1

DE LA DÉMOCRATIE EN

AMÉRIQUE I (Deuxième

partie)

Alexis de Tocqueville

2

Deuxième partie

Jusqu’à présent j’ai examiné les institutions, j’ai parcouru les lois

écrites, j’ai peint les formes actuelles de  la société politique  aux

États­Unis.

Mais au­dessus de toutes les institutions et en dehors de toutes les

formes réside un pouvoir souverain, celui du peuple, qui les détruit

ou les modifie à son gré.

Il me reste à faire connaître par quelles voies procède ce pouvoir,

dominateur des lois ; quels sont ses instincts, ses passions ; quels

ressorts   secrets   le   poussent,   le   retardent,   ou   le   dirigent   dans   sa

marche irrésistible ; quels effets produit sa toute­puissance, et quel

avenir lui est réservé.

3

CHAPITRE I – Comment on peut dire

rigoureusement qu’aux États­Unis c’est le

peuple qui gouverne

En Amérique, le peuple nomme celui qui fait la loi et celui qui

l’exécute ; lui­même forme le jury qui punit les infractions à la loi.

Non seulement les institutions sont démocratiques dans leur principe,

mais encore dans tous leurs développements ; ainsi le peuple nomme

directement ses représentants et les choisit en général tous les ans,

afin de les tenir plus complètement dans sa dépendance. C’est donc

réellement   le   peuple   qui   dirige,   et,   quoique   la   forme   du

gouvernement soit représentative, il est évident que les opinions, les

préjugés, les intérêts et même les passions du peuple ne peuvent

trouver d’obstacles durables qui les empêchent de se produire dans la

direction journalière de la société.

Aux États­Unis, comme dans tous les pays où le peuple règne,

C’est la majorité qui gouverne au nom du peuple.

Cette majorité se compose principalement des citoyens paisibles

qui, soit par goût, soit par intérêt, désirent sincèrement le bien du

pays. Autour d’eux s’agitent sans cesse les partis, qui cherchent à les

attirer dans leur sein et à s’en faire un appui.

4

CHAPITRE II – Des partis aux États­Unis

Il faut faire une grande division entre les partis. – Partis qui sont

entre   eux   comme   des   nations   rivales.   – Partis   proprement   dits.

– Différence entre les grands et les petits partis. – Dans quels temps

ils naissent. – Leurs divers caractères. – L’Amérique a eu de grands

partis. – Elle n’en a plus. – Fédéralistes. – Républicains. – Défaite

des fédéralistes. – Difficulté de créer aux États­Unis des partis. – Ce

qu’on   fait   pour   y   parvenir.   – Caractère   aristocratique   ou

démocratique qui se retrouve dans tous les partis. – Lutte du général

Jackson contre la banque.

Je dois établir d’abord une grande division entre les Partis.

Il est des pays si vastes que les différentes populations qui les

habitent, quoique réunies sous la même souveraineté, ont des intérêts

contradictoires, d’où naît entre elles une opposition permanente. Les

diverses   fractions   d’un   même   peuple   ne   forment   point   alors,   à

proprement parler, des partis, mais des nations distinctes ; et si la

guerre civile vient à naître, il y a conflit entre des peuples rivaux

plutôt que lutte entre des factions.

Mais quand les citoyens diffèrent entre eux sur des points qui

intéressent également toutes les portions du pays, tels, par exemple,

que les principes généraux du gouvernement, alors on voit naître ce

que j’appellerai véritablement des partis.

Les partis sont un mal inhérent aux gouvernements libres ; mais

ils n’ont pas dans tous les temps le même caractère et les mêmes

instincts.

Il arrive des époques où les nations se sentent tourmentées de

5

maux   si   grands,   que   l’idée   d’un   changement   total   dans   leur

Constitution politique se présente à leur pensée. Il y en a d’autres où

le malaise est plus profond encore, et où l’état social lui­même est

compromis. C’est le temps des grandes révolutions et des grands

partis.

Entre  ces siècles  de désordres et de  misères, il  s’en  rencontre

d’autres où les sociétés se reposent et où la race humaine semble

reprendre haleine. Ce n’est encore là, à vrai dire, qu’une apparence ;

le temps ne suspend pas plus sa marche pour les peuples que pour les

hommes ; les uns et les autres s’avancent chaque jour vers un avenir

qu’ils ignorent ; et lorsque nous les croyons stationnaires, C’est que

leurs mouvements nous échappent. Ce sont des gens qui marchent ;

ils paraissent immobiles a ceux qui courent.

Quoi qu’il en soit, il arrive des époques où les changements qui

s’opèrent dans la Constitution politique et l’état social des peuples

sont si lents et si insensibles que les hommes pensent être arrivés à

un   état   final ;   l’esprit   humain   se   croit   alors   fermement   assis   sur

certaines   bases   et   ne   porte   pas   ses   regards   au­delà   d’un   certain

horizon.

C’est le temps des intrigues et des petits partis.

Ce   que   j’appelle   les   grands   partis   politiques   sont   ceux   qui

s’attachent   aux   principes   plus   qu’à   leurs   conséquences ;   aux

généralités et non aux cas particuliers ; aux idées et non aux hommes.

Ces partis ont, en général, des traits plus nobles, des passions plus

généreuses, des convictions plus réelles, une allure plus franche et

plus hardie que les autres.

L’intérêt particulier, qui joue toujours le plus grand rôle dans les

passions politiques, se cache ici plus habilement sous le voile de

l’intérêt   public ;   il   parvient   même   quelquefois   à   se   dérober   aux

regards de ceux qu’il anime et fait agir.

Les petits partis, au contraire, sont en général sans foi politique.

Comme ils ne se sentent pas élevés et soutenus par de grands objets,

leur   caractère   est   empreint   d’un   égoïsme   qui   se   produit

ostensiblement à chacun de leurs actes. Ils s’échauffent toujours à

froid ;   leur   langage   est   violent,   mais   leur   marche   est   timide   et

6

incertaine. Les moyens qu’ils emploient sont misérables comme le

but même qu’ils se proposent. De là vient que quand un temps de

calme   succède   à   une   révolution   violente,   les   grands   hommes

semblent disparaître tout à coup et les âmes se renfermer en elles­

mêmes.

Les grands partis bouleversent la société, les petits l’agitent ; les

uns la déchirent et les autres la dépravent ; les premiers la sauvent

quelquefois   en   l’ébranlant,   les   seconds   la   troublent   toujours   sans

profit.

L’Amérique a eu de grands partis ; aujourd’hui ils n’existent plus :

elle y a beaucoup gagné en bonheur, mais non en moralité.

Lorsque la guerre de l’Indépendance eut pris fin et qu’il s’agit

d’établir les bases du nouveau gouvernement, la nation se trouva

divisée entre deux opinions. Ces opinions étaient aussi anciennes que

le monde, et on les retrouve sous différentes formes et revêtues de

noms divers dans toutes les sociétés libres. L’une voulait restreindre

le pouvoir populaire, l’autre l’étendre indéfiniment.

La   lutte   entre   ces   deux   opinions   ne   prit   jamais   chez   les

Américains le caractère de violence qui l’a souvent signalée ailleurs.

En Amérique, les deux partis étaient d’accord sur les points les plus

essentiels. Aucun des deux, pour vaincre, n’avait à détruire un ordre

ancien, ni à bouleverser tout un état social. Aucun des deux, par

conséquent, ne rattachait un grand nombre d’existences individuelles

au   triomphe   de   ses   principes.   Mais   ils   touchaient   à   des   intérêts

immatériels du premier ordre, tels que l’amour de l’égalité et de

l’indépendance. C’en était assez pour soulever de violentes passions.

Le   parti   qui   voulait   restreindre   le   pouvoir   populaire   chercha

surtout   à  faire  l’application  de  ses  doctrines  à  la  Constitution  de

l’Union, ce qui lui valut le nom de fédéral.

L’autre, qui se prétendait l’amant exclusif de la liberté, prit le titre

de républicain.

L’Amérique est la terre de la démocratie. Les fédéralistes furent

donc   toujours   en   minorité ;   mais   ils   comptaient   dans   leurs   rangs

presque tous les grands hommes que la guerre de l’Indépendance

avait   fait   naître,   et   leur   puissance   morale   était   très   étendue.   Les

7

circonstances   leur   furent   d’ailleurs   favorables.   La   ruine   de   la

première   confédération   fit   craindre   au   peuple   de   tomber   dans

l’anarchie,   et   les   fédéralistes   profitèrent   de   cette   disposition

passagère. Pendant dix ou douze ans, ils dirigèrent les affaires et

purent appliquer, non tous leurs principes, mais quelques­uns d’entre

eux ; car le courant opposé devenait de jour en jour trop violent pour

qu’on osât lutter contre lui.

En 1801, les républicains s’emparèrent enfin du gouvernement.

Thomas Jefferson fut nommé président ; il leur apporta l’appui d’un

nom célèbre, d’un grand talent et d’une immense popularité.

Les fédéralistes ne s’étaient jamais maintenus que par des moyens

artificiels et à l’aide de ressources momentanées ; c’étaient la vertu

ou les talents de leurs chefs, ainsi que le bonheur des circonstances,

qui   les   avaient   poussés   au   pouvoir.   Quand   les   républicains   y

arrivèrent   à  leur   tour,  le  parti  contraire   fut  comme  enveloppé  au

milieu d’une inondation subite. Une immense majorité se déclara

contre lui, et il se vit sur­le­champ en si petite minorité, qu’aussitôt il

désespéra de lui­même. Depuis ce moment, le parti républicain ou

démocratique a marché de conquêtes en conquêtes, et s’est emparé

de la société tout entière.

Les fédéralistes se sentant vaincus, sans ressources et se voyant

isolés au milieu de la nation, se divisèrent, les uns se joignirent aux

vainqueurs ;   les   autres   déposèrent   leur   bannière   et   changèrent   de

nom.   Il   y   a   déjà   un   assez   grand   nombre   d’années   qu’ils   ont

entièrement cessé d’exister comme parti.

Le passage des fédéralistes au pouvoir est, à mon avis, l’un des

événements les plus heureux qui aient accompagné la naissance de la

grande union américaine. Les fédéralistes luttaient contre la pente

irrésistible de leur siècle et de leur pays. Quelle que fût la bonté ou le

vice de leurs théories, elles avaient le tort d’être inapplicables dans

leur entier à la société qu’ils voulaient régir ; ce qui est arrivé sous

Jefferson   serait   donc   arrivé   tôt   ou   tard.   Mais   leur   gouvernement

laissa du moins à la nouvelle république le temps de s’asseoir, et lui

permit   ensuite   de   supporter   sans   inconvénient   le   développement

rapide des doctrines qu’ils avaient combattues.

8

Un   grand   nombre   de   leurs   principes   finit   d’ailleurs   par

s’introduire dans le symbole de leurs adversaires ; et la Constitution

fédérale,   qui   subsiste   encore   de   notre   temps,   est   un   monument

durable de leur patriotisme et de leur sagesse.

Ainsi donc, de nos jours, on n’aperçoit point aux États­Unis de

grands partis politiques. On y rencontre bien des partis qui menacent

l’avenir de l’Union ; mais il n’en existe pas qui paraissent s’attaquer

à la forme actuelle du gouvernement et à la marche générale de la

société.   Les   partis   qui   menacent   l’Union   reposent,   non   sur   des

principes, mais sur des intérêts matériels. Ces intérêts constituent

dans les différentes provinces d’un si vaste empire des nations rivales

plutôt que des partis. C’est ainsi qu’on a vu dernièrement le Nord

soutenir le système des prohibitions commerciales, et le Sud prendre

les armes en faveur de la liberté du commerce, par la seule raison que

le Nord est manufacturier et le Sud cultivateur, et que le système

restrictif agit au profit de l’un et au détriment de l’autre.

À défaut des grands partis, les États­Unis fourmillent de petits, et

l’opinion   publique   se   fractionne   à   l’infini   sur   des   questions   de

détails. On ne saurait imaginer la peine qu’on s’y donne pour créer

des partis ; ce n’est pas chose aisée de notre temps. Aux États­Unis,

point de haine religieuse, parce que la religion est universellement

respectée   et   qu’aucune   secte   n’est  dominante ;   point   de   haine   de

classes, parce que le peuple est tout, et que nul n’ose encore lutter

avec lui ; enfin point de misères publiques à exploiter, parce que

l’état matériel du pays offre une si immense carrière à l’industrie,

qu’il   suffit   de   laisser   l’homme   à   lui­même   pour   qu’il   fasse   des

prodiges.

Il faut bien pourtant que l’ambition parvienne à créer des partis,

car il est difficile de renverser celui qui tient le pouvoir, par la seule

raison qu’on veut prendre sa place. Toute l’habileté des hommes

politiques consiste donc à composer des partis : un homme politique,

aux États­Unis, cherche d’abord à discerner son intérêt et à voir quels

sont les intérêts analogues qui pourraient se grouper autour du sien ;

il s’occupe ensuite à découvrir s’il n’existerait pas par hasard, dans le

monde, une doctrine ou un principe qu’on pût placer convenablement

9

à la tête de la nouvelle association, pour lui donner le droit de se

produire et de circuler librement. C’est comme qui dirait le privilège

du roi que nos pères imprimaient jadis sur la première feuille de leurs

ouvrages, et qu’ils incorporaient au livre, bien qu’il n’en fit point

partie.

Ceci   fait,   on   introduit   la   nouvelle   puissance   dans   le   monde

politique.

Pour un étranger, presque toutes les querelles domestiques des

Américains   paraissent,   au   premier   abord,   incompréhensibles   ou

puériles, et l’on ne sait si l’on doit prendre en pitié un peuple qui

s’occupe   sérieusement   de   semblables   misères,   ou   lui   envier   le

bonheur de pouvoir s’en occuper.

Mais lorsqu’on vient à étudier avec soin les instincts secrets qui,

en Amérique, gouvernent les factions, on découvre aisément que la

plupart d’entre elles se rattachent plus ou moins à l’un ou à l’autre

des deux grands partis qui divisent les hommes, depuis qu’il y a des

sociétés libres. À mesure qu’on pénètre plus profondément dans la

pensée intime de ces partis, on s’aperçoit que les uns travaillent à

resserrer l’usage de la puissance publique, les autres à l’étendre.

Je ne dis point que les partis américains aient toujours pour but

ostensible ni même pour but caché de faire prévaloir l’aristocratie ou

la démocratie dans le pays ; je dis que les passions aristocratiques ou

démocratiques se retrouvent aisément au fond de tous les partis ; et

que, bien qu’elles s’y dérobent aux regards, elles en forment comme

le point sensible et l’âme.

Je citerai un exemple récent : le Président attaque la banque des

États­Unis ; le pays s’émeut et se divise ; les classes éclairées se

rangent en général du côté de la banque, le peuple en faveur du

Président. Pensez­vous que le peuple a su discerner les raisons de son

opinion au milieu des détours d’une question si difficile, et où les

hommes expérimentés hésitent ? Nullement. Mais la banque est un

grand établissement qui a une existence indépendante ; le peuple, qui

détruit  ou  élève  toutes les  puissances,  ne peut  rien  sur  elle,  cela

l’étonne. Au milieu du mouvement universel de la société, ce point

immobile choque ses regards, et il veut voir s’il ne parviendra pas à

10

le mettre en branle comme le reste.

11

DES RESTES DU PARTI ARISTOCRATIQUE

AUX ÉTATS­UNIS

Opposition secrète des riches à la démocratie. – Ils se retirent dans

la vie privée. – Goût qu’ils montrent dans l’intérieur de leur demeure

pour les plaisirs exclusifs et le luxe. – Leur simplicité au­dehors.

– Leur condescendance affectée pour le peuple.

Il   arrive   quelquefois,   chez   un   peuple   divisé   d’opinions,   que

l’équilibre entre les partis venant à se rompre, l’un d’eux acquiert une

prépondérance  irrésistible. Il brise  tous les obstacles,  accable son

adversaire et exploite la société entière à son profit. Les vaincus,

désespérant alors du succès, se cachent ou se taisent. Il se fait une

immobilité et un silence universels. La nation semble réunie dans une

même pensée. Le parti vainqueur se lève et dit : « J’ai rendu la paix

au pays, on me doit des actions de grâces. »

Mais   sous   cette   unanimité   apparente   se   cachent   encore   des

divisions profondes et une opposition réelle.

C’est ce qui arriva en Amérique : quand le parti démocratique eut

obtenu la prépondérance, on le vit s’emparer de la direction exclusive

des affaires. Depuis, il n’a cessé de modeler les mœurs et les lois sur

ses désirs.

De nos jours, on peut dire qu’aux États­Unis les classes riches de

la société sont presque entièrement hors des affaires politiques, et

que  la richesse,  loin d’y  être un droit,  y est une cause  réelle de

défaveur et un obstacle pour parvenir au pouvoir.

Les riches aiment donc mieux abandonner la lice que d’y soutenir

12

une   lutte   souvent   inégale   contre   les   plus   pauvres   de   leurs

concitoyens. Ne pouvant pas prendre dans la vie publique un rang

analogue à celui qu’ils occupent dans la vie privée, ils abandonnent

la première pour se concentrer dans la seconde. Ils forment au milieu

de   l’État   comme   une   société   particulière   qui   a   ses   goûts   et   ses

jouissances à part.

Le   riche   se   soumet   à   cet   état   de   choses   comme   à   un   mal

irrémédiable ; il   évite  même avec  grand soin de montrer qu’il  le

blesse ;   on   l’entend   donc   vanter   en   public   les   douceurs   du

gouvernement   républicain   et   les   avantages   des   formes

démocratiques. Car, après le fait de haïr leurs ennemis, qu’y a­t­il de

plus naturel aux hommes que de les flatter ?

Voyez­vous   cet   opulent   citoyen ?   ne   dirait­on   pas   un   juif   du

Moyen Âge qui craint de laisser soupçonner ses richesses ? Sa mise

est simple, sa démarche est modeste ; entre les quatre murailles de sa

demeure on adore le luxe ; il ne laisse pénétrer dans ce sanctuaire que

quelques hôtes choisis qu’il appelle insolemment ses égaux. On ne

rencontre point de noble en Europe qui se montre plus exclusif que

lui dans ses plaisirs, plus envieux des moindres avantages qu’une

position privilégiée assure. Mais le voici qui sort de chez lui pour

aller travailler dans un réduit poudreux qu’il occupe au centre de la

ville et des affaires, et où chacun est libre de venir l’aborder. Au

milieu du chemin, son cordonnier vient à passer, et ils s’arrêtent :

tous deux se mettent alors à discourir. Que peuvent­ils dire ? Ces

deux citoyens s’occupent des affaires de l’État, et ils ne se quitteront

pas sans s’être serré la main.

Au fond de cet enthousiasme de convention et au milieu de ces

formes   obséquieuses   envers   le   pouvoir   dominant,   il   est   facile

d’apercevoir dans les riches un grand dégoût pour les institutions

démocratiques de leur pays. Le peuple est un pouvoir qu’ils craignent

et qu’ils méprisent. Si le mauvais gouvernement de la démocratie

amenait un jour une crise politique ; si la monarchie se présentait

jamais aux États­Unis comme une chose praticable, on découvrirait

bientôt la vérité de ce que j’avance.

Les deux grandes armes qu’emploient les partis pour réussir sont

13

les journaux et les associations.

14

CHAPITRE III – DE LA LIBERTÉ DE LA

PRESSE AUX ÉTATS­UNIS

Difficulté   de   restreindre   la   liberté   de   la   presse.   – Raisons

particulières  qu’ont   certains  peuples  de  tenir   à   cette  liberté.   – La

liberté de la presse est une conséquence nécessaire de la souveraineté

du peuple comme on l’entend en Amérique. – Violence du langage

de la presse périodique aux États­Unis. – La presse périodique a des

instincts qui lui sont propres ; l’exemple des États­Unis le prouve.

– Opinion des Américains sur la répression judiciaire des délits de la

presse. – Pourquoi la presse est moins puissante aux États­Unis qu’en

France.

La liberté de la presse ne fait pas seulement sentir son pouvoir sur

les   opinions   politiques,   mais   encore   sur   toutes   les   opinions   des

hommes. Elle ne modifie pas seulement les lois, mais les mœurs.

Dans une autre partie de cet ouvrage, je chercherai à déterminer le

degré d’influence qu’a exercée la liberté de la presse sur la société

civile aux États­Unis ; je tâcherai de discerner la direction qu’elle a

donnée aux idées, les habitudes qu’elle a fait prendre à l’esprit et aux

sentiments des Américains. En ce moment, je ne veux examiner que

les effets produits par la liberté de la presse dans le monde politique.

J’avoue que je ne porte point à la liberté de la presse cet amour

complet   et   instantané   qu’on   accorde   aux   choses   souverainement

bonnes   de   leur   nature.   Je   l’aime   par   la   considération   des   maux

qu’elle empêche bien plus que pour les biens qu’elle fait.

Si   quelqu’un   me   montrait,   entre   l’indépendance   complète   et

15

l’asservissement entier de la pensée, une position intermédiaire où je

pusse   espérer   me   tenir,   je   m’y   établirais   peut­être ;   mais   qui

découvrira cette position intermédiaire ? Vous partez de la licence de

la   presse   et   vous   marchez   dans   l’ordre :   que   faites­vous ?   vous

soumettez d’abord les écrivains aux jurés ; mais les jurés acquittent,

et ce qui n’était que l’opinion d’un homme isolé devient l’opinion du

pays. Vous avez donc fait trop et trop peu ; il faut encore marcher.

Vous livrez les auteurs à des magistrats permanents ; mais les juges

sont obligés d’entendre avant que de condamner ; ce qu’on eût craint

d’avouer   dans   le   livre,   on   le   proclame   impunément   dans   le

plaidoyer ; ce qu’on eût dit obscurément dans un récit se trouve ainsi

répété dans mille autres. L’expression est la forme extérieure et, si je

puis m’exprimer ainsi, le corps de la pensée, mais elle n’est pas la

pensée elle­même. Vos tribunaux arrêtent le corps, mais l’âme leur

échappe et glisse subtilement entre leurs mains. Vous avez donc fait

trop et trop peu ; il faut continuer à marcher. Vous abandonnez enfin

les écrivains à des censeurs ; fort bien ! nous approchons. Mais la

tribune politique n’est­elle pas libre ? Vous n’avez donc encore rien

fait ;   je   me   trompe,   vous   avez   accru   le   mal.   Prendriez­vous,   par

hasard,   la   pensée   pour   une   de   ces   puissances   matérielles   qui

s’accroissent par le nombre de leurs agents ? Compterez­vous les

écrivains comme les soldats d’une armée ? Au rebours de toutes les

puissances matérielles, le pouvoir de la pensée s’augmente souvent

par le petit nombre même de ceux qui l’expriment. La parole d’un

homme   puissant,   qui   pénètre   seule   au   milieu   des   passions   d’une

assemblée muette, a plus de pouvoir que les cris confus de mille

orateurs ; et pour peu qu’on puisse parler librement dans un seul lieu

public, C’est comme si on parlait publiquement dans chaque village.

Il   vous   faut   donc   détruire   la   liberté   de   parler   comme   celle

d’écrire ; cette fois, vous voici dans le port : chacun se tait. Mais où

êtes­vous arrivé ? Vous étiez parti des abus de la liberté, et je vous

retrouve sous les pieds d’un despote.

Vous avez été de l’extrême indépendance à l’extrême servitude,

sans rencontrer, sur un si long espace, un seul lieu où vous puissiez

vous poser.

16

Il y a des peuples qui, indépendamment des raisons générales que

je viens d’énoncer, en ont de particulières qui doivent les attacher à

la liberté de la presse.

Chez certaines nations qui se prétendent libres, chacun des agents

du pouvoir peut impunément violer la loi sans que la Constitution du

pays donne aux opprimés le droit de se plaindre devant la justice.

Chez  ces peuples il ne faut  plus considérer  l’indépendance  de la

presse comme l’une des garanties, mais comme la seule garantie qui

reste de la liberté et de la sécurité des citoyens.

Si   donc   les   hommes   qui   gouvernent   ces   nations   parlaient

d’enlever son indépendance à la presse, le peuple entier pourrait leur

répondre :   laissez­nous   poursuivre   vos   crimes   devant   les   juges

ordinaires, et peut­être que nous consentirons alors  à ne point en

appeler au tribunal de l’opinion.

Dans   un   pays   ou   règne   ostensiblement   le   dogme   de   la

souveraineté du peuple, la censure n’est pas seulement un danger,

mais encore une grande absurdité.

Lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut

bien   lui   reconnaître   la   capacité   de   choisir   entre   les   différentes

opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents

faits dont la connaissance peut le guider.

La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux

choses entièrement corrélatives : la censure et le vote universel sont

au   contraire   deux   choses   qui   se   contredisent   et   ne   peuvent   se

rencontrer   longtemps   dans   les   institutions   politiques   d’un   même

peuple.   Parmi   les   douze   millions   d’hommes   qui   vivent   sur   le

territoire des États­Unis, il n’en est pas un seul qui ait encore osé

proposer de restreindre la liberté de la presse.

Le   premier   journal   qui   tomba   sous   mes   yeux,   en   arrivant   en

Amérique, contenait l’article suivant, que je traduis fidèlement :

« Dans   toute   cette   affaire,   le   langage   tenu   par   Jackson   (le

Président) a été celui d’un despote sans cœur, occupé uniquement à

conserver son pouvoir. L’ambition est son crime, et il y trouvera sa

peine.   Il   a   pour   vocation   l’intrigue,   et   l’intrigue   confondra   ses

desseins et lui arrachera sa puissance. Il gouverne par la corruption,

17

et ses manœuvres coupables tourneront à sa confusion et à sa honte.

Il s’est montré dans l’arène politique comme un joueur sans pudeur

et sans frein.

Il a réussi ; mais l’heure de la justice approche ; bientôt il lui

faudra rendre ce qu’il a gagné, jeter loin de lui son dé trompeur, et

finir dans quelque retraite ou il puisse blasphémer en liberté contre sa

folie ; car le repentir n’est point une vertu qu’il ait été donné à son

1

cœur de jamais connaître. »

Bien des gens en France s’imaginent que la violence de la presse

tient   parmi   nous   à   l’instabilité   de   l’état   social,   à   nos   passions

politiques et au malaise général qui en est la suite. Ils attendent donc

sans cesse une époque où la société reprenant une assiette tranquille,

la   presse   à   son   tour   deviendra   calme.   Pour   moi,   j’attribuerais

volontiers aux causes indiquées plus haut l’extrême ascendant qu’elle

a sur nous ; mais je ne pense point que ces causes influent beaucoup

sur son langage. La presse périodique me paraît avoir des instincts et

des  passions  à  elle,  indépendamment  des circonstances au  milieu

desquelles elle agit. Ce qui se passe en Amérique achève de me le

prouver.

L’Amérique est peut­être en ce moment le pays du monde qui

renferme   dans   son   sein   le   moins   de   germes   de   révolution.   En

Amérique, cependant, la presse a les mêmes goûts destructeurs qu’en

France, et la même violence sans les mêmes causes de colère.

En   Amérique,   comme   en   France,   elle   est   cette   puissance

extraordinaire, si étrangement mélangée de biens et de maux, que

sans elle la liberté ne saurait vivre, et qu’avec elle l’ordre peut à

peine se maintenir.

Ce   qu’il   faut   dire,   C’est   que   la   presse   a   beaucoup   moins   de

pouvoir aux États­Unis que parmi nous. Rien pourtant n’est plus rare

dans ce pays que de voir une poursuite judiciaire dirigée contre elle.

La raison en est simple : les Américains, en admettant parmi eux le

dogme de la souveraineté du Peuple, en ont fait l’application sincère.

Ils n’ont point eu l’idée de fonder, avec des éléments qui changent

tous les jours, des constitutions dont la durée fût éternelle. Attaquer

1 Vincennes Gazette.

18

les lois existantes n’est donc pas criminel, pourvu qu’on ne veuille

point s’y soustraire par la violence.

Ils   croient   d’ailleurs   que   les   tribunaux   sont   impuissants   pour

modérer   la   presse,   et   que   la   souplesse   des   langages   humains

échappant sans cesse à l’analyse judiciaire, les délits de cette nature

se dérobent en quelque sorte devant la main qui s’étend pour les

saisir. Ils pensent qu’afin de pouvoir agir efficacement sur la presse,

il faudrait trouver un tribunal qui, non seulement fût dévoué à l’ordre

existant, mais encore pût se placer au­dessus de l’opinion publique

qui s’agite autour de lui ; un tribunal qui jugeât sans admettre la

publicité, prononçât sans motiver ses arrêts, et punît l’intention plus

encore que les paroles. Quiconque aurait le pouvoir de créer et de

maintenir un semblable tribunal, perdrait son temps à poursuivre la

liberté de la presse ; car alors il serait maître absolu de la société elle­

même, et pourrait se débarrasser des écrivains en même temps que de

leurs écrits.

En matière de presse, il n’y a donc réellement pas de milieu entre

la   servitude   et   la   licence.   Pour   recueillir   les   biens   inestimables

qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux

inévitables qu’elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant

aux autres, C’est se livrer à l’une de ces illusions dont se bercent

d’ordinaire   les   nations   malades,   alors   que,   fatiguées   de   luttes   et

épuisées d’efforts, elles cherchent les moyens de faire coexister à la

fois,   sur   le   même   sol,   des   opinions   ennemies   et   des   principes

contraires.

Le peu de puissance des journaux en Amérique tient à plusieurs

causes, dont voici les principales.

La   liberté   d’écrire,   comme   toutes   les   autres,   est   d’autant   plus

redoutable   qu’elle   est   plus   nouvelle ;   un   peuple   qui   n’a   jamais

entendu traiter devant lui les affaires de l’État croit le premier tribun

qui se présente. Parmi les Anglo­Américains, cette liberté est aussi

ancienne que la fondation des colonies ; la presse d’ailleurs, qui sait

si bien enflammer les passions humaines, ne peut cependant les créer

à elle toute seule. Or, en Amérique, la vie politique est active, variée,

agitée   même,   mais   elle   est   rarement   troublée   par   des   passions

19

profondes ; il est rare que celles­ci se soulèvent quand les intérêts

matériels   ne   sont   pas   compromis,   et   aux   États­Unis   ces   intérêts

prospèrent. Pour juger de la différence qui existe sur ce point entre

les Anglo­Américains et nous, je n’ai qu’à jeter les yeux sur les

journaux des deux peuples. En France, les annonces commerciales ne

tiennent qu’un espace fort restreint, les nouvelles mêmes sont peu

nombreuses ; la partie vitale d’un journal, C’est celle où se trouvent

les discussions politiques.

En Amérique, les trois quarts de l’immense journal qui est placé

sous vos veux sont remplis par des annonces., le reste est Occupe le

plus souvent par des nouvelles politiques ou de simples anecdotes ;

de loin en loin seulement, on aperçoit dans un coin ignoré l’une de

ces discussions brûlantes qui sont parmi nous la pâture journalière

des lecteurs.

Toute puissance augmente l’action de ses forces à mesure qu’elle

en centralise la direction ; C’est là une loi générale de la nature que

l’examen démontre à l’observateur, et qu’un instinct plus sûr encore

a toujours fait connaître aux moindres despotes.

En   France,   la   presse   réunit   deux   espèces   de   centralisations

distinctes.

Presque tout son pouvoir est concentré dans un même lieu, et pour

ainsi dire dans les mêmes mains, car ses organes sont en très petit

nombre.

Ainsi constitué au milieu d’une nation sceptique, le pouvoir de la

presse doit être presque sans bornes. C’est un ennemi avec qui un

gouvernement peut faire des trêves plus ou moins longues, mais en

face duquel il lui est difficile de vivre longtemps.

Ni l’une ni l’autre des deux espèces de centralisations dont je

viens de parler n’existent en Amérique.

Les États­Unis n’ont point de capitale : les lumières comme la

puissance   sont   disséminées   dans   toutes   les   parties   de   cette   vaste

contrée ; les rayons de l’intelligence humaine, au lieu de partir d’un

centre commun, s’y croisent donc en tous sens ; les Américains n’ont

placé nulle part la direction générale de la pensée, non plus que celle

des affaires.

20

Ceci tient à des circonstances locales qui ne dépendent point des

hommes ; mais. voici qui vient des lois :

Aux États­Unis, il n’y a pas de patentes pour les imprimeurs, de

timbre   ni   d’enregistrement   pour   les   journaux ;   enfin   la   règle   des

cautionnements est inconnue.

Il résulte de là que la création d’un journal est une entreprise

simple   et   facile ;   peu   d’abonnés   suffisent   pour   que   le   journaliste

puisse couvrir ses frais : aussi le nombre des écrits périodiques ou

semi­périodiques, aux  États­Unis, dépasse­t­il  toute  croyance.  Les

Américains   les   plus   éclairés   attribuent   à   cette   incroyable

dissémination des forces de la presse son peu de puissance : C’est un

axiome de la science politique aux États­Unis, que le seul moyen de

neutraliser les effets des journaux est d’en multiplier le nombre. Je ne

saurais me figurer qu’une vérité aussi évidente ne soit pas encore

devenue chez nous plus vulgaire. Que ceux qui veulent faire des

révolutions   à   l’aide   de   la   presse   cherchent   à   ne   lui   donner   que

quelques puissants organes, je le comprends sans peine ; mais que les

partisans officiels de l’ordre établi et les soutiens naturels des lois

existantes croient atténuer l’action de la presse en la concentrant,

voilà ce que je ne saurais absolument concevoir. Les gouvernements

d’Europe me semblent agir vis­à­vis de la presse de la même façon

qu’agissaient jadis les chevaliers envers leurs adversaires : ils ont

remarqué par leur propre usage que la centralisation était une arme

puissante, et ils veulent en pourvoir leur ennemi, afin sans doute

d’avoir plus de gloire à lui résister.

Aux États­Unis, il n’y a presque pas de bourgade qui n’ait son

journal. On conçoit sans peine que, parmi tant de combattants, on ne

peut  établir  ni  discipline,  ni  unité  d’action :  aussi  voit­on chacun

lever sa bannière. Ce n’est pas que tous les journaux politiques de

l’Union se soient rangés pour ou contre l’administration ; mais ils

l’attaquent et la défendent par cent moyens divers. Les journaux ne

peuvent   donc   pas   établir   aux   États­Unis   de   ces   grands   courants

d’opinions qui soulèvent ou débordent les plus puissantes digues.

Cette division des forces de la presse produit encore d’autres effets

non moins remarquables : la création d’un journal étant chose facile,

21

tout le monde peut s’en occuper ; d’un autre côté, la concurrence fait

qu’un journal ne peut espérer de très grands profits ; ce qui empêche

les   hautes   capacités   industrielles   de   se   mêler   de   ces   sortes

d’entreprises.   Les   journaux   fussent­ils   d’ailleurs   la   source   des

richesses, comme ils sont excessivement nombreux, les écrivains de

talent ne pourraient suffire à les diriger. Les journalistes, aux États­

Unis, ont donc en général une position peu élevée, leur éducation

n’est qu’ébauchée, et la tournure de leurs idées est souvent vulgaire.

Or, en toutes choses la majorité fait loi ; elle établit de certaines

allures auxquelles chacun ensuite se conforme ; l’ensemble de ces

habitudes communes s’appelle un esprit : il y a l’esprit du barreau,

l’esprit de cour. L’esprit du journaliste, en France, est de discuter

d’une manière violente, mais élevée, et souvent éloquente, les grands

intérêts de l’État ; s’il n’en est pas toujours ainsi, c’est que toute règle

a   ses   exceptions.   L’esprit   du   journaliste,   en   Amérique,   est   de

s’attaquer grossièrement, sans apprêt et sans art, aux passions de

ceux auxquels il s’adresse, de laisser là les principes pour saisir les

hommes ; de suivre ceux­ci dans leur vie privée, et de mettre à nu

leurs faiblesses et leurs vices.

Il faut déplorer un pareil abus de la pensée ; plus tard, j’aurai

occasion de rechercher quelle influence exercent les journaux sur le

goût et la moralité du peuple américain ; mais, je le répète, je ne

m’occupe en ce moment que du monde politique. On ne peut se

dissimuler que les effets politiques de cette licence de la presse ne

contribuent indirectement au maintien de la tranquillité publique. Il

en résulte que les hommes qui ont déjà une position élevée dans

l’opinion de leurs concitoyens n’osent point écrire dans les journaux

et perdent ainsi l’arme la plus redoutable dont ils puissent se servir

2

pour remuer à leur profit les passions populaires . Il en résulte surtout

que les vues personnelles exprimées par les journalistes ne sont pour

ainsi dire d’aucun poids aux yeux des lecteurs. Ce qu’ils cherchent

2 Ils n’écrivent dans les journaux que dans les cas rares où ils veulent s’adresser

au peuple et parler en leur propre nom : lorsque, par exemple, on a répandu sur

leur compte des imputations calomnieuses et qu’ils désirent rétablir la vérité

des faits.

22

dans   un   journal,   C’est   la   connaissance   des   faits ;   ce   n’est   qu’en

altérant ou en dénaturant ces faits que le journaliste peut acquérir à

son opinion quelque influence.

Réduite   à   ces   seules   ressources,   la   presse   exerce   encore   un

immense pouvoir en Amérique. Elle fait circuler la vie politique dans

toutes les portions de ce vaste territoire. C’est elle dont l’œil toujours

ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force

les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal

de   l’opinion.   C’est   elle   qui   rallie   les   intérêts   autour   de   certaines

doctrines et formule le symbole des partis ; C’est par elle que ceux­ci

se parlent sans se voir, s’entendent sans être mis en contact.

Lorsqu’un   grand   nombre   des   organes   de   la   presse   parvient   à

marcher   dans   la   même   voie,   leur   influence   à   la   longue   devient

presque irrésistible, et l’opinion publique, frappée toujours du même

côté, finit par céder sous leurs coups.

Aux   États­Unis,   chaque   journal   a   individuellement   peu   de

pouvoir ; mais la presse périodique est encore, après le peuple, la

première des puissances.

Que les opinions qui s’établissent sous l’empire de la liberté de la

presse aux États­Unis sont souvent plus tenaces que celles qui se

forment ailleurs sous l’empire de la censure.

Aux   États­Unis,   la   démocratie   amène   sans   cesse   des   hommes

nouveaux à la direction des affaires ; le gouvernement met donc peu

de suite et d’ordre dans ses mesures. Mais les principes généraux du

gouvernement y sont plus stables que dans beaucoup d’autres pays,

et les opinions principales qui règlent la société s’y montrent plus

durables. Quand une idée a pris possession de l’esprit du peuple

américain, qu’elle soit juste ou déraisonnable, rien n’est plus difficile

que de l’en extirper.

Le même fait a été observé en Angleterre, le pays de l’Europe où

l’on a vu pendant un siècle la liberté la plus grande de penser et les

préjugés les plus invincibles.

J’attribue   cet   effet   à   la   cause   même   qui,   au   premier   abord,

semblerait devoir l’empêcher de se produire, à la liberté de la presse.

Les   peuples   chez   lesquels   existe   cette   liberté   s’attachent   à   leurs

23

opinions par orgueil autant que par conviction. Ils les aiment, parce

qu’elles leur semblent justes, et aussi parce qu’elles sont de leur

choix, et ils y tiennent, non seulement comme à une chose vraie,

mais encore comme à une chose qui leur est propre.

Il y a plusieurs autres raisons encore.

Un grand homme a dit que l’ignorance était aux deux bouts de la

science.  Peut­être  eût­il   été   plus  vrai  de  dire   que  les  convictions

profondes ne se trouvent qu’aux deux bouts, et qu’au milieu est le

doute. On peut considérer, en effet, l’intelligence humaine dans trois

états distincts et souvent successifs.

L’homme croit fermement, parce qu’il adopte sans approfondir. Il

doute   quand   les   objections   se   présentent.   Souvent   il   parvient   à

résoudre tous ses doutes, et alors il recommence à croire. Cette fois,

il ne saisit plus la vérité au hasard et dans les ténèbres ; mais il la voit

3

face à face et marche directement à sa lumière .

Lorsque la liberté de la presse trouve les hommes dans le premier

état,   elle   leur   laisse   pendant   longtemps   encore   cette   habitude   de

croire fermement sans réfléchir ; seulement elle change chaque jour

l’objet de leurs croyances irréfléchies.

Sur tout l’horizon intellectuel, l’esprit de l’homme continue donc

à ne voir qu’un point à la fois ; mais ce point varie sans cesse. C’est

le temps des révolutions subites. Malheur aux générations qui, les

premières, admettent tout à coup la liberté de la presse !

Bientôt cependant le cercle des idées nouvelles est  à peu près

parcouru. L’expérience arrive, et l’homme se plonge dans un doute et

dans une méfiance universelle.

On peut compter que la majorité des hommes s’arrêtera toujours

dans l’un de ces deux états : elle croira sans savoir pourquoi, ou ne

saura pas précisément ce qu’il faut croire.

Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse

d’elle­même qui naît de la science et s’élève du milieu même des

agitations du doute, il ne sera jamais donné qu’aux efforts d’un très

3 Encore je ne sais si cette conviction réfléchie et maîtresse d’elle élève jamais

l’homme   au   degré   d’ardeur   et   de   dévouement   qu’inspirent   les   croyances

dogmatiques.

24

petit nombre d’hommes de l’atteindre.