
les effets produits par la liberté de la presse dans le monde politique.
J’avoue que je ne porte point à la liberté de la presse cet amour
complet et instantané qu’on accorde aux choses souverainement
bonnes de leur nature. Je l’aime par la considération des maux
qu’elle empêche bien plus que pour les biens qu’elle fait.
Si quelqu’un me montrait, entre l’indépendance complète et
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l’asservissement entier de la pensée, une position intermédiaire où je
pusse espérer me tenir, je m’y établirais peutêtre ; mais qui
découvrira cette position intermédiaire ? Vous partez de la licence de
la presse et vous marchez dans l’ordre : que faitesvous ? vous
soumettez d’abord les écrivains aux jurés ; mais les jurés acquittent,
et ce qui n’était que l’opinion d’un homme isolé devient l’opinion du
pays. Vous avez donc fait trop et trop peu ; il faut encore marcher.
Vous livrez les auteurs à des magistrats permanents ; mais les juges
sont obligés d’entendre avant que de condamner ; ce qu’on eût craint
d’avouer dans le livre, on le proclame impunément dans le
plaidoyer ; ce qu’on eût dit obscurément dans un récit se trouve ainsi
répété dans mille autres. L’expression est la forme extérieure et, si je
puis m’exprimer ainsi, le corps de la pensée, mais elle n’est pas la
pensée ellemême. Vos tribunaux arrêtent le corps, mais l’âme leur
échappe et glisse subtilement entre leurs mains. Vous avez donc fait
trop et trop peu ; il faut continuer à marcher. Vous abandonnez enfin
les écrivains à des censeurs ; fort bien ! nous approchons. Mais la
tribune politique n’estelle pas libre ? Vous n’avez donc encore rien
fait ; je me trompe, vous avez accru le mal. Prendriezvous, par
hasard, la pensée pour une de ces puissances matérielles qui
s’accroissent par le nombre de leurs agents ? Compterezvous les
écrivains comme les soldats d’une armée ? Au rebours de toutes les
puissances matérielles, le pouvoir de la pensée s’augmente souvent
par le petit nombre même de ceux qui l’expriment. La parole d’un
homme puissant, qui pénètre seule au milieu des passions d’une
assemblée muette, a plus de pouvoir que les cris confus de mille
orateurs ; et pour peu qu’on puisse parler librement dans un seul lieu
public, C’est comme si on parlait publiquement dans chaque village.
Il vous faut donc détruire la liberté de parler comme celle
d’écrire ; cette fois, vous voici dans le port : chacun se tait. Mais où
êtesvous arrivé ? Vous étiez parti des abus de la liberté, et je vous
retrouve sous les pieds d’un despote.
Vous avez été de l’extrême indépendance à l’extrême servitude,
sans rencontrer, sur un si long espace, un seul lieu où vous puissiez
vous poser.
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Il y a des peuples qui, indépendamment des raisons générales que
je viens d’énoncer, en ont de particulières qui doivent les attacher à
la liberté de la presse.
Chez certaines nations qui se prétendent libres, chacun des agents
du pouvoir peut impunément violer la loi sans que la Constitution du
pays donne aux opprimés le droit de se plaindre devant la justice.
Chez ces peuples il ne faut plus considérer l’indépendance de la
presse comme l’une des garanties, mais comme la seule garantie qui
reste de la liberté et de la sécurité des citoyens.
Si donc les hommes qui gouvernent ces nations parlaient
d’enlever son indépendance à la presse, le peuple entier pourrait leur
répondre : laisseznous poursuivre vos crimes devant les juges
ordinaires, et peutêtre que nous consentirons alors à ne point en
appeler au tribunal de l’opinion.
Dans un pays ou règne ostensiblement le dogme de la
souveraineté du peuple, la censure n’est pas seulement un danger,
mais encore une grande absurdité.
Lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut
bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les différentes
opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents
faits dont la connaissance peut le guider.
La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux
choses entièrement corrélatives : la censure et le vote universel sont
au contraire deux choses qui se contredisent et ne peuvent se
rencontrer longtemps dans les institutions politiques d’un même
peuple. Parmi les douze millions d’hommes qui vivent sur le
territoire des ÉtatsUnis, il n’en est pas un seul qui ait encore osé
proposer de restreindre la liberté de la presse.
Le premier journal qui tomba sous mes yeux, en arrivant en
Amérique, contenait l’article suivant, que je traduis fidèlement :
« Dans toute cette affaire, le langage tenu par Jackson (le
Président) a été celui d’un despote sans cœur, occupé uniquement à
conserver son pouvoir. L’ambition est son crime, et il y trouvera sa
peine. Il a pour vocation l’intrigue, et l’intrigue confondra ses
desseins et lui arrachera sa puissance. Il gouverne par la corruption,
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et ses manœuvres coupables tourneront à sa confusion et à sa honte.
Il s’est montré dans l’arène politique comme un joueur sans pudeur
et sans frein.
Il a réussi ; mais l’heure de la justice approche ; bientôt il lui
faudra rendre ce qu’il a gagné, jeter loin de lui son dé trompeur, et
finir dans quelque retraite ou il puisse blasphémer en liberté contre sa
folie ; car le repentir n’est point une vertu qu’il ait été donné à son
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cœur de jamais connaître. »
Bien des gens en France s’imaginent que la violence de la presse
tient parmi nous à l’instabilité de l’état social, à nos passions
politiques et au malaise général qui en est la suite. Ils attendent donc
sans cesse une époque où la société reprenant une assiette tranquille,
la presse à son tour deviendra calme. Pour moi, j’attribuerais
volontiers aux causes indiquées plus haut l’extrême ascendant qu’elle
a sur nous ; mais je ne pense point que ces causes influent beaucoup
sur son langage. La presse périodique me paraît avoir des instincts et
des passions à elle, indépendamment des circonstances au milieu
desquelles elle agit. Ce qui se passe en Amérique achève de me le
prouver.
L’Amérique est peutêtre en ce moment le pays du monde qui
renferme dans son sein le moins de germes de révolution. En
Amérique, cependant, la presse a les mêmes goûts destructeurs qu’en
France, et la même violence sans les mêmes causes de colère.
En Amérique, comme en France, elle est cette puissance
extraordinaire, si étrangement mélangée de biens et de maux, que
sans elle la liberté ne saurait vivre, et qu’avec elle l’ordre peut à
peine se maintenir.
Ce qu’il faut dire, C’est que la presse a beaucoup moins de
pouvoir aux ÉtatsUnis que parmi nous. Rien pourtant n’est plus rare
dans ce pays que de voir une poursuite judiciaire dirigée contre elle.
La raison en est simple : les Américains, en admettant parmi eux le
dogme de la souveraineté du Peuple, en ont fait l’application sincère.
Ils n’ont point eu l’idée de fonder, avec des éléments qui changent
tous les jours, des constitutions dont la durée fût éternelle. Attaquer
1 Vincennes Gazette.
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les lois existantes n’est donc pas criminel, pourvu qu’on ne veuille
point s’y soustraire par la violence.
Ils croient d’ailleurs que les tribunaux sont impuissants pour
modérer la presse, et que la souplesse des langages humains
échappant sans cesse à l’analyse judiciaire, les délits de cette nature
se dérobent en quelque sorte devant la main qui s’étend pour les
saisir. Ils pensent qu’afin de pouvoir agir efficacement sur la presse,
il faudrait trouver un tribunal qui, non seulement fût dévoué à l’ordre
existant, mais encore pût se placer audessus de l’opinion publique
qui s’agite autour de lui ; un tribunal qui jugeât sans admettre la
publicité, prononçât sans motiver ses arrêts, et punît l’intention plus
encore que les paroles. Quiconque aurait le pouvoir de créer et de
maintenir un semblable tribunal, perdrait son temps à poursuivre la
liberté de la presse ; car alors il serait maître absolu de la société elle
même, et pourrait se débarrasser des écrivains en même temps que de
leurs écrits.
En matière de presse, il n’y a donc réellement pas de milieu entre
la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables
qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux
inévitables qu’elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant
aux autres, C’est se livrer à l’une de ces illusions dont se bercent
d’ordinaire les nations malades, alors que, fatiguées de luttes et
épuisées d’efforts, elles cherchent les moyens de faire coexister à la
fois, sur le même sol, des opinions ennemies et des principes
contraires.
Le peu de puissance des journaux en Amérique tient à plusieurs
causes, dont voici les principales.
La liberté d’écrire, comme toutes les autres, est d’autant plus
redoutable qu’elle est plus nouvelle ; un peuple qui n’a jamais
entendu traiter devant lui les affaires de l’État croit le premier tribun
qui se présente. Parmi les AngloAméricains, cette liberté est aussi
ancienne que la fondation des colonies ; la presse d’ailleurs, qui sait
si bien enflammer les passions humaines, ne peut cependant les créer
à elle toute seule. Or, en Amérique, la vie politique est active, variée,
agitée même, mais elle est rarement troublée par des passions
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profondes ; il est rare que cellesci se soulèvent quand les intérêts
matériels ne sont pas compromis, et aux ÉtatsUnis ces intérêts
prospèrent. Pour juger de la différence qui existe sur ce point entre
les AngloAméricains et nous, je n’ai qu’à jeter les yeux sur les
journaux des deux peuples. En France, les annonces commerciales ne
tiennent qu’un espace fort restreint, les nouvelles mêmes sont peu
nombreuses ; la partie vitale d’un journal, C’est celle où se trouvent
les discussions politiques.
En Amérique, les trois quarts de l’immense journal qui est placé
sous vos veux sont remplis par des annonces., le reste est Occupe le
plus souvent par des nouvelles politiques ou de simples anecdotes ;
de loin en loin seulement, on aperçoit dans un coin ignoré l’une de
ces discussions brûlantes qui sont parmi nous la pâture journalière
des lecteurs.
Toute puissance augmente l’action de ses forces à mesure qu’elle
en centralise la direction ; C’est là une loi générale de la nature que
l’examen démontre à l’observateur, et qu’un instinct plus sûr encore
a toujours fait connaître aux moindres despotes.
En France, la presse réunit deux espèces de centralisations
distinctes.
Presque tout son pouvoir est concentré dans un même lieu, et pour
ainsi dire dans les mêmes mains, car ses organes sont en très petit
nombre.
Ainsi constitué au milieu d’une nation sceptique, le pouvoir de la
presse doit être presque sans bornes. C’est un ennemi avec qui un
gouvernement peut faire des trêves plus ou moins longues, mais en
face duquel il lui est difficile de vivre longtemps.
Ni l’une ni l’autre des deux espèces de centralisations dont je
viens de parler n’existent en Amérique.
Les ÉtatsUnis n’ont point de capitale : les lumières comme la
puissance sont disséminées dans toutes les parties de cette vaste
contrée ; les rayons de l’intelligence humaine, au lieu de partir d’un
centre commun, s’y croisent donc en tous sens ; les Américains n’ont
placé nulle part la direction générale de la pensée, non plus que celle
des affaires.
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Ceci tient à des circonstances locales qui ne dépendent point des
hommes ; mais. voici qui vient des lois :
Aux ÉtatsUnis, il n’y a pas de patentes pour les imprimeurs, de
timbre ni d’enregistrement pour les journaux ; enfin la règle des
cautionnements est inconnue.
Il résulte de là que la création d’un journal est une entreprise
simple et facile ; peu d’abonnés suffisent pour que le journaliste
puisse couvrir ses frais : aussi le nombre des écrits périodiques ou
semipériodiques, aux ÉtatsUnis, dépassetil toute croyance. Les
Américains les plus éclairés attribuent à cette incroyable
dissémination des forces de la presse son peu de puissance : C’est un
axiome de la science politique aux ÉtatsUnis, que le seul moyen de
neutraliser les effets des journaux est d’en multiplier le nombre. Je ne
saurais me figurer qu’une vérité aussi évidente ne soit pas encore
devenue chez nous plus vulgaire. Que ceux qui veulent faire des
révolutions à l’aide de la presse cherchent à ne lui donner que
quelques puissants organes, je le comprends sans peine ; mais que les
partisans officiels de l’ordre établi et les soutiens naturels des lois
existantes croient atténuer l’action de la presse en la concentrant,
voilà ce que je ne saurais absolument concevoir. Les gouvernements
d’Europe me semblent agir visàvis de la presse de la même façon
qu’agissaient jadis les chevaliers envers leurs adversaires : ils ont
remarqué par leur propre usage que la centralisation était une arme
puissante, et ils veulent en pourvoir leur ennemi, afin sans doute
d’avoir plus de gloire à lui résister.
Aux ÉtatsUnis, il n’y a presque pas de bourgade qui n’ait son
journal. On conçoit sans peine que, parmi tant de combattants, on ne
peut établir ni discipline, ni unité d’action : aussi voiton chacun
lever sa bannière. Ce n’est pas que tous les journaux politiques de
l’Union se soient rangés pour ou contre l’administration ; mais ils
l’attaquent et la défendent par cent moyens divers. Les journaux ne
peuvent donc pas établir aux ÉtatsUnis de ces grands courants
d’opinions qui soulèvent ou débordent les plus puissantes digues.
Cette division des forces de la presse produit encore d’autres effets
non moins remarquables : la création d’un journal étant chose facile,
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tout le monde peut s’en occuper ; d’un autre côté, la concurrence fait
qu’un journal ne peut espérer de très grands profits ; ce qui empêche
les hautes capacités industrielles de se mêler de ces sortes
d’entreprises. Les journaux fussentils d’ailleurs la source des
richesses, comme ils sont excessivement nombreux, les écrivains de
talent ne pourraient suffire à les diriger. Les journalistes, aux États
Unis, ont donc en général une position peu élevée, leur éducation
n’est qu’ébauchée, et la tournure de leurs idées est souvent vulgaire.
Or, en toutes choses la majorité fait loi ; elle établit de certaines
allures auxquelles chacun ensuite se conforme ; l’ensemble de ces
habitudes communes s’appelle un esprit : il y a l’esprit du barreau,
l’esprit de cour. L’esprit du journaliste, en France, est de discuter
d’une manière violente, mais élevée, et souvent éloquente, les grands
intérêts de l’État ; s’il n’en est pas toujours ainsi, c’est que toute règle
a ses exceptions. L’esprit du journaliste, en Amérique, est de
s’attaquer grossièrement, sans apprêt et sans art, aux passions de
ceux auxquels il s’adresse, de laisser là les principes pour saisir les
hommes ; de suivre ceuxci dans leur vie privée, et de mettre à nu
leurs faiblesses et leurs vices.
Il faut déplorer un pareil abus de la pensée ; plus tard, j’aurai
occasion de rechercher quelle influence exercent les journaux sur le
goût et la moralité du peuple américain ; mais, je le répète, je ne
m’occupe en ce moment que du monde politique. On ne peut se
dissimuler que les effets politiques de cette licence de la presse ne
contribuent indirectement au maintien de la tranquillité publique. Il
en résulte que les hommes qui ont déjà une position élevée dans
l’opinion de leurs concitoyens n’osent point écrire dans les journaux
et perdent ainsi l’arme la plus redoutable dont ils puissent se servir
2
pour remuer à leur profit les passions populaires . Il en résulte surtout
que les vues personnelles exprimées par les journalistes ne sont pour
ainsi dire d’aucun poids aux yeux des lecteurs. Ce qu’ils cherchent
2 Ils n’écrivent dans les journaux que dans les cas rares où ils veulent s’adresser
au peuple et parler en leur propre nom : lorsque, par exemple, on a répandu sur
leur compte des imputations calomnieuses et qu’ils désirent rétablir la vérité
des faits.
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dans un journal, C’est la connaissance des faits ; ce n’est qu’en
altérant ou en dénaturant ces faits que le journaliste peut acquérir à
son opinion quelque influence.
Réduite à ces seules ressources, la presse exerce encore un
immense pouvoir en Amérique. Elle fait circuler la vie politique dans
toutes les portions de ce vaste territoire. C’est elle dont l’œil toujours
ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force
les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal
de l’opinion. C’est elle qui rallie les intérêts autour de certaines
doctrines et formule le symbole des partis ; C’est par elle que ceuxci
se parlent sans se voir, s’entendent sans être mis en contact.
Lorsqu’un grand nombre des organes de la presse parvient à
marcher dans la même voie, leur influence à la longue devient
presque irrésistible, et l’opinion publique, frappée toujours du même
côté, finit par céder sous leurs coups.
Aux ÉtatsUnis, chaque journal a individuellement peu de
pouvoir ; mais la presse périodique est encore, après le peuple, la
première des puissances.
Que les opinions qui s’établissent sous l’empire de la liberté de la
presse aux ÉtatsUnis sont souvent plus tenaces que celles qui se
forment ailleurs sous l’empire de la censure.
Aux ÉtatsUnis, la démocratie amène sans cesse des hommes
nouveaux à la direction des affaires ; le gouvernement met donc peu
de suite et d’ordre dans ses mesures. Mais les principes généraux du
gouvernement y sont plus stables que dans beaucoup d’autres pays,
et les opinions principales qui règlent la société s’y montrent plus
durables. Quand une idée a pris possession de l’esprit du peuple
américain, qu’elle soit juste ou déraisonnable, rien n’est plus difficile
que de l’en extirper.
Le même fait a été observé en Angleterre, le pays de l’Europe où
l’on a vu pendant un siècle la liberté la plus grande de penser et les
préjugés les plus invincibles.
J’attribue cet effet à la cause même qui, au premier abord,
semblerait devoir l’empêcher de se produire, à la liberté de la presse.
Les peuples chez lesquels existe cette liberté s’attachent à leurs
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opinions par orgueil autant que par conviction. Ils les aiment, parce
qu’elles leur semblent justes, et aussi parce qu’elles sont de leur
choix, et ils y tiennent, non seulement comme à une chose vraie,
mais encore comme à une chose qui leur est propre.
Il y a plusieurs autres raisons encore.
Un grand homme a dit que l’ignorance était aux deux bouts de la
science. Peutêtre eûtil été plus vrai de dire que les convictions
profondes ne se trouvent qu’aux deux bouts, et qu’au milieu est le
doute. On peut considérer, en effet, l’intelligence humaine dans trois
états distincts et souvent successifs.
L’homme croit fermement, parce qu’il adopte sans approfondir. Il
doute quand les objections se présentent. Souvent il parvient à
résoudre tous ses doutes, et alors il recommence à croire. Cette fois,
il ne saisit plus la vérité au hasard et dans les ténèbres ; mais il la voit
3
face à face et marche directement à sa lumière .
Lorsque la liberté de la presse trouve les hommes dans le premier
état, elle leur laisse pendant longtemps encore cette habitude de
croire fermement sans réfléchir ; seulement elle change chaque jour
l’objet de leurs croyances irréfléchies.
Sur tout l’horizon intellectuel, l’esprit de l’homme continue donc
à ne voir qu’un point à la fois ; mais ce point varie sans cesse. C’est
le temps des révolutions subites. Malheur aux générations qui, les
premières, admettent tout à coup la liberté de la presse !
Bientôt cependant le cercle des idées nouvelles est à peu près
parcouru. L’expérience arrive, et l’homme se plonge dans un doute et
dans une méfiance universelle.
On peut compter que la majorité des hommes s’arrêtera toujours
dans l’un de ces deux états : elle croira sans savoir pourquoi, ou ne
saura pas précisément ce qu’il faut croire.
Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse
d’ellemême qui naît de la science et s’élève du milieu même des
agitations du doute, il ne sera jamais donné qu’aux efforts d’un très
3 Encore je ne sais si cette conviction réfléchie et maîtresse d’elle élève jamais
l’homme au degré d’ardeur et de dévouement qu’inspirent les croyances
dogmatiques.
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petit nombre d’hommes de l’atteindre.